Invitation à la spiritualité

Invitation à la spiritualité

Une vision nouvelle. Un chemin

Au cours des dernières décennies, dans le contexte du déclin de la « religion organisée » et du reflux de la mentalité matérialiste et scientiste, la spiritualité s’ est imposée comme une vision nouvelle. Une recherche  historique, sociologique et psychologique particulièrement développée en milieu anglophone nous instruit sur ce phénomène. Comment la spiritualité s’inscrit-elle dans une pratique de vie ?

Certes, la réponse à cette question varie selon chacun. Mais, à partir de leur expérience et de leur culture, certains peuvent nous apporter un éclairage fructueux.  C’est le cas d’Alexandra Puppinck Bortoli dans son livre : » Invitation à la spiritualité » (1). « Elle nous propose ‘éclairer le sens de la spiritualité en explorant cette part intime de nous- même à partir des expériences sensibles que nous offrent la poésie, la musique, la beauté, l’art, le sacré, le souffle, la lumière. Elle nous entraine ainsi dans une déambulation à la rencontre de notre sensibilité. Elle nous appelle à prendre conscience de cette dimension déjà présente en nous, à mesurer la portée spirituelle des choses qui nous entourent. A ouvrir les yeux. Notre existence prend alors une autre signification, une autre saveur. Plus réceptif à sa beauté, nous découvrons alors qu’elle est bien plus vaste que nous le pensions » ( page de couverture).

 

 La montée d’une nouvelle vision de la vie

Au cours des dernières décennies,  de pair avec le déclin de la religion organisée, la spiritualité  est devenue une réalité visible et reconnue. C’est ce que montre une récente enquête effectuée aux Etats-Unis, en 2023. (2). 70% des américains adultes se considèrent comme spirituels ou disent que la spiritualité est très importante dans leur vie.  Dans ce contexte, 48% se déclarent également religieux, 22% spirituels, mais pas religieux. Interrogés à partir d’une liste d’items, la plupart des américains spirituels déclarent que « être connectés avec quelqu’un plus grand que soi » est essentiel pour se dire étant spirituels. Effectivement, « être connecté avec quelqu’un de plus grand que moi » remporte 74% des suffrages : être connecté avec Dieu : 70% ; être connecté avec mon vrai moi : 64% ; être ouvert d’esprit : 53% ; être connecté avec la nature : 43%….

La spiritualité prospère aujourd’hui dans l’âge écologique en devenir. C’est ainsi qu’un « Manuel de transition intérieure » publié sous le titre significatif de « Reliance » (3) consacre un chapitre à la spiritualité. Les auteurs mettent en évidence « un regain de spiritualité en lien en particulier avec des engagements écologiques et sociétaux ». « Ce n’est pas qu’un effet de mode. Il constitue une tendance de fond dans le monde occidental ». Mais qu’est-ce la spiritualité ?

« En fait, le mot renvoie à des expériences plurielles qui ressortent notamment dans une large enquête menée en 2013 auprès de personnes fréquentant le forum 104, carrefour parisien entre spiritualité et transition. A la question : qu’est-ce que la spiritualité ?, on peut lire des réponses très diverses : la rencontre de l’être humain avec son âme ; la quête de ce que nous sommes au-delà des apparences ; ce qui donne sens à ma vie ; être relié au divin qui est en chacun de nous…. Une réalité invisible mais qui existe, porteuse d’idéaux et de valeurs pour l’humanité ; un chemin de connaissance de soi et un éveil à l’au-delà ». Les auteurs avancent cette proposition : « La spiritualité désigne la relation à un autre plan du réel de la vie et de la conscience : « le plus grand que soi ». Comme l’étymologie renvoie à « l’esprit », dans notre perspective, ce n’est pas seulement la vie de l’esprit (avec une minuscule), mais la vie de ou dans l’Esprit (avec une majuscule), comme expression justement du « plus grand que soi ».

Sociologue de la religion en Pologne, Dominika Motak nous décrit la montée de la spiritualité dans une culture postmoderne caractérisée par l’individualisme (4). A la fin du XXè siècle et au début du XXI è, on observe par exemple les progrès du nouvel Age en Grande Bretagne (Heelas and Woodhead 2005). Plus généralement, Charles Taylor diagnostique « un tournant massif de la culture moderne vers la subjectivité ». Un nouvel univers religieux se dessine.  La vision nouvelle comprend une croyance en une unité entre l’homme et la nature, une conception holistique du rapport entre l’esprit et le corps, et une conscience des limitations entre le corps et la rationalité ( Hunt 2002). Dominika Motta met l’accent sur l’individualisation. C’est le primat de l’expérience.

Cependant, un livre « Something there. The biology of the human spirit “(2006) (5) nous parait essentiel pour caractériser la prise de conscience de la dimension spirituelle.  On peut entendre ce titre comme « Quelque chose est là » ou « il y a bien quelque chose ». Effectivement, à partir de nombreuses recherches et d’une culture encyclopédique, l’auteur, David Hay, montre l’existence d’une réalité spirituelle qui n’apparait pas immédiatement au premier abord. Il s’appuie sur la recherche engagée par Alister Hardy dans « une unité de recherche sur l’expérience religieuse » où il a constitué une banque de données rassemblant plusieurs milliers de récits d’expériences correspondant à la question : « Vous est-il arrivé d’avoir conscience d’une présence ou d’une puissance (ou d’être influencé par elle), que vous l’appeliez Dieu ou non, et qui est différentes de votre perception habituelle ? ». Or, ces expériences sont particulièrement impressionnantes.  Elles suscitent notamment le sentiment d’une présence porteuse d’amour et de paix. Elles peuvent induire également admiration et émerveillement, une « awe » pour reprendre le terme anglais, phénomène qui a été étudié récemment par un chercheur américain, Dacher Keltner (6). David Hay a mené également une enquête sur la vie spirituelle des gens ordinaires. D’autre part, en collaboration avec Rebecca Nye, David Hay a conduit une recherche qui a mis en évidence la présence d’une vie spirituelle vive et fraiche chez les enfants. A partir des résultats de cette recherche montrant comment les enfants se sentaient reliés à la nature, aux autres personnes, à eux-mêmes et à Dieu, David Hay en est venu à se représenter la spiritualité enterme de « conscience relationnelle ». Dans une proximité avec Alister Hardy, David Hay rappelle la position de celui-ci, c’est-à-dire un ancrage biologique de la spiritualité. Selon Alister Hardy,  « tous les hommes, membres de l’espèce Homo Sapiens, ont un potentiel de conscience spirituelle ». Hardy perçoit cette conscience comme un véritable sens. « Ce sens a naturellement été sélectionné dans le processus de l’évolution parce qu’il nous aide à survivre ».

Chercheuse américaine en psychologie et en neurosciences, Lisa Miller a publié récemment un livre intitulé : « The awakened brain. The new science of spirituality and our quest for an inspired life » (le cerveau éveillé. La nouvelle science de la spiritualité et notre quête pour une vie inspirée). Comme psychologue, Lisa Miller a perçu les insuffisances de la psychothérapie classique. Elle s’est donc engagée dans une pratique prenant en compte le besoin de sens et la dimension spirituelle. Finalement, elle a réussi à obtenir les moyens pour réaliser une recherche concernant le rapport entre la dépression et l’expérience spirituelle. Un collègue a entrepris une recherche dans le même sens. Au total, il s’est avéré qu’un bas niveau de symptômes dépressifs était associé à un haut niveau de spiritualité.

« Cette recherche révolutionnaire a suggéré que la spiritualité n’est pas juste une croyance, mais quelque chose avec lequel chacun de nous est né avec la capacité d’en faire l’expérience ». Lisa Miller a poursuivi sa recherche et, en 2012, un projet de recherche, mettent en œuvre l’imagerie à résonance magnétique, a abouti en apportant des conclusions spectaculaires. Il y avait une différence éclatante entre le cerveau associé à une faible spiritualité et le cerveau associé à une spiritualité élevée.

C’est une avancée révolutionnaire. « Le livre de Lisa Miller révèle que les humains sont universellement équipés d’une capacité pour la spiritualité et qu’en résultat, nos cerveaux deviennent plus robustes et plus résilients. Le « Awakened brain » combine une science en pointe (de l’imagerie par résonance magnétique à l’épidémiologie) à une application sur le terrain pour des gens de tous les âges et de tous les genres de vie, en éclairant la science surprenante de la spiritualité et comment mettre celle-ci en œuvre dans nos propres vies ».

Comme le montre ce panorama en quelques dizaines d’années, notre perception de la spiritualité a complètement changé. La spiritualité s’est imposée. D’une part, la pratique spirituelle est maintenant répandue, mais elle est aussi reconnue à travers les recherches des historiens, des sociologues et des psychologues. La capacité pour la spiritualité apparait comme ancrée dans la nature humaine.

La montée de la spiritualité au cours des dernières décennies entraine un changement profond dans les mentalités qui n’a pas échappé à Fritz Lienhard, théologien à Heidelberg, auteur d’un livre sur « l’avenir des Eglises protestantes » (8).

« La crise des églises a des causes précises et ne relève pas de la fatalité. Certains indices montrent plutôt que la spiritualité prend des formes plus individuelles liées à l’expérience intérieure. Cette situation représente un défi pour la théologie et les Eglises. Dans la tradition chrétienne, c’est le Saint Esprit qui suscite l’expérience religieuse, tout en renvoyant à la parole instituée par le Christ ». Fritz Lienhard évoque le développement des nouvelles religiosités. « Les nouvelles religiosités refusent de distinguer ce qui relève de la religion et ce qui n’en relève pas. La spiritualité qui lui est liée se retrouve dans tous les domaines de l’existence, s’adressant à l’être humain en entier ». Un des chapitres de ce livre est intitulé : « Humanisme et énergie cosmique ».

« Au centre des nouvelles religiosités, il y a la transformation de l’individu grâce à la conscience qui confère de nouvelles forces, ouvre à de nouvelles dimensions de l’esprit et de la nature ».  Cette conception du monde contribue à une modification de la perception de Dieu : « Dieu, le monde et l’être humain constitue un ensemble. Une énergie circule entre l’être humain, la nature et le cosmos. La notion d’expérience spirituelle devient première… ». Dès lors, Fritz Lienhard met en évidence l’importance et la fréquence des expériences religieuses et spirituelles, lesquelles ont été ici déjà évoquées dans notre présentation des recherches d’Alister Hardy et de David Hay. « Les sociologues observent l’accroissement d’une expérience qu’ils qualifient de religieuses  En 2013, 24% des personnes interrogées en Europe disent qu’elles expérimentent souvent ou très souvent une intervention de Dieu ou du divin. 17% parlent d’expérience de communion avec le divin… ».

 

Un chemin à la découverte de la vie spirituelle

A travers la recherche, nous avons découvert qu’à notre époque, la spiritualité est un phénomène essentiel.

Dans ce contexte, chacun suit son chemin. Dans son livre : « Invitation à la spiritualité », Alexandra Puppinck Bortoli, en personne sensible et cultivée, nous fait part de ses expériences et ainsi elle nous suggère un chemin. « Cet essai poétique et philosophique nous propose d’explorer cette part intime et mystérieuse de nous-même à partir d’expériences sensibles que nous offrent la poésie, la beauté, l’art, le sacré, la religion, le souffle, la vie… autant de chemins foisonnants qui laissent entrevoir un horizon spirituel ». L’auteur reprend le constat sur l’ancrage de la spiritualité dans la nature humaine. « Tout semble déjà là ! La conscience spirituelle est enracinée dans la nature humaine. Il nous suffit de nous tourner vers elle et de nous mettre à l’écoute de la vie. Plus réceptif à sa beauté, nous découvrirons alors que la vie est bien plus vaste et plus belle que nous le pensions ; nous pressentirons la présence d’une vie derrière la vie qui ne demande qu’à être dévoilée et vécue. Ce rapport spirituel à la vie pleinement vivante est une source inépuisable d’émerveillement et de joie » ( p 11-12). Ce livre nous parait particulièrement dense parce qu’il entremêle expérience, réflexion et d’abondantes références à de grands penseurs et à de grandes œuvres, aussi envisagerons-nous ici deux chapitre seulement en vue de faire entrevoir la démarche de l’auteure : l’art et l’arrière-monde.

 

Une ouverture spirituelle à travers l’art

Le chapitre sur l’art est introduit par une citation de Paul Valery : « Ce que nous appelons une œuvre d’art est le résultat dont le but fini est de provoquer chez quelqu’un des développements infinis ». L’auteure voit dans la transformation de la matière à travers l’art une signification spirituelle. « Obstinément, les artistes – dont les sculpteurs bien sûr –  se confrontent à la matière pour en faire jaillir une forme ou une âme, la vie visible et invisible qui l’anime – travail de spiritualisation de la matière. Démarche qui tâtonne, qui cherche et qui se sait toujours inachevée. Démarche amoureuse et féconde, jamais épuisée » ( p 63). L’expérience artistique nous transforme. « La contemplation d’une œuvre nous entraîne dans un double mouvement : un mouvement d’intériorisation tissé d’émotion, de  méditation et de questionnement, et un mouvement d’élévation au-delà de soi-même et de ses représentations. En ouvrant de nouveaux espaces, ce cheminement spirituel nous transforme ».

L’auteure aborde une forme d’art originale : l’art asiatique. « L’art asiatique  nous fait pénétrer dans des espaces éminemment spirituels. Des peintes comme Zao Wou-KU ou Fabienne Verdier captent l’impalpable du monde : le souffle primordial, la vitalité et le dynamisme des éléments » ( p  64). Le commentaire se poursuit : « A n’en pas douter, leurs oeuvres sont le fruit d’une éducation des sens, d’une écoute, d’une ouverture, d’un abandon dans une longue contemplation de l’essence des éléments. Ces artistes se laissent habiter par les forces fondamentales du cosmos ; ils absorbent ls puissances énergétiques de la nature pour nourrir leurs corps et leurs esprits et nous en offrir une quintessence. Leurs oeuvres colorées rendent visibles l’énergie invisible du vivant sur la toile…. Le spectateur vient se nourrir en contemplant ces œuvres, il ressent l’énergie vitale –  sorte d’éveil – qui lui rappelle qu’il est d’une même essence et d’une même famille du vivant –  appartenant au grand tout, nous dit Fabienne Verdier » ( p 65).

L’auteure nous fait entrer également dans l’apport de l’art abstrait. « La démarche très dépouillée des Asiatiques s’apparente sur certains points à celle de l’art abstrait et de l’un de ses initiateurs Vassily Kandinsky, peinte de la couleur et des formes. Cet artiste, à la charnière du XiXè et du XXè siècle, est contemporain du philosophe Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie. Ce courant de pensée a pour ambition de décrire les phénomènes, c’est-à-dire ce qui se présente à la conscience » ( p 67). « Retourner à l’expérience pure et intacte d’aller à la chose même ! ». Tel est le mot d’ordre de la phénoménologie portée par Husserl. Cette approche prône une manière d’être en relation avec le monde tout autre que l’attitude scientifique t matérialiste qui s’impose à cette époque, attitude qui observe le monde de manière extérieure et matérielle et qui dicte s propre lecture du réel en négligeant l’expérience intérieure d la conscience » ( p 68). C’est dans ce contexte que l’auteure envisage l’apport de l’art abstrait et, tout particulièrement l’œuvre de Kandinsky. « L’art abstrait entre en connivence avec la phénoménologie. Il illustre artistiquement ce mouvement phénoménologique qui observent les  choses telles qu’elles se donnent à voir à notre conscience, dans leur pureté et leur essence, dans leur être même. Kandinsky, peintre russe orthodoxe, pratique l’abstraction…. L’artiste est en quête de l’âme cachée des choses. Chacun « me montrait son visage, son être intérieur, l’âme secrète qui se tait plus souvent qu’elle ne parle » dit-il. Kandinsky reconnait cette même aptitude chez Cézanne, pourtant figuratif » ( p 69).

L’auteure évoque la manière dont Kandinsky envisage son œuvre. « Une œuvre est bonne lorsqu’elle est apte à provoquer des vibrations dans l’âme, car l’art est le langage de l’âme » ( p 70).  Alexandra Puppinck Bortoli décrit la fonction spirituelle de l’art : « Côtoyer l’art est essentiel pour l’homme. Chaque couleur, chaque note de musique provoquent une vibration qui enrichit notre vie spirituelle. Et plus l’âme flirte avec l’art, plus elle l’aime et le désire. « l’art existe là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, l’idéal. Une soif qui rassemble tous les êtres humains, affirme ainsi le cinéaste Andréï Tarkovski » ( p 71).

Alexandra Puppinck Bortoli nous explique ensuite comment la musique correspond à son aspiration spirituelle.  « Lorsque les mots nous manquent, « la musique élève la voix et dit des choses qu’on ne peut pas exprimer ». Elle tente d’exprimer l’ineffable et l’impalpable, ce je-ne-sais-quoi, « invisible présence spirituelle » qui nous enveloppe et se laisse découvrir comme fondement de la beauté de l’existence. Telle est la tâche de la musique nous dit Jankélévitch, poète de l’ineffable ». L’auteure précise en quoi la musique a une dimension spirituelle. « Les qualités spirituelles des chefs-d’oeuvre en musique tiennent à  l’expérience de l’harmonie, de la pureté, et de la beauté ; elles sont liées à la perception de profondeur, de verticalité, d’immensité, d’intensité et parfois même au sentiment d’éternité qu’elles provoquent en nous – vibration ressentie comme originelle et universelle –  sentiment d’élévation qui ouvre à bien plus grand que celui qui a composé ou interprété l’œuvre » ( p 74). On retrouve dans les effets un potentiel d’expérience spirituelle tel que nous l’avons précédemment rapporté dans notre présentation de la recherche sur la « awe » (6). « Chacun de nous peut en faire l’expérience à condition de se mettre, de tout son être, à l’écoute. Se vit alors « une expérience mystique », une « augmentation des sens », un « accroissement d’être » pour reprendre les termes du compositeur Liszt. Sensation qui nous fait passer d’une expérience purement émotionnelle à une expérience spirituelle. Dilatation du cœur et élévation de l’âme. « La musique est la médiatrice entre les mondes sensoriel et spirituel », écrivait Gaston Bachelard ».

 

Une réalité autre : l’arrière monde

De la poésie au religieux, Alexandra Puppinck Bortoli poursuit son parcours en un chapitre récapitulatif :  L’arrière-monde. Au départ, elle s’y exprime à travers un chant d’allégresse dans la découverte des merveilles qui nourrissent une vie spirituelle : « passer de la vie à la vie spirituelle, c’est se mettre à l’écoute du « chant du monde » (expression empruntée au titre d’un livre de Jean Giono) et se laisser séduire par son charme irrésistible. Sa mélodie est une épiphanie, une manifestation de la beauté et de la vérité, de la vie derrière toute chose. Sentir l’esprit de vie – qui est une réalité vivante, une valeur absolue et un infini présent dans la vie – nous fait aimer la nature, les êtres humains et le divin » ( p 132).  Comme nous l’avons déjà évoqué à travers les recherches sur la spiritualité (5), l’émerveillement peut déboucher sur une expérience spirituelle. Prendre le temps de contempler la nature est la porte ouverte à l’émerveillement. Il se peut parfois que nous vivions un accord parfait avec elle, une unité, des « noces » nous disait Albert Camus, qui peuvent mener à un basculement des sens, une immersion sensible, une fusion et une dissolution dans les éléments » ( p 133) L’auteure évoque l’extase cosmique appelée aussi « sentiment océanique ». Aujourd’hui,  une recherche recueille et décrit ces expériences spirituelles qui participent à la conscience écologique (9).  « Cette expérience de révélation, de transcendance et d’incarnation intime dans l’immanence du monde est celle de l’infini qui se manifeste dans le fini. Ce sentiment de pleine existence peut tous nous saisir – selon différentes intensités –  à la faveur d’une promenade en forêt, d’un coucher de soleil ou encore lors d’une nuit d’orage… Cette rencontre avec la vie derrière la vie ou, dit autrement, avec l’esprit de la vie qui nous saute aux yeux et nous saisit, nous dit combien notre existence mérite d’être vécue » ( p 135). Oui, on peut être « ébloui par l’émerveillement » (10). L’auteure poursuit en tournant son regard vers l’humain. « L’esprit de la vie se révèle également dans les relations amicales et amoureuses…. Selon le philosophe Emmanuel Levinas, le visage de l’autre est une altérité qui ouvre au-delà… Nous sommes chacun un infini et une éternité qui s’ouvre à l’autre… » ( p 136-137) ;

Alexandra Puppinck Bortoli nous fait part enfin de sa vision du divin qui s’exprime et se révèle à tracer le chant du monde. « Lorsque l’esprit de la vie se fond à l’esprit divin, nous sommes invités à vivre une expérience spirituelle, métaphysique et mystique. On découvre alors qu’au-delà de soi-même, de l’autre et de la nature, il existe « autre chose » :  un ineffable qui nous dépasse et vient d’ailleurs. On pressent un mystère, un je-ne-sais-quoi,, une Présence au cœur de la vie, une mélodie de grande beauté qui chante l’Amour, l’Absolu et l’Infini.  Le divin par son Esprit anime, et le monde, et les êtres et la vie elle-même (11)…. Le divin, pour l(homme de foi, est cette Vie derrière la vie…La foi nait de l’intuition d’une  présence, elle se concrétise par l’expérience de la rencontre avec cette Présence à la fois intime et infinie :  «  C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est la foi. Dieu sensible au cœur et non à la raison (Blaise Pascal) » (p 139). Si « L’arrière monde » est envisagé par Friedrich Nietzche comme « un concept désignant les mondes supérieurs qui auraient pour vocation de dévaloriser l’ici-bas », l’auteure, dans la foulée de sa découverte expérientielle, l’envisage au contraire comme une résultante du coeur et de la conscience spirituelle ( p 140-145). L’auteure débouche sur une réflexion portant sur la « conscience spirituelle ». « Au-delà de l’intelligence, par une écoute et une présence intime au monde, la vie spirituelle naît de la découverte qu’il existe au cœur de la vie une cohérence interne qui nous échappe et nous dépasse : l’esprit de la vie, autrement dit la beauté et la vérité de la vie qui s’y révèlent… Avoir foi en l’ineffable de la transcendance – quelqu’en soit la nature – c’est s’abandonner à croire, et habiter l’ignorance avec confiance et émerveillement … Dans son rapport au monde visible et invisible, la spiritualité, au sens de la vie de l’esprit, pousse à développer un lien intime au réel, à la « chair du monde », nous dit MerleauPonty. Par une attention particulière aux êtres et aux choses, elle nous ouvre à l’invisible…. » ( p 147-148).

Nous assistons aujourd’hui à une profonde transformations des mentalités qui se manifeste notamment dans l’expansion de la spiritualité. Une historienne américaine, Diana Butler Bass, met en évidence une évolution profonde dans la manière de croire : « Ce qui apparait comme un déclin de la religion organisée indique en fait une transformation majeure dans la manière dont les gens comprennent Dieu, en font l’expérience. Le Dieu distant de la religion conventionnelle cède la place à un sens plus intime du sacré qui irrigue le monde. Ce glissement d’un Dieu vertical vers un Dieu qui se trouve à travers la nature et la communauté humaine est le cœur de la révolution spirituelle qui nous environne et interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales ». Face à l’écart qui se creuse entre la religion organisée et une un foi en phase avec l’expérience, le théologien Jürgen Moltmann apporte une réponse  théologique :  Si « une forme de christianisme a pu apparaitre comme un renoncement à une vie pleinement vécue dans le monde », Molmann nous présente au contraire « un Dieu vivant qui suscite la plénitude de vie ». Dieu n’est pas lointain. Il est présent et agissant… Moltmann nous présente une spiritualité dans laquelle « la vie terrestre est sanctifiée et qui se fonde sur la résurrection de Jésus-Christ » (12). Et Jürgen Moltmann nous présente une théologie de l’Esprit saint qui va de pair avec une théologie de l’expérience : « L’expérience de Dieu qui donne vie et qui  est faite dans la foi du cœur et dans la communion de l’amour, conduit d’elle-même au-delà des frontières de l’Eglise vers la redécouverte de ce même Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les écosystémes de la nature » (13)

Aujourd’hui, l’expansion de l’expérience spirituelle requiert effectivement l’éclairage d’une théologie de l’Esprit. C’est également la conclusion de Fritz Lienhard dans son livre sur l’avenir des Eglises protestantes (8).

Dans son « invitation à la spiritualité », Alexandra Puppinck Bortoli a également abordé le thème de l’expérience dans le cadre de la religion et du sacré, elle rapporte une expérience spirituelle dans sa présence lors d’une liturgie orientale à  l’église Saint-Julien-le-Pauvre ( p 77-81) et, dans son interview sur le site Zeteo (1), elle exprime sa foi chrétienne. Manifestement dans son livre, elle sait reconnaitre l’expérience spirituelle dans une vaste gamme de contextes de la poésie à l’art jusqu’à l’émerveillement en pleine nature. A travers son expérience et une culture francophone, elle balise un chemin pour éclairer notre démarche spirituelle.

J H

 

  1. Alexandra Poppinck Bortoli.  Invitation à la spiritualité. Un pas de plus. Cerf, 2024.  L’auteure est interviewée au sujet de son livre sur le site Zeteo : https://www.youtube.com/watch?v=eFTQUfetDT8
  2. La spiritualité parmi les américains : https://www.temoins.com/la-spiritualite-parmi-les-americains/
  3. Reliance : une vision spirituelle pour un nouvel âge : https://vivreetesperer.com/reliance-une-vision-spirituelle-pour-un-nouvel-age/
  4. Spiritualité post-moderne et culture de l’individualisme. Une transformation des mentalités : https://www.temoins.com/spiritualite-postmoderne-culture-de-lindividualisme-transformation-mentalites/
  5. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  6. Comment la reconnaissance et la manifestation de l’admiration et l’émerveillement exprimées par le terme « awe » peut transformer nos vies ? : https://vivreetesperer.com/comment-la-reconnaissance-et-la-manifestation-de-ladmiration-et-de-lemerveillement-exprimees-par-le-terme-awe-peut-transformer-nos-vies/
  7. Comment une pratique spirituelle fait barrage à la dépression, apparait positivement dans l’activité du cerveau et engendre une vie pleine : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
  8. Dans le contexte d’une nouvelle culture, quel avenir pour les églises protestantes ? : https://www.temoins.com/dans-le-contexte-dune-nouvelle-culture-quel-avenir-pour-les-eglises-protestantes/
  9. La participation des expériences spirituelles à la conscience écologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/
  10. Ebloui par l’émerveillement : https://vivreetesperer.com/ebloui-par-lemerveillement/
  11. Contempler la création : https://vivreetesperer.com/contempler-la-creation/
  12. Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  13. Un Esprit sans frontières : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/

 

Une amitié avec Dieu

Si Dieu ne se laisse pas enfermer dans une représentation. S’il échappe à nos catégories humaines, êtres humains, nous avons besoin pour nous adresser à lui, d’une image guide en lien avec notre affectivité et notre intelligence. Ainsi, dans le « Notre Père », Jésus nous invite à accéder à Dieu en terme de Père et, plus précisément, de Abba, papa, notre bon père céleste. Dieu nous appelle à l’amour, et, s’il est lui-même amour, il entend que son évocation puisse éveiller en nous l’amour. Une prière qui s’adresse à Dieu, en terme d’ami, mobilise tout ce que ce mot éveille en nous.

Le grand Ami

Dans le message qui nous est communiqué dans le livre : « Dieu appelle » (1), une voix se fait entendre en ce sens (p 180-181). « Ce que l’on entend par « conversion », n’est souvent que la découverte d’un Grand Ami. Ce que l’on entend par « religion » est la connaissance de ce Grand Ami. Ce que l’on entend par la « sainteté » est l’imitation de ce Grand Ami… La perfection, cette perfection à laquelle j’ai appelé tous les hommes : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait (Math 5-48), consiste en somme à être comme votre Grand Ami, afin de devenir à votre tour un ami semblable pour les autres ». « Je suis votre Ami. Songez un peu à tout ce que signifient les termes d’Ami et de Sauveur. Un ami est toujours disposé à venir en aide. Il prévient vos besoins, s’avance la main tendue pour soutenir et encourager, ou pour écarter le danger. Sa voix est celle de la tendresse… Pensez à ce qu’est pour vous un tel ami et tachez de vous représenter ce que doit être l’Ami Parfait, celui que rien ne décourage, qui se donne sans réserve, qui a triomphé de tout et qui peut tout. Je suis pour vous cet Ami. Je le suis même au delà de ce que peut attendre votre cœur » (p 180-181).

Méditation biblique

Dans les méditations publiées journellement sur le site : « Center for action and contemplation », Richard Rohr nous apporte un message qui s’étend bien au delà de l’expression franciscaine qui l’accompagne. Richard Rohr récemment consacré une séquence hebdomadaire au thème de « la rencontre de Dieu à travers la Bible » (Encountering God through the Bible). Et une des méditations inscrites dans ce cycle s’intitule : « Pouvons-nous être amis avec Dieu ? » (2). Cette méditation est un texte de Diana Butler Bass issu de son livre : « Freeing Jesus. Rediscovering Jesus as Friend, Teacher, Savior, Lord, Way and Presence » (3). L’auteure se réfère à différentes images de Jésus et, entre autres, elle s’inspire de celle où prévaut l’amitié. Ainsi, « l’auteure et la chercheuse Diana Butler Bass décrit quelque chose qui est la marque d’une foi mure, échappant ainsi à des préjugés populaires. « Effectivement, l’amitié avec Dieu est au cœur de l’histoire biblique ».

L’amitié avec Dieu au cœur de l’histoire biblique

« La Bible nous raconte une histoire originale sur l’amitié avec Dieu, particulièrement dans les écritures hébraïques. L’amitié n’a rien d’une immaturité ; elle est un don de sagesse. « Dans chaque génération, la sagesse passe dans les âmes saintes et elle les rend amies de Dieu et des prophètes (Sagesse de Salomon 7.27). Deux des plus grands héros d’Israël, Abraham, le père de la foi, et Moïse, le prophète libérateur, sont appelés spécifiquement amis de Dieu. En Esaïe (41.8), Dieu envisage Abraham comme « mon ami », une tradition qui entre dans le Nouveau Testament (Jacques 2.23). De Moïse, l’Exode déclare : « Le Seigneur avait l’habitude de parler à Moïse face à face, comme on parle à un ami (31.11), une intimité très rare, car une telle proximité divine impliquait d’habitude la mort (33.20).

Le point essentiel est que l’amitié avec Dieu fonde l’alliance et qu’Israël est libéré de l’asservissement pour entrer dans une famille nouvelle à travers la loi donnée par Moïse. L’amitié avec Dieu n’est pas une histoire biblique secondaire. Plutôt, elle est centrale dans les promesses et la foi d’être un peuple appelé, dans lequel tous sont amis, compagnons, intimes, frères et sœurs et être aimés.

Les premiers chrétiens qui étaient pour la plupart des juifs, savaient tout cela et ont étendu à Jésus cette idée d’une amitié divine. Le Nouveau Testament rappelle intensément la proximité régnant dans le cercle d’amis de Jésus, hommes et femmes transformés à travers leur relation avec lui.

Le Notre Père

Diana Butler Bass comprend la prière du Notre Père apportée par Jésus comme conduisant à une amitié mutuelle avec Dieu.

« Jésus enseigne à ses amis de prier Abba (comme nous assumons qu’il priait lui-même), un terme le plus souvent traduit en anglais par père, mais qui contient des notes de sens indiquant l’intimité et la familiarité, incluant celle d’une relation fraternelle comme « frère » et « compagnon ». Ce terme est relié au mot hébreu désignant un ami (ahab), utilisé pour décrire Abraham ».

Ainsi Jésus présente ses amis (les disciples) à son autre ami (Dieu) dans la prière quotidienne connue comme le « notre Père », peut-être dans ce qui peut être le mieux compris comme « Notre Père-Ami » ou simplement « notre Ami ». Cette idée de « Notre Ami a était une idée révolutionnaire comme Jésus intervenant comme médiateur du compagnonnage divin, abolissait une distance sacrée entre Dieu et nous ».

L’amitié est lié à l’amour, un amour vrai : compassion, empathie, aide, aller au delà de ce qu’on estime possible. C’est le commandement de l’amour. Si nous nous rejoignons dans l’amour, l’amitié est le résultat, même l’amitié avec Dieu. L’amitié est mutuelle… C’est un rapprochement incessant l’un de l’autre qui nous fortifie et nous donne la joie.

Une amitié ouverte

Théologien, dans « L’Esprit qui donne la vie », Jürgen Moltmann nous fait entrer dans une amitié ouverte (4). « Tout simplement, un ami, c’est quelqu’un qui t’aime bien ». « De cette amitié ouverte qui partage et qui libère, Jésus nous donne l’exemple. Son attitude tranche avec celle des religieux de son temps. « Il a été dit de lui : Il est l’ami des pécheurs et des publicains » (Luc 7.34). « La raison profonde en était sa joie débordante en raison de la proximité du Royaume de Dieu. C’est pourquoi, il célébrait le repas messianique avec ces exclus… ». L’amitié est présente dans le témoignage de Jésus. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… Je ne vous appelle plus serviteur, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maitre, mais je vous ai appelé ami parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père » (Jean 15. 13-15). Le don que Jésus fait de lui-même est présenté comme amour pour ses amis. Les disciples sont les amis de Jésus… « Dans le don que Jésus fait de lui même, Dieu devient l’ami des hommes, de même ceux qui croient deviennent par-là amis de Dieu. Déjà Abraham dans son chemin de foi avait été appelé lui aussi : ami de Dieu » (Jacques 2.23).

Ressentir l’amitié de Dieu, « c’est participer également à une amitié divine et cosmique qui précède l’amitié personnelle et qui nous y invite. Dans une communauté de la création ressentie comme amicale, nous nouons une amitié ouverte. Celui qui croit en la communauté de la création dans l’Esprit de Dieu qui donne la vie, découvre la « sympathie de toutes choses » et s’y inscrit de façon consciente ».

J H

 

(1) Dieu appelle. A la Baconnière. « A l’écoute d’une voix bienfaisante » : https://vivreetesperer.com/a-lecoute-dune-voix-bienfaisante/

(2) « Can we be « Friends » with God ? » : https://cac.org/can-we-be-friends-with-god-2022-02-02/

(3) Diana Butler Bass. Freing Jesus ; Recovering Jesus as Friend, Teacher, Savior, Lord, Way and Presence. Harper one, 2021

(4) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Seuil, 1999.

« Vivre une amitié ouverte » : https://lire-moltmann.com/vivre-une-amitie-ouverte/

D’où me viendra le secours ? Une expérience de libération

Ma vision de Dieu a changé.

Un témoignage d’Odile Hassenforder

 Depuis que Dieu est intervenu dans ma vie, tout a changé pour moi. Comme la samaritaine, j’ai déclaré autour de moi que Jésus était le Messie ; comme l’aveugle de Siloé, je me suis prosterné devant mon Dieu. Dire qui est Dieu pour moi aujourd’hui, ce qu’il était pour moi il y a dix, vingt ans, c’est dire quelle était ma relation à Lui. Je ne puis décrire Dieu. « Personne ne l’a jamais vu », dit l’apôtre Jean en commençant son évangile. « Qui me voit, voit le Père, dit Jésus à Philippe. Tous les contemporains de Jésus qui l’ont approché n’ont pas reconnu en lui le Fils de Dieu ; seuls ceux qui ont eu une véritable rencontre avec lui, ont reçu la lumière, ont saisi la vérité. J’imagine très bien l’émotion qu’ont du ressentir la samaritaine, l’aveugle et tant d’autres. Aujourd’hui un jeune dirait : « ça fait tilt », un amoureux dirait : « j’ai eu le coup de foudre ». Ces expressions sont bien pâles pour exprimer le choc d’une telle découverte.

 

Un chemin.

Que m’est-il arrivé ce mois d’octobre 1973 ?
L’impossibilité de vivre m’entraînait à la mort, au suicide.

Pourtant, je me rappelle qu’à l’époque où je suis rentrée dans la vie professionnelle, je croyais ne jamais connaître le désespoir, malgré toutes les difficultés de vivre que j’avais, parce que Dieu était avec moi. Je ressentais une assurance intérieure.

J’avais eu la chance de rencontrer, à cette époque, un aumônier d’action catholique qui me suivit durant quatre ans dans une forme de psycho-thérapie spirituelle, si je puis m’exprimer ainsi. En plus de la messe quotidienne, je profitais d’un entretien spirituel toutes les trois semaines avec cet aumônier. En fait, je pouvais exprimer mes aspirations et mes incapacités. Je ne me rappelle pas du contenu précis d’un de ces dialogues. Plein de bon sens et de finesse psychologique, mon interlocuteur me montrait que Jésus m’entraînait dans une dynamique positive. Par la confession qui suivait, je remettais au Seigneur tout le négatif de ma vie et attendais de lui la force de poursuivre mon chemin. Cela été pour moi l’occasion d’une évolution psychologique très appréciable. Je me rend compte aujourd’hui que la situation était ambiguë : surmonter mes difficultés psychologiques et réaliser une image idéale de moi, plutôt que de saisir l’invitation de l’Esprit à entrer dans l’univers de Dieu. J’ai reçu ce dont j’avais besoin à l’époque. J’en remercie le Seigneur aujourd’hui en revoyant tout ce qu’Il a mis sur ma route, d’étape en étape, respectant le cheminement de mon être, proposant la nourriture adaptée à ce que je vivais.

Mon mariage a évidemment été un tournant dans ma vie. Mon mari m’a apporté la vie culturelle et intellectuelle à laquelle j’aspirais tant, mais aussi une vie de foi complémentaire à la mienne. Nous avons essayé de prier ensemble le soir. Notre prière s’est vite tarie. Ensemble nous avons fait partie de groupes de foyers, de Vie Nouvelle dans les années soixante. Nous allions régulièrement le dimanche dans une paroisse voisine de trois kilomètres de notre domicile. Nous faisions allègrement le trajet à pied, car nous recevions là l’annonce d’une vie élargie en Jésus-Christ, un sens à notre vie en Dieu.

A la naissance de notre fils, né prématuré à six mois et menacé de ne pas survivre, nous avons beaucoup prié, remettant à Dieu notre sort autant que celui de cet enfant. Je savais intellectuellement que les miracles existaient, mais ma foi était bien faible pour croire que Dieu pouvait intervenir pour moi. Tout en disant « que ta volonté soit faite », je pensais au déroulement de l’enterrement imminent et je ne prêtais pas attention aux paroles d’espérance de mon entourage. Par la suite, j’ai attribué la survie de notre enfant uniquement aux médecins et à la science. Ce n’est que maintenant que mon cœur est rempli de reconnaissance envers celui qui a toujours été auprès de moi et que je ne voyais pas. Oui, je constate maintenant, en revoyant ma vie passée, que le Seigneur m’a préservée de catastrophes irréversibles. Pourtant à cette époque, il devenait pour moi de plus en plus absent. L’alimentation de la foi s’estompait peu à peu.

Cependant les handicaps de ma personnalité réapparaissaient dans mon nouveau mode de vie de mère au foyer. Je n’ai pu profiter alors des joies de la maternité. Je n’ai pas pu faire face non plus à mes conditions de vie. Mon action militante ne parvenait plus à compenser mes problèmes. J’entrepris une psychothérapie lorsque je constatais qu’à deux ans mon fils présentait des troubles de personnalité. La seule chose qui était en mon pouvoir je devais le faire. Avant d’entreprendre une telle démarche, j’allais voir un prêtre ami, espérant que, par son intermédiaire, Dieu me sortirait de là. En fait, il me dit que Dieu pouvait agir à travers les sciences humaines. Il insista d’autant plus qu’il avait constaté la tristesse la tristesse profonde que dévoilait mon visage lorsque je ne me croyais pas observée. Je compris sûrement assez mal ce qui m’a été dit ce jour-là car je mis mon seul espoir dans la psychologie. L’année suivante, je confiais mon fils à la garde d’une voisine et je repris le travail social. La psychothérapie m’a été d’un grand secours pour mettre à jour les causes de mon inhibition et aussi me dégager de bien des angoisses et des défenses que mon inconscient avait forgées. Lors de ma première consultation, je me présentais comme vivant dans une sphère de plexiglace au milieu de la vie, mais en dehors d’elle.

L’annonce d’une nouvelle naissance en 69 a été pour moi une catastrophe, car je n’avais pas encore suffisamment acquis mon autonomie. La catastrophe a été bien plus grande encore lors de la fausse couche qui a suivi. J’ai vécu la mort d’un enfant. Seul l’oubli a pu atténuer la douleur. Je ne me souviens pas m’être adressée à Dieu. Il n’était plus pour moi qu’une entité qui animait ce grand univers où je n’étais que poussière. Il existait bien sûr, mais à la façon de l’horloger et je faisais partie de la mécanique. Les amis, dans ces circonstances sont souvent de bien peu de secours. Et ils ne peuvent donner que ce qu’ils ont. Du reste, ceux ou celles-ci devenaient rares car, fatigués psychologiquement, mon mari et moi, nous allions de moins en moins aux réunions de toutes sortes et bien peu de monde se souciait de notre absence. Les soutiens religieux disparaissaient. Le curé de la paroisse que nous fréquentions partit en 1967 et nous n’avions pas trouvé ailleurs une alimentation spirituelle malgré nos nombreuses recherches. Les groupes de foyers s’étaient dissous.

Peu importe les raisons et les circonstances qui ont provoqué une dissociation de ma personnalité. Je suis persuadée aujourd’hui que, si j’étais restée en relation avec Dieu, je n’aurais pas vécu ce drame. Il était tout de même là présent, mais je ne le savais pas. J’ai utilisé tout ce qui était en mon pouvoir pour surmonter ces moments de dépression, trou noir où tout disparaissait. Je ne manquais pas de volonté et l’énergie déployée pour surnager était deux fois plus grande que celle que je dépense aujourd’hui. L’ergothérapie, pensais-je, pourrait peut-être me sortir de cet état second où l’imaginaire et la réalité s’entremêlaient. Alors, je me mis à tapisser la chambre de mon fils, avec beaucoup de mal du reste, car je me trompais constamment dans mes mesures. La relaxation permettait à mon corps de ne pas craquer trop vite, comme la chimiothérapie soutenait le psychisme. Il me semblait que la folie se profilait derrière mon angoisse ; et le phénomène ne faisait que s’amplifier. Je rencontrais cependant la compréhension attentive et patiente de médecins tandis que plusieurs amies m’exprimaient leur affection. Mais que pouvaient les uns et les autres ? Je leur suis cependant reconnaissants de leur attitude qui a atténué ma souffrance et m’a permis de tenir plus longtemps. Du moins jusqu’au jour où j’avalais trop de somnifères. L’escalade continuait. Des forces internes s’entraînaient à me détruire .

C’est dans cet état, huit jours après mon sommeil prolongé, que je participais à un week-end avec des amis sur le thème : « vivre sa foi ». Quelle gageure ! Ce dimanche, pendant la prière, je tirais le signal d’alarme, et, dans mon désespoir, je criais : « Jésus, si tu es la Vie, donne-moi le goût de vivre ». Un ami bien intentionné présenta une parabole à sa manière : deux grenouilles se débattaient dans une jatte de lait : l’une, dans son désespoir, se laisse couler. Mais l’autre continue à s’agiter et une motte de beurre se forme grâce à laquelle elle pu surnager. Cela ne fit qu’augmenter mon désarroi : pourquoi les prêtres ne parlaient-ils que psychologie ? Aucune force humaine ne pouvait me sortir de là. En fait, mon médecin avait mieux compris ma situation lorsqu’il me parla de crise existentielle. Sur son conseil, j’ai lu un livre sur le bouddhisme. Là encore, il me semblait que je devais tirer de moi-même la force de passer au stade de l’esprit. Je ne pouvais pas. J’étais anéantie. Il fallait que la vie vienne à moi car je ne pouvais la susciter malgré tout le désir que j’en avais . J’avais parfaitement conscience de ma responsabilité envers mon fils de huit ans, très angoissé de ce qu’il vivait malgré mes efforts pour cacher mes problèmes et compenser au maximum.

 

Délivrance.

 Jésus a répondu à mon appel : je le sais maintenant car le hasard est devenu pour moi providence : « Pas un cheveu de votre tête ne tombe sans que je le veuille » . Ce n’est pas un hasard d’avoir trouvé un jour de vacances le pasteur d’une assemblée de Dieu, rencontré précédemment lors d’une réunion.

De cet entretien, je me rappelle :

° Jésus guérit, il peut vous guérir.

° Comment ?

° Quand je sème du blé, en fils de paysan, j’attends qu’il pousse. Je ne me demande pas comment il va pousser. C’est un fait d’expérience. De même, quand je prie Jésus, je sais qu’il répond. Je me place là sur un plan spirituel et non intellectuel.

En y réfléchissant maintenant, je réalise que je ne croyais plus alors à l’efficacité de la prière. Cet entretien fut le point de départ d’un renouveau pour moi.

Le retour de vacances fut difficile. Je me trouvais contrainte à m’absenter de plus en plus fréquemment de mon travail. Je m’y accrochais cependant pour ne pas sombrer. J’échappais de justesse à un accident de voiture que j’ai failli provoquer par ma faute. Alors, je réalisais que j’allais à la catastrophe. Face à moi-même, je me rendais compte avec une grande lucidité que j’avais un choix à faire. Deux possibilités se présentaient à moi. Je continuerai à lutter par mes propres forces tout en sachant que cela irait de mal en pis. Je pouvais aussi choisir le chemin de la vie. Je me détruis, pensais-je, parce que je ne peux vivre. J’ai envie de vivre . Alors je choisis la vie. C’est ainsi que je me déterminais pour Jésus, sans condition, prête à tout donner, mon indépendance entre autres, prête aussi à tout recevoir.

« Je n’en peux plus », c’est tout ce dont j’étais capable de dire. Je réalisais alors que la Parole de Dieu est efficace. Certaines citations de la Bible résonnaient en moi : « Dans la vallée de l’ombre de la mort » pour sûr, j’y étais. La suite du passage était moins évidente pour moi, bien que je l’ai mille fois entendue : « Tu es mon berger ». Ce jour-là, ce fut vrai. Je le sus dans tout mon être lorsque, à la suite de la prière, je ressentis une énergie vitale qui me donna force et consistance, puis un grand calme intérieur, puis la joie. C’était la première fois qu’on priait pour moi, avec conviction et non avec des formules, en résonance avec mes aspirations les plus profondes jamais exprimées. Ce qui était demandé se réalisait. C’était extraordinaire et merveilleux.

L’effet dura quarante-huit heures, puis les symptômes réapparurent. Je n’hésitais pas à retourner me désaltérer à la source. J’étais déterminée à continuer quoiqu’il arrive. En fait, j’ai osé réitérer ma démarche parce que la perche m’avait été tendue par le pasteur : « Dans votre état, il faudra prier plusieurs fois ». C’était l’expérience qui le disait. Tous les jours, les deux jours, j’ai ainsi demandé que l’on pria pour moi, cinq fois en une semaine. A chaque fois, la même énergie me donnait vie. Et ce dernier jeudi d’octobre, j’ai eu envie de m’associer à la prière d’un groupe charismatique catholique que je connaissais par ailleurs. Devant une assemblée nombreuse de cent ou cent cinquante personnes, j’exprimais tout haut l’assurance intérieure qui m’apparaissait : « Seigneur, je ne suis pas encore guérie mais je sais que tu vas me guérir et je t’en remercie ». Une prière murmurée en langues au centre de l’assemblée fut pour moi un soutien communautaire : ils savaient ce que je voulais dire et ils s’associaient  à ma prière et la soutenaient. Ce soir-là, à peine couchée, je sentis ma personnalité se remettre en place, en une fraction de seconde. Comme un puzzle, chaque partie de mon être prenait sa place : l’unité s’est faite en moi. J’entrais dans la réalité, j’étais bien. Et dès le lendemain, je dis à qui voulait l’entendre que j’étais guérie. « ça se voit », me répondit-on souvent. Et le dimanche, au lieu d’aller demander à l’assemblée la prière des frères, j’y ai rendu grâce à Dieu.

J’étais transformée. Ma situation n’avait en rien changée, elle ne m’écrasait plus. J’étais à l’aise dans ma peau comme jamais je ne l’avais été. Qu’il pleuve, qu’il vente, tout me réjouissait. La fatigue, physique que je continuais à ressentir, n’entachait nullement ma joie profonde. Je me disais en convalescence, voilà, c’est tout. Rien ne pouvait assombrir cette joie, même la grande souffrance provoquée par une de mes amies, qui, au lieu de se réjouir avec moi, me rejeta en m’accusant de mysticisme, ce dont elle avait peur pour elle-même, du moins l’ai-je compris ainsi et je ne lui en voulus pas.

 

Une vie en abondance.

J’avais demandé la vie. Je l’ai reçu en abondance, bien au delà de ce que je pouvais imaginer : la vie éternelle. « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17,3). Je suis née à la vie de l’Esprit, je suis entrée dans l’univers spirituel ; le royaume de Dieu, dit Jésus. Ce fut une révélation pour moi. Il m’est arrivé ce que Jésus disait à Nicodème : « L’Esprit souffle où il veut. Tu entends le bruit qu’il fait, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Voilà ce qui se passe pour tout homme qui naît de l’Esprit ». La Trinité devenait une réalité aussi naturelle qu’avoir des parents. Jésus, par sa mort et sa résurrection, m’a tiré de la mort où m’entraînait le mal, pour me donner la vie éternelle en me réconciliant avec le Père. L’Esprit Saint qui les habite tout entier, ne faisant qu’un avec eux, m’anime de cette vie divine. « Celui qui doit vous aider, le Saint-Esprit, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera ce que je vous ai dit », a dit Jésus à ses disciples (Jean 17). Dieu se manifestait à moi aussi par l’amour qui m’envahissait. Je me suis sentie aimée au point où cet amour débordait de moi sur tous ceux que je rencontrais : j’aurais embrassé tout le monde si les convenances ne m’avaient retenue.

Simultanément, j’avais soif de connaître davantage. Je lisais ma Bible, surtout le Nouveau Testament. Et, assez curieusement, je comprenais beaucoup de choses qui m’étaient jusque là restées hermétiques.

Comme tout nouveau-né qui s’ouvre à la vie, je devais poursuivre mes découvertes. Avec deux autres ménages, nous avons formé un groupe de prière interconfessionnel qui, du reste, grandit très vite. Nous sommes allé voir ailleurs ce qui se passait, nous avons suivi des sessions et pris de nouveaux contacts. Par la suite, des difficultés et des déviations ont surgi dans ce groupe et nous avons du prendre du recul.

 

Vivre dans l’Esprit.

Aujourd’hui, la conviction de me savoir sauvée, c’est-à-dire vivre dans le règne de Jésus-Christ ressuscité, entraîne chez moi une attitude positive. Chaque matin, j’ouvre mon être à l’Esprit qui renouvelle toute chose. Je ne peux prévoir ce que je vais découvrir, je deviens disponible et disposée à voir sa présence lors d’une rencontre, au sein d’évènements. Je ressens le besoin d’exprimer cela à voix intelligible en une courte prière de quelques minutes dans une attitude active.

La lecture des Ecritures est une nourriture. De temps en temps, tel passage résonne en moi ; d’autres fois, me revient à la mémoire un verset à propos d’évènements que je vis, une question que je me pose, et j’y vois là une réponse. Je sais aussi que si je prends les promesses de Jésus pour moi, elles se réalisent pour moi. Cela a été le cas, par exemple, en ce qui concerne la confiance en Dieu. « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par dessus » (Luc 12). Effectivement, je me suis rendu compte que mon être se transformait en considérant mes rêves ; ainsi dans un rêve représentant une scène de dévastation, je restais calme et sereine.

Jésus nous dit d’aimer notre prochain. Il nous aide à y parvenir. Il n’y a pas si longtemps, mon interlocuteur commençait  à m’énerver. Intérieurement, je dis : « Donne-moi de l’aimer, Seigneur » et je me rappelle que le plus petit est le plus grand dans le royaume des cieux, que Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Et je réalisais ainsi que je devais être au service de celui  qui était là à côté de moi. Mon ressentiment disparut. Je m’intéressai à ce qui le préoccupait.

Je souhaite voir davantage comment Dieu se manifeste sous des formes bien diverses : à travers les autres, dans la nature, dans l’histoire. Après ces trois années de découverte, je m’aperçois que je marche à peine. Je suis heureuse de voir la vie éternelle devant moi comme en moi : c’est une louange constante que j’adresse au Seigneur, qui est en même temps adoration et contemplation.  Je lui rends grâce pour tout ce qu’il a fait pour moi.

Odile Hassenforder

Texte polycopié retrouvé dans ses archives

« Ma vision de Dieu a changé », p 27-36 dans : Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Empreinte temps présent, 2011

Voir aussi : Odile Hassenforder : « Sa présence dans ma vie » : un témoignage vivant : https://vivreetesperer.com/odile-hassenforder-sa-presence-dans-ma-vie-un-temoignage-vivant/

 

 

 

 

Face à une accélération et à une chosification de la société

Y remédier à travers une résonance : Le projet d’Hartmut Rosa

Notre inquiétude vis-à-vis de l’évolution actuelle de la société ne tient pas uniquement à une analyse. Elle se fonde sur un ressenti à partir d’indices précis. Et parmi ces indices, il y a l’impression que tout va de plus en plus vite, en consommant le temps disponible. Nous vivons sous la pression d’une accélération. Comme l’écrit le sociologue Hartmut Rosa : « Nous vivons à une époque qui exige de notre part que nous nous adaptions rapidement à de nouvelles techniques et à de nouvelles pratiques sociales. Nous faisons l’expérience qu’avoir du temps est devenu une chose rare. C’est la raison pour laquelle nous inventons des technologies de plus en plus rapides pour nous permettre de gagner du temps. Mais ce que nous avons à apprendre aujourd’hui, c’est que ce projet ne fonctionne pas » (p 20).

Et comme le rappelle le chercheur qui vient l’interviewer, Nathanaël Wallenhorst, nous sommes en présence d’un phénomène puissant : « La période contemporaine est marquée par une triple accélération : l’accélération technique, l’accélération du changement, social et l’accélération du rythme de vie ; Il faut y ajouter la Grande Accélération que constitue l’entrée dans l’Anthropocène » (p 43).

A partir des années 1950, une consommation exponentielle, doublée d’une augmentation de la population humaine, emportent l’ensemble du système Terre dans une course folle et pour un horizon impropre à la vie humaine en société » (p 8).

Que faire ? Bien sûr, cette accélération est « inhérente au capitalisme rentier et spéculatif qui gangrène nos sociétés ». Mais ce système s’inscrit dans une culture qui nous influence de bout en bout.

Bienvenue est la démarche de Harmut Rosa qui « se risque à dessiner les contours d’un remédiation dans le terme d’une « Résonance » (p73). La résonance est à l’œuvre lorsqu’il y a une vraie rencontre « entre le sujet et le monde ». « A une époque où chacun est seul dans la constitution de ses réseaux et dans leur fructification et où l’individu apparaît toujours comme le centre de gravité de l’autonomie » (p 33), c’est mettre l’accent sur la relation. « La forme réussie de l’interaction résonante, c’est lorsque nous sommes prêts à écouter la voix de l’autre et à rendre la nôtre plus perceptible pour que cette résonance soit horizontale » (p 34). Harmut Rosa présente ainsi sa vision : « Un monde meilleur est possible. Une transition devrait avoir lieu entre cette relation au monde qui vise le pouvoir de disposer des choses et de les mettre sous contrôle et une attitude au monde dont la caractéristique principale est l’écoute. Nous devons apprendre à écouter le monde, à le percevoir nouvellement et à lui répondre. C’est tout autre chose que d’en disposer » (p 53).

Ce livre, dans lequel Hartmut Rosa répond aux questions de Nathanaël Wallenhorst est intitulé : « Accélérons la résonance. Pour une éducation en Anthropocène » (1). Cet entretien nous ouvre l’accès à l’œuvre d’Harmut Rosa, un sociologue et philosophe allemand de renommée internationale. « Dans ses deux précédents ouvrages, « Accélération », puis « Aliénation et accélération », il avait su mettre à jour combien nos sociétés ne parviennent à se stabiliser que de façon dynamique. Elles ont besoin de croissance, en somme, alors même que celle-ci est la principale aliénation du temps présent. Dans « Résonance », Rosa se risquait à dessiner les contours d’une remédiation à cette accélération hégémonique et réifiante… ». Ce livret nous parait essentiel, car les lecteurs y trouveront un écho à leur ressenti et une réponse à des questions fondamentales pour l’avenir du monde.

 

Une vie confrontée à l’accélération

Harmut Rosa nous montre en quoi et pourquoi les êtres humains sont amenés à participer à une accélération grandissante. « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Nous ne savons pas répondre à cette question » (p 16). En attendant, dans un sentiment d’insécurité, nous cherchons à accumuler des biens pour garantir l’avenir. « Comme nous ne savons pas très bien ce qu’est une vie bonne, nous nous disons que nous allons voir si nous y parvenons, mais avant il est important que nous ayons acquis un certain nombre de biens… Ainsi, il serait d’abord important d’obtenir un capital économique. Mais il faudrait également construire un capital culturel. Je dois avant tout disposer d’un certain nombre de savoirs et de savoir-faire nécessitant d’être réactualisés en permanence… Mais j’ai également absolument besoin d’un capital social : je dois avoir des relations, des connexions et des réseaux… Enfin, le plus important, c’est le capital physique… Nous sommes continuellement affairés à améliorer notre base de ressources : assurer nos revenus, entretenir nos connaissances, entretenir nos relations, soigner notre corps » (p 17-18). La société elle-même se développe d’une manière où tout s’accélère. « Notre société ne se stabilise pas, elle doit accélérer toujours plus pour continuer à exister et elle exige en permanence des nouvelles formes de connaissance… » Ainsi envisage-t-on un apprentissage tout au long de la vie. Au total, « nous faisons l’expérience qu’avoir du temps est devenu une chose rare. C’est la raison pour laquelle nous inventons des technologies de plus en plus rapides qui nous permettent de gagner du temps. Mais ce que nous avons à apprendre désormais, c’est que ce projet ne fonctionne pas » (p 20).

 

Accélération ou décélération

Face à une accélération dommageable, comment réagir ? Peut-on accélérer en mieux ? Peut-on décélérer ?

Harmut Rosa évoque l’idéologie du « slow » : « manger lentement, penser lentement, vivre lentement » et il en fait la critique. « La lenteur n’est pas une vertu en soi. Elle n’est pas souhaitable », mais peut-être cette idéologie traduit-elle le souhait d’une relation différente avec le monde.

Cependant Harmut Rosa critique l’idéologie de l’accélération. « Cette affirmation accélérationniste comporte au moins deux erreurs. La première, c’est l’acceptation sans réserve de la technique et de toutes ses possibilité de réalisation d’une meilleure vie et d’une meilleure société, sans aucune conception de ce qu’est une vie bonne. Nous avons besoin d’une boussole permettant d’identifier ce qu’est une vie meilleure et une communauté réussie » (p 24). Harmut Rosa poursuit ensuite sa critique en réponse à une relance de son interlocuteur ; « le courant accélérationniste s’inscrit dans le registre du possible et de l’impossible. Ce qui est possible doit être réalisé pour la seule raison qu’il est possible » (p 24). « Oui, d’où une utopie aveugle du faisable… Cette quête du faisable est un réel problème, une façon exclusivement prométhéenne d’aborder le monde » (p 25). De même, le transhumanisme est dangereux (p 27). Nous assistons aujourd’hui à une recherche infinie de pouvoir et de contrôle. Cependant aujourd’hui une prise de conscience s’opère. « L’idée de progrès est devenue plus terne » (p 30).

 

La visée d’une vie bonne et l’importance de la relation

De fait, l’humanité manque d’une boussole.

Sur le plan culturel, nous ne savons plus précisément ce qu’est une vie bonne. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Nous ne savons pas répondre à cette question… » (p 16). Ici, Harmut Rosa nous invite à nous demander : « Quand ai-je fait l’expérience d’une vie réussie ? ». « Nous ne répondons pas en racontant les moments où nous avons augmenté la quantité de nos ressources, mais plutôt en évoquant les moments où nous sommes entrés en contact avec quelqu’un ou quelque chose qui a été important pour nous » (p 32). « Nous pensons aux personnes qui ont été déterminantes pour nous », à un livre, à un paysage, à une musique… ». « C’est dire que nous percevons une forme de réussite liée à la façon d’entrer en relation avec quelqu’un » (p 33).

Ici, Harmut Rosa nous ouvre une vision du monde.

« Le sous-titre de mon livre est : « Sociologie de la relation au monde ». Voilà ce qui m’importe : la relation entre le sujet et le monde, car il n’y a pas de sujet totalement fini, ni de monde totalement fini ; et les deux entrent en contact. La résonance est à l’œuvre lorsqu’il y une rencontre avec un autre » (p 33).

« La relation est la base. Le sujet comme le monde sont déjà le résultat d’une relation… La forme réussie d’interaction résonante, c’est lorsque nous sommes prêts à écouter la voix de l’autre, et à rendre la nôtre plus perceptible pour que cette résonance soit horizontale. En ce sens, la politique et la démocratie sont aussi des formes de résonance. Tout comme le travail. La résonance a partie liée avec ce qui est un fondement de notre existence » (p 34).

Une question concernant l’éducation est alors posée. Il y a une différence entre appropriation des connaissances et assimilation qui conduit à une transformation. « Je peux acquérir des connaissances, apprendre à utiliser des machines et des programmes. Lorsque je m’approprie les choses, j’arrive à les contrôler. L’assimilation est tout autre chose. Elle conduit à une transformation » (p 36). Par exemple, lire un poème peut être une expérience. « Je me laisse transformer et je suis en partie quelqu’un d’autre ». « Dans les processus d’assimilation, j’entre en contact avec le monde. Tout se passe comme si je m’entretenais avec lui. Il a des répercussions sur moi. Il me touche et me transforme ».

 

Nous avons besoin de l’autre

 Y a-t-il des obstacles au développement de vraies relations ? « Effectivement, une logique d’instrumentalisation ou de chosification est très présente dans nos interactions avec les autres ou avec les choses. La façon dont elles ont lieu est régulièrement instrumentale ou causale » (p 39) ». Se rencontrer en tant qu’êtres humains prend beaucoup de temps. Souvent nous ratons cette expérience… ».

« Cependant,  je pense que les humains sont depuis toujours doués pour la résonance. Tous ont fait cette expérience et savent en quoi le monde apporte des réponses et rend possible une vraie rencontre. Nous pouvons disposer de toutes les ressources du monde, être en bonne santé, riches, avoir beaucoup de connaissances et de relations, et, malgré cela, avoir l’impression que quelque chose nous manque. Dans notre époque de l’accélération, nous avons besoin de l’autre ». (p 41).

Comment apprendre la résonance ? « Nous n’avons pas besoin d’apprendre la résonnance, parce que nous avons déjà en nous les capacités. En revanche, nous les éloignons, nous apprenons à évoluer dans un monde chosifié et à ne plus laisser les choses parvenir à nous » (p 41).

 

Une réponse au défi écologique

 Notre époque est marquée par « une triple accélération : accélération technique, accélération du changement social et accélération du rythme de vie ». Mais ajoute Nathanaël Wallenhorst, il y en a une quatrième : la Grande Accélération » que constitue l’entrée dans l’Anthropocène. « Cette Grande Accélération signe l’entrée dans une nouvelle époque géologique caractérisée par les effets anthropiques sur le climat et la biosphère dans son ensemble ». (p 44). En regard Harmut Rosa s’intéresse à notre relation à la nature. « Effectivement, nous avons actuellement à faire à un réchauffement climatique de nature anthropique. Nous avons contribué à ce réchauffement » (p 44). Cependant, on peut ouvrir le questionnement. « Ma thèse serait la suivante : la modernité a besoin de la nature pas seulement comme d’une ressource ou d’un souterrain du monde, mais également comme d’une sphère de résonance, comme quelque chose qui entretient une sorte de relation avec nous. Je crois que les mouvements écologiques sont liés à une perception de la perte possible de la nature comme sphère de résonance, comme espace d’action environnemental dans l’espoir d’inverser le cours des choses » (p 45). « Dans notre façon brutale d’aborder la nature, nous percevons bien les mécanismes de chosification et d’aliénation de notre société. Notre rapport aux animaux est à cet égard très significatif… ». « Nous chosifions la nature à bien des égards sans toujours percevoir combien nous en avons besoin pour notre propre compréhension, comme quelque chose qui entretient une relation organique de résonnance avec nous » (p 46).

 

Que pouvons-nous faire ?

 Dans la société capitaliste, on suscite et on amplifie les besoins. Et, par exemple, dans presque toutes les cultures du monde, si mon pantalon est abimé, je vais le réparer. « L’idée que je pourrais avoir un nouveau pantalon plus beau, meilleur, est typique de la modernité. Elle n’est pas intrinsèquement liée à la nature de l’homme ». « Le capitalisme pourtant vit de ce programme d’augmentation. Il doit se modifier sur le long terme » (p 58). De même, nous sommes responsables des personnes qui cousent un T-shirt à l’autre bout du monde… Mais notre responsabilité n’est pas celle d’un individu atomisé. Elle s’inscrit dans un lien, elle renvoie à une coresponsabilitéNous devons retrouver cette inexorable relation qui nous unit les uns aux autres » (p 59).

L’auteur propose également un revenu de base, sans condition comme « filet de sécurité pour tous ». « Nous n’aurions plus une peur existentielle et matérielle. Une telle mesure contribuerait à créer les conditions pour être autrement dans le monde et pour s’impliquer autrement dans les relations aux autres » (p 55).

« Nous pouvons façonner ensemble le monde et agir sur lui. Cela est possible à la hauteur de nos relations les uns avec les autres ». Ici Harmut Rosa met l’accent sur la dynamique culturelle. « Le dernier grand mouvement qui a eu un effet sur le vivre-ensemble est la révolution de 1968. Ce n’est pas un hasard s’il s’agissait aussi d’une grande révolution musicale… L’expérience musicale et les chants communs étaient des éléments liants… Tout cela s’est passé sur le mode de la résonance… » (p 60).

Harmut Rosa nous appelle à une attitude moins focalisée, plus libre, plus à l’écoute ; « un monde meilleur est possible. Une transition devrait avoir lieu entre cette relation au monde qui vise le pouvoir de disposer des choses et de les mettre sous contrôle et une attitude au monde dont la caractéristique principale est l’écoute. Nous devons apprendre à écouter le monde, à le percevoir nouvellement et à lui répondre. C’est une toute autre chose que d’en disposer » (p 53).

Face au dérèglement de la société humaine, Harmut Rosa propose de nous tourner vers le cœur de la vie sociale, une juste relation. Face à un individualisme exacerbé, entrer dans une résonance.

« La relation est la base. Le sujet comme le monde sont déjà le résultat d’une relation… La forme réussie d’interaction résonante, c’est lorsque nous sommes prêts à écouter la voix de l’autre, et à rendre la nôtre plus perceptible pour que cette résonance soit horizontale… La résonance a partie liée avec ce qui est un fondement de notre existence » (p 34).

Cet accent sur la relation rejoint un courant de pensée qui s’affirme aujourd’hui tant dans les sciences humaines que dans la réflexion théologique « Aujourd’hui, face au malaise engendré par la division, la séparation dans la vie sociale comme dans la vie intellectuelle, des mouvement se dessinent pour une nouvelle reliance. Ainsi est paru un livre avec le titre significatif : « Relions-nous » (2). Les appels à la convivialité et à la fraternité (3) se multiplient et témoignent du grand mouvement communautaire en cours aujourd’hui.

Depuis ses origines, la foi chrétienne manifeste le message d’amour de l’Évangile, mais dans la foulée des empires et d’une société patriarcale, la « religion organisée » s’est souvent écartée de l’inspiration originelle. Et même, Dieu a pu être présenté comme un souverain sur son trône. En regard, s’affirme aujourd’hui un Dieu communion dans sa dimension trinitaire, Dieu Vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient (4). Selon Jürgen Moltmann (5), la vie éternelle s’inscrit dans un univers interrelationnel. « L’être humain n’est pas un individu, mais un être social. Il meurt socialement lorsqu’il n’a pas de relations ». Jürgen Moltmann envisage la création en terme de relations : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté entre toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de le création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu ».

Dans l’origine du trouble contemporain, Harmut Rosa perçoit une incertitude sur ce qu’est une vie bonne. Jürgen Moltmann répond à cette question en envisageant une vie pleine (full life) de l’homme en communion avec le Dieu Vivant (5). Et Richard Rohr envisage la vie bonne dans la même perspective (6) : « Une vie bonne, c’est une vie en relation. Lorsqu’une personne est isolée, séparée, seule, la maladie menace. La voie de Jésus, c’est une invitation à une vision trinitaire de la vie, de l’amour, et de la relation sur la terre comme au sein de la Divinité. Nous sommes faits pour l’amour et, en dehors de cela, nous mourrons très rapidement ».

Lorsque Harmut vient fonder l’équilibre social en terme de saines relations, une résonance qui vient recomposer un monde en errance, il exprime sa pensée à partir d’une observation et d’une analyse sociologique et philosophique en recourant aux ressources du même registre. La réflexion théologique présentée dans ce commentaire nous paraît rejoindre l’approche de Harmut Rosa en mettant l’accent sur la réalité vitale de la relation.

 

J H

 

  1. Harmut Rosa : Accélérons la résonance ! Entretiens avec Nathanaël Wallenhorst. Pour une éducation en Anthropocène. Le Pommier, 2022
  2. Tout se tient. Relions-nous : Un livre et un mouvement de pensée : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/
  3. Pour des oasis de fraternité. Pourquoi la fraternité ? Selon Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/
  4. Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  5. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/
  6. Reconnaître et vivre la présence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/

Vivre en harmonie avec la nature

Écologie, théologie et spiritualité

 

Face aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la nature, une conscience écologique est apparue et se développe aujourd’hui. Ce mouvement appelle et comporte une dimension spirituelle. Car la crise que connaît la nature est liée aux comportements humains et donc aux représentations qui en sont l’origine.

 

Dans un entretien entre le Dalaï Lama et Stéphane Hessel récemment publié sous le titre : « Déclarons la paix ! Pour un progrès de l’esprit. » (1), le problème est abordé d’emblée. Stéphane Hessel exprime le malaise occidental dans une interprétation du facteur religieux : « Dans la foi chrétienne et juive, Dieu a donné pour mission aux êtres humains de nommer les objets de la nature, de dire : ceci est une forêt, cela est un arbre… Je ne crois pas que ce soit la bonne approche. L’homme n’est pas le maître de la nature. Il en est seulement une composante. Et, à  partir de là, on peut penser que l’esprit qui prévaut dans le monde n’est pas seulement l’esprit de l’homme. L’homme peut le capter en partie, mais l’esprit ne lui appartient pas à lui seul » (p 11).

Ce questionnement nous amène à nous interroger sur la manière dont les textes bibliques ont été interprétés à travers le temps et quelle est leur véritable signification. C’est la tâche qui a été entreprise depuis plusieurs décennies par le théologien Jürgen Moltmann (2) qui a trouvé en France un « passeur » et un médiateur, en la personne d’un écologiste chrétien, Jean Bastaire, à travers la publication d’une anthologie de textes intitulée : « Le rire de l’Univers. Traité de christianisme écologique » (3).

Comment vivre en harmonie avec la nature ? Dans un livre récent : « Ethik der Hoffnung » (2010), traduit et publié en anglais en 2012 sous le titre : « Ethics of hope » (4) (Éthique de l’Espérance), Jürgen Moltmann nous présente une réflexion éthique dans la vision de l’Espérance chrétienne. Ce livre consacre trois grandes sections à l’éthique de la vie, à l’éthique de la terre et à l’éthique de la paix.

Dans son approche des rapports de l’homme et de la nature, il nous appelle à passer « de la domination à la communauté » (p 66-69).

 

Sortir de la domination.

        

         « La crise que nous vivons n’est pas seulement une crise écologique. Elle ne peut être résolue seulement par la technologie. Une inversion dans nos convictions et nos valeurs fondamentales est nécessaire tout comme une inversion dans notre manière de vivre ».

Il importe d’examiner et de corriger les déviations qui sont intervenues dans nos représentations religieuses en provoquant des effets néfastes sur nos manières de vivre et sur nos comportements.

En effet, « En Europe occidentale, depuis la Renaissance, Dieu a été envisagé de plus en plus à sens unique comme le « Tout puissant ». L’omnipotence est devenue un attribut prééminent de la Divinité. Dieu est le Seigneur et maître, le monde est sa propriété et Dieu peut y faire tout ce qu’il lui plait. Dans la tradition occidentale, Dieu est entré de plus en plus dans la sphère de la transcendance et le monde a alors été perçu comme purement immanent et terrestre. Le monde a perdu le mystère qui entoure la création divine… Cette révolution a entraîné la sécularisation du monde et de la nature ».

Ce changement dans la représentation dominante de Dieu a engendré une transformation de la représentation de l’homme dans son rapport avec la nature : « Comme image de Dieu sur la terre, l’être humain a été amené à se voir lui-même en correspondance comme maître et seigneur, à s’élever au dessus du monde devenu un objet passif et à le subjuguer ».

Or, de fait, l’humanité fait partie de la création. Le monde humain s’inscrit dans une dimension cosmique plus large dont la vie sur la terre dépend et dans l’évolution de tous les êtres vivants » (p 139).

Notre appréciation des rapports entre l’humanité et la nature dépend ainsi pour une large part de la représentation que nous avons de Dieu.

 

Entrer dans une communauté.

 

Jürgen Moltmann nous appelle à entrer dans une représentation de Dieu « trois en un » (« triune ». « Ce Dieu là n’est pas un Dieu solitaire et dominateur qui assujettit toute chose. C’est un Dieu relationnel et capable d’entrer en relation, un Dieu en communion (« fellowship God »). Comme dit la Parole : « Dieu est amour ». L’ancienne doctrine de la Trinité était une interprétation de cette expérience

Dans cette perspective, les comportements humains vont changer en conséquence : « Les êtres humains vont également entrer en communion (« fellowship »). L’image de Dieu sur terre n’est plus un individu solitaire, mais une vraie communauté humaine. Ce ne sont plus des éléments de la création pris individuellement qui reflètent la sagesse et la beauté de Dieu. C’est la communauté de la création dans son ensemble ».

Dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (5), Jürgen Moltmann a montré l’œuvre créatrice accomplie par l’Esprit de Dieu. « La perception de l’Esprit divin en toutes choses engendre une vision nouvelle du monde. Si l’Esprit de Dieu est engagé dans toute la création, alors l’Esprit divin oeuvre en faveur de l’unité et de la communauté de toutes  les créatures entre elle et avec Dieu. La vie est communauté. La trame des relations mutuelles est suscitée par l’Esprit divin qui, à cet égard, peut aussi être appelé l’ « Esprit cosmique ».

Nous voici devant une compréhension renouvelée de la nature, une compréhension écologique. « C’est un paradigme nouveau de la communauté, de la culture et de la nature dans une communication caractérisée par la réciprocité ». « Dans l’eschatologie chrétienne, telle que nous la trouvons dans l’épître aux Éphésiens et l’épître aux Corinthiens, l’œuvre de Dieu en Christ, la christologie unit ensemble le destin de l’humanité avec le destin du cosmos dans la vision de la nouvelle création ».

 

Ainsi, tel que Jürgen Moltmann l’expose dans le chapitre 9 de « Ethics of hope », consacré à la dimension écologique, nos combats actuels pour la protection de la nature (6) et pour le développement de l’écologie s’inscrivent dans une grande perspective et dans une grande vision. Apprenons à vivre en harmonie avec la nature.

J H

 

(1)            Dalaï-Lama,  Stéphane Hessel. Déclarons la pais ! Pour un progrès de l’Esprit. Indigène éditions, avril 2012.

(2)            On trouvera une présentation de la vie et de la pensée de Jürgen Moltmann, ainsi que des textes introduisant à certains aspects de cette pensée sur le site : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

(3)            Moltmann (Jürgen). Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire. Cerf, 2004. Les textes sont issus de grandes œuvres de Moltmann parues au Cerf : Dieu dans la création ; Trinité et Royaume de Dieu ; Jésus, le Messie de Dieu ; La venue de Dieu.  Voir sur le site : l’Esprit qui donne la vie, une présentation de la pensée de Moltmann sur la création : « Dieu dans la création » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766

(4)            Moltmann (Jürgen). Ethics of hope. Fortress Press, 2012

(5)            Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 « La possibilité de reconnaître l’œuvre de Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu a pour fondement théologique la compréhension de l’Esprit de Dieu comme puissance de création et comme source de vie. « C’est le souffle de Dieu qui m’a fait, l’inspiration du Puissant qui me fait vivre » dit Job (Job 33.4). (p 60)

Sur le blog : Vivre et espérer : « Pour une conscience écologique. Une expérience de terrain » https://vivreetesperer.com/?p=694