« Chaque enfant apporte avec lui un nouveau commencement de vie dans le monde et se développe dans l’aurore de la plénitude à venir. S’ils sont des créatures de Dieu, ils sont créés pour cet avenir de sa création. Il faut donc considérer et accepter les enfants dans cette dimension transcendante où ils peuvent être eux-mêmes et se développer par eux-mêmes…Chaque enfant apporte avec lui quelque chose de nouveau dans le monde et ce renouvellement de la vie nous permet d’espérer quelque chose du royaume de paix promis avec sa plénitude de vie. « Les enfants sont différents », déclare à juste titre Maria Montessori en faisant référence à Emerson : « L’enfant est l’éternel Messie qui revient sans cesse dans l’humanité déchue pour la conduire vers le royaume des cieux » (1)
Dans son livre : « De commencements en recommencements », Jürgen Moltmann consacre ainsi son premier chapitre à « La promesse de l’enfant » (1) La reconnaissance du potentiel spirituel de l’enfant est une des découvertes de notre époque (2). La parole de Jésus, longtemps méconnue, est à nouveau entendue (3). Une bonne nouvelle à évoquer en ce temps de Noël que l’on aime recevoir comme un temps de nouveauté et de promesse.
J H
(1) Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte temps présent, 2012 (Citation : p 28) https://vivreetesperer.com/?p=572
Grâce à des recherches comme celles de Rebecca Nye (1), nous apprenons aujourd’hui à découvrir la spiritualité del’enfant comme un univers original, original et merveilleux… Pour nous qui sommes devenus adultes, cette découverte nous invite à revisiter notre enfance comme une ressource qui peut nous éclairer et nous inspirer. C’est ce à quoi Rebecca Nye nous encourage lorsqu’elle écrit : « Nous avons vu que la spiritualité de l’enfant et celle de l’adulte ne sont pas complètement distinctes. Elles ont beaucoup en commun. Les enfants deviennent des adultes pour lesquels les expériences avec Dieu pendant l’enfance sont souvent très formatrices. Il serait précieux de vous interroger sur votre propre vie avec Dieu, celle que vous vivez aujourd’hui et celle que vous viviez étant enfant… Une des façons d’être à l’écoute de votre être et, en particulier de votre âme d’enfant est de faire l’inventaire de quelques moments marquants de votre enfance » (p 41).
Un moment d’enfance
Nous voici donc en train de nous remémorer un moment d’enfance. Dans cette enfance environnée par la guerre et finalement protégée, il y a eu bien des moments heureux. Cependant, dans la réévocation d’une histoire spirituelle, il y a un événement qui est toujours revenu à ma mémoire. C’est un moment où, dans le mouvement de ce qui était alors la « communion solennelle », sans doute au moment où on me prenait en photo, j’ai remis en pensée ma vie à Jésus. Mais quand je me remémore ce printemps 1942, il y a eu finalement une « période sensible » que je découvre comme une oasis à l’orée d’une adolescence inquiète. Mon père était médecin militaire. Fin 1941, on lui confie la direction de l’hôpital Bégin qui accueille des prisonniers de guerre rapatriés pour raison de santé. A Noël 1941, j’arrive donc avec ma mère habiter le grand appartement de fonction qui nous était destiné. Mon père était très bon. Ce fut une grande joie de le retrouver après la séparation de la guerre, puis de son poste à Chateauroux en « zone libre ». Enfant unique, j’étais aussi objet d’affection et d’attention pour mon père, et je me rappelle combien, dans ces mois là, j’ai cherché à l’initier à ma jeune culture, à mes lectures, à mes apprentissages scolaires. Je lui faisais partager mes découvertes avec mon intuition enfantine, source de bonheur pour l’un et pour l’autre. On avait finalement trouvé pour moi à Vincennes une petite école privée destinée à un public de filles, mais où on acceptait un petit groupe de garçons. Le climat était familial et j’en perçois rétrospectivement la douceur. L’hôpital se situait dans un grand parc où je me promenais librement. Dans les beaux jours lorsque des familles s’installaient sur la pelouse, j’aimais jouer avec les plus petits et participer à ce bonheur. Cependant, il me revient aussi la forte mémoire des rencontres que j’ai eu à cette période avec des prisonniers de guerre africains rapatriés pour raison de santé. Je les rencontrais au tournant d’une allée. J’allais vers eux, je leur manifestais ma sympathie, parfois en leur offrant des fleurs cueillis au bord du chemin. Spontanéité et empathie de l’enfance…
Au printemps 1942, il y eut donc cette communion solennelle dans une grande église bondée. Avec papa, j’avais été acheter à Saint Sulpice des images de Jésus, de Marie, de saints et j’en avais tapissé le mur de ma chambre. Et sur la cheminée de ma chambre, initiative quelque peu singulière, j’avais disposé un Ancien et un Nouveau Testament illustrés par des grands dessins peut-être de Gustave Doré. Tous les soirs, j’invitais mon père à venir prier. Je ne me rappelle pas ce qui se disait, mais c’était un vrai élan de foi. Cependant, le point d’orgue de tout ceci, c’est la paix qui m’a imprégné pendant ces quelques semaines alors que j’étais un enfant très peureux, vivant dans la crainte des bombardements. C’est un souvenir très prégnant d’autant que j’ai vécu ensuite à nouveau dans la peur de cette menace. Ce fut donc une oasis par rapport aux craintes et aux tourments qui allaient monter par la suite. Je me souvenais de ce mouvement de mon cœur où j’avais confié ma vie à Jésus… En revisitant cette période, je me rends compte qu’il y a eu là une « période sensible » où amour, confiance et foi se sont conjugués dans mon vécu, un moment de grâce. Et puis les nuages sont arrivés. Le paysage intérieur s’est brouillé. Des années difficiles ont suivi.
Enfance : nos racines
A la suite de l’invitation de Rebecca Nye dans son livre sur « la spiritualité de l’enfant », nous nous sommes donc engagés dans cette exploration de la mémoire en faisant le choix de ce moment d’enfance. Certes, nous avons chacun une relation différente avec les différentes étapes de notre vie. Et de telle ou telle période, on peut garder des souvenirs qui, pour les uns, ont besoin d’être guéris (2), et qui, pour les autres, nous porteront. Pour moi, si l’adolescence a été souffrante, je puis entrer dans la vision d’Antoine de Saint-Exupéry lorsqu’il écrit dans « Pilote de guerre » (1942) : « D’où suis-je ? Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Cette dynamique nous paraît correspondre à l’émerveillement que suscite le livre de Rebecca Nye.
A travers les expériences positives qui transparaissent dans nos vies, sachons apprécier l’œuvre de l’Esprit, et, par delà, sa puissance de guérison et de transformation dans l’immédiat et dans la durée (4).
(2) Lecomte (Jacques). Guérir de mon enfance. Odile Jacob, 2004
(3) Nous renvoyons ici à nouveau à la pensée théologique de Jûrgen Moltmann : Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. Sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
Mise en perspective de la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com
Dans un monde où les menaces abondent, ne perdons pas confiance. Sachons reconnaître les évolutions positives et les promesses d’avenir dans une multitude de signes encore peu visibles. C’est regarder au bien plutôt qu’au mal. C’est accepter des nouveautés, des surprises. C’est aller au delà de nos conventions et de nos habitudes de pensée, et parfois à l’encontre d’une pensée dominante dans certains cercles. Ce préalable est-il nécessaire pour saluer la toute récente création de la « Chan Zuckerberg Initiative » par Mark Zuckerberg, inventeur et directeur de Facebook et son épouse, Priscilla Chan à l’occasion de la naissance de leur fille Max ?
Peut-être parce que des esprits chagrins peuvent voir là une manifestation spectaculaire de la richesse… Il est vrai qu’actuellement les inégalités se creusent en fonction d’un capitalisme non régulé. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, il y a toute la différence entre un riche patron qui thésaurise et celui qui met une fortune au service des gens.
Ainsi, le 1er décembre 2015, Mark Zuckerberg annonçait la création, avec son épouse Priscilla Chan, de la « Chan Zuckerberg Initiative » (CZI) (1). Cette organisation caritative sera à terme dotée de 99% des actions de Facebook détenues par le couple, soit une somme estimée aujourd’hui à 45 milliard de dollars (42 milliards d’euros). Elle a pour ambition de « faire avancer le potentiel humain et de promouvoir l’égalité » avec un intérêt majeur pour l’enfance et l’éducation.
Pourquoi évoquer ici une initiative, qui, dans le contexte français, peut paraître lointaine, décalée, voire suspecte ? Parce que justement elle s’inscrit dans les signes positifs qui apparaissent dans un monde en pleine transformation. Dans une recherche commune, sachons reconnaître les avant-garde où qu’elles soient.
Et, dans ce cas, le berceau des nouvelles technologies de la communication, la « Silicone valley » est en train d’engendrer une nouvelle philanthropie, qui, ici, tient ses ressources du talent et du travail de ses promoteurs. Et, à l’exemple de la fondation Bill Gates, on peut voir là un outil puissant, parce que souple et efficace, pour promouvoir des pratiques au service de la vie.
Et puis, dans cette initiative, il y aussi une dimension émotionnelle qui nous touche profondément. Un jeune couple et la naissance de sa petite fille. Ce n’est pas rien qu’à l’occasion de cette naissance, les parents choisissent d’engager leur vie au service de l’humanité. Dans ces circonstances, ce geste donateur de parents fortunés nous rappelle certains contes d’autrefois. Mais, dans ce cas, la vision d’avenir n’est pas la poursuite d’une dynastie régnant sur un peuple, mais un engagement au service du progrès de l’humanité.
Cet événement advient dans un pays qui est devenu un creuset de toutes les populations du monde. Priscilla Chan est fille de parents sino-vietnamiens arrivés aux Etats-Unis après la chute de Saigon en 1978 (2). Et elle a fait de brillantes études médicales. Aujourd’hui, à 30 ans, elle est créatrice et directrice d’une école privée à but non lucratif qui se propose d’offrir à des élèves de condition modeste, un enseignement ainsi qu’un suivi de santé, jusqu’à l’obtention de leur diplôme. Facebook, l’œuvre de Mark Zuckerberg s’inscrit dans le processus actuel de globalisation. Nous sommes là au cœur d’une dynamique internationale.
Ainsi, la création de cette nouvelle organisation humanitaire nous apparaît à la fois comme un événement symbolique et une promesse d’avenir.
Pour annoncer leur engagement, Mark Zuckenberg et Priscilla Cham publient une lettre dans laquelle ils s’adressent à la petite fille qui vient de naitre : « Lettre à notre fille » (3).
« Ta mère et moi, nous n’avons pas encore les mots pour décrire l’espoir que tu nous donnes pour l’avenir. Ta vie nouvelle est pleine de promesses et nous espérons que tu seras heureuse et en bonne santé pour pouvoir explorer cet avenir. Tu nous donnes déjà une raison pour réfléchir au monde dans lequel nous espérons que tu vas vivre. Alors que les grands titres de la presse se concentrent sur ce qui mal, de bien des manières, ce monde est en train d’aller mieux. La santé s’améliore. La pauvreté recule. Le savoir grandit. Les gens se connectent. Dans chaque domaine, le progrès des technologies implique que ta vie devrait être bien meilleure que la notre aujourd’hui ».
Cette lettre se caractérise par un parti pris d’optimisme. Les auteurs attendent de nouvelles découvertes scientifiques et techniques à même de changer les conditions de vie. On peut s’interroger, mais ils sont certainement bien placés pour apprécier le potentiel qui se développe actuellement. Ainsi, il nous est dit que l’ouverture d’un accès à internet a des conséquences remarquables en terme de condition de vie et d’emploi. Or, plus de la moitié de la population mondiale n’a pas encore accès à internet. La progression de cet outil devrait permettre à des centaines de millions de personnes de sortir de leur enfermement. « Notre espoir pour cette génération se concentre sur deux idées : faire progresser le potentiel humain et promouvoir l’égalité »
Dans une perspective optimiste, Mark et Priscilla manifestent une grande confiance dans les progrès de la médecine. Et ils préconisent des investissements massifs dans ce domaine. Cependant, Mark et Priscilla décrivent la mise en œuvre d’une dynamique de progrès dans tous les domaines qui régissent les conditions de vie. C’est le cas en particulier dans le domaine de l’enseignement.
« Notre génération a grandi dans des classes où nous apprenions tous la même chose à la même vitesse sans tenir compte des intérêts et des dons de chacun. Votre génération traduira en objectifs ce que vous désirerez devenir : ingénieur, professionnels de santé, écrivain, leader de communauté…Vous aurez la technologie qui comprendra comment vous pouvez le mieux apprendre et sur quoi vous avez besoin de vous concentrer…Dans le monde entier, les étudiants auront accès à travers internet à des aides d’apprentissage personnalisé… ». C’est une vision mobilisatrice. « Nous ferons tout pour que cela arrive non seulement parce que nous t’aimons, mais parce que nous avons une responsabilité morale envers tous les enfants de la prochaine génération ».
En considérant le monde d’aujourd’hui,, nous y voyons bien des malheurs, guerres, maladies, famines. Des politiques essaient d’y faire face. Des organisations humanitaires se confrontent à ces souffrances pour essayer d’en limiter l’impact. Cependant, nous devons prendre en compte les différents aspects de la réalité non seulement dans le court terme, mais aussi dans le long terme. Dans la durée, sur certains points, on peut observer des améliorations sensibles. Dans le paysage actuel, il y a bien des orages, bien des nuages, mais aussi des ciels plus lumineux. Sachons apprécier les lumières qui apparaissent et rendent le monde meilleur. Bienvenue à la « Chan Zuckerberg Initiative ».
(4) Sur ce blog : « Une révolution en éducation. L’impact d’internet pour un nouveau paradigme en éducation » : https://vivreetesperer.com/?p=1565 « Sugata Mitra : un avenir pédagogique prometteur à partir d’une expérience d’autoapprentissage d’enfants indiens en contact avec un ordinateur » : https://vivreetesperer.com/?p=2165
« Mais qu’est ce qui les fait lire comme ça ? ». Oui, il y a bien chez les enfants une puissance de vie qui s’exprime en terme d’exploration, de découverte et d’émerveillement. Et c’est pourquoi on doit tout simplement faciliter ce mouvement, laisser passer et encourager ce courant de vie. « Laissez les lire ! » (1) nous disait Geneviève Patte à travers le titre d’un livre précédent. Et, dans celui-ci, elle réitère ce message : « Mais qu’est-ce qui les fait lire comme ça ? » (2).
Comme Maria Montessori dans un autre contexte (3), c’est la reconnaissance de la puissance de vie qui s’exprime dans l’enfant. La communion intuitive et l’écoute nous permettent d’entrer dans cette réalité. L’observation et la réflexion nous aident à en saisir la pleine dimension. Et, pour tout cela, la relation est première. On peut redire ici les mots du philosophe Martin Buber : « Aucommencement était la relation » (4). En toute chose, mais combien cela est vrai ici… Et cette dynamique relationnelle apparaît comme première dans l’histoire de vie de Geneviève Patte telle qu’elle nous la présente dans ce livre. Cette histoire se déroule de rencontre en rencontre.
Une famille ouverte aux autres, ouverte à l’étranger
Au départ, Geneviève nous parle de sa famille, une famille résistante durant l’occupation, une famille ouverte aux autres, ouverte à l’étranger. « J’étais bien petite, mais je me rappelle la période de l’Exode à Poitiers. La famille était accueillante. Tous les soirs, en mai-juin 1940, mes frères et sœurs ainés se rendaient à la gare pour offrir l’hospitalité à ceux qui ne savaient pas où passer la nuit. J’aimais alors les grandes tablées du matin où chacun se restaurait avant de reprendre la route… » (p 17)).
Ouverture aux autres, ouverture aux livres. Je suis née et j’ai grandi dans une maison remplie de livres. Mes parents lisaient beaucoup et prenaient le temps de nous lire et de nous raconter des histoires. Il me suffisait d’aller frapper à la porte du bureau de mon père pour qu’il interrompe ses recherches de paléontologie et m’accorde du temps. Il sortait alors du tiroir de sa table de travail quelques albums délicieux dont il me faisait lecture… Ces livres m’ont laissé une forte impression… » (p 13).
Au lycée, Geneviève a fréquenté « les classes nouvelles », crées à la Libération dans un état d’esprit pionnier. « On y privilégiait le travail en équipe, l’autodiscipline et les enquêtes dans la ville pour « l’étude du milieu » (p 21).
Bref, cet environnement familial et scolaire a été un point de départ privilégié pour l’itinéraire pionnier de Geneviève Patte dans la création de « la Joie par les Livres » et la promotion des bibliothèques pour enfants.
Des rencontres fondatrices, de « l’Heure Joyeuse » à « la Joie par les livres »
Mais cet avenir n’était pas écrit d’avance ! Il est advenu à travers des rencontres fondatrices.
La première a été la découverte de « l’Heure joyeuse », une bibliothèque d’avant garde créée à Paris dans l’entre deux guerres à la suite des innovations américaines dans le domaine de la lecture enfantine. « A travers les fenêtres éclairées, je voyais un spectacle qui m’enchantait. Des enfants circulaient librement dans un monde de livres. Certains semblaient accaparés par leurs lectures. D’autres consultaient les fichiers. J’avais remarqué aussi la présence discrète et attentive de deux femmes. Elles conversaient en tête-à-tête avec des enfants. Tout cela me paraissait inhabituel. J’étais émerveillée… » (p 23). Geneviève nous introduit ensuite dans la vie de cette bibliothèque exceptionnelle. Et c’est là qu’elle a pris la décision de devenir bibliothécaire.
Quelques années plus tard, ce fut le début d’une aventure internationale qui allait se poursuivre ensuite tout au long de cette histoire de vie. Geneviève Patte effectue un stage à la Bibliothèque Internationale pour la Jeunesse à Munich. Et puis, dans cette ouverture d’esprit qui est la sienne, elle se laisse interpeller par l’idée de se rendre aux Etats-Unis où les bibliothèques pour enfants sont florissantes. « C’est une décision difficile. A cette époque, New-York est une ville lointaine. On n’y va pas en quelques heures. Le voyage est une véritable aventure… Finalement, je me laisse convaincre. Par chance, à Poitiers, je rencontre un couple américain particulièrement ouvert… » (p 49). Ces amis vont l’aider à réaliser ce voyage. Geneviève obtient une bourse Fulbright et travaille à la « New York Public Library ».
De retour en France, une autre rencontre va ouvrir à Geneviève un champ pionnier : la création et le développement de la bibliothèque : « La Joie par les Livres » à Clamart. C’est la rencontre avec Anne Schlumberger, la mécène de l’association, qui va permettre cette réalisation. « Qui donc est la femme généreuse qui permet cette aventure ? Elle s’appelle Anne Gruner Schlumberger. Elle appartient à une famille de grands industriels protestants d’Alsace, mais aussi d’hommes de lettres et de découvreurs de génie. Sa famille est bien connue dans le monde entier pour ses actions de mécénat exceptionnelles de générosité et d’intelligence… Cependant, sa volonté d’offrir une bibliothèque d’exception à l’intention des enfants et des familles suscite de fortes réticences en France, dans le monde des bibliothèques… Pourtant, pour Anne Schlumberger, il ne s’agit pas d’un coup de tête. C’est une décision longuement murie… » (p 68-69). Malgré les oppositions ambiantes, Geneviève et une petite équipe ont accepté d’entrer dans ce qui a été au départ une aventure, une manifestation extraordinaire de créativité. « Fallait-il donc que nous ayons un courage à toute épreuve ou une incroyable naïveté pour nous lancer dans l’aventure de Clamart ? Nous devinions en fait que ce que nous offrait Anne Schlumberger était unique : la confiance et la liberté pour innover et pour rechercher l’excellence… D’emblée, j’ai aimé l’exigence et l’enthousiasme de la petite équipe. Nous étions liées par une conviction commune et nous aimions travailler ensemble… Anne nous a donné toute liberté pour mettre en place un projet qui ainsi a pu se développer de manière naturelle, à la fois cohérente et solide… Notre désir était clair : révéler aux enfants ce que peut leur apporter une bibliothèque pensée pour eux, un lieu qui leur permette de connaître la joie de lire et de vivre là une part de leur enfance, d’en être en quelque sorte les acteurs ; tout cela dans un contexte de relations simples et naturelles avec des adultes… » (p 74-76). Geneviève nous décrit cette bibliothèque pionnière qui est devenue un lieu attirant et rayonnant.
Ces hommes et ces femmes au cœur intelligent
L’influence de la « Joie par les livres » s’est manifestée tant en France qu’à l’étranger. Et là encore, des rencontres fécondes sont advenues. Geneviève nous raconte ainsi la visite de Joseph Wresinski qui a marqué le début d’une vraie collaboration avec ATD-Quart Monde (p 135-136). C’est aussi le dialogue heuristique qui s’engage avec le pédopsychiatre René Diatkine. « René Diatkine aimait rappeler l’apport des vraies rencontres. Ma rencontre avec lui a été déterminante… Nos intérêts se sont rejoints autour d’un même souci : créer partout les conditions favorisant l’accès de tous à la lecture, en privilégiant ceux qui habituellement sont éloignés du monde de l’écrit… (p 180). Chercheur et thérapeute, René Diatkine a enrichi considérablement nos pratiques, parce que les séminaires qu’il a animé à notre intention ont renforcé chez nous le goût de l’observation… Observez, écrivez, ne négligez pas les détails. Ils sont porteurs de sens… L’observation éclaire nos pratiques. Elle met au cœur de notre métier ce qui est fondamental : la médiation » (p 185-186).
« Avec Serge Boimare, revenir aux histoires qui ont traversé les âges » : voici une autre rencontre impressionnante. « Serge Boimare raconte comment des enfants refusant volontairement tout apprentissage scolaire sont capables de se prendre de passion pour des œuvres classées parmi les grands livres de notre patrimoine littéraire : la Bible, l’Odyssée, les grands mythes classiques, les contes de Grimm ou les œuvres de Jack London et de Jules Verne… » (p 197).
Geneviève nous dit combien toutes ces rencontres ont été fécondes : « René Diatkine, Sarah Hirschman et Serge Boimare, ces hommes et ces femmes au cœur intelligent, pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, m’ont, chacun à leur manière, beaucoup inspirée pour ce qui est au cœur même de mon métier… Ils partagent une même confiance : les rencontres que les bibliothèques proposent, peuvent contribuer à transformer les vies les plus difficiles en ouvrant par la lecture, des voies nouvelles… J’ai beaucoup reçu de ces personnes que j’admire pour leur humanité… Voilà ce qui a toujours animé mes interventions en France et dans le vaste monde, notamment dans les pays du Sud, là où des bibliothécaires souhaitent insuffler un esprit nouveau à leurs institutions (p 201-202).
Expériences dynamiques dans les pays du Sud
Au long de cet itinéraire, Geneviève s’est ainsi rendu dans de nombreux pays du Sud qui ont fait appel à elle. Ce livre nous décrit ces nombreuses missions à l’étranger. Ces missions ont été à l’origine de belles rencontres. Parce qu’elle est entrée en sympathie avec ses interlocuteurs, Geneviève a beaucoup appris des expériences en cours aujourd’hui en Amérique latine, en Afrique, en Asie.
Dans un contexte de pauvreté et souvent d’injustice, Geneviève nous décrit une multitude d’expériences de terrain, riches en générosité et en humanité.
« Ce qui me frappe, c’est l’imagination de ces passeurs, la diversité de ces petites unités de lecture parce qu’est prise en compte la diversité des personnes et des situations… Ainsi, à Guanajuato au Mexique, pour offrir le plaisir d’histoires racontées, Liliane n’hésite pas à utiliser les longs moments passés dans ces autocars brinquebalants qui font partie du paysage latino-américain. Et là elle raconte, elle montre des albums au fil des pages… A Mexico, une ou deux fois par semaine, en soirée, Nestor accueille chez lui parents, jeunes et enfants du quartier… L’espace de lecture, aménagé dans une pièce de sa maison, ouvre sur la rue…Ici, on raconte, on lit à haute voix des textes qui touchent, on échange des impressions. L’ambiance est joyeuse… Ailleurs encore, dans un jardin public de Jinotepe, au Nicaragua, entre balançoire et toboggan, il y a comme une sorte de petit abri, fait de bric et de broc, où des enfants s’arrêtent pour de longs moments de lecture. Ils peuvent s’installer à de petites tables. Le choix des livres est remarquable tout comme la concentration des enfants au milieu de l’agitation ambiante (p 248-250). « J’ai donc vu à l’œuvre ces modestes pionniers. J’ai admiré leur simplicité, leur goût de l’excellence, la rigueur de leur jugement. J’ai aimé leur gaieté. Leur enthousiasme est contagieux. Ainsi naissent et se développent ici et là des initiatives qui font tache d’huile. Le travail en réseau est essentiel pour ces petites unités… » (p 250).
Geneviève cite le grand éducateur brésilien : Paolo Freire : « Les hommes s’éduquent en communion et de manière médiatisée à travers le monde ». « J’ai rencontré sur mon chemin des initiatives éclairées par le même esprit et dans des lieux pourtant différents. Les auteurs ont en commun le même désir de rejoindre les marges, de se rapprocher de ceux qui souvent ne sont pas reconnus par les instances éducatives et culturelles. Ils ont une haute idée de la lecture et des bibliothèques. Ils sont habités par un souci de justice qui les amène à porter beaucoup de leurs efforts sur les oubliés. Parce qu’ils s’en rapprochent et les écoutent, ils connaissent la richesse de ces personnes victimes d’exclusion et ils créent des espaces de rencontre où celles-ci peuvent pleinement trouver leur place et avoir voix au chapitre (p 214). Il y a ainsi, dans ces pays du Sud, une chaleur humaine et une vitalité que l’on découvre à travers des récits de rencontres avec des personnes exceptionnelles.
Ce livre se déroule en de courts chapitres, couvrant chacun un thème précis : un épisode de vie, une rencontre, une activité, un livre, une question… au total plus de 130 séquences, des unités de lecture facilement accessibles. On peut lire telle ou telle d’entre elles. On peut également entrer dans le déroulé du livre et le lire de bout en bout. On y découvre un mouvement de rencontre en rencontre, de découverte en découverte. Ce livre nous ouvre un horizon. « La bibliothèque est une terre d’envol. « Donnez-nous des livres, donnez-nous des ailes » selon la belle formule de Paul Hazard. Il y a là comme une source où l’on vient goûter cette eau vive de la lecture et de la rencontre, un lieu où chacun est reconnu et peut faire entendre sa voix, où l’on apprécie un vivre-ensemble singulier. Là, je suis témoin de l’éveil de l’enfant qui, à la faveur de ses découvertes, naît au monde et s’étonne, et j’ai le plaisir de partager cela avec ceux qui sont sensibles à l’esprit d’enfance » (p 262).
J H
(1) Patte (Geneviève). Laissez-les lire ! Mission lecture. Gallimard, 2012. Mise en perspective sur ce blog : « Laissez-les lire. Une dynamique relationnelle et éducative » : https://vivreetesperer.com/?p=523
(2) Patte (Geneviève). Mais qu’est-ce qui les fait lire comme ça ? L’histoire de la femme qui a fait lire des millions d’enfants. Les arènes. L’école des loisirs, 2015
(3) Montessori (Maria). L’enfant. Desclée de Brouwer, 1936
Maria Montessori met en lumière le potentiel de l’enfant et elle le décrit en terme « d’embryon spirituel ». Sur ce blog, l’article : « L’enfant, un être spirituel » : https://vivreetesperer.com/?p=340
Maria Montessori est une des grandes figures pionnières du courant de l’éducation nouvelle qui se poursuit aujourd’hui dans d’autres formes. Sur ce blog : « Et si nous éduquions nos enfants à la joie ? Pour un printemps de l’éducation ! » : https://vivreetesperer.com/?p=1872
(4) « L’« essence » de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font reconnaître l’« accord général ». « Au commencement était la relation (Martin Buber) » (Jürgen Moltmann, Dieu dans la création. Seuil, 1988 (p25).
En 2008, dans la ville anglaise de Todmorden, des gens ont commencé à planter et à cultiver des fruits et des légumes pour les mettre à la disposition de tous (1). Ce mouvement : « Incredible Edible » prend une grande ampleur et suscite un nouveau genre de vie. En 2011, François Rouillay découvre cette innovation et suscite, dans sa commune, Colroy-la-Roche en Alsace, une démarche analogue, un mouvement du cœur. Des gens se mettent à planter des fruits et légumes pour les partager avec tout le monde. A toute allure, ce mouvement : « les Incroyables Comestibles » se diffuse et se répand dans toute la France.
Au cœur de ce processus, François Rouillay témoigne de cette aventure et de l’esprit dans laquelle elle se développe. « Chacun est appelé à faire sa part ». « Soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». C’est un « nouvel art de vivre, de produire et de consommer localement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ». L’expérience de Todmorden est relatée dans un livre récent (2). L’innovation se déploie sur un site internet : « Les Incroyables Comestibles. Bienvenue sur le site de l’abondance partagée » (3). Passer du chacun chez soi, du chacun pour soi, à un mouvement de partage où une créativité collective s’exprime en plantant et en cultivant des fruits et légumes pour les mettre à la disposition de tous, est-ce un rêve généreux, mais irréalisable ? L’expérience prouve que c’est une vision qui se réalise lorsque des gens prennent l’initiative, deviennent acteurs révélant ainsi des aspirations collectives qui se mettent en marche. « C’est un mouvement où des citoyens changent de regard, se prennent en main et se décident à créer ce nouveau monde, ce meilleur et à en faire l’expérience ». Ecoutons, à travers cette vidéo (4), le témoignage concret et émouvant de François Rouillay, cofondateur des « Incroyables comestibles ». Quelques notes extraites de cette interview nous aideront à poursuivre notre réflexion. Incroyable, mais vrai !
Comment l’aventure a commencé
François Rouillay se présente comme « un père de famille » avec une passion particulière pour le jardinage et une autre passion : le partage, les démarches collectives qui rendent possible notre art de vivre sur les territoires, dans les communes, dans les villages, par l’échange, le dialogue, le partage. C’est ici à Colroy-la-Roche que nous avons commencé l’aventure, l’heureuse aventure des « Incroyables comestibles » au mois d’avril 2012… Dans cette maison, les enfants ont construit le premier bac de fruits et légumes à partager, un bac qui se trouve devant la maison. Et ce bac a suscité la création d’un autre bac par un voisin. Et puis un autre voisin a fait la même chose. Et puis le village d’à coté s’est engagé lui aussi… Maintenant on se développe dans toute la France et à l’étranger. Les « Incroyables Comestibles », c’est une démarche des gens, un mouvement du cœur et du partage dans des communes où on va planter des fruits et légumes, les cultiver et les offrir en partage à tout le monde. Et quand on devient collectif, on peut transformer les espaces urbains en jardins d’abondance puisqu’on en plante le plus possible partout.
C’est une démarche qui nous est venue d’Angleterre puisque tout a commencé en 2008 à Tormorden, près de Manchester, dans le nord de l’Angleterre, une petite ville dans une période difficile de désindustrialisation. Au mois de décembre 2011, je faisais de la veille sur la sécurité alimentaire, les populations et j’essayais de trouver des solutions au niveau collectif et j’ai découvert un article anglais sur cette nouvelle méthode. J’ai fait des recherches. Et j’ai découvert qu’on n’en parlait absolument pas dans la presse française. Cela faisait trois ans que cela existait et pas un mot dans la presse française. J’ai été stupéfait de voir qu’une méthode qui fonctionne, qui fonctionne tellement bien que Todmorden s’est développé dans 35 communes en Angleterre avec le soutien du prince Charles et que les gens sont ravis, restait inconnue chez nous. Rien en France. Et donc on s’est réuni en famille avec quelques amis. Et on s’est dit : c’est génial. Il faut le faire. Donc, on s’est lancé dans l’aventure. C’est comme cela qu’on a expérimenté ce mouvement qui est un mouvement collectif, citoyen, un mouvement qui vient des gens. Et on a commencé à le faire devant cette maison. Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans le monde, on a commencé par nous même.
Colroy-la-Roche : les étapes d’un processus
Le principe pour réaliser cette démarche citoyenne est très simple. On l’a expérimenté à Colroy-la-Roche. Même une seule personne peut démarrer. C’est étonnant ! Parfois, il y a des groupes qui démarrent à 30 ou 40, mais il y a des communes où cela a démarré avec une seule personne.
Quand on a démarré à Colroy la Roche, mon épouse a accepté de lancer l’appel de Colroy. L’étape 1, c’est de se prendre en photo durant la pancarte de la commune. On se prend en photo devant le panneau avec le visuel : Nourriture à partager : Incroyables Comestibles France. Et puis on prend aussi des râteaux, des binettes, des outils de jardinage, des arrosoirs. Et on prend aussi quelques fruits et légumes. Cette étape est très importante parce que c’est le point de départ d’un processus où les citoyens vont changer de regard. Ils vont acter l’intention délibérée d’engager un processus collectif sur le territoire, et cela dans le respect de la loi, dans une démarche de pacification. C’est autorisé à tout le monde de se prendre en photo devant une pancarte. C’est une démarche bienveillante.
On passe ensuite à l’étape 2. On va partager la photo sur les réseaux sociaux, sur un blog, sur un site internet et lancer l’appel aux autres à participer. Donc l’étape 2, c’est de la communication. Aujourd’hui, on la relaie en faisant passer l’information sur le site des « Incroyables Comestibles. France » et à nos amis anglais de Todmorden. Il y a une carte mondiale et, sur cette carte, on place une petite balise de la commune où des citoyens se lancent. On passe du local au global. Les gens se relient entre eux. Si en plus, on associe la presse quotidienne régionale, la radio, les gens autour de vous peuvent découvrir qu’il y a une démarche collégiale et ils proposent de vous rejoindre. C’est ce qui se passe régulièrement.
Ensuite, l’étape 3. Soyons le changement que nous voulons voir dans le monde. On commence par soi-même. Chacun est invité à faire sa part. On met un bac devant la boite à lettres sur l’espace privé ouvert au public. Certaines personnes n’ont pas d’espace devant. Elles placent une jardinière sur le balcon. Dans un logement collectif, il n’y avait devant que 50 cm de terre avec des buissons. Des mamans et des enfants ont planté des framboisiers, avec : « nourriture à partager » et une petite information. Alors des voisins ont demandé : « Qu’est ce qui se passe ? ». « Oui, c’est sympa ! » Les gens se mettent à parler… Voilà l’étape numéro 3. Chacun fait sa part.
On arrive à l’étape 4. On passe à la dimension collective. On va organiser une réunion publique dans la salle des fêtes. On va sur des marchés. On va créer l’événement en allant à la rencontre des autres pour faire monter le mouvement collectif, ce mouvement citoyen. Et quand on arrive à susciter une certaine dynamique dans la commune, généralement les élus en ont entendu parler et souvent les conseils municipaux viennent à la rencontre.
Et dans l’étape 5, on tente de rallier le conseil municipal de manière à ouvrir l’espace public pour transformer la ville en parcours potager libre et gratuit.
Aujourd’hui, neuf mois auprès le début de l’action, les « Incroyables Comestibles » fleurissent partout en France. On enregistre plus d’une action par jour en France et dans le monde. C’est tellement sympathique, c’est tellement efficace, un véritable retour au bon sens de produire et de consommer localement, que parfois, le même jour, tout se met en place jusqu’au maire et au conseil municipal qui viennent en soutien et qui proposent de coopérer ».
François Rouillay nous fait part ensuite de belles expériences dans son département, mais aussi dans d’autres régions de France. Il nous raconte des initiatives en arboriculture pour remettre en circuit des anciennes espèces et créer des vergers citoyens. Il nous rapporte une dynamique à laquelle des enfants participent activement : « Ces enfants ouvrent une voie pour ce nouvel art de vivre, de produire et consommer facilement, de s’entraider, d’être dans un mouvement joyeux et solidaire, intergénérationnel ».
Changer de système. De la pénurie à l’abondance
Dans un contexte de déclin industriel, les anglais à Todmorden ont intitulé le mouvement : « Incredible Edible Unlimited ». Il y a là une ambition : un horizon illimité. « Le cités industrielles en déclin renaissent de leurs cendres et se disent illimitées. La créativité est illimitée. On peut passer d’un système de pénurie à un système d’abondance. Tout cela par un simple changement de regard. Les anglais nous expliquent qu’ils ont quitté la croyance erronée qu’ils étaient victimes de génération en génération, et, du jour au lendemain, en abandonnant le système de peur de l’autre, de peur du lendemain qui conduit à la loi du plus fort, de la compétition qui, on le voit bien, génère de l’exclusion, on quitte l’ancien système qui ne fonctionne plus et qui est en bout de course pour entrer dans un nouveau système qui est inclusif, accessible à chacun. Les handicapés, les enfants, les personnes âgées peuvent participer de manière simple à créer de l’abondance… C’est facile à comprendre : vous prenez une semence de comestible, vous la plantez dans le sol, la terre vous en rend cent fois plus. Vous en plantez mille, elle en rend cent mille. Et si vous êtes 15 000 à le faire le même jour, qu’est ce qui se passe ? Et bien, c’est ce qui s’est passé à Todmorden. Et aujourd’hui, c’est ce que nous mettons en place dans nos villes : 1 000 pommiers en une journée. Nous invitons les habitants à créer l’abondance sur les territoires. On a une démarche citoyenne qui est très simple : Nourriture à partager… Servez-vous librement ! C’est gratuit ! »
Changer de regard
Un petit logo représente un haricot qui germe. « C’est une invitation à une prise de conscience. De génération en génération, on nous a transmis cette croyance erronée qui est la peur du manque. Moi-même, j’ai perçu cela. Et donc, j’ai un tas d’exemples. Aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est complètement faux. La terre est généreuse. On plante une graine. La terre nous en rend cent fois plus. Quand vous avez changé de regard et que vous avez commencé à faire l’expérience, vous voyez le monde totalement différent ».
Il y a une grande crise économique et financière en Europe. Il y a des collectivités entières avec des taux de chômage très élevés. Des populations ne profitent pas des bienfaits de la terre. « Si vous changez le regard, et que vous faites le lien entre ces populations et la terre, on peut passer de la pénurie à l’abondance. C’est ce que Todmorden a fait puisqu’en 4 ans. Todmorden est arrivé à 83% d’autosuffisance alimentaire. Maintenant, on peut le faire en 10 mois parce que Todmorden partage son expérience gratuitement avec tout le monde.
Le meilleur est à venir. Pourquoi ? Parce que nous avons décidé de le créer et de le vivre ensemble. En nous connectant et en nous reliant les uns aux autres avec la terre, nous en faisons l’expérience ici et maintenant.
Les enfants sont nos guides
La raison pour laquelle ce mouvement se développe partout et sans frontières, c’est que c’est simple à réaliser et que la terre est généreuse, si simple que même les enfants peuvent le faire.
Et les enfants aiment le faire. On dit que les enfants sont nos guides. Pourquoi les enfants sont nos guides ? Parce que quand vous confiez à des enfants la responsabilité de planter des semences pour faire un jardin à partager, les enfants vont jusqu’au bout.
D’abord, ils s’émerveillent de manière naturelle. Ils s’émerveillent de voir que cela pousse. Ils trouvent cela merveilleux. Ils vont arroser toutes les semaines.
Ce qui est extraordinaire, c’est que pour l’enfant lorsqu’on lui dit, c’est pour partager, il le croit immédiatement. Pour l’enfant, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est un changement de regard.
Fêter l’abondance. Partager un repas
Nos amis anglais nous disent : « Célébrate ! ». Faites la fête de l’abondance. Et, pour cela, il n’y a rien de mieux que de partager des fruits et des légumes, en mangeant ensemble. L’assiette, le repas, c’est ce qui nous unit ». François Rouillay évoque l’expérience des « soupes du partage ». On apporte ce qu’on a. « Ceux qui savent cuisiner vont apprendre aux autres à faire de délicieux potages ».
Une économie de proximité
Qu’est ce que vont penser les maraîchers locaux ? Vont-ils craindre une concurrence ? « Et bien non, c’est tout le contraire. Actuellement, nous sommes soutenus par les maraîchers locaux parce ce que c’est par le changement de regard qu’on va réactiver les circuits courts ». A Todmorden, l’économie est repartie. On recrée des emplois. Le changement repose sur trois plaques tournantes : la communauté (la participation citoyenne), l’éducation et la pédagogie avec en priorité les enfants, l’économie locale. Si on relie ces trois pôles, « vous avez un cercle vertueux, un système complètement évolutif et accessible à chacun ».
Un horizon nouveau
« La terre peut nourrir tous ses enfants sans problème. On se redonne un avenir. On se recrée un monde du possible, un monde de gentillesse, de bienveillance. Non nous ne sommes pas emprisonnés dans la pénurie. Nous sommes créateurs de ce monde où on peut vivre dans une forme d’abondance partagée.
Pierre Rabhi nous parle de « sobriété heureuse ». Il parle des 3 H : humus, humilité, humanité. C’est cela notre leitmotiv : guérir la terre, recréer l’humus et, en humilité, nourrir l’humanité ».
La montée d’une conscience nouvelle
Dans notre société en mutation où les menaces abondent, il est bon de mettre en évidence des courants et des mouvements à travers lesquels la collaboration et la solidarité se manifestent (5). Ce sont là des signes qui nous encouragent et nous éclairent. Le mouvement : « Incroyables Comestibles » fait partie de ces changements qui débouchent sur un nouveau genre de vie et qui témoignent d’une transformation en profondeur des mentalités. François Rouillay met en évidence la portée de ce changement. C’est à la fois une nouvelle forme d’économie fondée sur le partage et un nouveau genre de vie. Mais c’est aussi une conception nouvelle du monde. Ici, ce n’est plus la force et l’exclusion qui dominent, c’est la collaboration et l’inclusion (6). Ici l’homme ne se prétend plus maître et seigneur de la nature (7), mais il la respecte et considère avec reconnaissance les bienfaits d’une « terre généreuse » et le potentiel d’abondance qui lui est ainsi offert.
Nous voyons également dans ce mouvement une signification spirituelle qui transparaît dans cette interview à de nombreuses reprises. « Comme disait Gandhi, soyez le changement que vous voulez voir dans ce monde ». Cette réalité spirituelle est particulièrement sensible chez les enfants qui y sont prédisposés (8). François Rouillay nous montre comment les enfants participent avec enthousiasme à ce mouvement : « Ils s’émerveillent de manière naturelle… Pour eux, le partage, c’est quelque chose de naturel. L’abondance dans la nature est un phénomène naturel. C’est cela le changement de regard ».
Toutes ces observations évoquent pour nous le message des évangiles. Jésus ne donne-t-il pas les enfants en exemple ? Ne nous montre-il pas un Dieu qui exprime sa bonté dans la profusion de la nature ? Ne nous invite-t-il pas à une convivialité fraternelle dans des repas partagés ? Certes ce message a souvent été perdu de vue dans un héritage religieux en osmose avec une société menacée par la mort et marquée par la domination, la répression et l’exclusion. François Rouillay évoque le souvenir du manque présent encore aujourd’hui, mais en remontant dans le passé, on y rencontre des famines. Ainsi, si nous vivons aujourd’hui dans une période difficile, il y a néanmoins une évolution des esprits qui permet l’éclosion d’un nouveau genre de vie. Les mentalités évoluent. Ainsi reconnaît-on davantage aujourd’hui les dispositions positives et un chercheur comme Jérémie Rifkin a pu écrire un livre sur la reconnaissance et le développement de l’empathie (9). Si le christianisme occidental a été pollué pendant des siècles par l’idéologie mortifère du péché originel, une transformation intervient là aussi. A cet égard, le livre de Lytta Basset : « Osons la bienveillance » est particulièrement éclairant (10). En prenant en exemple certains épisodes de la vie de Jésus, elle nous montre comment la bienveillance peut s’exercer et se répandre aujourd’hui. Et cette vertu est bien présente dans le mouvement des « Incroyables comestibles ». Dans le contexte de notre réflexion personnelle, nous percevons dans la dynamique de ce mouvement une inspiration de l’Esprit telle qu’elle nous est décrite par Jürgen Moltmann, théologien de l’Espérance (11). « Etre vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion… L’« essence » de la création dans l’Esprit, c’est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’« accord général » ». La création et le développement des «Incroyables comestibles » nous apparaît comme un phénomène émergent. Moltmann apporte un éclairage sur la signification de l’émergence en y voyant un processus d’« auto-organisation » de la vie, un « saut qualitatif ». Il y perçoit « une présence de l’Esprit divin qui pousse vers la transcendance et qui, dans l’apparition de nouveaux ensembles, anticipe la réalité future dans le Royaume de Dieu ».
Les « Incroyables Comestibles » nous apparaissent comme une remarquable « innovation sociale qui revêt une vraie portée socio-politique et socio-culturelle. Bien sûr, dans la crise de grande ampleur à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, cette approche ne résout pas tous les problèmes. Elle apporte sa part, mais c’est une contribution substantielle. Elle participe à l’apparition d’une nouvelle économie et d’un nouveau genre de vie. Telle qu’elle nous est décrite, elle apparaît comme « une Révolution tranquille » qui concerne à la fois l’économie, le social et la culture. Mise en évidence vécue et concrète d’une étonnante dynamique, sens visionnaire, expression chaleureuse, bon sens et sagesse se conjuguent pour faire de cette interview de François Rouillay une ressource particulièrement précieuse, une source d’enthousiasme dans un temps où nous devons faire face à beaucoup de morosité.
J H
(1) La dynamique intervenue à Todmorden est relatée dans une vidéo sous-titrée en français accessible sur le site des « Incroyables Comestibles » http://lesincroyablescomestibles.fr
(2) LesIncroyables Comestibles. Plantez des légumes. Faites éclore une révolution. L’incroyable histoire de Todmorden. Préface de François Rouillay. Postface de Gilles Daveau. Actes Sud/Colibris, 2015. Ce livre, traduit de l’anglais, relate l’histoire de Todmorden, mais, à travers la contribution de François Rouillay, il rend compte brièvement de l’histoire du mouvement en France et nous donne un état de la situation actuelle comme sa présence active dans quelques villes comme Albi, Bayonne, Besançon et La Rochelle.
(10) Sur ce blog : « Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand. (Lytta Basset : Osons la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
(11) La pensée de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com Les citations présentes dans cet article sont extraites du livre : « Dieu dans la création » (Cerf, 1988) : p 15 et 25. Et de « Ethics of hope » (Fortress Press, 2012) p 126.