Cette lumière qui est en nous

Selon Michelle Obama

Dans ce monde difficile et incertain, nous avons besoin de points de repère. Ce sont des personnalités dont nous sentons qu’elles peuvent nous inspirer à travers leur honnêteté, leur bienveillance, leur générosité. Parfois de telles personnalités sont particulièrement visibles à travers un rôle éminent dans la vie sociale et politique. Nous pensons à Barack Obama dont nous avons rapporté ici l’autobiographie (1). Mais sa femme, Michelle, qui l’a accompagné lors de sa présidence des États-Unis, apparaît également comme une personnalité remarquable. Elle a déjà relaté son parcours dans un livre : « Devenir » (2), mais dans son nouvel ouvrage : « Cette lumière en nous. S’accomplir en des temps incertains » (3), elle nous invite à une réflexion à partir de son expérience pour nous aider à affronter les obstacles, à grandir et à poursuivre un chemin de vie.

Et elle peut s’adresser à nous à partir de son parcours. (4). Née en 1964 à Chicago, elle grandit avec ses parents et son grand frère dans un quartier afro-américain de la ville. Elle est portée par un climat familial chaleureux et respectueux. « Dès son plus jeune âge, ses parents lui apprennent à faire entendre sa voix ». A 24 ans, elle est diplômée de la prestigieuse faculté de droit d’Harvard. Elle entre dans un cabinet d’avocat où elle reçoit, comme stagiaire, Barack Obama. Cette rencontre débouche sur leur mariage en 1992. Ensemble, ils auront deux filles. Le 4 novembre 2008, Barack Obama est élu président des États-Unis et elle est la première afro-américaine « première dame » des États-Unis.

Comme jeune fille noire, elle a du faire face à de nombreuses humiliations. De plus, elle évoque sa grande taille qui ne la servait pas. A partir de cette expérience, elle est qualifiée pour nous apprendre à faire face aux rebuffades et à développer persévérance et confiance. « Au fil des ces pages », nous dit-elle, « il sera question de trouver son pouvoir personnel, un pouvoir collectif et le pouvoir de surmonter les sentiments de doute et d’impuissance. Je ne dis pas que tout ça est facile… J’ai passé des décennies à apprendre de mes erreurs, à faire des ajustements et à modifier mon cap en cours de route » (p 27). Elle nous apprend à nous accepter et à reconnaitre notre potentiel. « J’ai appris que l’estime de soi et la vulnérabilité n’étaient pas incompatibles, bien au contraire, et que les êtres humains avaient tous au moins une chose en commun : nous aspirons à mieux, en toute circonstances et à tout prix. On devient plus audacieux dans la lumière. Connaître sa lumière, c’est se connaître soi-même ; c’est porter un regard lucide sur sa propre histoire. La connaissance de soi engendre la confiance en soi, qui nous permet d’être plus sereins et de prendre du recul. C’est ainsi que nous pouvons nouer des relations authentiques avec les autres… La lumière se transmet. Une famille forte donne de la force à d’autres familles. Une communauté engagée éveille chez les autres le désir de s’impliquer. Tel est le pouvoir de la lumière qui est en nous » (p 28).

Ainsi, le partage de cette expérience peut être bienfaisant et inspirant pour beaucoup, d’autant qu’aujourd’hui, en ces temps de crise, l’inquiétude s’est répandue et le questionnement s’est généralisé. « A l’origine, j’avais conçu ce livre pour proposer un accompagnement aux lecteurs qui traversaient de grands bouleversements, un ouvrage que j’espérais utile et réconfortant pour quiconque entamait une nouvelle phase de sa vie, qu’il s’agisse de la fin des études, d’un divorce, d’un changement de carrière ou d’un diagnostic médical, de la naissance d’un enfant ou de la mort d’un proche… » (p 29). Cependant, aujourd’hui, nous sommes tous entrés dans une période de tempête en percevant les échos de l’épidémie, de la guerre, des troubles politiques. Alors, Michelle Obama nous invite à nous poser « des questions plus pragmatiques sur la façon de rester debout au milieu des défis et des changements : Comment s’adapter ? Comment se sentir plus à l’aise, moins paralysés face à l’incertitude ? Quels outils avons-nous pour nous aider ? Où trouver des soutiens ? Comment créer de la sécurité et de la stabilité ? Et, si nous unissions nos forces, que pourrions-nous réussir à surmonter ensemble ? » (p 31).

Comment donc ce livre est-il conçu ? « Il n’existe pas de formule. Ce que je peux vous proposer, c’est de vous offrir ma propre boite à outilsCertains de mes outils sont des habitudes et des pratiques, d’autres sont véritablement des objets physiques ; et le reste consiste en une panoplie d’attitudes et de convictions issues de mon parcours et de mes expériences personnelles, de mon propre « devenir » toujours en cours. Ce livre ne prétend pas être un mode d’emploi. Vous y trouverez plutôt une série de réflexions honnêtes sur ce que la vie m’a enseigné jusqu’ici, sur les béquilles qui m’aident à tenir. Je vous présenterai certaines des personnes qui me maintiennent debout et partagerai avec vous les leçons que j’ai apprises auprès de femmes exceptionnelles pour faire face à l’injustice et à l’incertitude. Je vous parlerai des choses qui continuent à me mettre par terre et de celles sur lesquelles je m’appuie pour me relever. Je vous confierai aussi certaines attitudes dont je me suis débarrassée avec le temps ayant fini par comprendre qu’il fallait faire le tri entre outils et défenses, les premiers étant bien plus utiles que les secondes » (p 26).

« Ce livre se déroule en trois parties : la première évoque le processus qui permet de puiser de la force et de la lumière en soi ; la seconde évoque notre relation aux autres et la notion de bien-être affectif ; la troisième a pour but d’ouvrir une discussion sur les manières de mieux nous approprier, protéger et renforcer notre lumière, notamment dans les périodes difficiles » (p 27).

 

Manifester sa présence

Ce livre foisonne en de multiples propos et se prête peu à une analyse méthodique. A titre d’exemple, nous choisissons donc ici un des chapitres : « Suis-je visible ? », pour témoigner de l’actualité et de la pertinence du sujet et de l’authenticité de l’expérience ainsi rapportée.

Si on est confronté à des attitudes de domination et à la pression du conformisme, on hésite bien sûr à apparaître. On se tient prudemment en retrait. On comprend ainsi la question : « Suis-je visible ? ». De par son parcours, Michelle Obama est bien placée pour en parler. « Partout où je vais, je rencontre des gens qui me confient avoir du mal à être acceptés en tant qu’individus à part entière, que ce soit à l’école, au travail, ou au sein d’un groupe plus large. C’est un sentiment que j’ai connu et avec lequel j’ai du composer pendant la majeure partie de ma vie » (p 105).

Les motifs du ressenti de non acceptation peuvent être très divers. Ainsi, dans son enfance et dans son adolescence, ce fut pour Michelle, l’impression que sa grande taille physique la mettait à part. « Dans mon quartier, être noir n’avait rien de remarquable. A l’école, je fréquentais des enfants de tous milieux et cette diversité créait un environnement où nous pouvions être pleinement nous-même. En revanche, j’étais grande. Et il a fallu que j’apprenne à m’en accommoder. On ne voyait que ça. On m’a collé cette étiquette très tôt et je n’ai jamais pu m’en débarrasser… » (p 106). Elles ressent par exemple les appels à l’école où on classe les enfants : « les petits derrière, les grands devant ». Cela lui donne « l’impression d’être publiquement reléguée à la marge ». « Cette apparente disgrâce a créé en moi une blessure infime, une petite graine de détestation de soi qui m’empêchait de voir mes atouts » (p 106). « Rétrospectivement, j’ai compris que je m’adressais deux messages simultanés particulièrement toxiques lorsqu’ils sont associés : « Je ne suis pas comme les autres » et « Je ne compte pas » (p 107). A l’époque, le sport féminin n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui et ne lui offrait pas une voie d’affirmation.

Cependant, le ressenti de la différence comme source de rejet s’inscrit généralement dans une dimension sociale. Aux États-Unis, la discrimination vis-à-vis de la communauté afro-américaine prend des formes diverses. Michelle Obama évoque le cas « d’un certain nombre d’amies qui ont grandi dans des banlieues blanches aisées… La plupart racontent que leurs parents ont fait le choix de les élever dans des quartiers où les écoles publiques étaient bien dotées… ». Mais, il y avait alors une contrepartie. Ces enfants pouvaient se ressentir comme une exception. L’auteure nous raconte ici le cas d’Andrea. Comme fillette noire, « Elle a commencé à ressentir des flottements autour d’elle, dès son plus jeune âge… Cela n’a pas empêché Andrea de se faire des amis qui l’aimaient pour elle-même et d’avoir une enfance heureuse, simplement elle a été consciente de sa différence très tôt. Et elle a vite appris à décrypter les signaux lui rabâchant qu’elle n’était pas à sa place, à déceler les non-dits lui indiquant qu’elle était une intruse dans sa propre ville » (p 117). Ce sont là des blessures qui ont laissé des traces.

Michelle Obama a grandi dans un quartier où elle se sentait chez elle. « De ce fait, jusqu’à mes 17 ans, je n’ai jamais été « l’exception ». C’est à l’université que j’ai découvert cette forme d’invisibilité paradoxale ». Princeton est une prestigieuse université américaine dans un site magnifique. Mais Michelle s’y retrouvait dans un « environnement peuplé majoritairement de jeunes hommes blancs ». Elle a pu cependant trouver un lieu convivial dans un « centre multiculturel où se réunissaient les étudiants non blancs ». Dans ce milieu, il était possible d’exprimer des expériences de discrimination, de les comparer. « Nous n’étions pas fous. Ce n’était pas simplement dans notre tête. Le sentiment d’exclusion et d’isolement… n’était pas une vue de l’esprit. Et ce n’était pas non plus la conséquence d’une déficience ou d’un manque d’effort de notre part. Nous n’imaginions pas les préjugés qui nous rejetaient aux marges. C’était réel » (p 123). Ce sentiment étant présent et répandu, une question apparaît : « Qu’en faire ? ».

«  Notre père dont les tremblements et la claudication attiraient parfois l’attention des passants dans la rue, nous disait toujours avec un haussement d’épaules : « Aucune critique ne peut vous atteindre si vous êtes en accord avec vous-même » (p 123). Michelle nous fait un portrait de son père. « Mon père ne se souciait pas du regard des autres. Il était bien dans sa peau. Il connaissait sa propre valeur et il était équilibré mentalement à défaut de l’être physiquement » (p 123). Le père de Michelle avait été lui aussi confronté à l’arbitraire. « Il n’avait jamais eu les moyens de faire des études supérieures. Il avait subi les politiques discriminatoires du logement et de l’éducation ». Mais il a refusé de s’engager dans l’amertume. « Il avait appris que, dans certaines circonstances, savoir ignorer les vexations et laisser couler était une force. Il était conscient de l’injustice, mais ne voulait pas céder au désespoir… Il a préféré nous inciter, mon frère et moi, à nous intéresser au fonctionnement du monde, et nous parler d’égalité et de justice » (p 124). Il savait mesurer sa valeur sur ce qu’il avait et non sur ce qu’il n’avait pas. « Le regard qu’on porte sur soi est déterminant. C’est la base, le point de départ pour changer le monde autour de soi. Voilà ce qu’il m’a appris. L’équilibre de mon père m’a aidée à trouvé le mien » (p 125).

« Aucune critique ne peut vous vous atteindre si vous êtes en accord avec vous-même ». Michelle nous raconte comment elle a évolué dans sa manière de penser et de se comporter. « On pourrait dire que tout a commencé par l’acceptationPeu à peu, j’ai compris que si je voulais changer la dynamique des lieux que je fréquentais, pour moi-même et ceux qui me suivraient, si je voulais qu’ils accueillent plus largement la différence, que chacun s’y sente à sa place, je devais d’abord trouver en moi la fierté et l’aplomb nécessaires. Au lieu de cacher qui j’étais, j’ai appris à le revendiquer… Je devais m’entrainer à être à l’aise avec ma peur. C’était ça ou renoncer. La vie de mon père m’avait enseigné une chose : on fait avec ce qu’on a. On se forge des outils, on s’adapte et on avance. On persévère, en dépit de… » (p 106).

L’auteure nous rapporte des incidents révélateurs de mentalités imprégnées par une pensée d’exclusion. Ainsi Stacey Abrams, aujourd’hui femme politique, rapporte que major de sa promotion de lycée en 1991, elle fut invitée à une réception du gouverneur de Géorgie, et que s’y rendant avec ses parents, elle fut l’objet d’un rejet par un agent de sécurité. Elle parvint à passer parce que ses parents avaient parlementé, mais ce fut là un souvenir cuisant. « De tels messages ont un pouvoir annihilateur, surtout s’ils s’adressent à un sujet jeune dont l’identité se construit… » (p 132). L’auteure rapporte également « la légèreté avec laquelle une conseillère d’orientation, au lycée, a balayé ses ambitions au bout de dix minutes d’entretien, insinuant qu’il était inutile que je postule à Princeton, car, à ses yeux, je n’avais pas « le profil » adéquat » (p 132). « On ne perçoit pas toujours la portée de ce genre de message, c’est pourquoi il faut être attentif à la manière dont ils sont formulés et reçus. Les enfants et les adolescents désirent qu’on reconnaisse la lumière qui est en eux. Ils en ont besoin. C’est ce qui les aide à grandir. Et si on leur fait sentir qu’ils sont invisibles, alors ils trouveront d’autres moyens moins productifs de se faire remarquer » (p 133). Michelle Obama revient sur ceux qui ont fait barrage. Elle les perçoit comme « des figurants dans les récits plus vastes et plus intéressants qui témoignent de notre place dans ce monde. Leur seul pouvoir, au bout du compte, est de nous rappeler pourquoi nous persévérons » (p 135).

 

Pourquoi ce livre ? Les intentions de Michèle Obama

Quelles étaient les intentions de Michelle Obama en écrivant ce livre ? Elle nous répond dans une interview exclusive sur Brut où elle échange avec l’autrice Leïla Slimani (5).

Comme l’intervieweuse remarque que, dans son livre, elle n’hésite pas à exprimer combien elle a pu connaitre des angoisses et des doutes, et à montrer « la femme derrière l’icône », Michelle Obama répond que c’est là une manifestation « d’authenticité et de vulnérabilité ». « Parfois, il est facile de se dire que quand on est perçu comme un modèle, on doit avoir toutes les réponses, on ne doit montrer aucune faiblesse, mais je crois que c’est placer la barre trop haut à un niveau impossible à atteindre pour les personnes qui vous admirent et en fait ce n’est pas vrai. Nous souffrons tous de la peur. Nous traversons tous ces épisodes dépressifs. Nous nous demandons tous si nous sommes à la hauteur. Dans mon cas, le fait de l’admettre, c’est le « code source » de ma puissance. Comment mes différences et ma singularité ont fait de moi celle que je suis, plutôt que de chercher à les cacher, plutôt que de porter un masque de la perfection ».

Cependant que penser d’un rôle modèle ? Comment envisager cette notion de modèle ? Michelle Obama répond que les femmes qui sont présentes sur la scène publique ont une responsabilité. Comme femme noire, elle est singulière. Elle fait partie de femmes qui se sentent marginalisées comme si elles n’avaient pas de chemin bien défini à suivre parce qu’elles n’ont pas de modèles… Elle veut donc contribuer à « réécrire l’histoire qui est laissée de côté pour imposer notre image ». C’est permettre à des jeunes de se dire : moi aussi, je peux y arriver.

Des questions sur différents thèmes lui sont ensuite adressées. Et, comme elle a écrit un chapitre sur l’amitié, et que l’amitié tient une grande place dans sa vie, Leila Slimani lui demande d’en parler. Michelle Obama répond qu’elle a été surprise par le nombre de lecteurs qui ont réagi à ce chapitre «parce que beaucoup d’entre eux disaient qu’ils n’avaient pas d’amis ». Ainsi, en parlant à des femmes sur-occupées par leur activité professionnelle et leur responsabilité familiale, elle a constaté qu’elles n’avaient pas pu donner une priorité à l’amitié, et alors, « on se réveille un jour sans amis ». « Ma communauté de soutien a toujours été essentielle pour moi. Je la décris comme ma « table de cuisine ». J’ai choisi cette métaphore parce que, quand j’étais petite et que je vivais dans les quartiers sud de Chicago, la table de cuisine était l’endroit où tout le monde se réunissait dans notre petit appartement. C’est là qu’on réglait tous nos problèmes pendant que ma mère préparait le diner. C’est là que mes amies venaient pendant la pause déjeuner pour parler des soucis de la journée. C’est un endroit où on pouvait retirer son masque et être complètement soi-même… C’était un espace de confiance où on pouvait partager ses expériences, baisser le masque et être relevée, guérir des blessures du monde… C’est fondamental… Je pense qu’on ne peut pas tenir pour acquise cette communauté, qu’il faut la construire. On ne doit pas perdre cette habitude pas seulement de tisser des amitiés, mais de les entretenir dans la durée ».

L’intervieweuse pose une dernière question sur la devise proclamée par Michelle Obama à la convention démocrate de Philadelphie en 2016 : « Quand ils s’abaissent, nous nous élevons ». C’est un appel à la dignité et au courage, mais certains s’impatientent et se radicalisent. « Comment continuer à nous battre dans la dignité ? ». Michelle Obama répond qu’elle s’en est expliquée dans un chapitre. « Une devise n’est rien sans action. S’élever ne veut pas dire être complaisant… Pour moi, s’élever, c’est passer de la rage à l’action… Je cite John Lewis… « La liberté, ce n’est pas un état, mais un acte. Ce n’est pas un jardin enchanté… Il faut travailler intelligemment et prévoir stratégiquement. C’est comme cela que le mouvement des droits civiques a fonctionné. On parle toujours de la marche de Washington, mais la marche de Washington n’était que la cerise sur le gâteau. Il y avait des projets pour changer les lois. Il y avait des boycotts qui ont duré des années… ». Michelle Obama parle d’« une action à long terme où on cherche à savoir quel sera le résultat final de nos actions. Vont-elles ouvrir l’esprit des gens, les amener à mieux me comprendre ou vont-elles les amener à me craindre davantage ? J’explore cela d’une façon très détaillée ». Les générations actuelles peuvent s’interroger sur la vitesse du changement. « Mais, au final, je crois que l’intégrité, la dignité, la patience, la détermination, la préparation sont les clés et qu’elles ne passeront jamais de mode ».

Notre condition sociale comme les circonstances de la vie peuvent nous avoir courbé, étouffé, humilié. Une prise de conscience se généralise aujourd’hui. Cette situation n’est pas inéluctable. Il y en nous un potentiel qui peut se mobiliser. Michelle Obama nous appelle à découvrir cette force latente, en découvrant « la lumière en nous ».

Parce qu’elle-même a connu des situations dans lesquelles elle a été méconnue, et, en particulier, celle d’une jeune fille noire confrontée aux préjugés ambiants, elle peut écrire à partir de son expérience. Son expression authentique, sincère, contraste avec des approches plus convenues. Ainsi s’opère une rencontre avec lectrices et lecteurs. Un courant passe qui engendre la confiance. Ce livre suscite une prise de conscience libératrice. La parole de Michelle Obama porte d’autant plus qu’avec ses deux filles, elle a partagé la vie de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis.

Sur ce blog, nous avons suivi différents épisodes de cette présidence (1). Dans une histoire longue, la présidence de Barack Obama s’inscrit dans un mouvement d’émancipation et de solidarité qui a connu des étapes marquantes comme la lutte pour les droits civiques menées par Martin Luther King. On peut y voir une inspiration chrétienne telle qu’on peut la percevoir notamment dans le titre des mémoires de Barack Obama : « Terre promise » (1). En s’adressant à un grand public, la tonalité du livre de Michelle Obama nous paraît plus psychologique dans une forme où s’allie l’expérience et le bon sens et où s’exprime une dynamique de vie.

J H

 

 

  1. Barack Obama. Une Terre promise. Fayard, 2020. Compte-rendu avec un rappel des liens à différents articles sur ce blog portant sur différents épisodes et différentes facettes de cette présidence.
  2. Michelle Obama. Devenir. Fayard, 2018
  3. Michelle Obama. Cette lumière en nous. S’accomplir en des temps incertains. Flammarion, 2022
  4. Michelle Obama. Une vie. Brut You Tube : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=Michelle+Obama++Brut&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&safe=images&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:deef07ed,vid:3ttPTHXihrQ
  5. Interview exclusive de Michelle Obama sur Brut : https://www.youtube.com/watch?v=cv7tEPpJk9o

Pistes de résistance face à la montée d’une technocratie déshumanisante

Pour un retour du soin face au mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste

Selon Dr Louis Fouché

A notre insu, nous pouvons parfois être soumis à l’emprise d’une culture techniciste animée par une raison instrumentale et portée par une technocratie calculatrice. Si cette réalité apparaît aujourd’hui, jusqu’au risque d’une culture totalitaire, elle est le produit d’une transformation progressive qui remonte loin dans le temps. Certes, la prise de conscience écologique s’inscrit en face de ce danger, mais il nous faut entrevoir toutes les dimensions du problème. De fait, cette menace peut être perçue dans différents aspects de la vie. A cet égard, les transformations actuelles du système de santé peuvent être envisagées comme un révélateur de tendances profondes qui comportent de graves dangers. C’est le thème d’un livre du Docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin » (1).

Face à un technicisme déshumanisant, comment protéger et promouvoir une médecine mettant en priorité le soin et le souci de l’autre ? Le propos du docteur Louis Fouché est radical, mais il dévoile une réalité qui n’a pas encore donné lieu à une prise de conscience largement répandue. En fait, le docteur Louis Fouché est apparu sur la scène publique à l’occasion de la crise suscitée par l’épidémie du Covid. Il est alors entré en résistance vis-à-vis des directives sanitaires officielles. Médecin anesthésiste, il a manifesté beaucoup de courage en s’y opposant jusqu’à être contraint à suspendre son activité professionnelle avec le sacrifice financier correspondant. Dans ce contexte, il a animé un réseau d’entraide. Son livre témoigne de cette expérience. Cependant, plutôt que de s’enfermer dans une rancœur, même si il s’exprime parfois dans des termes choquants, il nous paraît chercher à comprendre les facteurs de la dérive et les pistes à explorer pour développer une médecine « intégrale et intégrative » dans des contextes humains appropriés.

 

Ce livre se présente donc en ces termes :

« Héritier de la pensée complexe, chère à Edgar Morin et Henri Laborit, le Dr Louis Fouché cherche la confrontation des regards, la fécondité du dissensus. Anthropologie, philosophie, éthique, sociologie, permaculture et non-violence nourrissent une réflexion renouvelée sur notre rapport à la Santé et au vivant.

Notre système de soins est à la croisée des chemins : consumérisme transhumaniste toxique, administré par quelques multinationales ; ou médecine intégrale et intégrative qui met la nature, les professionnels du soin et les patients en lien, pour une sagesse du vivant. A nous de choisir…

La crise du système de santé, mise à nue par le Covid, est une des volutes de la crise systémique profonde que nous devons traverser. Quand tout pousse à désespérer, quand des tutelles corrompues finissent d’achever nos institutions, ce livre est une porte vers l’émancipation, l’autonomie et la responsabilité » (page de couverture).

Si les analyses de Louis Fouché nous paraissent substantielles tant par l’expérience que par la culture de son auteur, nous ne les suivons pas sans réserve, mais surtout nous pouvons en contester l’interprétation.

Certes, la corruption peut affecter de grandes entreprises, de grandes institutions publiques peuvent être sous influence, mais on ne peut en déduire nécessairement un plan concerté visant à une domination mondiale. On pourrait davantage envisager une contagion des mentalités : la propagation d’une culture techniciste et technocratique telle que l’auteur la décrit. Au total, nous ne disposons pas en ce domaine d’une expertise suffisante pour avancer des évaluations.

Autre réserve : les propos de l’auteur sont empreints de passion, ce qui nous entraine et interpelle utilement, mais, dans ce mouvement, on peut regretter d’y voir parfois des jugements offensants ou ce qui nous apparait comme des exagérations. Il serait toutefois dommage que ces quelques réserves nous empêchent de saisir la portée de cet ouvrage qui nous apporte un éclairage majeur sur des dérives redoutables en cherchant ensuite des pistes de réponse dans une perspective constructive et généreuse. Nous essaierons de rapporter ce livre, non en terme d’un examen systématique, mais en empruntant le chemin de l’auteur à travers des passages significatifs.

 

L’apparition du Docteur Fouché sur la scène publique

Dans l’introduction du livre, l’éditeur explique son engagement en faveur de l’auteur et de son ouvrage. A quel titre le Dr Louis Fouché a-t-il été entendu durant la période critique du Covid ?

« Ce ne saurait être strictement son expertise en anesthésie et réanimation qui a interpellé le public lors de ses prises de parole. Ce qui a été entendu, c’est une synthèse et une mise en perspectives à la fois complexes et intelligibles, respectueuses de l’intelligence de chacun et humbles dans leur exposé. Le fruit en somme de ce qu’il avait patiemment additionné comme formations, expériences et réflexions, et qui venaient là créer une entaille dans le narratif prêt à consommer des discours officiels. Le docteur Louis Fouché n’est pas apparu avec la crise, c’est la crise qui a fait émerger tout un travail de l’ombre, des années de lecture, de patience, d’assemblages de concepts, de regards croisés, de mises en applications pratiques et de tous les détours qui les accompagnent… Et lorsque la parole émerge, elle prend immédiatement forme et résonne différemment aux oreilles, car elle a déjà modelé le réel » (p 10).

 

Une expérience et une conscience des failles et des dysfonctionnements du système de santé

De fait, c’est bien avant la crise du Covid que le Dr Louis Fouché a perçu les dérives du système de santé. Et ces dérives allaient à l’encontre de la « nécessaire humanité dans le soin ». Dès 2017, il avait demandé à s’inscrire dans un master II d’éthique et anthropologie médicales et il avait gagné en expérience dans les rencontres au cours de cette formation. Dans sa demande d’inscription, il avait clairement posé les problèmes : « Dans mes multiples casquettes professionnelles, je butte sur de multiples incohérences permanentes. Je dois soigner, mais je dois surtout « faire des actes ». Je dois « faire des économies ». Je suis égaré dans l’absence de bien commun clairement identifié… L’hôpital est encombré de complications insolubles, induites par des gouvernances technocratiques, dont les rouages sont opaques et les finalités inavouables. Le hiatus est de plus en plus flagrant entre un système de santé qui industrialise le soin et la réalité que je perçois chaque jour de la réalité des patients. La Haute Autorité de Santé le dit presque en ces termes : « Nous sommes là pour liquider le modèle artisanal de la médecine ». « Epur », chaque jour, je constate que c’est bien cet « artisanat » qui fait le soin. C’est bien la relation, et comment nous l’habitons, bref, notre éthique qui fait le soin, pas les « process » (p 23). Son mémoire de fin d’études avait été bien apprécié. Il y dénonçait notamment « les ravages d’une idéologie entrepreneuriale numérique appliquée à la santé humaine » et « la toute puissance algorithmique numérique en Santé » (p 25). Nous retrouverons ces thèmes tout au long du livre.

 

Une profession trop fermée

Louis Fouché nous raconte comment il a ressenti durant sa formation de médecin un manque d’ouverture. « Il serait bon d’avoir du recul. Et pourtant, tout médecin que je suis, je n’ai jamais eu d’histoire de la médecine dans mes cours de faculté. Il n’y a pas eu d’histoire des sciences non plus. Pas d’épistémologie. Pas de questionnement sur l’histoire du Vrai. Aucun retour sur les compétitions économiques ayant structuré les marchés de la santé. On y apprend la génétique, la biophysique, la biochimie, la biologie moléculaire. On nous apprend tous les détails. Mais jamais, on ne nous donne une vue d’ensemble… ». Il y a là un enfermement qui paraît stupéfiant. « Pas de philosophie, de sociologie ou de psychologie… Il n’y a pas de regards croisés avec d’autres médecines… ». Louis Fouché ne se résout pas à vivre et à penser dans cet univers clos. « Pourtant, il y a d’autres univers de soin, non ? Qu’est-ce que la médecine ayurvédique indienne ? Qu’est-ce que la médecine chinoise traditionnelle plurimillénaire ?… Pourquoi les guérisseurs africains connaissent-ils tous la botanique et les plantes qui guérissent ? Pourquoi quand il y a un malade, veulent-ils guérir tout entier le village ? Au fait, pourquoi n’apprend-on rien de la botanique et des plantes médicinales ?… » (p 36). Aujourd’hui, à la suite de la crise du Covid, Louis Fouché repose toutes ces questions et milite pour une médecine « intégrale et intégrative ».

Et il s’interroge également sur la manière dont la médecine s’est professionnalisée. A partir de l’exemple anglais, ne peut-on pas y voir plutôt un corporatisation ? (p 38). L’auteur examine également le cas américain. Au début des années 1900, au nom d’une certaine conception de la scientificité, le rapport Flexner préconise la « réorganisation et la centralisation des institutions médicales » au bénéfice d’une « médecine médicamenteuse ». Il en est résulté un recul du soin naturel, un poids croissant de l’industrie pharmaceutique, un recul drastique du nombre de médecins (p 39-40). Ces différentes observations concourent à mettre en évidence aujourd’hui des manques et des dérives dans la profession médicale. Dans sa veine radicale, Louis Fouché écrit : « La logique à l’œuvre, c’est la conquête méthodique des marchés… Nous sommes en train, de détruire le système de soin pour réattribuer le monopole du marché des soins aux multinationales de la finance et de la data ».

 

Une entrée en résistance

Face à l’épidémie de Covid, on observe un ensemble de réactions. C’est une situation complexe qui n’est pas exposable dans ce cadre. On notera seulement ici le choc ressenti par le docteur Louis Fouché au vu de certaines directives sanitaires. « Ce qui était raconté par le pouvoir et les médias ne correspondait pas à ce que je constatais dans mon service de réanimation. Intubez précocement. Mais les malades survivaient mieux si je les laissais sans ventilation invasive… Pas de traitement précoce. Mais tous ceux qui en avaient eu un guérissaient mieux. Les pontes avaient donné des consignes. Constat de réalité : ils avaient 40% de létalité dans leur réanimation quand nous en avions 5 à 20% en faisant autrement. Et pourtant, on n’a pas pu en parler Aucune possibilité de communiquer. Ils ont raison. Tais-toi. Point à la ligne. Pas de discussion » (p 30). Nous voyons en la réaction du docteur Fouché une exigence de conscience. « Il y eu un appel à parler. Une injonction à dire. Si toi, au contact des malades en réanimation, tu ne dis pas… Qui diras ? Alors, j’ai crié ce que je voyais. Et puis j’ai crié à l’aide. Et le plus surprenant, ça a été d’en trouver… Et nous avons essayé de nous entraider. Nous avons essayé de comprendre. Nous n’avons pas renoncé » (p 31). En conséquence, le docteur Louis Fouché a été sanctionné. Il a été contraint à la suspension, à l’été 2021.

 

La disruption, entraine une rupture

Notre société est caractérisée par un changement technique accéléré (2) lequel entraine l’économie et influe sur la vie sociale. L’auteur accorde une grande attention aux effets des ruptures qui peuvent ainsi intervenir en les caractérisant sous le terme de disruption. « La disruption est l’accélération sans précédent du rythme de la mutation technique. Il en résulte une incapacité pour le groupe d’en contrôler les usages et les règles. Corollairement, les systèmes techniques et leurs maitres (la classe des banquiers, des ingénieurs et des marchands) induisent la dislocation des systèmes sociaux et des individus » (p 66).

Louis Fouché expose les méfaits de disruption sous différents angles. Ainsi, sur le plan économique, elle s’inscrit dans les théories de Schumpeter. « Elles postulent que la destruction est créatrice… Détruire, c’est permettre de reconstruire. C’est faire changer de main la matière et donc générer du profit. Dans un postulat capitalistique, l’accélération de la rotation du capital… permet de générer du profit à l’infini. Comprenez bien, car c’est toute une économie de la prédation sur les ressources sans cesse accélérée qui trouve là une justification » (p 43). Cependant, l’innovation disruptive se développe dans une volonté de pouvoir. L’auteur y voit « la mainmise, sans partage, ni régulation d’aucune sorte, sur un marché ». Et, selon lui, il y a tentative d’appropriation des « systèmes institutionnels régulateurs ». Il y a donc là une menace totalitaire. « La disruption correspond à une façon iconoclaste de considérer un écosystème, en trouvant sa faille logicielle et organisationnelle, en vue d’en tirer le meilleur profit et d’effondrer les organisations traditionnelles de ce système » (p 44-45).

Cependant, Louis Fouché envisage également les effets de l’innovation de rupture accélérée, la disruption, sur les mentalités et sur les valeurs qu’elles portent. Le secteur de la santé offre un exemple des chamboulements induits par l’accélération technique. L’adoption d’une invention, d’une nouvelle technique requiert son acceptation par tous ceux qui sont concernés. « Un nouveau système technique doit être « métabolisé » par un groupe socio-culturel pour en faire jaillir le meilleur bien commun. Le groupe socio- culturel et les individus se trouvent transformés au passage. Dans la disruption, le rythme de mutation technique accéléré empêche ce métabolisme » (p 71). Si la mutation technique dépasse les capacités adaptives, le « Nous » se disloque. « La technique s’impose au réel. Le groupe se retrouve « toujours en retard ». Et puisqu’il est en retard, il perd sa capacité à rêver le bien commun qui pourrait advenir. Il y a perte des repères du « Nous », perte de sa raison d’être » (p 77). A cet égard, Lois Fouché peut nous fait part de son expérience en milieu hospitalier. Il y a constaté l’imposition de règles mécaniques et d’une uniformisation normative. «Quand les systèmes techniques visent à établir une automaticité algorithmique des processus, il s’ensuit une prolétarisation croissante des humains ». Les procédures se multiplient et l’artisanat se mue en routine. L’auteur porte un regard critique vis à vis de processus qui visent à remplacer l’artisan par une chaine de montage, et puis de remplacer l’ouvrier par des robots. Et, in fine, de remplacer le salarié par des algorithmes de traitement de données de masse. Il faut éradiquer l’imprévu. Et l’imprévu, c’est le vivant… » (p 73).

Si l’on en revient à l’épidémie du Covid, le docteur Louis Fouché en garde l’amère expérience d’un service de réanimation bouleversé par des règles technocratiques imposées d’en haut sans aucune pertinence par rapport à la réalité des patients. « Petit à petit, nous avons été expropriés de notre pratique médicale » (p 77). En quelque sorte, la communauté du « Nous » s’est disloquée et chacun a travaillé dans l’isolement. « La disruption résulte en la destruction du lien social et l’isolement progressif des individus atomisés » (p 79).

« Il y a dislocation du tissu social, destruction des appartenances et interdépendances antérieures, et mise en place d’une crispation totalitaire, pour tenter de maintenir, par la sclérose du mensonge, le Nous en effilochement » (p 81).

 

Technocratie et santé industrialisée

Le docteur Louis Fouché ressent une pression technocratique grandissante et il en décrit les caractéristiques et les effets dans un chapitre : « Technocratie et santé industrialisée ». Il entre d’emblée dans une interpellation au vif du sujet : « Pour planter le décor : cette exclamation de M Claude Le Pen, professeur en économie de la santé, en 2014, au Collège de France : « Nous sommes là pour liquider sans regret le modèle artisanal de la Médecine » ». Dit autrement, commente l’auteur : « Nous sommes là, nous économistes de la santé, représentant la Haute autorité de santé, pour mettre en place un marché industrialisé, normatif, rationalisé et évalué de production et de consommation de biens et services de soins. Voilà les ambitions des organisateurs du système de santé » (p 47). Et dès lors, le pouvoir s’exerce d’en haut. La décision politique se fond par ailleurs avec des motivations économiques. « Le régulateur officiel, en l’espèce l’Etat, prend en fait des décisions sous l’influence d’un régulateur occulte ». Selon Louis Fouché, ce régulateur occulte, « c’est l’ensemble des industriels du médicament, des multinationales de la finance et de la data ». « Le lexique et les méthodes de rationalisation managériale et productiviste de l’industrie s’imposent au soin » (p 50). « Il se produit l’envahissement du champ sanitaire par le champ managérial et organisationnel qui entend plier à ses modalités rationnelles, perfectionnistes, l’ensemble des strates du monde des soignants » (p 51). Pourrait-il en résulter un gain économique ? Le commentaire de l’auteur ne va pas dans ce sens. « Car on assiste à une multiplication de la fameuse tarification à l’acte. Plus on réalise d’actes, plus on gagne de l’argent… Il se produit une augmentation inarrêtable des actes… » (p 51). L’auteur décrit la dérive financière et incrimine le profit que certains en retirent. Dans cette évolution, le rôle des médecins se dégrade : « Le système de santé doit produire des soins industriellement avec efficience. Les soignants y deviennent des rouages d’une logique techno-industrielle et numérique. La Haute Autorité de santé, haute et autoritaire, impose administrativement aux soignants une praxis conforme à une justification d’efficience et d’équité » (p 54). « L’adossement du système de soins à un système technique industriel réduit la pratique soignante au pilotage d’un système technique » (p 54). A lire ce livre, on ressent une impression de déshumanisation. L’auteur se livre à une critique implacable d’un système où les bonnes intentions sont détournées et où le pouvoir revient à un milieu animé par des préoccupations administratives, techniques et commerciales. Ce système apparait comme de plus en plus omniprésent, jusqu’à influencer la production des savoirs. On se reportera à l’analyse détaillée de la critique de Louis Fouché qui, dans sa logique, peut paraître extrême. Il envisage un système où « une interdépendance est inéluctablement bâtie par le modèle industriel entre le monde du soin et le monde marchand de production technique des remèdes et des savoirs » (p 59).

 

L’expansion du numérique

Nous assistons aujourd’hui à une expansion massive du numérique. Comment ne pas en percevoir aujourd’hui les innombrables bienfaits ? Bien sûr, il y a toujours un revers de la médaille.

En garde vis-à-vis de l’accélération technique, Louis Fouché analyse la part d’effets nocifs de la numérisation dans le domaine de la santé. « Les prémices d’industrialisation formelle du soin ont permis la remise en cause de l’utilité même de l’humain comme agent du Soin. L’idéologie dominante propose désormais le modèle d’une Santé fondée sur le traitement algorithmique du big data numérique. Il s’agit en l’espèce d’accéder encore à un surcroît automatisé d’efficacité logistique opérationnelle » (p 87). La disruption numérique vient porter atteinte à la praxis des soignants. « Les soignants comme les soignés sont pris de vitesse par une technique qui vise l’efficience et le profit comme premières cibles… » (p 97). Les reproches de l’auteur vis-à-vis de effets de l’irruption du numérique dans le système de santé s’inscrivent dans une critique radicale d’« un monde rationalisé automatique » et de la menace totalitaire correspondante. Et il prend pour cible l’utopie du philosophe anglais Hobbes qui « avait proposé que la cité idéale soit comme un mécanisme d’horlogerie où tous les rouages s’imbriquent sans heurt… jubilation perfectionniste et mécaniciste qui voudrait que l’erreur disparaisse. Ce monde automatique à la « nous sommes tous des rouages » (p 98).

 

La menace de l’idéologie transhumaniste

Certes, nous traversons aujourd’hui une crise profonde, si profonde qu’elle est qualifiée d’« agonique » par Louis Fouché. Et il impute cette crise à une idéologie désignée comme « transhumaniste » Le transhumanisme est une forme réitérée de « l’hubris des philosophe grecs » « Volonté de puissance, folie des grandeurs, il s’est donné pour objectif de détruire la part faillible et fragile en l’humain pour faire advenir le transhumain en perfection » (p 32). « Le transhumanisme est une idéologie. Sa rationalité est tout entière tenue à faire advenir un monde automatique où l’humain augmenté serait libéré de la contingence » (p 32). L’auteur voit dans la disruption qui bouscule l’héritage du passé, « le mode opératoire de l’avènement de l’idéologie transhumaniste ». Louis Fouché perçoit ainsi une menace globale : « Transhumanisme, mode opératoire disruptif, outil transformatif numérique sont dans une même généalogie. Ces concepts réunis composent un antihumanisme radical » (p 33). Il y a là en quelque sorte une menace vis-à-vis de la nature humaine : « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 34). « Peut-on combattre cette rationalité de la perfection lisse au nom de l’attachement à un humain faillible, souffrant, mais digne et bien vivant » (p 34).

 

Un monde qui s’égare ?

C’est à partir de sa condition de médecin anesthésiste, de médecin hospitalier que le Docteur Louis Fouché a pris conscience des perturbations qui affectent notre société à partir de l’exemple des problèmes du système de santé. Et plus précisément, la défaillance de ce système vis–à-vis de la crise du Covid a joué pour lui un rôle de révélateur. En conscience, il est entré en résistance. Mais, à partir de là, sa réflexion s’est encore élargie. Sa réflexion dépasse maintenant de beaucoup la situation du système de santé, elle porte sur l’évolution de la société et de l’économie. Son livre traite certes de l’agonie et du renouveau du système de santé, mais ce thème y est inscrit plus généralement dans une analyse de la crise économique et sociale, et au delà encore, écologique. Son interpellation est radicale.

Il nous a semblé que nous ne pouvions pas ignorer cette interpellation, car elle correspond à des problèmes majeurs de notre époque.

Certes nous gardons une réserve par rapport aux interprétations de l’auteur. Nous n’entrons pas dans un style très polémique où la colère affleure et s’exprime dans des accusations catégoriques et des généralisations abusives. Entre autre : « C’est triste, mais l’histoire de notre médecine, n’est qu’une histoire de pognon et de pouvoir… » (p 40) ou « Le mandat des directeurs d’hôpitaux publics n’est pas que les gens soient bien soignés. Le mandat est de détruire l’hôpital public pour faire advenir la e-santé aux mains des multinationales de la data » (p 98). La véhémence de certains propos de l’auteur est contre productive.

Cependant, les menaces évoquées par Louis Fouché sont, au moins pour certaines, bien réelles. Ses analyses nous paraissent souvent pertinentes. Cependant, ce livre soulève de grandes questions. D’une part les dérives actuelles ne sont souvent que l’amplification de phénomènes plus anciens. Ainsi, la désappropriation des travailleurs de leurs pratiques de travail, la séparation entre direction, conception et exécution, remontent au XIXe siècle. Le même problème se pose à l’ère du numérique. Et, de même, dans le registre écologique, le pillage de la planète est une réalité de longue date. Face à des tendances qui s’inscrivent dans la longue durée, comment changer de cap et changer de cap rapidement. Des philosophes et des sociologues s’expriment à ce sujet (3). Mais le problème est aussi spirituel. C’est bien le cas lorsqu’on doit faire face à la montée de l’« hubris ». D’autre part, de grands changements comportent à la fois une part positive et une part négative. Comment pourrait-on méconnaitre les apports du numérique ?

Louis Fouché n’est pas indifférent à ces questions puisque, dans la dernière partie de son livre, il esquisse des pistes de renouveau.

 

Sortir de l’impuissance

Conscient des périls, cette lecture nous enseigne parfois d’autres menaces. La radicalité des propos de Louis Fouché nous indiquent peu de points d’appui d’autant qu’il induit de la suspicion vis à vis de nombreuses instances. Pourtant, dans la dernière partie de son ouvrage, il communique sa vitalité en traçant de nombreuses pistes.

Dns une première séquence, il apporte un état des lieux. C’est le constat d’un sentiment d’impuissance largement répandu. Puisqu’on constate que la technique ne résout pas la souffrance, « il ne reste plus rien qu’un être à la dérive sans abri et sans histoire. L’individu est découplé du réel, enchevêtré dans d’innombrables et factices réseaux sociaux numériques Il ne sait plus écrire un récit symbolique et social qui fasse sens. Le bout de la rupture entre le réel et sa narration est le totalitarisme numérique. Nous y sommes. Lost in Metaverse » (p 161).

Après avoir réitéré sa critique d’un monde ultra technique où l’humain perd sa consistance, l’auteur s’engage dans une proposition. « Y a- il un renouveau salutaire ? Voilà ce que nous allons tenter d’explorer dans cette dernière partie. Rien ne sert de démonter à tout prix la faillite du système. La plupart de nos contemporain, intuitivement, la ressente déjà. Les souffrances psychologiques et relationnelles traversées aujourd’hui sont proprement faramineuses. Il suinte, dans tous les faux bonheurs consuméristes, une solitude, une tristesse et une angoisse étouffantes… Dans les sociétés occidentales post-industrielles, coexistent à des niveaux variés, mais pour une majorité d’entre nous, une anxiété flottante sans objet, un mécontentement flottant sans objet, une perte de sens à l’existence et au travail, une perte de lien social et un isolement individualiste » (p 152). Cet état induit une fragilité sociale et politique. « Ces conditions réunies sont le terreau d’un mécanisme de masse totalitaire ». Cette insatisfaction peut se focaliser sur un objet commun dans un nous collectif.

Cependant, nous dit Louis Fouché, il ne suffit pas de comprendre en adoptant la posture d’un spectateur. Cette posture induit « une aspiration par la société du spectacle » (p 153). Il y un autre écueil : « Certains sont tentés de baisser les bras… Nous sommes impuissants quand nous somme isolés. C’est humain, mais c’est une dynamique suicidaire. On doit se mettre en lien » (p 154).

A partir de son expérience dans ses rencontres au cours de la crise du Covid, Louis Fouché peut encourager. Pendant cette crise, certains ont réagi. « Ils se sont réunis et ils ont accueilli leurs souffrances mutuelles. C’est le premier de tous les mécanismes thérapeutiques : l’écoute empathique. Avant même d’agir, savoir qu’on n’est pas seul, qu’on n’est pas fou, est le début de la mise en action » (p 156). L’auteur appelle à « aller vers le lien et l’appel du Réel ». « Réussir à sortir d’un paradigme où l’on reste à contrôler et prédire, pour aller vers l’imprévu de ressentir et s’ajuster » (p 156). Louis Fouché rapporte son action pour permettre l’expression et le partage de nombreuses expériences positives en cours aujourd’hui, des alternatives innovantes : la réalisation d’un documentaire : « Tous résistants dans l’âme ». « Un pas pour que les gens osent raconter la beauté et la transformation en cours autour d’eux. Ce faisant, j’espère qu’émergera un autre récit dominant que celui des multinationales » (p 156). Louis Fouché examine les différentes motivations de nos actions. Et, par exemple, il évoque la figure psychologique du triangle de Karpman : « des rôles qui oscillent entre celui de victime et celui de bourreau en passant par celui de sauveur » (p 160). Pour sortir de ce triangle infernal, revenir à la souveraineté. « Qu’est ce qui est en mon pouvoir, et à quel endroit je peux agir juste pour faire advenir le monde que je veux ? » (p 161). C’est un appel à la responsabilité. « Il en va dans ces considérations sur l’espoir et la souveraineté d’un enjeu de réenpuissancement. Il s’agit de reprendre sa puissance d’agir par un regard tourné sur les enjeux et les responsabilités. Il ne s’agit pas de vaincre. Il ne s’agit pas d’avoir raison. Il ne s’agit pas d’aller lutter contre. Il s’agit déjà de transformer ses propres attentes, son propre regard. Et de précipiter dans la matière une action juste par un changement d’intentions, d’émotions et d’espérances. « Be the change you want to see in the world » (Gandhi) (p 162).

 

Pistes d’action

En fonction de ses analyses et de ses idéaux, l’auteur nous propose des pistes d’action dans plusieurs chapitres successifs : « agir juste, une affaire institutionnelle, une affaire technique, quelle gouvernance ? transformation culturelle et récit positif ». En énonçant ces pistes, l’auteur s’inscrit dans l’histoire d’un non conformisme et il cherche à éviter le piège de la récupération par un ordre social et technique omniprésent. Nous renvoyons à la lecture de ces chapitres.

Louis Fouchè rappelle l’histoire du machinisme au XIXe siècle, où les ouvriers se voyaient dépossédés de leurs qualifications par l’arrivée des machines. Ils s’y opposèrent dans le mouvement luddiste. « L’irruption de la machine industrielle a suscité une désappropriation… Au-delà des bénéfices productivistes, et l’accroissement du confort matériel à bas coût du consommateur, il y a la destruction d’une classe manufacturière » (p 165). L’auteur pointe d’autres désappropriations dans le monde d’aujourd’hui. Il évoque des mouvements néoluddistes « résolument techno-critiques ». Le commentaire est nuancé : « L’action sur le cours profond des choses peut sembler faible, mais elle participe à un éveil des consciences sur les conséquences de la technique habituellement tenues sous le boisseau » (p 169).

« La pratique de l’obsolescence programmée est « le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise en marche d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement »… Concept machiavélique, s’il en est, des tenants de la destruction créatrice… Il porte en lui toute l’absurdité du système capitaliste consumériste… » (p 170). Cependant, face à cette absurdité, la riposte est décisive. En France, en 2015, l’obsolescence programmée est devenue un délit entrainant jusqu’à deux ans de prison. Surtout, « il y a une source immense d’espoir : l’avancement d’une culture de la pérennité matérielle. Les pays en voie de développement, comme de très nombreux mouvements écologistes ou de bon sens, privilégient le réusage, le recyclage et la réparation. Paradoxalement, le meilleur outil de diffusion de cette culture est justement la technique numérique moderne. Aujourd’hui des sites internet entiers sont consacrés aux low-tech lab, aux recycleries, aux ressourceries qui voient le jour un peu partout » (p 171).

L’auteur évoque également le boycott. « Les mouvements d’action collective de consommateurs visant à infléchir le comportement d’une entreprise ou d’une institution sont prometteurs. Ils permettent de rééquilibrer les rapports de force entre une communauté, ses tutelles et les entreprises marchandes » (p 176). Il y a une histoire du boycott, tel le boycott réussi de la marche du sel engagée en 1930 par Gandhi en Inde. Mais comme le souligne l’auteur, il y a une condition préalable. « Le premier travail en amont du boycott et le plus essentiel est de réunir une communauté » (p 179).

Louis Fouché constate qu’on ne peut se passer de structures protectrices à condition qu’elles soient participatives. « Les collectifs citoyens créent des alternatives aux structures institutionnelles défaillantes ou déshumanisées. Mais ces alternatives ne doivent pas rester des alternatives. Elles doivent dessiner les contours d’une institution désirable ». Il faut travailler à permettre que tous ceux qui veulent quitter le système puissent le faire. La question est posée sur différents registres, y compris la monnaie.

L’auteur pose également la question de la gouvernance. Au niveau national, des choix idéologiques conditionnent les politiques. Au plan international, l’auteur a conscience de la forte demande de régulation internationale. Mais il redoute une corruption systémique. Des conditions doivent être posées. « Il est indispensables d’avoir des espaces et des institutions internationales, mais il faut bien définir leur mandat. Leur rôle est de permettre la rencontre, le dialogue et la négociation, les coopérations, les échanges… Elles ne sont qu’une table qui permet la diplomatie ». L’auteur est par contre très méfiant vis-à-vis des autorités supranationales. « Il est, en revanche, probablement dangereux de vouloir fondre les cultures, les langues, les visions du monde dans un même idéal et sous un même ordre législatif et social » (p 197).

Dans la transformation culturelle en cours, nous avons besoin d’un « récit positif » qui puisse nous inspirer. La prise de conscience écologique fait bouger les lignes. Louis Fouché évoque ces changements à sa manière. Et il se rallie à la vision de la permaculture. « Dans le paysage écologique finalement très complexe, la permaculture semble bien la vision la plus sage et la plus intégrale. La permaculture serait une façon de penser les problèmes dans une logique écosystémique » (p 206). Ces principes de réflexion issus d’une expérimentation agricole, de par leur nature écosystémique, ont touché tous les champs de l’activité humaine. L’auteur énonce ces principes (p 205) qui s’accompagnent de « trois fondamentaux éthiques : Prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain, partager équitablement ». La permaculture prend en compte les différents niveaux de réalité. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes, en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrées complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de compréhension. C’est une logistique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non-réagir. La transformation est déjà en cours… » (p 213).

Louis Fouché nous fait part d’un exemple spectaculaire de l’application des principes permaculturels dans le domaine de la santé. C’est l’entreprise Buurtzorg aux Pays-Bas, fondée par Jos de Blok en 2006 (4). Avant Buurtzorg, le système de soins infirmiers aux Pays-Bas avait la même trajectoire d’hyper-rationalisation bureaucratique de service de soins qu’en France. Les infirmiers avaient en général un planning établi par le siège pour optimiser leur temps de transport. Le patient n’avait pas d’infirmier défini. Les soins étaient normalisés et le temps de réalisation de l’acte minuté… Ce système a généré une insatisfaction grandissante chez les patients. Jos de Blok a quitté ce système dépersonnalisé. Il a mis en place une entreprise avec quelques amis en 2006… « Ils ont revu leurs façons de concevoir le soin. Au lieu de réaliser le soin prescrit par le médecin, ils ont commencé par prendre une collation avec le patient et discuter avec lui de son réseau social et de ses besoins réels. Puis rapidement, ils ont entrepris de densifier le réseau d’aide autour des personnes et de valoriser leurs ressources propres… ». Revenue à une raison d’être qui faisait sens, s’étant réapproprié sa façon de faire, l’entreprise a adopté « le système de petites équipes autonomes sans hiérarchie de maximum douze personnes, en charge localement d’autogérer leurs plannings, leur gouvernance, leur matériel, leurs dépenses » (p 214-215). L’entreprise s’est massivement développée jusqu’à regrouper 10 000 infirmiers. Un audit a montré que cette organisation faisait économiser 40% des actes médicaux prescrits, diminuait de 30% les hospitalisations en urgence… 50% du temps paramédical était économisé… » (p 215).

Dans le mouvement de la pensée, « depuis la fin des années 2000, a réémergé l’idée des communs. Il s’agirait d’une voix médiane entre la propriété et le collectivisme… La proposition du mouvement des communs est une réappropriation des biens communs par les communautés locales ». Louis Fouché évoque les « communs de soin et de santé intégrant aussi bien les patients et les soignants à une échelle locale » (p 217).

Tout au long de ce livre, Louis Fouché se confronte aux menaces engendrées par un modèle économique marchand, mais aussi par celles qu’il attribue à l’expansion du numérique.

Cependant, les apports du numérique ne sont-ils pas considérables ? Comment pourrait-on les refuser ? Or l’auteur répond à cette question dans une séquence : « la technique comme pharmakon » (p 186-189). « Pharmakon, c’est le poison… et le remède. L’idée du pharmakon correspond à celle des cornucopiens qui voient dans la technique une source d’abondance. Si la technique est le poison, elle devrait aussi le remède… La technique va résoudre les problèmes qu’elle a créés. » (p 186). L’auteur est dubitatif vis-à-vis de cette prétention. « Je pense que nous avons atteint un seuil de contre-productivité ». « Pourtant, je dois le concéder, la résistance dans la crise du Covid n’aurait pas existé sans les réseaux sociaux ». Dès lors, la réflexion se fait nuancée. « Ressentir et s’ajuster, et non pas essayer d’imposer une utopie au réel. Nous en reparlerons avec la non-violence et la prudence. Quand tout s’effondre, il s’agit de bâtir ensemble une bulle de cohérence autour de nous pour passer l’épreuve. Et pour la bâtir, tous les morceaux intéressants du réel peuvent être récupérés » (p 188). Cependant, Louis Fouché met en garde vis-à-vis de « l’extension totalisante du numérique ». Il « décrie une utilisation pseudo-rationalisée de la technique, puisqu’elle ne change pas l’intentionnalité fondamentale sous-jacente de ne jamais se heurter à la limite » (p 188). « En synthèse, une seconde vision du pharmakon est qu’il faut utiliser la technique à de justes fins. Pour cela, il faut redonner une hétéronomie à la technique en travaillant sur les usages mis en place par les citoyens, puis sur les conceptions symboliques des créateurs eux-mêmes, sur leur intention. Ceci ne peut se lire en première lecture qu’en mettant des freins politiques et législatifs sur le pouvoir économique » (p 193).

 

Vers un nouveau système de santé

Dans ce livre, Louis Fouché entre dans une nouvelle conception de la santé et du soin qui s’inscrit dans « la logique permaculturelle », la logique écologique ; et de par son engagement lors de la crise du Covid, il est au cœur des processus collaboratifs qui ont alors émergé. L’innovation fleurit dans les marges. Un paysage nouveau est en train d’émerger. Un horizon est en train d’apparaître. Louis Fouché peut s’exclamer : « Voilà rien moins qu’un système de santé à établir. C’est un magnifique défi » (p 219).

La logique permaculturelle renouvelle note regard. D’une certaine manière, les mouvements de médecine holistique, tels que proposés par les anthroposophes ou la plupart des ethnomédecines traditionnelles, sont dans cette ligne là. Il s’agit de concevoir l’humain en interaction et intégré dans le plus grand pour pouvoir l’aider à rester en santé… la coopération des médecins est porteuse d’espoir, mais nécessite des outils d’évaluation d’impact pertinents… » (p 207).

Il est important de prendre en considération tous les éléments. « Si vous comptez les kilos perdus dans les six mois post sleeve gastrectomie versus régime seul chez un obèse, la sleeve gastrectomie va devenir la méthode de référence. Arracher et agrafer l’estomac sera meilleur à court terme que de créer un réseau social de qualité, de rééduquer à une alimentation saine, de passer quelques lois interdisant aux industriels les distributeurs automatiques des ‘nuts’, le sur-sucrage des produits préparés, de réfléchir sur le contenu culturel, philosophique et spirituel de la personne avec lenteur et patience… L’obésité n’a pas à voir qu’avec perdre des kilos dans le minimum de temps. Le côté obscur est toujours plus rapide, plus facile, plus tentant. Mais le côté obscur n’est pas le bon chemin » (p 208).

C’est la force des ethnomédecines traditionnelles. Elles ont pour elles la sagesse du temps long. « Toutes ont en commun d’être non scientifiques, hautement symboliques, très attachées à la dimension sociale et relationnelle du déséquilibre de santé. Et toutes ont en commun de rechercher l’homéostasie avec le monde. Elles réémergent et c’est une chance ». Ainsi Louis Fouché nous parle d’une rencontre où « il y avait un ethnomédecin chinois traditionnel, un médecin ayurvédique de Pondichéry, un médecin de Daramsala en Inde en exil avec le Dalaï Lama, un druide celtique, un guérisseur africain ivoirien, un médecin anthroposophe, un homéopathe, des médecins généralistes allopathiques, un anthropologue, un réanimateur. Quelle richesse ! Quel foisonnement d’intelligences et de partages !… Médecine lente et basse-technologie permaculturelle » (p 209).

Louis Fouché réfléchit à la manière permaculturelle de dépenser le moins d’énergie pour le meilleur résultat. Une pratique low-tech. C’est une orientation : « Refaire avec le sens clinique, avec l’observation patiente. Redonner du sens à l’interprétation du réel par le praticien. J’avais ainsi proposé, il y a cinq ans, la mise en place de projets médicaux de réanimation et d’anesthésie low-tech » (p 209). L’auteur raconte comment un groupe d’internistes à Paris s’est mis à donner un cycle de cours sur « les signes » aux médecins réanimateurs. Leur parcours pédagogique visait à réhabiliter les investigations au lit du malade, à resensibiliser à l’observation clinique » (p 210). L’auteur rapporte comment l’humain reprend ses droits par rapport à une pression techniciste. « En réanimation, la sédation évolue dun cocktail meurtrier à fortes doses d’hypnotiques, de morphiniques et de curares, encore utilisés par certains services arriérés, vers une sédation light où le patient coopère et participe au soin. A preuve, le Covid où la ventilation et la prise en charge techniciste lourde ont démontré leur faiblesse et leur toxicité versus une approche physiologique peu invasive avec oxygénothérapie à haut débit. Les décisions de limitation thérapeutique sont désormais prises en concertation avec les familles, le personnel et même le patient… On utilise de plus en plus les critères créés par les patients et non par les médecins. On utilise des « patients traceurs » pour aller regarder ce que l’évaluation comptable ne sait pas regarder. Ils racontent leurs vécus d’hospitalisation et ouvrent des perspectives de progression inattendues puisqu’ils parlent tous des insuffisances du lien et de l’accompagnement humain… Au cœur même du monstre, il y a un élan, un appel à plus d’humanité… » (p 211-212).

Une culture de la coopération commence à se développer. Ainsi « apparaissent de nombreuses initiatives de soin mettant en réseau des professionnels d’horizons variés… La rencontre avec la médecine institutionnelle de tous ces acteurs est une condition de la survenue d’une médecine permacole. Les patients eux-mêmes sont en train de monter en compétence de manière extrêmement rapide. Les didacticiels, les formations en ligne, les ateliers se multiplient pour que les savoir-faire et les savoirs anciens soient transmis. Je constate avec un étonnement croissant que toute une partie de la population aspire à l’autonomie en Santé et utilise des pratiques comme le Tai Chi, le Qi Gong, le yoga ou la méditation. Il me semble que ce mouvement est désormais prégnant et qu’aucune multinationale au monde ne saura l’arrêter » (p 210-211).

Ainsi, Louis Fouché voit dans toute cette évolution un profond changement de mentalité qui s’inscrit dans la montée de la culture écologique. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrés complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de la compréhension. C’est une logique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non agir » (p 213).

Cependant, dans ce contexte en mouvement, comment favoriser l’avènement d’un nouveau système ?  « Pouvons-nous inventer des communs de soin et de santé à des échelles locales intégrant aussi bien les patients et les soignants, sans intervention de l’Etat ou des multinationales ? » L’auteur en donne un exemple : « les Oasis Pleine Santé » qui sont en train d’émerger. « En lien avec les collectifs locaux sur les territoires de Forcalquier et de Lyon, elles proposent un système de soins, avec une autre logique financière et sanitaire… Je participe à bâtir patiemment et pierre par pierre, un réseau de ces initiatives locales bigarrées. Elles émergent des collectifs issus de la crise du Covid et des soignants suspendus comme des citoyens ayant à cœur de retrouver leur autonomie en santé. Le réseau qui se tisse doucement a pour nom : Une Nôtre Santé. Il est articulé avec RéinfoSanté qui veut devenir une sorte d’université citoyenne de création du savoir en Santé pour le grand public » (p 217).

Et voici qu’en quelques lignes, Louis Fouché nous présente sa vision d’un  nouveau système de santé : « Élaborer du savoir, mettre en place une praxis des soins autonomes et avec un gouvernance locale. Proposer la coopération de différents soignants autour d’un patient, avec le soutien économique de toute la communauté locale. Faire intervenir les patients eux-mêmes dans les processus de salutogenèse comme cela a été fait souvent en pathologie psychiatrique et en addictologie… Revenir à des éléments de soin low-tech et à des outils de santé façonnables localement. Conserver de notre médecine en effondrement ce qui fait sens comme l’anesthésie et la chirurgie. Voilà rien moins qu’un système de santé entier à établir. C’est un magnifique défi. Et il ne sera relevé que par un Nous réconcilié, en commun » (p 217-219).

 

Une aspiration spirituelle

Dans ce livre, Louis Fouché nous interpelle : A quoi tenons-nous ? Quelle vie voulons nous vivre ? Nous croyons nous en relation ? « Les sociologues appellent parfois le récit commun unifiant : « protension collective positive ». Il s’agit de trouver ce vers quoi le Nous a envie d’aller ensemble. Il s’agit de trouver les quelques valeurs, les quelques intentions qui rassemblent les Je atomisés en une humanité qui cherche à vivre ensemble » (p 221). L’auteur énonce quelques-unes de ces valeurs. Il nous appelle à considérer la société dans laquelle nous vivons. Nous avons vécu pendant des décennies dans un développement économique ininterrompu. Aujourd’hui, nous prenons conscience que la croissance ne peut être indéfinie. Les ressources s’épuisent. Alors il nous fait envisager une décroissance. « La décroissance est une baisse du niveau de matérialité nécessaire à la vie humaine. Comment l’homme s’y adapte est toute la question » (p 221). Si nous restons dans une demande de « toujours plus », comme le monde ne pourra offrir ce « toujours plus », plus dure sera la chute (p 222). Si nous subissons une grande frustration, il y aura parallèlement de fortes tensions . « La décroissance subie promet la guerre de tous contre tous. Au contraire, la décroissance volontaire est un chemin non violent de transformation »… « La logique de la sobriété heureuse consiste à travailler sur le désir individuel et collectif ». L’auteur évoque la pensée de Pierre Rabhi. « Dans l’ensemble, il s’agit de travailler individuellement à un changement dans ses attentes par un retour aux besoins fondamentaux. Ce retour permettra de définir clairement les priorités. Il est entendu que la société dans son ensemble changera par cette augmentation de conscience individuelle. L’imaginaire des décroissants rejoint celui de Gandhi dans sa célèbre phrase : « Be the change you want to see in the world » (p 222 ). « La sobriété heureuse est souvent associée au concept d’« insurrection des consciences » et « au pouvoir créateur de la vie civile ». En cela, elle prétend à une portée à la fois spirituelle et politique » (p 222).

Mais avons-nous des exemples historiques d’un tel changement ? Louis Fouché nous apprend qu’effectivement, « la décroissance volontaire a déjà été historiquement formulée et expérimentée. L’exemple le plus célèbre reste celui du christianisme d’état de la fin de l’empire romain. Une partie de la classe aristocratique et bourgeoise dominante, lassée de ses orgies et de la vassalisation oppressive des colonies, décide de poursuivre des objectifs non matérialistes. Elle revient de manière volontaire au dénuement. Les mouvements anachorète, puis monastique ouvrent cette ère mystique de la transition vers le Moyen Age » (p 223).

La question du récit commun désirable convoque nécessairement la question de la spiritualité. Certes, ce terme fait question pour certains embarrassés par des souvenirs religieux encombrants. C’est sans doute pourquoi le titre de ce chapitre est formulé interrogativement : « Ecospiritualité laïque ? ». Cependant Louis Fouché insiste : « Par nature, l’intention que je peux porter sur demain est de nature spirituelle. Je crois que l’Occident entre dans une époque franciscaine. Saint François d’Assise, c’est celui qui a renoncé à toutes les entraves du confort. Il est l’ami de toute chose et de tout être. Dans les Fioretti et les principales prières de François d’Assise, il y a une cosmogonie intégrée de l’homme avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). Il y a là une vision à l’opposé du « cartésianisme à l’œuvre dans l’imaginaire occidental depuis les Lumières ».

« En synthèse, la Sobriété heureuse est une protension collective positive pour amoindrir les conséquences individuelles et collectives de l’effondrement. Elle constitue un travail incontournable sur l’intention individuelle dont l’espoir est d’avoir une portée socio-politique. La crise que nous traversons est en train de recréer du Sacré à tour de bras. Le vivant que l’on pourchasse partout au nom du profit et de l’efficience est sacré. L’humain est un être parmi d’autres, à nul autre pareil, dans un biotope dont il procède et dont il a besoin. A vouloir le sacrifier, on le rend sacré » (p 225).

Ce chapitre se poursuit par l’éloge de deux vertus : la prudence et la non-violence. Comme sagesse pratique appliquée, « La prudence cherche une juste mesure de l’action dans l’incertitude et la contingence du réel ». Et, autre apport, « Dans l’action comme dans la pensée, la prudence est l’intelligence du courage ». « La prudence est une sorte de sagesse conceptuelle de l’action. La prudence indique la précaution élémentaire. Il y a aussi un petit air de lenteur dans les plis du concept. Une sorte de lenteur qui observe le réel avant de prendre sa décision » (p 226).

Louis Fouché s’exprime comme un adepte de la non-violence. Il nous en décrit l’esprit et la pratique. « Rien n’est jamais gagné ou perdu. L’arène met simplement en place la nécessité d’une rencontre. Et là nait le rapport de force. Celui qui amène dans la danse la volonté de l’autre est celui dont la volonté est la plus stable. Elle reste au centre. Et l’autre reste dans mon centre. Si mon centre vacille, l’autre me balaie et m’effondre. Quelle est ma volonté ? Quel est mon centre ? C’est l’autre qui m’aide à le trouver. C’est par les attaques incessantes de l’adversaire qui cherche à me détourner de moi-même, que j’apprends qui je suis » (p 228).

Dans sa conclusion, Louis Fouché reprend au départ son expression d’indignation en évoquant une déchéance humaine. Et puis, le vent tourne. Louis Fouché évoque une parole motrice des « Dialogues avec l’ange » : « Celui qui aide, parle. La parole de consolation et d’amour plane au dessus de vous. Sans l’Amour, rien ne peut s’accomplir, ni Connaissance, ni Paix, ni Félicité. La Connaissance éclaire, le Silence remplit, le Rayon apporte la chaleur, mais seul, l’Amour relie ». Alors, je dois œuvrer aussi fort que je peux, pour qu’autre chose advienne… Pour que le courage tienne… » (p 232-233). Louis Fouché convoque la résistance et il évoque un processus dans lequel les hommes s’éveillent et se rassemblent.

Ce texte nous donne accès à l’idéal de Louis Fouché, à ce qui l’anime en profondeur. C’est une certaine vision de l’humain, une manière d’envisager la vie bonne

« On veille à l’héritage. On chérit la beauté. On contemple et on console le moribond qui meurt. On admire, on écoute, avec intelligence, l’expérience inédite que l’aîné nous partage. Tous entourent et cajolent ceux qui sont en souffrance. Celui qui souffre encore ne peut être seul. Les sages nous transmettent des vérités cachées. On rétame. On répare. Toujours, on rafistole… Et surtout, l’on maintient la précieuse flamme, la joyeuse santé. Le corps est une nef. Qui conduit au sacré. Des mystères délivrent à tous des lumières. On initie chacun pour qu’il soit dissemblable. Et, Je, unique au monde, s’assemble à la tribu. La fête est bouleversante… » (p 233-234). Dans cette inspiration poétique, nous voyons une inspiration spirituelle

 

A l’écoute de questions de fond pour l’avenir de notre société

Nous découvrons de plus en plus la diversité et l’ampleur des crises qui affectent nos sociétés. En réponse, la première requête est d’en étudier le contexte et de comprendre les données correspondantes et quelles en sont les incidences et les interprétations. C’est ce que nous essayons de faire sur ce blog en toute modestie dans les limites de nos capacités. Et, à chaque fois, nous nous demandons quel pas en avant nous pouvons réaliser, quelle ouverture proposer. Il y a des domaines où nous ne aventurons pas parce que nous manquons des compétences correspondantes. Nous évitons également les questions qui soulèvent des polémiques exacerbées parce que ce contexte rend difficile une approche honnête et nuancée (5).

Nous avons donc beaucoup hésité à présenter le livre du docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé ». Car, assurément, l’auteur est très contesté. Son engagement dans une opposition vis à vis des directives sanitaires officielles lors de la crise du Covid a suscité de vives critiques non seulement à l’endroit de ses positions, mais aussi, dans la guerre idéologique qui a fait rage jusqu’à aujourd’hui, vis à vis de sa personne. Nous reportant à Wikipedia, nous n’y avons pas trouvé le portrait nuancé que nous attendions, mais plutôt un procès généralisé contre un médecin considéré comme « un diffuseur majeur de fausses informations sur la crise sanitaire » (6). Cependant, l’écoute des interviews en vidéo nous a paru infirmer les opinions très négatives circulant à son sujet (7). Certes, on pouvait naturellement être en désaccord sur certains points. On pouvait également trouver son langage excessif et même parfois choquant. Mais, le ressenti est également important. Et ici, nous ressentions chez cet homme de l’honnêteté, du courage, de l’expérience, de la compétence, une manière d’être pouvant susciter de la sympathie.         Nous avons donc lu son livre. Cette lecture a éveillé une prise de conscience de la puissance avec laquelle un technicisme numérisé se répand aujourd’hui et peut porter atteinte au bon sens humain. En étudiant le parcours du système de santé en France, Louis Fouché nous introduit dans des enjeux de civilisation, tant dans l’examen des menaces que dans la perspective des opportunités. Avec lui, nous découvrons des dynamiques positives jusqu’à un éclairage spirituel à la fin du livre. Nous ne nous sommes pas sentis autorisés à passer sous silence un ouvrage peu conventionnel, mais interpelant jusque dans son approche visionnaire.

La personnalité de Louis Fouché est apparue au grand public à l’occasion de l’épidémie du Covid . Il en va de même pour le préfacier de l’ouvrage, le docteur Didier Raoult. Dans la peur qu’elle a suscitée, l’épidémie a suscité un choc violent. Dans ce contexte, les directives sanitaires officielles se sont imposées. Elles ont été portées par les pouvoirs publics et par l’accueil d’une majorité de la population. Des voix critiques ou contestataires n’ont pas été entendues. Le camp majoritaire s’est imposé dans une forme de guerre idéologique. Cependant, une résistance est apparue en terme d’objection de conscience. Aujourd’hui, le débat autour de ces politiques est en train de s’ouvrir. Le livre de Louis Fouché est une contribution à ce débat en l’inscrivant dans un cadre beaucoup plus vaste.

Cet ouvrage met en évidence la menace constituée par la montée d’un technicisme numérisé en phase avec une économie capitaliste et un pouvoir marchand. La critique des abus de la technique avait déjà été portée par des auteurs comme Jacques Ellul et Ivan Illitch. Elle s’inscrit ici dans une actualité vive, mais elle se déploie également dans une analyse historique rejoignant le rejet du machinisme au XIXe siècle. Puisque l’auteur, à juste titre, prend en compte le temps long, les questions que nous lui adressons, portent sur ce registre.

Certes, nous pouvons aujourd’hui percevoir la menace totalitaire d’un technicisme numérique s’exerçant dans le contexte d’un écart entre direction et exécution, de la puissance des émotions médiatiques, du pouvoir de l’argent. Notre inventivité  pour répondre à cette menace doit être d’autant plus grande que cette menace vient de loin en remontant le passé. Il nous faut changer le cap et l’allure d’un grand navire. Sur le registre écologique, la question se pose de la même façon. Et d’autre part, dans la dérive actuelle, nous ne devons pas oublier les acquis de l’évolution passée : les libertés chèrement acquises par rapport aux oppressions politiques et religieuses (3), mais aussi les gains réalisés en réponse à des besoins vitaux. Bref, il nous faut garder le sens des proportions.

Si, à partir de l’exemple du système de santé, cet ouvrage nous montre une puissance destructrice à l’œuvre, la pression de la « disruption », et si, en l’occurrence, il envisage l’agonie et l’effondrement de ce système de santé, il s’achève dans l’anticipation d’un renouveau. L’auteur nous permet d’entrevoir ainsi les forces à l’œuvre. Source d’espoir, il nous donne à voir qu’un esprit nouveau est déjà l’œuvre. Si elle n’a pas encore atteint les objectifs souhaités, la pensée écologique est déjà à l’œuvre et elle modifie la manière de poser les problèmes afin des les résoudre. Ainsi, « dans la pensée écosystémique, les problèmes ne sont plus seulement vus dans une perspective locale et immédiate, mais sur l’ensemble d’un système vivant dans le temps » (p 205). Issue d’un  nouvelle manière d’envisager la culture de la terre, la permaculture devient une approche méthodologique polyvalente. Louis Fouché écrit ainsi  que « la logique permacultuelle promet de grands espoirs en Santé si elle commence à être étudiée et appliquée » (p 207). Dans cet âge du Vivant, nous changeons d’échelle, nous entrons dans une vision holistique.

C’est bien dans une vision relationnelle que se présente aujourd’hui la spiritualité. Dans son livre pionnier : « Something there » (8), David Hay envisage la spiritualité comme « une conscience relationnelle ». Une analyse de conversation avec des enfants montre combien ceux-ci se sentent reliés à la nature, aux autres personnes, à eux-mêmes et à Dieu ». Aujourd’hui, à la suite du grand théologien Jürgen Moltmann, dans la Communion Divine, l’Esprit Saint nous apparaît comme « l’Esprit qui donne la vie ». « Dans les années 1980 déjà, dans son livre : « Dieu dans la création », Jürgen Molmann écrit : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté entre toutes les créatures, avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu » (9). « En Lui, nous avons le mouvement, la vie et l’être » (Actes 1.28) ». Sa présence est active pour susciter une humanité fraternelle (10) ; C’est dans le même veine que se situait la théologie de François d’Assise appréciée par Louis Fouché : « une cosmogonie intégrée de l’homme tissée avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). « Le corps est une nef. Qui conduit au sacré » écrit Louis Fouché dans sa conclusion (p 234). N’est-ce pas le respect de l’humain qui inspire la résistance de Louis Fouché à l’encontre d’une emprise techniciste et mécaniste à son encontre. « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 35).

J H

 

(1) Dr Louis Fouché. Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin. Note de l’éditeur. Préface par Didier Raoult. Exuvie, octobre 2022. Ce livre est présenté par son auteur dans une interview You Tube : « Origine et éthique d’un médecin engagé » : https://www.youtube.com/watch?v=ynqcf5SwcMs

Louis Fouché est également l’auteur du livre : « Tous résistants dans l’âme » (14 octobre 2021) et du film qui porte le même titre

(2) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

(3) Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(4) A travers les méandres de l’histoire, une humanité meilleure qu’il n’y paraît : https://vivreetesperer.com/a-travers-les-meandres-de-lhistoire-une-humanite-meilleure-quil-ny-parait/

(5) Le courage de la nuance : https://vivreetesperer.com/le-courage-de-la-nuance/

(6) Wikipedia : Louis Fouché : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Fouch%C3%A9

(7) Louis Fouché. Le nouveau monde. Intreview Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=ld_iQMzerjk

(8) La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(9) Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(10) Il y en a assez pour chacun : https://vivreetesperer.com/il-y-en-a-assez-pour-chacun/

 

Il y en a assez pour chacun

Comment l’expérience d’une communion dans l’Esprit permet de surmonter la pression de l’avidité collective et de générer un genre de vie communautaire

Une méditation sur « le communisme chrétien originel »
Par Jürgen Moltmann

Dans le Livre des Actes (4.32-34), Luc nous décrit un élan de partage dans la première église. « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais tout était commun entre eux… Il n’y avait parmi eux aucun indigent… ». Ce texte inspirant est bien connu, mais peut-on en tirer des enseignements pour aujourd’hui ?

Dans un livre, écrit dans la foulée de « The Spirit of Life » (1991), « The Source of Life » (La Source de Vie) (1), paru en 1997, se voulant accessible à un grand public, mais n’ayant jamais été traduit en français, Jürgen Moltmann a écrit un texte intitulé : « Une méditation sur le communisme chrétien originel » (2). Alors qu’on s’inquiète aujourd’hui des ravages entrainés par le productivisme et le consumérisme, et des inégalités résultant de la concentration des richesses, ce texte écrit il y vingt-cinq ans, nous paraît étonnamment actuel. Dans un société où le manque de sens engendre une fuite dans une avidité collective, la dynamique de l’Esprit, présente aux origines de l’Eglise et toujours disponible, se présente à nous pour nous inspirer une fraternité active, une vie pleine, une société apaisée.

 

L’exemple de la toute première Église

Le texte des Actes nous décrit un mouvement de solidarité inédit : « Il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux. Car ceux qui possédaient des terres et des maisons les vendaient et en apportaient la recette aux apôtres. Et l’on faisait distribution à chacun selon qu’il en avait besoin » (Actes 4.35). « Il y avait assez pour chacun ! Tel est l’incroyable message de cette histoire » commente Jürgen Moltmann. Certes, il y bien des historiens pour dire que cela n’a pas duré longtemps. Mais si ce récit rapporte un âge d’or, on peut y voir également « une révélation du réel, des possibles genres de vie pour nous aujourd’hui. Nous pouvons avoir cette expérience nous-mêmes : l’expérience de la communauté de l’Esprit Saint » (p 102).

Jürgen Moltmann évoque les enjeux. « Il y a assez pour chacun. Mais aujourd’hui, des millions d’hommes et de femmes sont incapables de trouver du travail. Les ressources minières deviennent de plus en plus rares. Les sources d’énergie sont en train de s’épuiser. Les prix sont en train de monter. Les besoins s’étendent dans tous les domaines de la vie. Quelle contradiction ! » (p 103). Il est vrai que le manque et l’anxiété, qui en résultent, remontent loin dans l’histoire. « Il n’y a jamais eu assez, il n’y a encore pas assez et il n’y aura jamais assez… Mais où est la vérité ? ». « L’histoire de la Pentecôte n’est pas une nouvelle théorie sociologique. Elle parle d’une expérience de Dieu. C’est une expérience de l’Esprit qui descend sur des hommes et des femmes, les imprègnent, âme et corps, et les amènent à former les uns avec les autres une communauté et un fraternité nouvelle. Dans cette expérience, les gens ont ressenti qu’ils avaient été remplis d’énergies nouvelles dont ils n’avaient pas imaginé qu’elles puissent exister et ils y ont trouvé du courage pour un nouveau genre de vie » (p 104).

 

Un monde déchiré en manque spirituel

En regardant le monde, et notamment son propre pays, l’Allemagne, Jürgen Moltmann y voit un désir insatiable. Dans tous les domaines de la vie, le principe dominant est : « pas assez ». L’économie est basée sur l’exacerbation des besoins : « Nous assumons qu’il y a des besoins partout, des besoins qui peuvent être satisfaits seulement par du travail, et toujours plus de travail en accélérant la production et en réalisant de plus en plus de produits de masse… Il n’y a jamais assez pour chacun. Et c’est pourquoi nous luttons pour davantage de pétrole, davantage de minerais, davantage de marchés mondiaux… Une chasse permanente à la recherche d’argent et de plaisir » (p 106).

Cependant, n’avons-nous pas réellement besoin de ce que nous consommons ? « Evidemment, il y a des besoins naturels, des besoins de base qui doivent être satisfaits, pour vivre dans des conditions humaines et décentes. Mais notre économie a laissé ces besoins de base loin derrière. Ce ne sont pas ces requêtes naturelles qui dominent nos vies et fournissent le moteur de notre économie. C’est une demande qui a été stimulée et augmentée artificiellement. Dans notre société moderne, les êtres humains ont apparemment été transformés en monstres voraces. Ils sont tourmentés par une soif de vivre insatiable Ils sont possédés par un appétit de pouvoir insatiable. Plus ils ont, plus ils ont besoin et ainsi leur appétit est sans fin et ne peut être apaisé ». Le diagnostic est sévère, mais lorsqu’on regarde la publicité aujourd’hui, on le reconnait.

Mais pourquoi cette situation ? C’est ici que Moltmann vient esquisser une explication. Ce qui est en cause, c’est une peur commune de la mort. « Consciemment ou inconsciemment, les humains sont dominés par la peur de la mort. Leur avidité de vivre est réellement leur peur de la mort et leur peur de la mort trouve son expression dans un appétit de pouvoir débridé. « Vous vivez seulement une fois », nous dit-on. « Vous pourriez manquer quelque chose ». Cette faim de plaisir, de possession, de pouvoir, cette soif de reconnaissance à travers le succès et l’admiration – voilà la perversion des hommes et des femmes modernes. Voilà leur dévotion. La personne qui perd Dieu fait un dieu d’elle-même. Et, de cette façon, un être humain en vient à devenir un mini-dieu orgueilleux et malheureux ».

Jürgen Moltmann poursuit sa critique à une échelle sociale. « Il n’y en a jamais assez pour chacun. Alors prenez maintenant et servez-vous ! C’est ce que la mort nous dit – la mort qui nous avale après que nous ayons avalé tout le reste. Notre économie moderne est fondée sur le besoin. Notre idéologie moderne de la croissance, et notre obsession moderne de l’expansion sont des pactes avec la mort » (p 107). La peur du manque, engendrée par une inquiétude existentielle suscite des conflits. « « Il n’y a pas assez pour chacun » : ce slogan ébranle chaque communauté humaine et dresse une nation contre une autre et finalement dresse chacun contre quelqu’un d’autre et chacun contre lui-même. C’est un slogan de peur qui rend les gens solitaires et les entraine dans un monde en principe hostile. « Chacun pour soi » dit on. Cela débouche sur un monde qui est réellement sans cœur et sans âme… » (p 107-108). A ce stade, on peut s’interroger sur l’état du monde. Moltmann rappelle la pauvreté qui affecte une part de la population des pays riches, mais aussi celle qui règne dans des pays du Tiers Monde. Ces pays ont eux-mêmes souffert d’une oppression extérieure. « Ils ne souffrent pas à cause d’une déficience naturelle. Ils souffrent de l’injustice exercée par d’autres, de la répartition inégale des richesses, de prix injustes et d’une inégalité des opportunités de la vie » (p 108). La pauvreté est insupportable lorsqu’elle est ressentie comme la résultante d’une injustice.

 

En revenir à la source divine

Si nous désirons la vraie vie et échapper à la mort universelle du monde, « si nous désirons les vraies richesses de la vie et échapper à la pauvreté et au besoin, alors nous devons faire demi-tour et commencer au point où la perte la plus sévère de toute est celle de Dieu. Une absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforsakenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante. Et alors, il n’y en a « jamais assez ».

Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle. Avec toutes les perceptions de notre mental, les mouvements de notre âme, les besoins et impulsions de notre corps, nous participons à la vie éternelle. Dieu est présent par son Esprit… « En Lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être ». Les gens qui en font l’expérience et en prennent conscience, découvrent combien ils deviennent calmes et relaxés, parce que ils ont cessé d’avoir peur et sont envahis par une grande paix » (p 108-109).

 

Une vie en abondance

« Il est remarquable que lorsque dans le Nouveau Testament, les gens parlent de leur expérience de Dieu dans l’Esprit de vie qui nous fait vivre, ils deviennent radieux et emploient des superlatifs. Ils parlent de « l’abondance de l’Esprit », de la « grâce débordante », et de « richesses de vie » sans limites. Chacun a assez, plus qu’assez, et alors, il n’a pas besoin de davantage ou d’une autre manière. C’est une expérience de vie unanime dans l’Esprit divin créateur qui donne la vie ».

Mais n’est-ce là qu’une belle histoire dans un moment passager ? Est-ce une réalité accessible, et accessible encore aujourd’hui ? Et si cette réalité change les comportements, dans quelle mesure, elle permet de comprendre ce qui changerait si cette réalité s’étendait ? Jürgen Moltmann expose en trois points les différentes manières d’envisager les changements que l’influx de l’Esprit peut entrainer.

 « Les apôtres donnaient avec une grande puissance leur témoignage à propos de la résurrection du Seigneur Jésus et une grande grâce était avec eux tous ». Voilà le commencement. C’est la résurrection du Christ crucifié qui ouvre la voie à la plénitude de vie, une vie éternellement vivante. Le pouvoir de la mort a été retiré. Les menaces de la mort ont déjà cessé d’être effectives. Être dans le besoin signifie être coupé des plaisirs de la vie. Être dans le besoin signifie ne pas avoir assez à manger et à boire. Être dans le besoin signifie être malade et seul. En dernier ressort, être dans le besoin, c’est perdre la vie elle-même. Le plus grand besoin de tous, la plus grande perte, c’est la mort. Tous les autres besoins et les autres souffrances que nous ressentons dans la vie sont connectés avec la mort. Ils ont tous quelque chose que la mort enlève à la vie. Parce que nous savons que nous devons mourir, nous ne trouvons jamais assez dans la vie. Mais parce que Christ est ressuscité, une espérance se lève en faveur de la vie, une vie qu’aucune mort ne peut tuer, une vie où on trouve qu’il y a toujours assez, plus qu’assez, pas seulement pour ceux qui sont vivant, mais aussi bien pour les morts » (p 105).

Mais il y a également un autre facteur de cette libération du besoin. « Maintenant, la communauté de ceux qui croyaient, vivaient d’un seul cœur et une seule âme ». Un ensemble de gens, inconnus les uns des autres, forment une communauté et ils partagent « un seul cœur et une seule âme ».Voici ce que l’Esprit de communion (Spirit of fellowship) signifie. L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maîtres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent. Nous devenons « un seul cœur et une seule âme ». Ce qui arrive, ce dont on fait l’expérience, n’est rien moins que Dieu lui-même. Quel Dieu ? Le Dieu qui fait l’entre-deux, le Dieu médiateur, « The go-between God », comme l’évêque John Taylor l’a appelé, le Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune. Notre peur les uns des autres devient ridicule parce qu’il y a assez pour chacun. Dieu lui-même est là pour chacun… » (p 105).

Dans cette ambiance nouvelle, l’esprit de propriété disparait. « Personne ne disait que quoi qui lui appartenait était à lui, car ils avaient tout en commun ». C’est le troisième facteur et tout le reste débouche là-dessus. Dans l’Esprit de résurrection et l’expérience d’un Dieu communion, personne n’a besoin de s’accrocher à ses biens plus longtemps… Alors toutes les propriétés sont là pour être à la disposition des gens qui en ont besoin. Voilà pourquoi « ils avaient tout en commun ». Et c’est pourquoi « il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux »… » (p 106).

 

Que pouvons-nous faire ? Réaliser des communautés.

Aujourd’hui, face à la crise qui prévaut à grande échelle : les tensions engendrées par les inégalités et la menace pressante suscitée par le réchauffement climatique suite à l’emballement de la production et de la consommation, le remède réside dans « la sobriété heureuse » selon l’expression de Pierre Rabhi et dans une répartition plus égalitaire des revenus. Mais ce changement requiert une transformation conjuguée des politiques et des mentalités. Ici, on peut se rappeler la devise de Gandhi : « Pour changer le monde, il faut commencer par nous changer nous-même ». Cet appel est relayé aujourd’hui à travers le développement d’exigences spirituelles, tout particulièrement dans la militance écologique (3). Jürgen Moltmann a montré que l’œuvre de l’Esprit ne se limitait pas au champs de l’Église, mais s’exerçait dans le monde et dans toute l’humanité (4). Dans ce chapitre, il s’interroge : « Que devrions nous faire ? » : « Je suggère que la meilleure chose que nous puissions faire, c’est de réaliser des communautés d’une dimension gérable et de renforcer le sens de la vie que nous partageons les uns avec les autres et les uns pour les autres. L’idéologie du « Il n’y a jamais assez pour chacun » rend les gens solitaires. Elle les isole et les ravit de leurs relations. L’opposé de la pauvreté n’est pas la propriété. L’opposé à la fois de la pauvreté et de la propriété, c’est la communauté. Car, dans la communauté, nous devenons riches : riches en amis, riches en voisins, riches en collègues, riches en camarades, riches en frères et en sœurs… Dans une communauté, il y a suffisamment de gens, suffisamment d’idées, suffisamment de capacités et d’énergies pour faire face… Alors découvrons notre richesse, découvrons notre solidarité, réalisons des communautés, prenons nos vies en main, et, à la longue, échappons aux gens qui veulent nous dominer et nous exploiter ».

De fait, on s’aperçoit que ces communautés peuvent être très efficaces. « Tous les projets d’aide vraiment efficaces proviennent de communautés spontanées à un niveau de base, et non d’en haut… ». Moltmann remarque que, si on peut considérer que l’œuvre de ces communautés s’inscrit dans la royaume de Dieu, les églises n’en sont pas toujours conscientes. « Dans les grandes organisations bureaucratiques de la société, l’état et les partis, les églises et l’université, il y a toujours du besoin. Mais dans la rencontre volontaire d’hommes et de femmes à un niveau de base, une vraie richesse de vie est expérimentée » (p 110).

 

Chercher et proclamer la justice

Quand y a-t-il assez pour chacun ? « Quand la justice s’ajoute à la plénitude de vie, aux puissances de vie et aux moyens de vivre, la justice s’assure que chacun reçoit ce dont chacun a besoin – pas moins, pas plus ». De plus, nous dit Jürgen Moltmann, dans l’inspiration divine, nous avons soif de justice. « De différentes manières, l’Esprit de vie nous rend assoiffés, insatiablement assoiffés… Bénis ceux qui ont faim et soif de droiture (rigtneousness). Voici le domaine où nous allons trouver nos tâches dans l’avenir : dans le mouvement pour la justice dans notre propre pays et dans la mise en œuvre de la justice entre les pays pauvres et les pays riches du monde… La faim de justice est un faim sacrée. La soif de droiture est une soif sacrée. C’est la faim et la soif du Saint Esprit lui-même. Puisse l’Esprit nous en remplir entièrement » (p 110).

 

Un texte pour notre temps

Ce chapitre d’un livre de Jürgen Moltmann publié en 1997, a donc été écrit il y a vingt-cinq ans. Or il nous paraît correspondre aux problèmes de notre temps. Nous en percevons l’actualité à plusieurs titres : quant à l’analyse, quant au diagnostic, quant à la recommandation. Et plus encore, ce texte nous montre la pertinence et la portée de l’approche évangélique.

La course à la consommation entretenue par la publicité est accompagnée par une course à la production qui épuise et pille les ressources naturelles. Le consumérisme accompagne le productivisme. Nous assistons à une accélération perturbatrice comme l’observe le sociologue, Harmut Rosa (5). C’est aussi la recherche du profit dans une société et dans un monde inégalitaires. Parallèlement, il y a bien une recherche de pouvoir. La philosophe Corinne Pelluchon pointe des effets de domination dévastateurs (6). Ces phénomènes sont incompatibles avec une entrée dans « l’âge du vivant ». A cet égard, on sait combien Jürgen Moltmann s’est engagé très tôt dans une théologie écologique (7).

Nombreux sont aujourd’hui les analystes et les commentateurs qui perçoivent une crise spirituelle à l’origine de la grande crise écologique. Ainsi appelle-t-on au changement personnel comme condition au changement de la société et du monde. Ici, Jürgen Moltmann met l’accent sur la « perte de Dieu ». « L’absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforskenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante ». Moltmann pointe les effets de cette peur de la mort qui entraine l’anxiété, la fuite, une recherche de compensation provisoire dans les plaisirs, les honneurs, la recherche et l’exercice du pouvoir. Cette fuite est bien exprimée par Paul dans l’épitre aux Corinthiens (15.32) : « Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Si les attitudes ne paraissent pas toujours aussi tranchées, on peut estimer que la crainte est plus ou moins présente dans l’inconscient.

La recommandation de Moltmann nous paraît tout aussi actuelle parce qu’il sait percevoir les bienfaits d’une vie communautaire, tels que la première église en a fait l’expérience et tels qu’on peut les apprécier aujourd’hui ; Jürgen Moltmann est conscient de l’agilité dont peuvent faire preuve des communautés à dimension humaine et c’est pourquoi il les inscrit au premier rang de l’action sociale. Elles sont également souvent porteuses de la dimension fraternelle à laquelle tant de gens aspirent (8). Aujourd’hui encore, des associations jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre du changement social et de la prise de conscience écologique.

Si Moltmann expose les conséquences malheureuses de la perte de Dieu, et notamment des incidences sociales néfastes, il a également conscience du processus à travers lequel cet éloignement de Dieu est intervenu. Une perception mécaniste de l’univers a joué un rôle, mais également, pour une part, la conception religieuse d’un Dieu perçu comme oppressif. Dans un livre ultérieur : « The living God and the fullness of life » (2016) (Le Dieu vivant et la plénitude de vie) (9), Jürgen Moltmann démonte cette conception et esquisse le visage d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. « Si une forme de christianisme a pu apparaître comme un renoncement au monde, Moltmann nous présente au contraire un Dieu vivant qui suscite une plénitude de vie. « Avec Christ, le Dieu vivant est venu sur cette terre pour que les humains puissent avoir la vie et l’avoir en abondance » (Jean 10.10)… Ce que je désire, écrit Moltmann, c’est de présenter une transcendance qui ne supprime, ni n’aliène notre vie présente, mais qui libère et donne vie, une transcendance par rapport à laquelle nous ne ressentions pas l’envie de lui tourner le dos, mais qui nous remplisse d’une joie de vivre (p X.XI). C’est cette même image de Dieu que Moltmann évoque dans son texte paru en 1997 : « Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle… » (p 108-109). Cependant, la présence de Dieu n’a pas seulement un effet individuel. Jürgen Moltmann rappelle que l’Esprit se manifeste également dans une dimension collective : « La communauté de ceux qui croyaient vivait d’un seul cœur et une seule âme ». L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maitres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent… Si cette description correspond à une expérience passée, l’œuvre de l’Esprit se poursuit aujourd’hui dans des formes nouvelles. Jürgen Moltmann évoque un Dieu qui fait l’entre-deux, un Dieu médiateur, un Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune.

Si l’œuvre de l’Esprit atteint des sommets lorsque les conditions d’un climat de foi sont assurées, l’Esprit œuvre en permanence dans l’humanité et dans le monde. A nous de le reconnaître. Lorsque Jürgen Motmann évoque l’expérience de la première église, il stimule notre imagination et il nous aide à inventer des possibles. C’est en ce sens que nous pouvons lire le titre de ce texte : « Il y en a assez pour chacun ». Oui, à certaines conditions, ce serait possible. C’est là une utopie créatrice. Certes, en terme familier, on peut dire : « demain, ce n’est pas la veille ». Et cependant, à une autre échelle de temps, « Rien n’est impossible à Dieu » (Luc 1.37).

J H

 

  1. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
  2. There is enough for everyone. A meditation on « Original Christian Communism » p 103-110 ; dans : The source of life
  3. L’espérance en mouvement. Affronter la menace environnementale et climatique pour une nouvelle civilisation écologique ; https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
  4. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  5. Face à une accélération et une chosification de notre société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/
  6. Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  7. Jürgen Moltmann est l’auteur du livre : Dieu dans la création. Traité de théologie écologique de la création, 1988. voir : Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  8. Pour des oasis de fraternité (selon Edgar Morin) : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/
  9. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/

Le souci de l’autre et le soin au fondement de la vie humaine

 

 

Une approche anthropologique des questions sociales et politiques

 En 1982, dans un livre pionnier : « In a different voice », Carol Gilligan a porté un nouveau regard sur la manière de formuler des jugements moraux, en écoutant autrui et en prenant en compte cette expérience. Cette attention à l’autre ouvre la voie à une sollicitude à son endroit. A partir de ce changement de regard, un mouvement nouveau va apparaître et se développer rapidement : le mouvement du « care », du « prendre soin ».

Dans un livre sur « l’éthique du care », Fabienne Brugère commente cette nouvelle approche morale et sociale (1) :
« La voix différente » de Carol Gilligan, nous dit-elle, « inaugure un problème à la fois philosophique, psychologique, sociologique et politique, celui du « care ». Il existe une « caring attitude », une façon de renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le « prendre soin », le « soin mutuel », la sollicitude et le souci des autres. Ces comportements adossés à des politiques, à des collectifs ou à des institutions s’inscrivent dans une nouvelle anthropologie qui combine la vulnérabilité et la relationalité, cette dernière devant être comprise avec son double versant de la dépendance et de l’interdépendance » (p 3).

Théïa Lab : « Une agence associative de recherche-action en anthropologie » (2)

« Le souci de l’autre et le soin » apparaît sur le site : Théïa Lab comme une des principales thématiques du groupe de recherche qui se présente dans les termes d’une  « Agence associative de recherche- action en anthropologie » avec cette belle devise : « Comprendre par l’attention. Agir dans la relation ». Plus précisément, Théïa Lab se définit comme « une agence d’études et d’expertise en sciences sociales tournée plus particulièrement vers l’anthropologie. Composée de professionnels issus des mondes de la recherche et de la création, elle est spécialisée dans la recherche appliquée et la recherche-action, l’innovation sociale et environnementale.

Une approche anthropologique

« L’anthropologie consiste étudier l’humain du passé comme du présent. Le mot vient du grec : « anthropos » (humain) et « logia » (étude). Elle se subdivise en plusieurs spécialité » (3).

L’équipe de Théïa Lab nous explique pourquoi elle adopte une approche anthropologique. « L’anthropologie est une discipline particulièrement pertinente pour répondre aux enjeux qui sont les nôtres… Sa spécialisation sur les méthodes de terrain, les approches qualitatives, autant que sur son sens de l’itération entre local (et même micro-local) et les dynamiques globales, universelles, font d’elle une discipline scientifique ancrée dans une tradition déjà ancienne, et simultanément, parfaitement adaptée aux défis du monde contemporain… Ces convictions nous amènent tout particulièrement à privilégier les missions d’utilité publique, les réflexions qui conduisent à un mieux-être de tous en général, et des plus vulnérables en particulier… Pour agir, notre orientation est double : rendre visible, intelligible / éduquer et mettre en place des actions dans le cadre de politiques publiques et de projets ».

Le souci de l’autre et le soin

 Théïa Lab nous présente les grandes thématiques dans lesquelles son activité se déploie : habiter le monde en commun ; individuation et citoyenneté ; création artistique et droits culturels ; l’éducation par l’attention ; le souci de l’autre et le soin. Cette dernière thématique : « le souci de l’autre et le soin » rejoint nos partages précédents sur ce blog autour du care (1), du soin tel que Cynthia Fleury l’approche dans sa publication : « Le soin est un humanisme » (4), la réflexion philosophique de Corine Pelluchon sur la vulnérabilité et la relation à autrui en terme de considération (5).

L’équipe de Théïa Lab aborde le thème de soin dans toute son ampleur et dans toutes ses dimensions : « « Le souci de l’autre » et le soin au fondement de la vie humaine dans l’écosystème global ».

La réflexion commence par la reconnaissance de la vulnérabilité humaine telle qu’elle est soulignée par Cynthia Fleury et Corine Pelluchon :

  • « La vulnérabilité est une vérité de la condition humaine, partagée par tous, et pas uniquement par ceux qui font l’expérience plus spécifique de la maladie » Le soin est un humanisme, de Cynthia Fleury.
  • « La reconnaissance de notre vulnérabilité est une clef pour avoir de la considération envers les autres êtres sensibles ». Ethique de la considération de Corine Pelluchon.

 

«  A l’heure où nous prenons conscience de nos propres vulnérabilités, la question du soin ou du care prend une dimension tout à fait inédite : le care, souvent traduit par soin, mais aussi par sollicitude, attention, ne se limite plus au domaine privé ou professionnel du soin, et ce changement d’échelle apparaît comme salvateur, fécond. En effet, à l’heure de l’anthropocène-capitalocène, la vulnérabilité se révèle de plus en plus à nous comme déterminante de notre condition humaine, et même de notre condition de vivants ».

L’attention portée au soin entraine d’autres prises de conscience :

« Prendre en compte l’autre dans sa vulnérabilité, mais aussi la complexité de son existence, de son rapport au monde, est la promesses d’accéder à d’autres univers : prendre soin, c’est d’abord reconnaître l’autre dans son altérité, pour pouvoir le protéger, respecter son intégrité pour garantir celle-ci, et aider cet autre à s’épanouir dans une cohabitation féconde. Cette relation d’attention et de soin est le fondement d’une vie « en commun », et d’une attention portée aux « communs ».

Nous sommes donc tous impliqués dans le prendre soin. Prendre soin n’est pas attribué à une seule catégorie souvent méconnue. Et, au delà de l’autonomie, nous prenons conscience que « nous sommes tous reliés : humains, animaux, plantes, pris dans un vaste écosystème terrestre vis à vis duquel nous sommes responsables… Nous avons tous la responsabilité éthique de prendre soin de nous-mêmes, des autres qui nous entourent et auxquels nous sommes reliés… c’est-à-dire, in fine, à la planète entière ».

Ainsi, la perspective s’élargit : « le care est posé en véritable éthique comme un projet politique et social ; il permet de concevoir une nouvelle manière d’organiser la société… Partager par exemple la charge du care plus équitablement : les hommes et les femmes, les nationaux et les étrangers, les diplômés et les non /peu qualifiés, etc. Toujours dans cette perspective, le care permet d’entrevoir des sociétés fondées sur l’attention et l’entraide, l’intelligence collective aussi plutôt que sur la performance et la compétition. Cette responsabilité est éminemment porteuse d’émancipation et de créativité. Elle est source d’épanouissement et de capacité de faire relation avec les autres… ».

Dans cette perspective, on voit bien l’importance de la recherche pour susciter des conditions propices au care. La recherche peut éclairer les situations où le care est appelé à se développer. Les chercheur(e)s de Théïa Lab mettent en évidence les apports de la recherche en ce domaine : « L’anthropologie, les science humaines, ou les arts sont à même de rendre visible ce qui est habituellement invisibilisé, les liens qui nous définissent et nous permettent de vivre ensemble, d’en révéler la beauté en même temps que la valeur éthique.

L’ethnographie porte son attention sur le quotidien, sur le « banal », mais aussi sur l’exceptionnalité de nos conditions individuelles et collectives, sur leur « irremplaçabilité » (Cynthia Fleury). Elle contribue à rétablir de la dignité là où il y a de la négligence et de l’oubli… Et seule la reconnaissance de cette dignité peut restituer aux individus le droit d’être considérés, aidés, réparés, protégés, et finalement leur permettre d’exister pleinement ». En « rendant visible, intelligible, l’empathie », la recherche sur « les pratiques, les routines, les représentations et les affects » peut contribuer à « la susciter ».

Aujourd’hui, nous assistons ainsi à une prise de conscience à la fois de la nécessité et de la réalité du care, du souci de l’autre et du soin. Cette prise de conscience s’inscrit dans le mouvement plus vaste d’une attention portée au vivant et à la terre entière. Pour nous, nous reconnaissons là une inspiration christique, évangélique, reconnaissant dans ce mouvement une œuvre de l’Esprit qui  relie, réconcilie, relève et dignifie.

Rapporté par J H

 

  1. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  2. Théïa Lab : https://theialab.fr
  3. La société canadienne d’anthropologie : https://www.cas-sca.ca/fr/a-propos-d-anthropologie/qu-est-ce-que-l-anthropologie
  4. De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
  5. Les Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

Une vision nouvelle des animaux

« Quand le loup habitera avec l’agneau »

Selon Vinciane Despret

Dans le contexte de la mutation actuelle qui ramène l’humanité au sein de la nature, des représentations humaines changent en profondeur. Ce changement de représentations, entre autres des femmes, des enfants, et, plus récemment, des animaux, traduit, à l’encontre des malheurs du siècle, une évolution en profondeur de la conscience humaine. Aujourd’hui, on constate un changement spectaculaire de la représentation des animaux. Vinciane Despret, à la fois philosophe et éthologiste, nous propose un récit engagé qui vient nous surprendre et nous étonner au sens le plus fort. Déjà auteur de livres pionniers sur ce sujet, elle nous offre une vision d’ensemble dans son ouvrage le plus récent : « Le loup habitera avec l’agneau » (1).

Certes, il est difficile de rendre compte d’une pensée qui est particulièrement subtile et mouvante, examinant telle proposition et son contraire, et refusant de s’arrêter à telle hypothèse pour en tester d’autres à la recherche d’un juste milieu. Cependant, cette intelligence attire, et, à sa suite, nous y voyons plus clair sur les méandres de la recherche en ce domaine et la manière dont elle sort aujourd’hui des schémas idéologiques du darwinisme social et du behaviorisme. Dépourvue d’expertise en ce domaine, cette présentation a seulement pour but d’attirer notre attention sur un changement majeur dans notre manière de considérer les animaux, et par suite les rapports entre le monde animal et le monde humain. Tout commence par un constat amplement rapporté sur la page de couverture :

« Les animaux ont bien changé au cours des dernières années. Les babouins mâles qui semblaient tellement préoccupés de hiérarchie et de compétition nous disent à présent que leur société s’organise autour de l’amitié avec les femelles. Les corbeaux qui avaient si mauvaise réputation nous apprennent que quand l’un d’eux trouve sa nourriture, il en appelle à d’autres pour la partager. Les moutons, dont on pensait qu’ils étaient si moutonniers, n’ont aujourd’hui plus rien à envier aux chimpanzés du point de vue de leur intelligence sociale. Et, nombre d’animaux qui refusaient de parler dans les laboratoires behavioristes se sont mis à entretenir de véritables conversations avec leurs scientifiques. Ces animaux ont été capables de transformer les chercheurs pour qu’ils deviennent plus intelligents et apprennent à leur poser enfin de bonnes questions. Et ces nouvelles questions ont, à leur tour, transformé les animaux ». Ainsi le changement de représentation des animaux intervient au carrefour du changement de mentalités des humains emportés dans une vision nouvelle et qui se départissent de leur égocentrisme et de leur esprit dominateur, et par suite des projections en ce sens sur les animaux, de fait manipulés, et de la reconnaissance d’une forme de créativité animale qui peut être encouragée par des attitudes nouvelles de la part des humains.

 

Autour des origines de l’homme

L’humanité s’inscrit dans le continuum du vivant et donc dans un rapport avec la vie animale. Elle en dérive selon la théorie de l’évolution élaborée par Darwin au XIXe siècle. Mais alors, on s’est interrogé sur l’origine de l’homme. « Les occidentaux vont chercher dans la nature celui qui sera leur ancêtre. Le primate non humain en sera l’élu » ( p 39). L’auteure examine comment Darwin a choisi cette option. Son projet a été de « repérer les éléments qui plaident pour la continuité des formes du vivant, pour en retracer l’histoire. Il faut trouver des similitudes et des différences qui permettent de retracer notre histoire selon un ordre cohérent avec l’idée de progrès. Il faut donc montrer que le singe qui deviendra le singe des origines nous ressemble suffisamment sous certains aspects, pour témoigner de la filiation. Or le singe n’est pas le seul en cause dans cette histoire de l’origine. Le sauvage est lui aussi convoqué à témoigner… Il doit se situer entre le primate et l’homme civilisé. Le primitif doit témoigner de son progrès par rapport au premier (le singe), et du progrès du second (l’humain) par rapport à lui-même » (p 45). Or, dans la culture à laquelle appartient Darwin, le sauvage de cette époque est mal famé. Darwin s’est tourné alors vers les primates. Et il perçoit chez eux une vertu : « la régulation de la sexualité – dont la jalousie du mâle devient la garantie » (p 49). Si d’autres représentations de l’animal étaient présentes dans cette culture, Darwin, après avoir beaucoup hésité, a choisi « un animal de conflit, de compétition, de guerre et de jalousie » (p 51). « On pourrait dire que ce mâle belliqueux mobilisé par une compétition sans fin autour des femelles est sans doute tout à fait dans la logique de la théorie darwinienne, puisque la sélection est fondée sur la compétition des individus » (p 44).

Au XXe siècle, ce modèle de la dominance des mâles a encore polarisé l’attention des primatologues dans leurs recherches. Mais depuis quelques décennies, cette approche dominante a été battue en brèche, notamment à travers l’engagement de femmes primatologues. A cet égard, le rôle de Jane Goodhall fut emblématique (2). Une toute autre conception de la vie sociale des primates est apparue.

Sur un autre registre, rappelons que Freud s’est inspiré de la conception darwinienne des origines humaines. « C’est autour d’un extrait de Darwin que la proposition freudienne de l’origine de toute l’histoire s’articule : « Des habitudes de vie des singes supérieurs, écrit Freud, Darwin a conclu que l’homme a lui aussi vécu primitivement en petites hordes, à l’intérieur desquelles la jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité sexuelle » (p 42). Freud envisagera donc notre ancêtre comme « un mâle jaloux et belliqueux » (p 42) à partir duquel il construira un récit des origines, une vision mortifère que dénonce Jeremy Rifkin dans son plaidoyer pour l’empathie (3).

A la fin du XIXe siècle, un naturaliste russe réfugié en Angleterre pour des raisons politiques, c’est à dire pour son adhésion aux thèses anarchistes, Pierre-Alexandre Kropotkine conteste l’accent mis par Darwin sur la compétition des individus comme fondement de la sélection naturelle. Certes, nous dit l’auteure, cette contestation peut être imputée à différents motifs : la philosophie politique de Kropotkine, pour une part, mais aussi parce que la nature est différente en Russie. Mais cette critique se fonde sur une analyse de la vie animale très différente de celle de Darwin. Dans son livre de 1902, « l’Entraide, un facteur de l’évolution », Kropotkine interroge les thèses darwiniennes. Il ne perçoit pas chez les animaux, une lutte de tous contre tous, une compétition féroce, mais « au contraire, des preuves de soutien mutuel, d’amitié et de solidarité : nourrir l’étranger, adopter l’orphelin, aider l’autre en difficulté (p 53) (4). Si la guerre entre les différentes espèces est un fait, il y a « tout autant ou peut-être même plus, du soutien mutuel, de l’aide mutuelle entre les animaux… Les primates ne contredisent pas ce modèle… On peut affirmer que la sociabilité, l’action en commun, la protection mutuelle et un grand développement de sentiments… caractérisent la plupart des espèces de singe » (p 54).

L’auteure met en valeur l’originalité de la pensée de Kropotkine. « Les singes à qui Darwin demande d’apporter les preuves de la sélection naturelle et de l’évolution viennent chez Kropotkine apporter leurs concours à un autre projet : celui de témoigner de l’évolution de la nature, mais cette fois en rompant avec le régime de la compétition. De la même manière que les primitifs semblent exiger, au fur et à mesure du temps et des recherches, une autre manière de les connaître, la nature enrôle Kroptkine dans une autre histoire » (p 63). Dans l’approche de Kropotkine, l’auteure fait reconnaître une proximité avec sa propre critique des schémas stéréotypés d’une méthode scientifique longtemps dominante. « Comment pourrait-on prétendre rendre compte de ceux qu’on ne se donne pas la peine de connaître et de comprendre ? Comment peut-on prétendre s’intéresser à ceux à qui on ne donne aucune chance de nous mobiliser ? Comment espérer construire un savoir fiable à propos de ceux à qui n’est laissée aucune possibilité de surprendre, d’étonner, de décentrer celui qui s’adresse à eux, et de raconter une autre histoire ? (p 62).

Pourquoi l’approche de Kropotkine a-t-elle été oubliée ensuite pendant des décennies ? Sans doute, sa biologie comme sa pensée politique, sont apparues à son époque, comme « exotique » par rapport à la culture dominante. « Il fut longtemps relégué aux oubliettes de l’histoire naturelle » (p 66). Mais, soixante-dix ans plus tard, les suspicions de Kropotkine réapparaissent dans la contestation du « rôle que l’on a fait jouer, dans l’histoire de nos origines, à un babouin belliqueux et jaloux : la critique de l’idéologie qui marque les mythes des origines ; le rôle décisif d’un nouvelle anthropologie dans la manière d’en interroger les acteurs ; la remise en cause des généralisations hâtives au départ de quelques espèces de primates choisies ; l’exigence d’une autre manière de poser les questions dans une perspective marquée par une conscience politique » (p 66).

 

Révéler le potentiel de l’animal

 Et si nous interrogeons les animaux en les inscrivant dans nos questions, pourrait-on leur donner une chance de s’exprimer en nous instruisant ? Après s’être référé aux ouvrages de Darwin et de Kropotkine, Vinciane Despret nous introduit dans un livre original, trop vite oublié. Au milieu du XIXe siècle, «  le naturaliste anglais, Edward Pett Thompson s’attela au superbe travail de mieux faire connaître les animaux à ses contemporains… dans son troisième et dernier ouvrage : « The Passions of animals », publié en 1851, les singes seront des acteurs privilégiés… » (p 68). « Le singes mis en scène par Thompson… ces singes justiciers, espiègles, manipulateurs d’outils, guerriers stratèges, menteurs impénitents ou rois de l’évasion, nous ressemblent. Le choix de ces histoires n’a rien de fortuit : d’abord, ces singes présentent des compétences que nous avons longtemps pensé être exclusivement les nôtres. Non seulement leur intelligence est stupéfiante, leur sens de la coopération édifiant, mais ils semblent aussi partager les mêmes émotions que les nôtres » (p 71). Cependant, l’ambition de Thompson va plus loin : «  Ce n’est pas une simple démonstration de compétence qu’il s’agit d’élaborer. Il demande plus au singe : il lui demande certes de l’aider à construire la proximité – « comme il nous ressemble ! » – mais en y prenant la part la plus active possible, en témoignant de sa propre volonté de se conduire en humain » (p 72).

Une perspective évolutionniste implique une continuité entre le monde animal et l’humanité qui apparait à sa suite. Mais Thompson ne s’inscrit pas dans la théorie de l’évolution. Il est créationniste. « La chaine continue des « existants » est une chaine statique agencée telle quelle dès les premiers jours du travail divin ». Pourtant, dans ce contexte, depuis le XVIIe siècle, était apparue une certaine conception : « la théorie de la chaine du vivant ». On y remarqua des intervalles et « nombre de penseurs s’attelèrent à la tâche de les remplir en se mettant à traquer les ressemblances » (p 73-74). Il y donc, dès cette époque, une recherche des ressemblances. Mais, « ce n’est cependant pas dans cette perspective métaphysique que Thompson s’efforce de maximaliser les ressemblances ». Ici, « les singes ne sont mobilisés ni dans un problème de continuité d’une chaine statique, comme ils l’étaient jusqu’alors, ni dans un projet d’évolution comme ils le seront quelques années plus tard… ». C’est un autre projet que Thompson s’est efforcé de réaliser. « L’objectif de ce livre sera de collaborer à la promotion d’une meilleure estimation de la valeur et de l’utilité de la vie animale, en éveillant une attention adéquate et des sentiments de bonté pour les créatures animales, afin d’obtenir pour elles l’admiration et la protection qu’elles méritent » (p 75). Thompson va réfuter la manière dont la réussite des animaux est principalement attribuée à l’instinct. « Il ne s’agit pas de nier le rôle de l’instinct, mais de laisser, parallèlement à l’existence d’invariants, les possibilités pour la variabilité, et surtout pour le changement (p 77). « La critique de l’instinct est une pièce majeure… Si Thompson fait tant d’effort pour démonter ce vieux préjugé de l’instinct, ce n’est pas seulement parce que l’instinct fait de l’animal une sorte de mécanique aveugle… C’est parce qu’il empêche les animaux de changer ; ou plutôt, parce qu’il s’agit surtout d’un malentendu, parce qu’il empêche les hommes de penser que les animaux peuvent changer » (p 81).

Thompson « s’attaque à une autre préjugé : celui qui nous mène à hiérarchiser les animaux selon qu’ils soient domestiques ou sauvages ». Et de même, il conteste la préférence accordée aux herbivores par rapport aux carnivores jugés violents et cruels. Certains carnivores se laissent apprivoiser. « Les carnivores s’attachent à leurs gardiens ». « Les animaux sauvages sont en fait le plus souvent domesticables, pour une raison très simple : ils sont sociaux » (p 82). Thompson incite à une action d’apprivoisement, de domestication. « Ne laissons pas passer notre chance de les arracher à ce qui les rend sauvage ». « Cette chance est pourtant à la portée de notre main : C’est ce dont témoigne le miracle de l’apprivoisement de la hyène, celui des extraordinaires compétences des singes qui vivent en bonne entente avec l’homme et, plus généralement, le miracle de la socialisation des êtres. C’est le miracle de la domestication : faire émerger chez l’animal tout ce qui n’est qu’en puissance chez lui, ce qui tend à s’améliorer : la bonté, la douceur, la sociabilité. « Ils sont maintenant sauvages, mais quand les circonstances qui les contraignent à l’être changeront, la transformation morale deviendra un facteur naturel de la révolution intellectuelle et sociale que les prophètes hébreux  prédisent » ( p 85). C’est ici qu’apparait le devenir à long terme et le fabuleux rêve de Thompson : accomplir ce que Dieu a promis : accomplir la plus vieille et la plus belle des prophéties, la prophétie d’Isaïe : « Le loup dormira avec l’agneau… et un petit enfant les conduira par la main » (p 85).

Vinciane Despret vient ici commenter le livre de Thompson et en montrer l’extraordinaire fécondité. A partir de cette prophétie, pourquoi ne pas « anticiper ? ». « Pourquoi ne pas donner à cette révolution annoncée par Esaïe ce qui est le destin de toutes prophéties : l’accomplir ? » (p 85). « Pourquoi ne pas nous transformer afin de pouvoir transformer les animaux ? La chance est à la portée de notre main : si nous nous transformons, si nous nous intéressons à eux, si nous cherchons avec patience tout ce qui n’attend que de s’actualiser, nous pourrons alors réaliser la prophétie » (p 86).

Et, en ce sens, c’est aussi modifier nos savoirs. « Les contraintes qui pèsent sur le savoir des hommes sont importantes. Le monde ne sera intéressant que si nous avons la chance de nous y intéresser. Il ne pourra être transformé que si nous acceptons de passer nous-mêmes par la transformation. Nous avons le monde que nos savoirs méritent » (p 87).Vinciane Desprez précise : si domestication, il y a, « l’arrachement à la nature n’a rien d’un détachement. Il s’agit plutôt d’une « socialisation » par laquelle les animaux entrent dans un monde qui s’efforce de se construire comme monde commun, et sont liés d’une manière nouvelle à ceux qui habitent ce monde… Emanciper, dans la perspective de Thompson, c’est libérer des mauvaises contraintes : ce n’est pas détacher, c’est attacher mieux. C’est trouver, comme le dit si joliment Bruno Latour, « dans les choses attachantes elles-mêmes, celles qui procurent de bons et durables liens ». Ce que Thompson propose en somme, c’est d’attacher mieux : les animaux aux hommes ; les hommes au monde, et le futur aux prophéties » (p 87). C’est une vision dynamique que Vinciane Despret exprime en ces termes : «  Il faudra plus de savoirs et plus de pratiques pour créer un bon monde commun : celui dans lequel « le loup habitera avec l’agneau », celui dans lequel se trouvera, chez les enfants des hommes, quelqu’un pour les conduire par la main » (p 88).

 

Une manifestation nouvelle des animaux

Si la vision de Thompson est longtemps restée sans héritiers, au cours des toutes dernières décennies, le regard sur les animaux est en train de changer (4). Si les animaux ont été maltraités dans une économie industrielle, aujourd’hui, ils sont pris en considération à travers une sensibilité nouvelle. Et, dans la recherche psychologique, on assiste à un retournement spectaculaire des comportements à leur égard. Des lors, on découvre chez eux des qualités qui rejoignent celles que Thomson avait mis en valeur.

Vinciane Despret dresse un bilan. «  Nous n’avons toujours pas été enrôlés par les animaux comme Thompson le souhaitait : l’élevage intensif, la disparition de nombreuses espèces, notre envahissement progressif de leurs territoire et, plus généralement le traitement infligé aux animaux témoignent de l’extension massive de contraintes qui ont rarement eu pour effet de « bien attacher ».

Mais des choses ont cependant changé. Certains d’entre nous sont en train d’inventer de nouveaux modes de communication, de nouvelles façons de penser le monde commun, de nouvelles habitudes, des enrôlements inédits. On retrouvera par exemple, du côté des mouvements antispécistes, les mouvements qui contestent le privilège accordé à l’humain, des héritiers tout-à-fait étonnants du projet de Thompson » (p 89).

Cependant, aujourd’hui, la démarche de certains chercheurs rejoint particulièrement l’inspiration de Thompson. « Pour construire la paix, et pour préserver leurs animaux, les éthologistes ont modifié certaines de leurs habitudes. Shirley Strum raconte ainsi que lorsque des bergers se sont trouvé confrontés au problème d’une trop grand prédation de leurs moutons, par les coyotes, des écologistes tentèrent l’expérience de dégouter les prédateurs en leur faisant ingérer une viande de mouton à laquelle avait été ajouté un vomitif puissant… Il s’agit bien de modifier les habitudes pour rendre la paix possible.

Ce qui a changé aussi et qui constituait un des ressorts du projet de Thompson n’a échappé à personne : certains animaux ont réussi à nous mobiliser dans de nouvelles histoires. Ils ont ainsi réussi, avec leur porte-parole humains, non seulement à nous intéresser, à nous donner envie de les connaître, mais aussi à actualiser des compétences inattendues, à être transformés, et à revenir en force depuis le temps où Thomson les convoquait dans ses histoires pour leur demander de nous surprendre… Le corbeau qui s’est lié avec le chien nous reviendra ces dernières années, dans les recherches de Bernd Heinrich… Les babouins qui s’organisent pour piller les jardins obligeront Shirley Strum à modifier ses pratiques… Elle les a « arraché à ce qui les contraignait à être ce qu’ils étaient », c’est-à-dire un problème pour les cultivateurs… Ceux qui ont été observés par Hans Kummer arriveront à convaincre ce dernier qu’il est leur berger » (p 91).

Longtemps, la culture dominante a fait opposition au projet de Thompson. « Tous ces animaux, corbeau amical, orang-outan organisé, singe menteur, babouin coopératif ont du attendre longtemps avant de revenir sur le devant de la scène, avant de réussir à mobiliser notre intérêt, avant que leurs compétences nous mènent à nous adresser à eux » (p 92). Une certaine conception de la science faisait obstacle. Marqués par « des ambitions de « faire science », les scientifiques s’obligeaient à renoncer à la tentation de chercher chez les animaux des traits qui les donnent comme semblables à nous » (p 94). Le « péché d’anthropomorphisme » était inacceptable pour la primatologie et la psychologie animale à cette époque (p 93). Et, d’autre part, l’extraordinaire ne pouvait être pris en compte dans des dispositifs adonnés à la répétition en vue de l’obtention d’une preuve (p 95). L’auteure nous relate ensuite la maltraitance à laquelle les animaux ont été soumis dans les laboratoires. Cependant, une nouvelle pratique scientifique a réussi à dépasser ces égarements. L’auteure nous ouvre la perspective d’une « éthologie » en devenir.

 

Une recherche respectueuse et ouverte à la nouveauté

 Vinciane Despret nous fait part d’un renouvellement de la conception de l’éthologie. « L’éthologie, généralement science des comportements, y renoue avec son étymologie : « ethos », les mœurs, les habitudes ». L’auteure envisage donc l’éthologie comme « pratique des habitudes » (p 126). « En traduisant l’éthologie comme une pratique des habitudes, je peux définir ma recherche comme l’exploration de l’agencement de ces habitudes. Comment les habitudes des chercheurs et celles de leurs animaux ont-elles constitué, les uns pour les autres, des occasions de transformation ? » (p 126). En examinant les habitudes des chercheurs, l’auteur en vient à célébrer « les réussites, lisibles dans les transformations les plus intéressantes dont leurs recherches témoignent : « la politesse de faire connaissance ». Je peux, à la suite de Shirley Strum, définir cette politesse comme l’exigence de ne pas construire un savoir « dans le dos » de ceux à qui elle adresse ses questions. Ainsi Vinciane Despret envisage « l’éthologie qui l’intéresse comme « une pratique polie des habitudes ». « Pour rendre compte du travail des éthologues les plus polis, je peux, comme ils le font pour leurs animaux, chercher « ce qui compte pour eux » (p 126).

Ainsi, dit-elle s’intéresser aux histoires très diverses des éthologistes dans la relation avec leurs animaux. Elle nous rapporte différentes histoires. Par exemple, elle revient sur la recherche concernant les primates. Elle y constate « un regain de politesse de la part des chercheurs ». Les primatologues ont décidé « de s’intéresser à ce qui intéresse ceux qu’ils interrogent ». « Ils ont été enrôlés par les problèmes de ceux à qui ils adressaient leurs questions» (p 136). Une histoire exemplaire fut celle de Jane Goodhal auprès des chimpanzés de Gombé et trouvant chez l’un d’entre eux, David Greybeard, non seulement une personnalité créative, mais aussi « un allié médiateur lui enseignant les règles de politesse et d’hospitalité » (p 142-143) (2).

Vinciane Despret a trouvé chez le philosophe américain William James un accompagnateur dans son approche de recherche. « Cette vertu de l’action pratique que je propose de cultiver sous la forme de « juste milieu », et qui désigne dans ce que j’essaie de faire, une des manières de répondre à l’exigence de politesse du « faire connaissance », me fait en fait rejoindre un des philosophes les plus « polis » de notre tradition : le philosophe William James » (p 137). L’auteure nous dit en quoi elle se trouve confortée par cette philosophie. « Nous ne devons pas nous contenter de chercher chez le seul sujet connaissant les conditions qui rendent possible cet événement : « connaître ». Nous devons interroger aussi et surtout, les possibilités d’être connu dans ce qui se donne à connaître… Nous saisirons que « ce qui réellement existe, ce ne sont pas les choses faites, mais les choses en train de se faire ». (p 138). « Pour bien connaître, « Placez-vous au point de vue du faire à l’intérieur des choses » (p 140). Et, « connaître, ce n’est pas traduire comment nos idées sont pensées, mais comment elles nous font penser ». « Connaître, c’est explorer un régime d’autorisation et de « rendre capable » (p 148). Au total, Vinciane Despret nous invite à explorer « la manière dont les animaux se présentent comme participants actifs dans la constitution de ce qui peut compter comme savoir scientifique : la manière dont ils font faire des choses à leurs chercheurs ». Comme l’écrit si justement, Donna Haraway, « du point de vue des projets des biologistes, les animaux résistent, rendent capables, perturbent, engagent, contraignent et exhibent. Ils agissent et signifient ».

Vinciane Despret nous apprend dans ce livre à envisager de multiples points de vue, de multiples propositions qui se côtoient pour trouver un chemin, un dépassement à travers les oppositions. C’est une école de pensée. Et elle aborde ici la grande question des origines de l’humanité et des rapports entre l’humanité et le monde animal. Les idées à ce sujet ont beaucoup évolué au cours de ces deux derniers siècles. Au cours des toutes dernières décennies, un tournant est apparu : dans des formes diverses, la découverte d’une conscience animale et une reconnaissance progressive de la personnalité des animaux. Il y a là un mouvement culturel de grande ampleur (4). Les éthologues et les primatologues, échappent peu à peu aux préjugés contraignants auxquels ils voulaient soumettre les animaux. L’humanité perçoit de plus en plus aujourd’hui qu’elle s’inscrit dans un continuum avec le monde animal. Elle n’échappe pas à la nature, mais en fait partie. Cependant, nous ressentons aujourd’hui les tourments qui affectent le monde. Nous nous rappelons ici un texte de Paul selon lequel « la création gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Épitre aux Romains). Cependant, dans une perspective chrétienne, en Christ, il y a bien un mouvement en cours vers une terre nouvelle dans la perspective des prophéties bibliques dont fait partie le texte d’Esaïe : « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du cabri, le veau et le jeune lion mangeront ensemble. Un petit garçon les conduira » (Esaïe 11.6-10). On peut envisager la montée de la conscience unifiante qui apparaît aujourd’hui, cette exigence de respect et de compréhension avancée par Vinciane Despret comme une étape. Et c’est le terme ‘préfiguration’ qui nous vient à l’esprit.

 

J H

 

  1. Vinciane Despret. Le loup habitera avec l’agneau. Nouvelle édition augmentée. Les empêcheurs de tourner en rond, 2020
  2. Jane Lindall : une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique : https://vivreetesperer.com/jane-goodall-une-recherche-pionniere-sur-les-chimpanzes-une-ouverture-spirituelle-un-engagement-ecologique/
  3. Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
  4. Nicole Laurin. Les animaux dans la conscience humaine. Questions d’aujourd’hui et de toujours. Théologiques, 2002 : https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2002-v10-n1-theologi714/008154ar/