par jean | Juin 9, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Comment la conscience de la divinité de Jésus est apparue, engendrant une nouvelle psyché humaine et le bouleversement du monothéisme traditionnel ?
« When did Jesus become God ?” par Ilia Delio
Dans notre monde en mutation, notre culture en pleine transformation, nous cherchons une nouvelle compréhension de notre état religieux et spirituel qui prenne en compte ce bouleversement. Dans cette recherche, il est bon de conjuguer une réflexion théologique et une compétence scientifique. Or, il y a bien des lieux où cette recherche est en cours, entre autres au ‘The Center for Christogenesis’ (1) animé, aux Etats-Unis par Ilia Delio (2), une sœur franciscaine hautement diplômée et qualifiée dans le domaine de la biologie et des neurosciences et théologienne notamment inspirée par Teilhard de Chardin. Délivrée des arcanes d’un catholicisme traditionnel, elle travaille dans un espace irrigué par une avancée scientifique et technologique spectaculaire et la conscience d’une transformation des mentalités. Nous présentons ici un des essais publié sur son site : « When did Jesus become God ? » (3). Dans d’autres textes, son approche des enseignements induits par la révolution scientifique et technologique en cours donne lieu à controverse. Mais ici, sa réflexion théologique, fondée sur une approche historique et psychologique à partir du Nouveau Testament, nous parait éclairante. Elle nous montre comment la prise de conscience de la divinité de Jésus dans les premiers temps va de pair avec la transformation de la psyché humaine qui s’est réalisée à l’époque. Cette analyse est une porte ouverte pour nous aider à reconnaitre aujourd’hui le transcendant divin à l’intérieur de nous : « recognize the transcendant divine ground within us ».
En avant-propos, Ilia Delio nous indique le sens de sa démarche : Dieu est un autre nom pour désigner la personne. La mutation chrétienne est le développement de la personnalité dans la liberté et l’amour ( « God is another name for personhood. The christian mutation is the development of personhood in freedom and love »).
L’émergence de la dévotion envers Jésus dans l’Église primitive.
Ilia Delio commence par nous inviter à mesurer combien la divinité de Jésus n’était pas évidente au départ dans le groupe de ses premiers disciples. A ce sujet, elle cite une théologienne australienne Anne Hunt : « Être chrétien avec la conviction de foi chrétienne que Jésus est divin et que Dieu est trinitaire, tend à voiler le caractère profondément révolutionnaire et radical qu’a représenté le développement de la conscience divine de Jésus pour ses disciples. Comme ceux-ci, Jésus était juif. Fidèles à leur tradition, ils tenaient une notion monothéiste exclusiviste de Dieu et de la dévotion à Dieu. Cependant leur expérience de Jésus suscitait chez eux un changement vraiment incroyable dans leur conscience de Dieu et une réinterprétation radicale de leur foi en un Dieu unique qui en viendrait éventuellement à s’exprimer dans la doctrine chrétienne de la Trinité ».
Ilia Delio trouve qu’il y a là « un mouvement vraiment fascinant ». « Comment est-ce qu’une compréhension de Dieu entièrement nouvelle a-t-elle émergé dans la vie d’un jeune homme juif, du nom de Jésus de Nazareth ? Les chercheurs s’accordent sur le fait que la mentalité religieuse des premiers chrétiens étaient façonnée par la tradition juive et que les disciples cherchaient à comprendre la signification de la vie de Jésus dans la relation à l’ancien Testament. La mort de Jésus et l’expérience de la résurrection de Jésus a conduit les disciples à proclamer que Jésus est Seigneur.
Quelle a été l’expérience psychologique transformante des premiers disciples ?
Ilia Delio fait appel à la recherche d’un chercheur bénédictin Sebastian Moore qui a cherché à déchiffrer l’expérience psychologique des premiers disciples.
« Ce qui comptait dans cette nouvelle expérience de la conscience de Dieu en la personne de Jésus, c’était une conscience nouvelle qui ne pouvait refléter plus longtemps un strict monothéisme (un Dieu), mais une nouvelle compréhension de la puissance de Dieu, une puissance partagée exprimée dans une perspective binitarienne (le Père et le Fils), qui éventuellement évoluerait vers la doctrine de la Trinité ». Ilia Delio se réfère ensuite à un chercheur spécialisé dans le Nouveau Testament tardif, Larry Hurtado : « Les premiers disciples ont vécu une mutation de conscience qui les a mené à chercher un fondement scripturaire pour la révolution chrétienne. Tandis que l’Ancien Testament utilise l‘imagerie d’un agencement divin tel qu’en Psaume 110.1 : « l’Éternel a déclaré à mon Seigneur : « Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’ai fait de tes ennemis ton marchepied » et le Livre de Daniel 7.14 : « On lui donna la domination, la gloire et le règne et tous les peuples, les nations et langues le serviront… » et ainsi aussi les écrits du Nouveau Testament tels que Romains 1.4 utilisent l’agencement divin pour décrire la divinité de Christ, « né de la postérité de David selon la chair et déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l’Esprit de sainteté par la résurrection d’entre les morts ». De même, en Actes 2.36, la résurrection de Jésus est conçue comme impliquant son exaltation à une position céleste d’importance majeure dans le plan de rédemption de Dieu. Essentiellement, comme Hurtado le souligne, Jésus de Nazareth a été associé à l’agencement divin que Paul a hérité du premier cercle de chrétiens juifs palestiniens et qu’il a lui-même élaboré partir de sa propre réflexion sur la signification de Christ ».
Le changement est apparu également dans les modes de dévotion. Selon Hurtado, « la dévotion chrétienne précoce a constitué une mutation significative dans le monothéisme juif. Il y a eu là une émergence d’une association étroite entre Dieu et Jésus-Christ et d’un mode monothéiste binitarien d’adoration et de prière ». « Les disciples ont fait l’expérience d’une présence énergétique nouvelle de Dieu en la personne de Jésus. Et une nouvelle conscience religieuse de la puissance d’amour de Dieu a jailli en eux. La transition du Jésus juif à Jésus- Christ, fils de Dieu, a fait irruption soudainement et rapidement et non graduellement et tardivement ». A partir de son origine, elle s’est rapidement étendue.
Une conscience nouvelle de la présence de Dieu
Ilia Delio nous parle ici en terme d’expérience spirituelle. « Si les disciples ont eu une conscience unique de Jésus comme Dieu, c’est parce que Jésus lui-même a manifesté une conscience nouvelle de la présence de Dieu. Comme Carl Jung l’a noté, Jésus est parvenu à un niveau supérieur, un niveau nouveau de la conscience de Dieu à l’intérieur de lui-même, réalisant un processus d’individuation et atteignant un niveau nouveau de liberté et ainsi un nouveau sens de mission. Selon Jung, les religions monothéistes ont évité la dimension psychique de le personnalité humaine, ce qui a conduit à une conception rétrécie de Dieu ». En ce sens, Ilia Delio pousuit : « Les chrétiens, en particulier, ont exclu la dimension psychique de la vie de Jésus de toute considération doctrinale, alors que c’est exactement ce qui distingue Jésus de Nazareth, une conscience nouvelle de la présence de Dieu qui l’a mené à ses actions radicales d’inclusivité, de guérison, de compassion et ultimement de sacrifice de soi.
L’expérience d’une nouvelle expérience immanente de Dieu est à l’origine de la dévotion à Jésus ». En suivant l’analyse de Sebastian Moore, Ilia Delio retrace trois étapes dans le développement de cette dévotion. La première étape fut « un éveil du désir lorsque les disciples firent l’expérience d’une joie et d’une extase dans leur interaction avec Jésus en Galilée, un sens nouveau et captivant de Dieu, un sens de Dieu délivré du fardeau du péché et de la culpabilité, le sens d’un Dieu ni éloigné, ni dominateur, mais une présence aimante et compatissante ». Cependant, au cours d’une deuxième étape marquée par la mort terrible de Jésus, les disciples ont fait « l’expérience de la désolation et du sentiment que tout était perdu. La mort de Jésus les a précipité dans une profonde crise spirituelle marquée par le désespoir, la honte et la confusion… Au sens jungien, les disciples subissait la mort de l’ego ».
Une troisième étape a suivi. « Moore suggère que la mort de Jésus a créé un sentiment de la mort de Dieu chez les disciples et que, avec l’apparition de Jésus ressuscité, ils ont fait l’expérience de Jésus ressuscité comme rien de moins que l’expérience renouvelée de Dieu en leur sein. Le Dieu de Jésus, le Père qui était mort avec Jésus et qui maintenant déclare son amour dans la résurrection de Jésus, Le Dieu qui est l’auteur de ce plan aimant et donneur de vie, réémergeait dans une puissance nouvelle ». Ils ressentaient que Jésus était Dieu. « Au début, ce fut un déplacement de la divinité vers Jésus qui devint le centre de leur nouvelle conscience de Dieu. Cependant, les disciples ne pouvaient appréhender cette extension de la divinité à Jésus sans que quelque chose prenne place à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est au niveau de la conscience personnelle que cette nouvelle réalité a émergé. Selon Moore, c’est le mystère pascal de la mort et de la résurrection de Jésus qui a été la clef de la transformation radicale de la conscience de Dieu, une transformation qui a commencé avec leur expérience de Jésus dans son ministère terrestre et qui a été purifiée par la mort et la résurrection de Jésus ».
Une révolution théologique
Ilia Delio met en valeur le rôle majeur de la résurrection dans la transformation de la vision des disciples. « Pour eux, Dieu a émergé à nouveau vivant dans la personne même de Jésus, vivant comme jamais avant, avec une nouvelle compréhension d’eux-mêmes et de Jésus, radicalement transformée, libérée, énergisée ». C’est ainsi qu’une nouvelle vision théologique a émergé. « La mutation chrétienne a été une révolution théologique et une évolution de la personne humaine. La puissance du Dieu monothéiste a été éveillée dans la personne humaine comme la puissance d’une vie nouvelle révélée en Jésus et énergétisée par l’Esprit. Le langage de la Trinité a été une sténographie de la puissance partagée de l’amour, étendue dans la création par la Divinité… La transition du monothéisme au théisme binitarien, puis au théisme trinitarien, est une évolution de la conscience religieuse qui a des implications radicales pour une présence nouvelle de Dieu dans le monde et un nouveau genre de personne dans la montée d’un nouvel ordre mondial ».
Ultérieurement, une grande déviation théologique
La politisation de Dieu au Concile de Nicée en 325 et le mariage entre Athènes et Jérusalem ont mené à une héllénisation de la doctrine qui a provoqué une abstraction du langage philosophique dépouillé de sa dimension psychique. Le langage de la nature divine, essence, être et substance, devint une sémantique logique. La mutation chrétienne était avortée et la révolution de la puissance divine introduite par Jésus de Nazareth ne murit jamais. Au lieu d’une nouvelle puissance divine d’amour agissant dans le monde à l’intérieur de la personne humaine et à travers elle, ce qui a émergé, c’est l’internalisation du pouvoir divin exprimé dans un Dieu patriarcal… Comme la doctrine était institutionalisée, l’accent est passé de l’orthopraxie à l’orthodoxie. Le triomphe de l’institution patriarcale a supprimé la psyché humaine et a rendu impuissante la mutation chrétienne ».
Ilia Delio met en évidence l’ampleur du désastre. « Si la mutation chrétienne avait échappé à la politique de puissance et à la main-mise du patriarcat…, nous aurions probablement une église et un monde entièrement différents. Mais le nouveau mouvement était trop jeune et trop fragile pour y échapper : l’institutionnalisation du christianisme lui donna le pouvoir de modeler le premier millier d’années de la civilisation occidentale donnant naissance à une psyché sans Dieu et une humanité sans aucun vrai projet collectif ».
La primauté de l’expérience
Quelle est la portée de formulations doctrinales si elles ne s’appuient pas sur l’expérience ? Ilia Delio exprime la primauté de l’expérience : « Il me semble qu’à notre époque, le premier besoin théologique est que le psychologique assure la médiation du transcendant ». Elle précise : « Le seul vrai but du christianisme est d’éveiller le transcendant divin au niveau de la psyché. Tout le reste est mortel. La divinité de Jésus ressuscité et la nature trinitaire de l’être divin ne sont pas seulement des doctrines théologiques, mais des réalités profondément psychologiques. L’expérience des mystères à un niveau profondément psychologique est nécessaire avant leur expression dans la prière et la dévotion et avant l’articulation à une doctrine. La tâche de porter la foi et le sens religieux à la conscience contemporaine demande une médiation expressément psychologique, un éveil profondément personnel par lequel l’histoire de Jésus rencontre et transforme notre propre histoire personnelle »
Un enjeu majeur
Ilia Delio n’est pas seulement une théologienne, elle est également une scientifique qui suit de près l’avancée des sciences et des technologies. Elle est attentive à l’évolution du monde et à la mutation en cours de celui-ci. C’est dans cette perspective qu’elle situe la requête spirituelle et l’offre de la foi chrétienne. « Nous sommes aujourd’hui dans une étape de vie entièrement nouvelle au sein d’un univers en expansion. Nous en savons beaucoup plus sur la matière et l’esprit et nous avons une opportunité de changer le cours de l’histoire en portant la mutation chrétienne en alignement avec la science moderne et la cosmologie. Si nous ne le faisons pas, nous serons confrontés à des conséquences désastreuses. Aussi longtemps que la psyché humaine demeure évincée de son foyer naturel en la divinité, nous, humains, sommes des coquilles vides à la recherche de notre fondement de sens le plus profond. C’est le moment de reconnaitre en nous un terreau divin et transcendant et d’entrer dans une mutation qui peut mener à une réalité plus riche de la vie planétaire, pleinement vivante dans la gloire de Dieu ».
Cet texte d’Ilia Delio nous parait remarquable, car il éclaire notre expérience de foi, en la situant à l’image d’une première expérience, celle des disciples eux-mêmes inspirés par l’expérience de Jésus.
J H
- Center for Christogenesis : https://christogenesis.org/about/ilia-delio/
- Ilia Delio. Wikipedia. The free encyclopedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Ilia_Delio
- When did Jesus become God? : https://christogenesis.org/when-did-jesus-become-god/
par jean | Juin 9, 2024 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
Une nouvelle pensée économique selon Eloi Laurent
Pour réaliser les transformations économiques requises urgemment par la crise écologique, nous avons besoin de considérer l’économie sous un jour nouveau. C’est pourquoi Eloi Laurent nous propose un livre intitulé : « Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (1). Eloi Laurent est enseignant-chercheur à l’OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech et à l’international ; il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford. Il est donc bien placé pour constater « la perplexité croissante des étudiants » vis-à-vis de l’enseignement d’une « économie aveugle à l’écologie comme s’il s’agissait de deux mondes parallèles ».
« Économiste engagé dans le débat public, il jette ici un regard critique et constructif sur sa discipline ». « Ce manuel innovant propose une économie pour le XXIe siècle, qui intègre défis écologiques et enjeux sociaux : une économie qui part de la biosphère plutôt que de la traiter comme une variable d’ajustement ; une économie qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance ; une économie organique en prise avec le vivant dont nous dépendons ; une économie en dialogue avec les autres disciplines. En somme, une économie mise au service des transitions justes qui ont pour but de préserver notre planète et nos libertés » (page de couverture).
Comme la prise de conscience écologique nous a appelé à étudier sur ce blog des pistes de transformation dans différents domaines, depuis l’économie (2) et la socio-politique (3) ou l’environnementalisme (4) jusqu’à la philosophie (5) et la spiritualité (6), cet ouvrage est particulièrement bienvenu car il nous offre un chemin qui allie la prise en compte des effets mortifères des inégalités et des politiques écologiques pour tracer le chemin de ‘transitions justes’.
Ce livre s’organise en deux grandes parties .« La première partie présente un cadre, une méthode et des outils pour insérer l’économie entre la réalité écologique et les principes de justice. La seconde partie applique cette approche social-écologique à toutes les grandes questions de notre temps : la biodiversité, les écosystèmes, l’énergie, le climat, etc… et donne à voir tous les leviers d’action pour mener à bien des transitions justes : Nations unies, Union européenne, gouvernement français, territoires, entreprises, communautés » (page de couverture). On se reportera à ces différents champs d’étude. Nous introduirons ici le lecteur à la manière dont Eloi Laurent présente les attendus de la nouvelle économie et l’approche sociale-écologique au cœur de cette vision nouvelle
Ce que l’économie savait, ce qu’elle a oublié, ce qu’elle peut encore nous apprendre.
Pour réussir la transition écologique, il serait bon de pouvoir éclairer et guider les changements économiques nécessaires par des savoirs économiques. C’est là que l’auteur met en évidence le manque de pertinence des sciences économiques actuelles. « L’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telle que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent trop inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité, et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique » (p 10).
Or, en remontant aux origines, puis dans l’histoire de l’économie politique, on découvre que celle-ci a longtemps tenu grand compte des ressources naturelles et de l’environnement.
« Contrairement aux apparences contemporaines, il apparait que l’analyse économique a développé très tôt une double préoccupation pour la justice et pour la question écologique et même pour l’articulation de ces deux thématiques » (p 15). L’auteur remonte aux origines. L’économie a été inventée en Grèce, il y a 2500 ans par Xénophon, propriétaire administrant un domaine agricole, et par Aristote dans sa ‘Politique’. Chez Aristote, l’économie, c’est « la discipline de la sobriété au service des besoins essentiels. C’est donc une discipline qui concilie les besoins des humains avec les contraintes de leur environnement. Quand l’économie devient ‘économie politique’ à l’époque moderne, les premiers « économistes font de la nature la source de la richesse et l’origine du pouvoir ». (p 15-16). C’est au XVIIIe siècle qu’une pensée économique émerge à nouveau. « Les premiers économistes sont les physiocrates, un groupe de philosophes et de responsables politiques français. Ils ont été les premiers à construire un modèle cohérent de représentation de l’économie où les ressources naturelles jouaient un rôle central. Les physiocrates nous aident à comprendre le lien essentiel entre ressources naturelles, pouvoir politique et justice sociale. Cette analyse se prolonge avec les travaux de l’école classique anglaise » (p 16-19). L’auteur évoque ici David Ricardo et John Stuart Mill. Alors qu’en 1848, la première révolution industrielle atteint son pinacle, John Stuart Mill envisage un ralentissement de la croissance, un ‘état stationnaire’. « Où tendons nous ? A quel but définitif la société marche-t-elle avec son progrès industriel ?… Les économistes n’ont pas manqué de voir plus ou moins distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire… ». Et, dès cette époque, il pressent et envisage la question écologique : « Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit aux objets, que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population… j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». Eloi Laurent commente ainsi : « La nature révolutionnaire du questionnement de John Stuart Mill sur les finalités mêmes de l’économie capitaliste libérale réside dans sa compréhension de l’impact profond que les sociétés humaines ont déjà, de son temps, sur la biosphère ». D’une manière positive, John Stuart Mill précise : « Ce ne sera que quand, avec de bonnes institutions, l’humanité sera guidée par une judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous » (p 41-42).
Eloi Laurent nous montre ensuite le tournant intervenu dans les sciences économiques au XXe siècle. D’après Dani Rodrik, « l’économie serait différente des autres sciences sociales (et pour tout dire supérieure), du fait de sa maitrise des modèles, autrement dit de représentations simplifiées et opératoires des comportements humains, lesquels permettraient d’identifier des relations causales. L’économie du XXe se serait ainsi progressivement singularisée par l’amélioration de ses techniques quantitatives, prenant appui sur la formalisation mathématique pour développer l’économétrie, la théorie des jeux jusqu’à l’économie computationnelle et le big data d’aujourd’hui. En réalité, la question des instruments apparait secondaire dans l’émancipation de l’économie au XXe siècle. La véritable rupture n’est pas formelle mais substantielle : c’est la rupture avec la philosophie, l’éthique et la justice » (p 42). L’auteur rappelle que les enjeux de répartition et les principes de justice étaient au cœur de l’œuvre des pères fondateurs de ce qu’on a appelé ‘l’économie politique’. Mais force est de constater que ces enjeux ont été marginalisés et finalement presque oblitérés dans les dernières décennies du XXe siècle. Cet aveuglement progressif dans les travaux de l’école néoclassique a été aggravé par la focalisation sur le court terme par l’approche keynésienne.
L’auteur met en évidence « la relégation de l’enjeu de la justice par rapport à celui de l’efficacité » dans les publications en économie à partir de la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que « l’économie des inégalités a fait un retour remarqué ».
Eloi Laurent nous propose également une histoire du développement de l’économie de l’environnement à partir du milieu du XIXe siècle. Au début des années 1960, une économie écologique émerge comme une réponse au défi de la soutenabilité déjà cristallisé par la publication du rapport Brundtland publié dans le cadre d’une commission des Nations Unies en 1987, qui définit pour la première fois le ‘développement soutenable’ (ou durable) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p 50).
Cependant, malgré les recherches sur l’économie de l’environnement pendant un siècle et demi, cette discipline est encore négligée dans le domaine de l’économie. « Dans leur grande majorité, les économistes ignorent les questions environnementales, au double sens de l’inculture et de l’indifférence » (p 50). Cette affirmation s’appuie sur un examen de la littérature économique contemporaine. « Ce désintérêt est d’autant plus préjudiciable que la transition écologique est désormais un enjeu de sciences sociales : les sciences dures ont largement œuvré pour révéler l’ampleur et l’urgence des crises écologiques ». Aujourd’hui, « ce sont les sciences sociales, dont l’économie, qui détiennent la clé des problèmes que les sciences dures ont révélés » (p 56).
Une approche sociale-écologique
Pour des transitions justes.
Un constat s’impose aujourd’hui : les ravages provoqués par la montée croissante des inégalités. « Nos sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires., fragmentées et polarisées au cours des quarante dernières années tandis que les dégradations environnementales s’accéléraient pour atteindre des niveaux inédits. La crise des inégalités et les crises écologiques marchent du même pas. Les 35 pays considérés comme les plus riches, qui ne représentent que 15% de la population mondiale sont ainsi responsables de75% de la consommation démesurée des ressources naturelles depuis 1970. Et la moitié des émissions de CO2 depuis 1990 est le fait de seulement 10% des humains » (p 8). « Nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver un moyen d’inverser la spirale social-écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris » (p 9).
C’est dans cette perspective qu’Eloi Laurent met en évidence le rapport réciproque entre les inégalités et les effets de la crise écologique.
« ° La non-transition écologique – c’est-à-dire la situation actuelle dans laquelle les crises écologiques s’aggravent sans trouver de réponse adéquate – est génératrice d’inégalités sociales qui touchent d’abord les plus démunis.
° La nécessaire réduction des inégalités sociales peut atténuer les crises écologiques et réciproquement les politiques de transition écologique peuvent réduire les inégalités sociales et améliorer le bien-être des plus démunis.
° On peut concevoir des politiques social-écologiques qui, aujourd’hui, comme dans la durée, réduisent simultanément les inégalités sociales et les dégradations environnementales » (p 100).
Eloi Laurent consacre un chapitre à l’approche social-écologique (p 74-98). Il y aborde en premier les questions relatives à la gestion des communs : « De la tragédie des communs à la gouvernance des communs ». Mal gouvernés, les communs peuvent dégénérer. C’est ainsi qu’en 1968, Garett Hardin évoque ‘la tragédie des communs’. L’image est celle de « bergers épuisant le pâturage qu’ils partagent sans le posséder, faute de s’en répartir équitablement l’usage ». Hardin propose comme remède « soit de privatiser la ressource naturelle, soit d’instituer ‘une coercition réciproque par acceptation mutuelle’, autrement dit de recourir à un autorité centrale qui monopolisera le pouvoir de choisir et qui ressemble fort à un gouvernement dictatorial » (p 75). Pendant les décennies qui suivirent, l’article de Hardin « fut annexé par une pensée néolibérale en plein essor qui en fait l’emblème de sa lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul outil rationnel de gestion des ressources » (p 75).
Cependant, si on a décrit deux solutions à la ‘tragédie des communs’ : la centralisation politique ou la privatisation, une troisième option apparait : « une révolution des communs dont Ostrom est le porte-étendard ». « Les travaux d’Ostrom et de ses nombreux coauteurs vont démontrer que les institutions qui permettent la préservation des ressources par la coopération sont engendrées par les communautés humaines elles-mêmes et pas par l’État, ni par le marché. Des centaines de gouvernances décentralisées évitent, partout dans le monde et depuis des millénaires, la tragédie des communs en permettant l’exploitation soutenable de toutes sortes de ressources : eau, forêts, poissons, etc » (p 78). En exemple, le partage de l’eau depuis le début de l’agriculture, il y a 10000 ans… « Ces principes de gouvernement écologique émanent des communautés humaines elles-mêmes, pas d’une autorité extérieure ». Toutes les informations sont ainsi à portée et nourrissent l’action. Quant à elle, la privatisation engendre l’inégalité.
« Dans ce cadre d’analyse, on voit clairement l’importance de la relation – horizontale, mais souvent négligée – entre préservation naturelle et confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Ostrom a aussi contribué de manière décisive à la littérature sur la confiance en lien avec la coopération » (p 78). « Selon Ostrom, les individus qui coopèrent sont capables d’apprendre des autres ; Ils se souviennent des comportements de coopération et plus généralement de la fiabilité des personnes auxquelles ils ont affaire ; ils utilisent leur mémoire et d’autres indices… pour évaluer la fiabilité de leurs partenaires dans l’échange, avant de leur accorder leur confiance ; ils s’efforcent de se bâtir une réputation de fiabilité… ils adoptent des horizons temporels qui excèdent le passé immédiat… La coopération est une quête de connaissances partagées » (p 79). Ainsi, « grâce à Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La théorie des communs d’Ostrom constitue donc la première matrice de l’approche sociale-écologique » (p 80).
L’approche sociale-écologique considère la relation réciproque entre dynamique sociale et dynamique environnementale en se concentrant sur le caractère imbriquée des deux crises qui caractérisent le début du XXIe siècle. A cet égard, l’approche sociale-écologique fonctionne à double sens : les inégalités sociales alimentent les crises écologiques tandis que les crises écologiques aggravent à leur tour les inégalités sociales » (p 80).
« L‘impact social des crises écologiques n’est pas le même pour les différents individus et groupes compte tenu de leur statut socio-économique » (p 81). L’auteur étudie l’incidence des riches et des pauvres sur l’environnement. « Du côté des riches, le sociologue Thomas Veblen a montré dans sa ‘Théorie de la classe de loisir’ que le désir de la classe moyenne d’imiter les modes de vie des classes les plus favorisées peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales ». C’est l’attrait d’une ‘consommation ostentatoire’. Dans un autre registre, Indira Gandhi faisait remarquer que dans les pays les plus démunis, « la pauvreté conduit à des dégradations environnementales du fait de l’urgence sociale ». La richesse des pays pauvres du monde résidant d’abord dans les ressources naturelles, ils sont contraints à y puiser excessivement. « L’éradication de la pauvreté est donc souhaitable non seulement socialement, mais aussi sur le plan environnemental, à condition qu’elle ne prenne pas la forme d’un rattrapage consumériste, mais s’inscrive dans une redéfinition de la richesse globale » (p 83). « Les inégalités augmentent le besoin d’une croissance économique néfaste pour l’environnement et socialement inutile… Si l’accumulation de richesse dans un pays donné est accaparée par une petite fraction de la population, le reste de la population réclamera une croissance économique supplémentaire pour que son niveau de vie ne stagne pas ». Et, dans l’état actuel des choses, ce surplus de croissance « se traduira par davantage de dégradations environnementales ».
Comment réduire les inégalités ? « Par définition, il existe deux manières de les réduire: du bas vers le haut ou du haut vers le bas. Réduire les niveaux des groupes des plus riches de la population mondiale (les 10% qui émettent un peu moins de la moitié du CO2 mondial, d’après les analyses du GIEC en 2022) via une fiscalité adéquate se traduira logiquement par d’importantes réductions d’émission. De plus, les biens de ‘luxe’ engendrent beaucoup plus d’émissions de carbone que les biens de ‘nécessité’ (p 86).
Dans ce cadre, veiller à une transition juste : « Dans l’Union européenne, alors que les émissions par habitant ont baissé en moyenne de l’ordre de 25% entre 1990 et 2013, les émissions de 1% des plus riches ont augmenté de 7% (principalement sous l’effet du transport aérien et, dans une moindre mesure, terrestre) tandis que celles des 50% des plus pauvres ont baissé de 32%. Nous vivons donc une transition injuste dans le continent le plus avancé dans l’atténuation de la crise climatique » (p 87).
De plus, « Les inégalités augmentent l’irresponsabilité écologique des plus riches à l’intérieur de chaque pays et entre les nations ». On constate ainsi que le dommages environnementaux (activités polluantes, déchets) sont souvent affectés aux zones pauvres. « Les inégalités, qui affectent la santé des individus et des groupes, diminuent la résilience social-écologique des communautés et des sociétés, et affaiblissent leur capacité collective à s’adapter à l’accélération du changement environnemental global ». « Un important corpus de recherches… a confirmé l’impact négatif des inégalités sociales sur la santé physique et mentale aux niveaux local et national (via le stress, la violence, un moindre accès aux soins de santé etc.) » (p 91). Selon Paul Farmer, l’inégalité constitue un « fléau moderne » sur le plan sanitaire aussi redoutable que les agents infectieux. De même, la dynamique des inégalités sociales influe sur la résilience ou au contraire la vulnérabilité des populations exposées à de grands chocs. Et de plus, « Les inégalités entravent l’action collective visant à préserver les ressources naturelles… De nombreuses études ont montré comment l’inégalité nuit à la gestion durable des ressources communes car elle perturbe, démoralise et désorganise le communautés humaines » (p 92). De même, « les inégalités réduisent l’acceptabilité politique des préoccupations environnementales et la possibilité de compenser les effets socialement régressifs potentiels des politiques environnementales » (p 94).
Les horizons de la transition juste
« L’approche sociale-écologique, dont on vient de détailler les deux facettes, trouve depuis quelques années une traduction institutionnelle porteuse d’avenir dans l’idée de ‘transition juste’ qui monte en puissance dans le champ académique et dans la sphère politique. Ainsi, lors de la Cop 26 (novembre 2021), plusieurs chefs d‘état et de gouvernement ont co-signé une déclaration sur « la transition internationale juste » (p 96). Eloi Laurent nous rapporte l’évolution de cette notion. « Elle est née au début des années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites ». Ce projet a trouvé par la suite un écho dans d’autres contextes. « Dans cette perspective défensive, ce sont les politiques de transition qu’il s’agit de rendre justes. Or l’amplification des chocs écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle une définition plus large et plus positive de la transition juste. Cet élargissement a été entamé sous l’influence de la Confédération internationale des syndicats, puis de la confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement climatique et la réduction des inégalités sociales, autour du thème des « emplois verts »… Eloi Laurent se réjouit de cette évolution, mais appelle à aller encore plus loin. « Il convient d’élargir encore le projet de transition juste en précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de la rendre opératoire de manière démocratique… La transition juste ne doit plus seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition social-écologique intégrée » (p 97).
Eloi Laurent formule en conclusion trois exigences:
1) analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques correspondantes, sous l’angle de la justice sociale…
2) accorder la priorité dans les politiques de transition juste au bien-être humain dynamique éclairé par des enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la croissance économique… Ce dépassement de la croissance économique est en train de devenir un élément de consensus dans la communauté globale environnementale
3) construire ces politiques de transition juste de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à l’engagement des citoyens… » (p 98).
Eloi Laurent présente ensuite la palette des transitions justes.
En économiste ouvert à un vaste horizon, Eloi Laurent nous apprend beaucoup sur la transition, un leitmotiv de notre époque. C’est ainsi que nous avons découvert son approche dans un podcast du journal Le Monde : « Comment rendre la transition heureuse », une approche qui nous a paru particulièrement ajustée (7). En présentant ce livre : « Manuel des transitions justes », nous n’en rendons compte que d’une petite part, car cet ouvrage aborde toute une gamme de questions relatives à la transition depuis : « la transition vers la préservation du monde vivant », « la transition vers la coopération et le bien-être » jusqu’à la « transition vers la pleine santé ». Il nous apparait ainsi comme une pièce marquante d’un des quelques thèmes que nous abordons sur ce blog. Certes, son propos est dense, mais il est accessible et, manifestement, il aborde la question majeure de la transition écologique sous un angle qui nous parait à la fois éthique et réaliste, cette « transition juste » qui se déploie dans une approche « social-écologique ».
J H
(1) Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte, 2023
(2) Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/ Vers une civilisation écologique : https://vivreetesperer.com/vers-une-civilisation-ecologique/
Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
(3) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/
Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès : https://vivreetesperer.com/comment-la-puissance-technologique-nengendre-pas-necessairement-le-progres/
(4) L’humanité peut-elle faire face au dérèglement des équilibres naturels ? : https://vivreetesperer.com/lhumanite-peut-elle-faire-face-au-dereglement-des-equilibres-naturels/
(5) Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
(6) Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/ Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
(7) Comment rendre la transition heureuse ? le Monde. Eloi Laurent : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202404090500-climat-comment-rendre-la-transition-heureuse
par jean | Mai 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Au sein de la culture occidentale, en fonction de différents facteurs comme la perception des effets néfastes d’un extrême individualisme et la montée d’une vision écologique, on prend de plus en plus conscience d’une réalité jusque-là méconnue : la relation, la reliance, la connexion. (1) Tout se tient. Cependant, cette évolution des esprits doit surmonter et dépasser une culture individualiste qui s’est installée dans le monde occidental depuis des siècles.
En regard, issue de la culture bantou, et par extension, africaine, « L’Ubuntu met l’accent sur le vivre ensemble, et l’interdépendance des individus au sein de la communauté. Des relations positives et une harmonie communautaire rehaussent notre humanité. L’idée force est de valoriser l’empathie, la compassion, la dignité et la valeur intrinsèque de chaque personne. Dans la philosophie de l’Ubuntu, le bien de la communauté est essentiel pour le bien de chaque individu. Être dans l’esprit de l’Ubuntu, c’est aussi apprécier la valeur de la coopération, le soutien mutuel, et le bien commun dans la prise de décision… Ubuntu est fondée sur la compréhension que chaque personne possède une valeur et une dignité intrinsèque. Elle renforce l’idée qu’étant un être social, un individu n’est pas intrinsèquement une entité solitaire, existant tout seul sur son île comme Robinson Crusoé. En vérité, l’être d’une personne est tissé avec celui des autres dans un tissu complexe de connexions sociales. Ubuntu se réalise dans un environnement social inclusif et des relations interconnectées. Une communauté régie par Ubuntu favorise le respect, la compassion, et une responsabilité partagée. En Afrique, la philosophie de l’Ubuntu se manifeste dans de nombreuses expressions culturelles, notamment dans la musique, les processus de prise de décision, qui promeuvent l’inclusivité, la construction de consensus, des systèmes de gouvernance et de résolution de conflits » (p 229-230).
Un homme, l’archevêque Desmond Tutu a fait connaitre la philosophie de l’Ubuntu dans le monde à travers son œuvre de réconciliation dans la période post-apartheid de l’Afrique du Sud… « L’archevêque Desmond Tutu, comme ancien président de la Commission Vérité et Réconciliation, a incarné l’esprit de l’Ubuntu dans le processus de réconciliation. Il a mis l’accent sur la valeur du pardon, de la guérison et du dialogue en se confrontant aux divisions et aux cicatrices du passé » (p 220).
Un livre, paru en 2024, aux Presses Universitaires de l’Université de Louvain se présente comme un recueil de textes examinant la vision de l’Ubuntu dans ses rapports avec la philosophie occidentale et ses contributions innovantes dans différents champs de la société et de la culture : « Ubuntu. A comparative study of an african concept of justice » (2). Parmi les autres livres portant sur Ubuntu, nous nous référons également ici à un livre publié à l’Harmattan : « Comprendre Ubuntu » (3) qui porte en sous-titre les noms de deux personnalités : Placide Tempels, un prêtre qui a mis en évidence l’originalité de la philosophie de l’Ubuntu en provenance de la culture Bantou et L’archevêque Desmond Tutu, grand acteur de la mise en œuvre de cette philosophie dans le champ politique et judiciaire.
Nous nous interrogerons d’abord sur l’origine de cette philosophie et ses caractéristiques ainsi que sur la vision qui en découle. Nous reviendrons sur la mise en œuvre de l’esprit Ubuntu dans le processus de libération post-apartheid en Afrique du sud. Nous évoquerons la comparaison entre Ubuntu et la philosophie occidentale.
De la culture bantou à la philosophie de l’Ubuntu : Une vision du monde
Pour « comprendre Ubuntu » l’auteur du livre, Kaumba Lafunda Samajiku, envisage la culture bantu à partir d’une approche linguistique. Un prêtre missionnaire, Placide Tempels « a étudié les langages, les comportements, les institutions et les coutumes des bantu » A partir de là, il a rapporté un système de pensée bantu. Son livre : « la philosophie bantu », publié en 1945 et traduit en anglais en 1959 a beaucoup favorisé la compréhension occidentale de la philosophie africaine. Il y traite de métaphysique, de sagesse, d’anthropologie, d’éthique et de restauration de la vie (p 15). « Pour Tempels, les bantu ont une conception essentiellement dynamique de l’être. Alors que pour la pensée occidentale, l’être est ‘ce qui est’, conçu de manière statique, la philosophie bantu conçoit l’être comme ‘ce qui possède la force, l’être est force’…. Tous les êtres sont des forces : Dieu, les hommes vivants et trépassés, les animaux, les plantes, les minéraux » (p 16). Chez Tempels, le contenu de la philosophie bantu se résume autour du « concept fondamental de force vitale… ». Des valeurs fondamentales de vie, fécondité et union vitale fondent l’ontologie des Bantu, l’idée qu’ils se font de l’être, ainsi que la formulation des règles éthiques et socio-juridiques » (p 21). Cette philosophie bantu est à la source de Ubuntu. Selon Wikipedia, « le mot Ubuntu issu de langues bantues d’Afrique centrale, orientale et australe, désigne une notion proche des concepts d’humanité et de solidarité ». Selon Kaumba Lufunda Samajiku, au cours de ces dernières décennies, l’esprit Ubuntu n’a pas seulement inspiré le processus de reconstruction de l’Afrique du sud dans la justice et la réconciliation, mais il exerce une influence plus générale, ainsi que l’herméneutique déployée par Barbara Cassin et Philipe Joseph Salazar ou la réalisation d’un logiciel open-source et gratuit construit à partir d’un noyau linux portant le nom d’Ubuntu et que des millions d’utilisateurs peuvent utiliser.
Selon un théologien zambien, Teddy Chalwe Sakupapa (4), le cadre conceptuel met bien en évidence « la centralité de la vie et des interrelations entre les êtres dans la vision africaine du monde ». « Le cadre conceptuel de l’ontologie et de la cosmologie bantu, telle qu’exprimée par Tempels et interprétée et appropriée par les théologiens africains, indique un sens fort du respect de la vie. C’est une mise en valeur de la centralité de la vie et de l’interrelation entre les êtres. Dans cette réalité interreliée, il n’y a pas de séparation entre le séculier et le sacré » ; La relationalité est au cœur de l’ontologie africaine ». Teddy Chalwe Sakupapa ouvre une réflexion théologique. La vie et la relationalité sont des thèmes centraux dans l’Écriture aussi bien que dans la récente réflexion pneumatologique de théologiens comme Jürgen Moltmann. La relationalité est également devenue particulièrement centrale dans les discours sur la Trinité et l’écologie (5).
Ubuntu pour la vérité et la réconciliation dans le processus de liquidation de l’apartheid et la construction d’une nouvelle société africain
A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés (6). Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Son rôle a été décisif. Barack Obama a rendu hommage à son humanisme spirituel. Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… ‘L’Ubuntu’ incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-même aux autres ». L’action de Nelson Mandela a été de pair avec celle de Desmond Tutu. Celui-ci a recouru au concept d’Ubuntu qui a inspiré la Constitution provisoire de la Transition de l’Afrique du Sud (1993), ainsi que la loi de 1995 relative à la promotion de l’unité nationale et de la réconciliation. C’est dans ce contexte que va apparaître la Commission Vérité et Réconciliation sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment portée par une dimension spirituelle et religieuse d‘inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime. Dans ce processus, éclot une « justice réparative ». Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée (5). Kaumba Lufunda Samajiku voit dans tout ce processus la mise en œuvre d’une « vision du monde Ubuntu » (p 23). « La réparation est une restauration de la vie, une restauration de l’ordre ontologique… La réparation consiste toujours, en fait, à éloigner le mal… La question de la vérité comme étape obligée de la réconciliation se comprend dans la mesure où la réconciliation est une reconstitution des relations entre les forces vitales dans leur intégrité… » De même, l’auteur rappelle l’importance majeure de l’interrelation entre les êtres humains. « L’être humain ne peut pas être solitaire. Il est inséré dans un réseau de relations en tant que membre lié à d’autres membres… ». Ainsi, « la restauration des liens sociaux apparait dans le processus mis en œuvre par la Commission Vérité et Réconciliation. Elle met dans une même continuité la conception de la nature de l’homme et la conception de la nature de la justice… » (p 27-30).
Ubuntu : la dimension internationale
Le livre : « A comparative study of an african concept of justice », présente une compréhension internationale et systématique d’Ubuntu en examinant les nuances à travers les différentes cultures africaines. De plus, il juxtapose Ubuntu avec des concepts dominants des philosophies occidentales, incluant « la justice comme équité » de John Rawls, la justice sociale, l’individualisme libéral, l’éthique des relations et des affaires et les droits humains » (p 231).
Les auteurs mettent en évidence « une distinction entre Ubuntu et l’individualisme libéral occidental ». « Ce sont deux perspectives philosophiques différentes en ce qui concerne la nature des êtres humains et les relations entre individus et société ». « Par exemple, le philosophe américain John Rawls déclare dans une « Theory of Justice » que chacun a des droits inaliénables fondés sur la justice, que même l’intérêt collectif de la société ne peut outrepasser… Ainsi, les individus sont envisagés comme des entités indépendantes et autonomes avec des droits et des libertés inhérentes à ce que Michael Sadler considère comme « un soi libre de toute entrave ». « Pour le soi libre de toute entrave, ce qui importe au-dessus de tout, ce qui est le plus essentiel pour notre personnalité, ce ne sont pas les fins que nous choisissons, mais notre capacité de les choisir ». De même, Alasdair MacIntyre pense que l’individualisme libéral occidental déforme les relations sociales. L’histoire de ma vie est toujours incluse dans l’histoire des communautés dont dérive mon identité. Je suis né avec un passé. Et essayer de se couper soi-même de ce passé, dans une approche individualiste, c’est déformer ma relation actuelle ». En regard, Ubuntu tourne autour de la communauté et de l’interdépendance parmi ses membres. Il reconnait une nature humaine communautaire et met l’accent sur notre bien-être partagé ». « Alors que l’éthique des droits est à la base de la philosophie de l’individualisme libéral, Ubuntu se fonde sur la mise en œuvre de relations positives et la réalisation d’une harmonie parmi les gens. Selon Ubuntu, une conduite éthique découle de la compréhension des relations intersubjectives et des obligations des individus les uns envers les autres ». C’est une perspective bien différence de celle de l’individualisme libéral occidental où prévaut le gain et l’intérêt personnel. Les auteurs citent l’économiste anglais du XVIIIe siècle, Adam Smith, auteur du livre : « Wealth of Nations » : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre repas, mais de la manière dont il met en œuvre son propre intérêt. Nous nous adressons nous-même, non pas à leur humanité, mais à leur amour pour eux-mêmes et nous ne leur parlons jamais de notre nécessaire, mais de leur intérêt ». L’ethos d’Ubuntu est fondé sur la croyance dans l’intérêt collectif et dans la coopération. Les individus peuvent améliorer leur humanité en contribuant au collectif et en établissant des relations positives (p 231-232).
Cependant, on doit dire que Ubuntu ne se limite pas à une dichotomie entre communautarisme et individualisme ; sinon, nous aurions perdu de vue des éléments fondamentaux du discours sur l’humanisme africain. La philosophie de l’Ubuntu maintient qu’un accomplissement et une prospérité individuelle dépend d’une communauté soutenante… Mais ainsi, au lieu de nier une identité individuelle, en fait, Ubuntu la renforce » (p 233). En regard d’une conception abstraite du soi et de la rationalité, Ubuntu met en valeur le rôle des relations et de la communauté dans la formation de l’identité personnelle et la croissance éthique.
Si les conceptions de Ubuntu et de la philosophie de la justice différent, elles s’accordent pour défendre la dignité des individus et soutenir les plus vulnérables. Cependant, « en intégrant les principes de l’Ubuntu, la philosophie occidentale pourrait étendre son cadre éthique, adopter des interprétations relationnelles et contextuelles de la personnalité, et explorer de nouvelles méthodes pour l’éthique sociale, la justice, et la construction d’une communauté. Ubuntu pourrait enrichir la philosophie occidentale en portant son attention sur des aspects négligés de l’existence humaine, en cultivant une compréhension plus intégrée de l’éthique, et en plaidant pour des valeurs d’empathie, de compassion et de bien-être communautaire » (p 233).
Cependant, Ubuntu intervient également dans d’autres domaines. Ainsi, elle porte des idées concernant « la richesse sociale et un capitalisme inclusif ». Comme on peut l’imaginer, elle introduit un principe de responsabilité dans la vie économique. De même, Ubuntu est particulièrement propice à une politique économique et environnementale. « Ubuntu envisage les individus, les communautés et le monde naturel dans un mode symbiotique. La mise en œuvre d’Ubuntu dans le développement durable s’appuie sur une vision holistique qui reconnait l’interdépendance des systèmes sociaux, économiques et environnementaux ». C’est « le passage d’une vision anthropocentrique à une vision écocentrique, la reconnaissance de la corrélation entre le bien-être humain et la santé environnementale. La philosophie d’Ubuntu met également en valeur le système de connaissance indigène qui offre des approches pertinentes pour une gestion durable des ressources et la préservation écologique (p 234).
Si, au cours des derniers siècles, la globalisation du monde a résulté, pour une part d’une activité effrénée et d‘une prétention insensée de vastes portions de la société occidentale, en regard, elle a également permis la rencontre de civilisations qui ont exercé une influence envers elle, comme le montrent David Graeber et David Wengrow dans leur livre sur l’histoire de l’humanité (7). Aujourd’hui, à une époque, où l’impérialisme antérieur s’est largement effondré, l’influence des cultures autochtones, en Afrique comme en Asie, peut témoigner de leurs sagesses et s’exercer à l’échelle du monde. Il en va ainsi pour la sagesse bantu : Ubuntu, qui a donné lieu à plusieurs publications. Ainsi, aux précédentes déjà évoquées, on peut rajouter un livre écrit par la petite-fille de Desmond Tutu, Mungi Ngomané ,aujourd’hui très active sur la scène internationale : « Ubuntu. Leçons de sagesse africaine » (8). Cet ouvrage porte en sous-titre une maxime qui caractérise la philosophie d’Ubuntu : « Je suis, car tu es ». En regard d’un individualisme qui se suffit à lui-même, c’est la relation humaine qui, ici, est première. Or, aujourd’hui, dans la culture européenne, un courant de pensée, qui va en grandissant, met l’accent sur l’importance et la nécessité de la relation (1). Le terme de « reliance » commence à apparaitre. La spiritualité est envisagée en terme de relation entre les humains, avec soi-même, avec la nature et avec Dieu. Et, Dieu lui-même est un Dieu trinitaire, un Dieu relationnel. Cette approche apparait fréquemment sur ce blog dans les écrits de théologiens comme Richard Rohr et Jürgen Moltmann. La référence à ce dernier apparait chez des théologiens africains qui apprécient la philosophie de Ubuntu. Ainsi envisager Ubuntu aujourd’hui, ce n’est pas considérer un phénomène exotique, mais prêter attention à un état d’esprit qui est source d’inspiration.
J H
- Relions-nous ! Un livre et un mouvement de pensée : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle ; une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/ Reliance ; une vision spirituelle pour un nouvel âge : https://vivreetesperer.com/reliance-une-vision-spirituelle-pour-un-nouvel-age/ Reconnaître et vivre la présence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
- A comparative study of an African concept of justice. Edited by Paul Nnodim and Austin C. Okigbo. Leuven University Press. 2024
- Kaumba Lufunda Samajiku; Comprendre Ubuntu. R.P. Placide Tempels et Mgr Desmond Tutu Sur une toile d’araignée. L’Harmattan, 2020
- Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
- Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
- Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
- David Graeber, Davis Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libérent, 2023
- Mungi Ngomane. Ubuntu. Leçons de sagesse. Je suis, car tu es. Harper Collins, 2019
par jean | Mai 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
Quel est le sens biblique de la solidarité ? La question est posée à Renny Golden qui , dans les années 1980, s’est engagé en faveur de l’accueil aux Etats-Unis, des réfugiés d’Amérique Centrale fuyant la violence.
« Le mot : solidarité n’apparaît pas tel quel dans la Bible. Cependant, comme pratique de foi, il capte l’essence des traditions juives et chrétiennes. La Bible est l’histoire multimillénaire des israélites essayant de maintenir une solidarité avec leur Dieu et avec les pauvres ». Quel est l’esprit de cette solidarité, « Lorsque au début, Dieu appelle Moïse à sortir le peuple de l’esclavage, celui-ci rechigne et cherche des excuses ( Exode 3.13, 4.1, 10). Mais Dieu promet : « Je serai avec toi » Ce n’est pas du paternalisme ou de la pitié. C’est travailler épaule contre épaule dans une œuvre de libération ».
Dieu manifeste sa solidarité avec l’humanité en Jésus. « La naissance de Jésus, l’incarnation de Dieu dans le monde est l’acte paradigmatique de la solidarité. Dieu a tellement aimé le monde qu’il a pris une forme humaine. C’est une identification complète avec la condition humaine, une solidarité totale avec l’histoire humaine. Jésus a du fuir les excès du pouvoir impérial. Il a été une menace pour l’ordre établi et il a du fuir les escadrons de la mort du gouvernement romain ( Matt 2.13-14). Jésus a commencé sa vie non pas comme membre d’une élite, mais comme un réfugié, un sans abri. Ainsi, l’amour de Dieu pour le monde se manifeste très particulièrement pour les persécutés, les rejetés, les fugitifs ».
Comme le montre Robert Chao Romero, le ministère de Jésus a manifesté la solidarité. « Dieu est devenu chair et a lancé son mouvement parmi ceux qui étaient méprisés et rejetés à la fois par les romains et par l’élite du peuple. Jésus n’est pas allé vers la grande ville en cherchant à recruter parmi l’élite religieuse, politique et économique. Pour changer le système, Jésus devait commencer avec ceux qui étaient exclus du système. Bien que la bonne nouvelle de Jésus était pour l’ensemble de la famille humaine, elle va d’abord aux pauvres et à ceux qui sont marginalisés. Comme un père aimant (ou une mère), Dieu aime tous ses enfants également, mais se préoccupe particulièrement de ceux ou celles qui souffrent le plus ».
Les gens, qui souffraient du double fardeau du colonialisme romain et de l’oppression spirituelle et économique des élites, attendaient de Dieu une libération ». Effectivement, les plus faibles ont été considérés comme indispensables. « Bien qu’ils aient été considérés comme les moins honorables, Jésus leur a porté le plus grand honneur. Jésus a accordé le plus grand honneur à ceux qui en manquaient ( 1 Corinthiens 12. 22-25).
Un esprit de solidarité et pas de jugement (2)
Richard Rohr envisage le cœur du christianisme comme la solidarité aimante de Dieu avec tous le gens. « A travers Jésus, la propre vision du monde de Dieu, vaste, profonde et entièrement inclusive est rendue accessible à tous. En fait, j’irai jusqu’à dire que la marque de la vie chrétienne et de se tenir en solidarité radicale avec tout autre. C’est l’effet final et intentionnel – symbolisé par la croix, qui est le grand acte de solidarité de Dieu à la place du jugement. Voilà comment nous sommes appelés à imiter Jésus, cet homme juif bon qui voyait et appelait le divin dans les « gentils », comme la femme syro-phénicienne et les centurions romains qui l’ont suivi, dans les collecteurs d’impôt juifs qui collaboraient avec l’Empire, dans les zélotes qui s’y opposaient, et tous ceux « en dehors de la loi ». Jésus n’avait pas de problème quelque il soit avec l’altérité ».
Jésus a inclus. Il n’a pas exclu. « La seule chose que Jésus a exclus, c’est l’exclusion elle-même ».
A cet égard, comment envisager aujourd’hui notre attitude vis–à-vis de personnes pratiquent d‘autres modes de sexualité que celui qui dérive directement de notre interprétation des écritures. Ici, la parole est donnée à Shannon Kearns, prêtre transgenre. Il nous apporte « un exemple de la solidarité inclusive de Dieu avec les eunuques, minorités sexuelles à l’époque du prophète Esaïe. En Esaïe ( 56. 3b-5), le prophète déclare : « Et ne laissez pas les eunuques dire : « Je ne suis qu’un arbre sec ». Le Seigneur déclare : « Aux eunuques qui gardent mes sabbats, choisissent ce qui m’est agréable et qui persévéreront dans à mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom préférables à mes fils et à mes filles. Je leur donnerai un nom éternel qui ne périra pas ». C’est une parole de réconfort et d’espérance. C’est une parole de guérison ». En commentaire, Shannon Kearns nous dit comment ces paroles bibliques « résonnent fortement pour beaucoup de gens transgenre et non-binaire ». « Ils résonnent aussi fortement pour les nombreuses personnes qui se sont senties exclues et rejetées d’une entrée dans un espace religieux à cause de leur diversité de genre ».
Nous sommes donc invités à regarder autour de nous et à nous poser des questions : « Qui est en train d’être exclu ? Qui n’est pas bienvenu ? Pour qui il n’y a pas de place ? Le message est en Esaïe 56 et dans le récit de l’eunuque éthiopien en Acte 8 : « Il y a une place aussi pour eux dans le Royaume de Dieu. Ils n’ont pas besoin de changer pour être inclus. Ils sont rendus dignes d’être inclus en désirant l’être ».
La spiritualité de la solidarité (3)
Barbara Holmes, à qui on a fait appel dans cette séquence, nous invite, à la suite de Jésus, « à discerner les signes des temps et à être un baume toujours présent dans ce monde troublé ». « Le physicien Neill de Grasse Tyson nous rappelle que notre solidarité n’est pas un choix, c’est une réalité. Nous sommes tous connectés les uns aux autres, biologiquement, à la terre chimiquement, et, au reste de l’univers atomiquement. Notre solidarité est un fait scientifique aussi bien que l’acte de salut d’un Sauveur aimant et un Saint Esprit sage et guidant. Et même cet appel à la solidarité est incarné par le Divin. Parce que Jésus est venu et a vaincu et renversé les systèmes de ce monde, il nous appelle à faire de même ».
Mais est-ce bien possible ? « Les systèmes disent que les changements ne peuvent pas arriver, que la gravité gagne, que la religion n’a pas d’utilité excepté de calmer les gens, que vous faites mieux de mettre votre confiance dans des fonds communs de croissance. Mais Jésus déclare qu’il y a une autre voie la – voie prophétique – et même maintenant, il nous appelle à nous avancer sur la parole, à nous rassembler en un, et à exercer nos dons. Alors seulement, nous pourrons faire la paix avec nos voisins, mettre fin à la violence du canon et arrêter notre addiction à la division. La solidarité et la compassion, c’est l’amour en action ».
Mais comment envisager une spiritualité de la solidarité ? Selon l’écrivaine Margaret Swedish, cette spiritualité commence à se manifester « en honorant la présence divine en chaque être humain ».
« Je crois que Dieu nous a donné le plus grand exemple de solidarité lorsque Dieu a envoyé son fils Jésus vivre avec nous » (réfugié salvadorien). Nous sommes appelés à un état d’esprit dans lequel nous sommes persuadés que les autres ont une valeur égale à la notre. « Ma vie n’est pas plus valable ou digne, de plus grande ou de moindre signification que celle d’un autre être humain. Je ne suis pas plus ou moins méritant. Mes droits ne sont pas plus importants que ceux de cette autre personne. Cette spiritualité commence à un endroit douloureux – avec l’acceptation du fait que le monde est brisé et que nous sommes brisés. Dans cela, nous cherchons des liens profonds avec les personnes blessées de notre monde. Et en cette place vulnérables, nous cherchons le cœur de la solidarité : la compassion ».
La séquence sur la solidarité présentée sur le site : « Center for action and contemplation » se poursuit ensuite dans d’autres éléments, notamment par une méditation de Richard Rohr sur la solidarité divine avec la souffrance. Ce texte, tant par la densité émotionnelle du propos que par les questions qu’il soulève requiert un traitement particulier. Nous nous bornerons ici à cette première évocation de la solidarité, un thème qui correspond bien à notre conscience actuelle et qui en met la signification chrétienne en valeur.
J H
par jean | Mar 5, 2024 | ARTICLES, Vision et sens |
La vision spirituelle du médecin psychiatre, Jacques Besson dans la découverte de nouveaux horizons : les neurosciences, les synchronicités, la lutte contre les addictions, l’usage des psychédéliques, le chamanisme…
Auteur d’un livre sur : Addiction et spiritualité (1), Jacques Besson, médecin psychiatre, addictologue, ancien chef du département de psychiatrie communautaire du département de psychiatrie du centre hospitalier universitaire vaudois, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, a été fréquemment interviewé dans des vidéos sur You tube (2). Il y met en évidence des relations sensibles entre spiritualité, présence d’une conscience, lutte contre les addictions, usage des psychédéliques, expérience de mort imminente, expérience du chamanisme. En même temps, Jacques Besson se présente comme un croyant enraciné dans une foi chrétienne d’inspiration protestante. En écoutant Jacques Besson, nous découvrons des réalités qui se manifestent aujourd’hui et sur la signification desquelles nous nous interrogeons. A partir de son expérience et des connaissances, il nous apporte un éclairage précieux. Voici donc quelques aperçus à partir d’une interview de jacques Besson par Didier Reinach : « Spiritualité et créativité de soi – l’esprit du bonheur » (3).
Cheminement professionnel et spirituel de Jacques Besson
Au départ, l’intervieweur rappelle les intérêts de Jacques Besson : « la psychiatrie communautaire, la santé mentale, les rapports entre la psychiatrie, la religion, la spiritualité et les neurosciences ». Il pose donc une première question : « Pourquoi la spiritualité est-elle un chemin de guérison ? » Et il l’interroge sur ses motivations : « Qu’est-ce qui te pousse, qu’est-ce qui te porte à introduire la dimension spirituelle ? ». La réponse porte d’abord sur les racines : « Je viens d’une longue tradition protestante. Comme enfant, j’ai eu des visions, des intuitions, des aspirations sur l’invisible, sur la lumière du monde. Cela m’a toujours intrigué et passionné. Depuis l’âge de cinq ans environ, je m’intéresse à l’individu, à la question de l’esprit ». Jacques Besson s’est donc dirigé vers la médecine ; puis, il s’est intéressé à la neurologie. Il est passé ensuite à la psychiatrie, puis à la psychanalyse. Et de la psychanalyse, il s’est dévoué pour des populations vulnérables, pour la médecine des pauvres au Centre Saint-Martin qui a accueilli des milliers toxicomanes. C’était une médecine communautaire, généreuse. De là, Jacques Besson est devenu un expert en addictologie, une science interdisciplinaire qui rassemble un ensemble de savoirs pour faire face à la complexité du problème de l’addiction. Il s’est engagé dans des psychothérapies et c’est là qu’il s’est rendu compte petit à petit que « la question du sens était centrale ». Jacques Besson a également été médecin dans l’Armée du Salut. Il a vu là un témoignage magnifique et il y a beaucoup appris. C’est là qu’il a rencontré « les alcooliques anonymes », un mouvement spirituel et non religieux qui a commencé dans les années 1930, où les participants se remettent à une puissance supérieure, à plus grand qu’eux-mêmes, pour leur rétablissement. Les « alcooliques anonymes » ont actuellement plusieurs dizaines de millions d’adeptes en traitement qui vont bien. Jacques Besson, bien au fait de la biologie moléculaire, a considéré les bienfaits engendrés par l’approche des alcooliques anonymes : les différentes étapes, le lâcher-prise et la conscience dans l’univers. Il s’est alors demandé : est-ce qu’il y aurait une neuroscience des alcooliques anonymes ? La réponse est oui. Il y a eu beaucoup de recherches en imagerie sur l’impact de la prière, de la méditation. Dans les années 1990, au cours d’une année sabbatique à Harvard, il a pu suivre les débuts de l’imagerie fonctionnelle cérébrale et il a découvert la puissance de l’instrument. « Entre addiction et spiritualité, il y a un rapport très étroit. D’un côté, l’addiction est une impasse de sens. De l’autre côté, la spiritualité est une ouverture à plus grand que soi. Donc la spiritualité est un instrument puissant pour la prévention et le rétablissement des addictions ». Après avoir fait une thèse sur la correspondance échangée entre Freud et le pasteur Pfister où les fondements du dialogue entre psychanalyse et religion étaient posés, Jacques Besson s’est engagé dans une étude de la pensée de Carl Jung et, pendant une dizaine d’années, il s’est formé à la psychanalyse jungienne en autodidacte, puisque celle-ci n’est pas agréée dans l’enseignement officiel. Il y a trouvé les ingrédients dont il avait besoin pour établir un lien entre science et spiritualité. « Il peut y avoir une science de l’esprit qui est plus grande que celle du cerveau ou de la psychologie, et la question de l’inconscient collectif, la question du Dieu inconscient, la question de ce qui nous transcende et de ce qui nous traverse sont des questions qui ont habité les humains depuis toujours et Jung a été un investigateur de génie sur ces questions ». Par la suite, Jacques Besson s’est tourné vers l’œuvre du sociologue médical, rescapé d’Auschwitz, Aaron Antoniovsy. Il a observé la vie dans les camps et « il en a tiré la conclusion que les humains avaient besoin de sens et de cohérence, de cohérence permettant d’aligner le somatique, le psychique et le spirituel, et d’être droit dans ses bottes, d’avoir un sens dans la vie. Voilà ce qui est générateur de ce qu’il a appelé lui-même la salutogenèse. La salutogenèse, à travers ses origines latines entend le salut à la fois comme santé et comme salut. La salutogenèse est le concept génial qui créé la promotion de la santé. Les médecins obsédés par les causes des maladies s’intéressent beaucoup moins aux attracteurs de santé et je me suis passionné pour le ‘solutionnisme’, c’est à dire conjuguer toutes les approches disponibles dans un champ comme les addictions où la médecine était très pauvre et pouvoir venir ainsi à l’aide de populations vulnérables ».
Mais, si l’on peut distinguer des groupes vulnérables, « nous sommes tous aujourd’hui vulnérables d’une certaine manière… Nous avons tous des carences, nous avons tous des maltraitances… la condition humaine fait que la vie est imparfaite et que nous sommes sur un chemin entre l’inaccompli et l’accompli. C’est une voie mystique qui ne me fait pas peur parce qu’elle est compatible avec la vision scientifique d’un monde évolutionnaire ».
Aujourd’hui, « l’humanité est traumatisée et elle n’accède pas, pas encore, aux instruments de guérison, cet alignement entre le physique, le psychique et le spirituel, entre la science de la nature, la science humaine et, peut-être la science de l’esprit. Donc, j’ai toujours cherché cette cohérence, cet alignement… Je n’ai jamais quitté cette ligne et je suis ‘le capitaine de mon âme’ » (cette expression en écho à celle du poème récité en priant, par Nelson Mandela dans sa prison).
L’être humain et la spiritualité
L’entretien se poursuit au sujet de la nature humaine. Nous ressentons aujourd’hui les effets nocifs du matérialisme. « Ce matérialisme, dans lequel nous sommes désespérément plongés, nous coupe de ce que les peuples premiers savaient très bien… C’est que le monde est un. Nous sommes dans une totalité ». En demandant à ses étudiants en médecine : où est l’esprit, Jacques Besson les amenait à penser qu’il n’était pas seulement dans le cerveau, dans le corps, mais que, pour vivre, l’être humain avait besoin d’un langage, de relations, d’une culture ; « il faut une humanité, il faut une planète, il faut un univers. Pour un seul être humain, il faut la totalité de l’univers et le grand mystère, c’est que chaque être humain représente une singularité ». Mais cette singularité se vit en complémentarité, dans un ensemble. « Plus on va vers soi-même, disent les sages du premier millénaire chrétien, plus on s’approche de Dieu, mais il s’agit de soi-même, au sens de Jung, c’est à dire d’une individuation. Il s’agit de bien comprendre le rapport entre le soi et la totalité ».
C’est un apport de la psychanalyse jungienne qui, elle-même, peut être envisagée comme une étape pour aller plus haut. A partir d’un épisode vécu et rapporté par Jung, du ‘rêve d’un scarabée par un patient et l’apparition de cet insecte à la fenêtre’, la conversation s’engage sur le phénomène des synchronicités. Jacques Besson a vécu de nombreuses synchronicités dans sa carrière et « il est convaincu que ce phénomène introduit une fenêtre sur un rapport différent au temps, au temps qui nous dépasse, au temps vertical, le grand temps, celui qui s’est déployé avec le big bang… ». L’accueil des synchronicité requiert « une grande ouverture au monde, à l’univers, à la conscience, qui est bien plus grande que ce qu’on peut imaginer, et pour les scientifiques, beaucoup d’humilité », vertu trop peu répandue… « Il faut être bien conscient des limites de la science pour accéder à un monde plus grand… La foi et la science ne s’oppose pas. On peut être scientifique et mystique. La science s’occupe des ‘comments’. Elle propose des modèles. La métaphysique propose des intuitions, des visions ».
La conversation se poursuit sur les ressources du cerveau humain. « Le cerveau a de nombreuses fonctions… Le cerveau est un univers à lui tout seul. C’est un microcosme. L’univers du cerveau est un univers infiniment complexe ». Ainsi, s’il y a un infiniment petit et un infiniment grand, « comme l’a intuitivement prédit, le génial Blaise Pascal, l’homme est le milieu de toutes choses et l’être humain est entre les deux infinis, le petit et le grand, et je suis arrivé à la conclusion qu’il détient le troisième infini qui est l’infiniment complexe… La science se préoccupe d’objectiver. La ligne de la science, c’est bien l’objectivité, mais nous autres, êtres humains, nous vivons aussi d’une subjectivité et la science du sujet est extrêmement importante. C’est la science de la conscience précisément… La totalité implique d’avoir recours à la science et à la conscience, à la science et à la spiritualité ».
Spiritualité, soin, médecine
Une question de l’interviewer : Est-ce que la spiritualité peut soigner des égos blessés, des égos malades ? Jacques Besson répond en évoquant « une nouvelle science qui a fait d’énormes progrès depuis une quinzaine d’années : la psycho-traumatologie. La psycho-traumatologie est l’étude interdisciplinaire des traumatismes psychiques. Nous avons tous un certain capital de santé mentale et nous pouvons supporter ainsi un certain nombre de souffrances. Mais s’il y a effraction, un abus trop fort, une agression trop violente, la blessure psychique qui en résulte est un traumatisme. La question du traumatisme est très importante parce qu’elle participe au diagnostic d’une vulnérabilité particulière chez certaines personnes qui peut être investiguée et surtout peut être traitée.
Puis, une grande question se pose : pourquoi moi ? Pourquoi à moi, m’est-il arrivé tel accident, tel malheur ? Et le ‘pourquoi moi’, est un grand mystère. C’est une blessure parce que c’est incompréhensible. Le monde est imparfait. L’arrivée d’un accident nous dépasse et la spiritualité nous aide à redonner du sens, à recouvrir notre âme… C’est la technique chamanique. C’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme. Les chamans sont spécialistes du trauma à leur manière. L’extraction d’esprit, c’est se détourner de ce qui nous a blessé, peut-être l’extraire ou tout au moins s’en détacher. Le recouvrement d’âme, c’est aller vers plus grand que soi. Et voilà un mouvement salutogénique. Et voilà, les peuples premiers ont cette intuition qu’il y un rétablissement possible. La santé mentale est le fruit d’une plasticité. Et cela, c’est tout l’espoir que peut avoir un psychiatre, un psychiatre psychothérapeute en l’occurrence. Le cerveau est plastique. C’est à dire que les connexions s’adaptent à l’environnement, à la culture. Les neurones dialoguent entre eux et se connectent. Et cela laisse de la trace.
Donc, du coup, l’expérience spirituelle, cela laisse de la trace. Pour en donner un exemple, la méditation en pleine conscience, qui s’est occidentalisé récemment, se révèle modifier la connectivité cérébrale, ainsi que montre les nouvelles techniques d’imagerie. On devient plus autonome affectivement et cognitivement, plus souple. Ce sont des encouragements très forts pour relier la médecine psychiatrique, la médecine somatique et la psychothérapie. Depuis plusieurs années, j’ai eu la chance d’introduire la santé spirituelle à la faculté de médecine, notamment à la suite de la rencontre publique avec le Dalaï Lama en 2013.
Je lui ai posé la question des trois ordres de la médecine et il m’a répondu avec beaucoup de chaleur que c’était une question qu’il fallait absolument explorer en Occident, car, pour la médecine tibétaine, il est évident que le premier rang de la santé est la santé spirituelle. En découle la santé psychique dont découle la santé physique. Or, en Occident, nous faisons très exactement le contraire. Nous avons jeté les bases d’une santé somatique, nous avons élaboré correctement une psychiatrie qui tient la route, mais nous somme encore très loin de la singularité du sujet, de la question du lien, de la question du sens qui sont les vraies questions qui mobilisent la salutogenèse et le rétablissement ».
Une création de sens ? suggère l’interviewer. C’est inné ou cela se travaille ? demande-t-il. « Les deux à la fois » répond Jacques Besson. « Je crois qu’il y a du divin dans l’homme, pour citer les Pères de l’Église ». En reprenant une expression latine, « l’homme est capable de Dieu. C’est-à-dire, il a une intuition du beau, du bien, du vrai, du juste, et il peut suivre ce chemin. C’est un possible. Alors cela nécessite évidemment un travail. Le Bouddha a dit : « Le bonheur est sur le chemin ». Alors, cheminons.
Psychédéliques, chamanisme, médecine ouverte
Jacques Besson envisage son approche de la guérison sous différents angles. Ainsi, dans un cadre psychiatrique, il participe à « la réhabilitation des psychédéliques (champignons hallucinogènes, Lsd, certaines formes d’ecstasy) », à des fins thérapeutiques. Historiquement, ces substances ont été stigmatisées après le premier développement de leur usage aux Etats-Unis, mais on observe aujourd’hui un retour parce qu’on a compris que ce n’est pas le même groupe de drogues que les opiacés, la cocaïne ; un groupe différent qui a la capacité de perturber l’ordre psychique, mais à petites dose, bien contrôlées et dans un cadre thérapeutique, cela peut permettre de modifier un ordre établi dans le sens d’ouvrir certaines mémoires qui étaient dans des tiroirs. Lorsqu’un traumatisme désorganisateur infecte une existence, il vaut mieux le sortir, l’aérer. Et cela, c’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme opérés par les chamans, c’est ce que la psychanalyse essaie de faire laborieusement avec de longs processus, c’est ce que l’hypnose essaie de faire par des conditionnements, mais les psychédéliques sont aujourd’hui le moyen le plus prometteur pour accéder aux souvenirs traumatiques dans un contexte sécurisé et élargir la conscience… On pense que les psychédéliques ont le pouvoir d’accroitre la plasticité neuronale, et notamment les champignons, ce que les peuples premiers savaient très bien. Aujourd’hui les médicaments les plus prometteurs en psychiatrie sont ceux qui ont été les plus ostracisés et maudits quand j’étais jeune. Le cannabis ouvre des perspectives intéressantes en médecine curative et les psychédéliques ouvrent des pistes intéressantes pour la santé mentale ».
Jacques Besson critique les préjugés engendrés par un matérialisme réductionniste vis-à-vis des pratiques des peuples premiers. « J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs personnes qui se sont intéressées scientifiquement au chamanisme. Ainsi le docteur Olivier Chambon en France qui a écrit un texte de référence : « Psychothérapie et chamanisme ». Il évoque la psychologie transpersonnelle, notamment Stéphane Gros. Ce sont des psychologues qui acceptent qu’on puisse communiquer d’inconscient à inconscient et communiquer avec plus grand que soi. Le chamanisme, c’est aussi une communication avec un monde plus grand. Le chamane et à la fois prêtre et médecin. Aujourd’hui, nous avons rejeté le prêtre et garder le médecin.
Il est grand temps de réconcilier le prêtre et le médecin, le spirituel et le scientifique ». il y a un fossé à combler. Cependant, en médecine scientifique, on enseigne la psychologie médicale, les fondements de la relation médecin-malade, l’alliance thérapeutique et il y a maintenant une science établie de l’effet placebo. Le médecin revient au prêtre par des voies détournées. Et il utilise très largement, souvent inconsciemment, le chemin de la suggestion (suggestion que Freud n’aimait pas trop). Pour ma part, je pense que le médecin de famille est un homme de confiance. Il a le manteau du druide. Il fait de la suggestion. Et c’est une bonne chose ! Les médicaments parfois peuvent avoir un effet placebo sans le savoir ». Jacques Besson évoque une recherche sur les antidépresseurs qui montre qu’il n’y a que 5% de variance entre le placebo et le médicament. « Cela rend modeste quand on pense qu’on a dépensé des milliards pour des antidépresseurs.
« Je crois qu’il faut être juste et humble. Il y a un ordre somatique de la médecine. Il y a des gènes. Il y a des molécules. Il y a un déterminisme biologique. Il y a une génétique. Mais il y a aussi une épigénétique. Les gènes dialoguent avec l’environnement. Le sujet a une histoire dans sa nature, dans son contexte. Et c’est toute la force de l’ordre psychique. Nous avons une éducation, un environnement, une culture, des valeurs et cela produit de la plasticité ». Il y a des intuitions. L’intuition est une dimension de l’appareil psychique qui n’est pas étudiée en psychothérapie. Elle est souvent destinée aux « bonnes femmes » alors que la femme a beaucoup plus d’intuition que l’homme.
C’est probablement avec les femmes que l’on a eu les plus grandes découvertes de la sacralité. Certes, il y a des différences biologiques entre les hommes et les femmes, mais ces différences ne sont pas absolues. « Il y a l’ordre psychique, les apprentissages, les valeurs qui ont été transmises. Mais je pense que la réponse la plus appropriée est dans la psyché, les archétypes, l’animus et l’anima… La santé psychique, c’est le dialogue, le mariage entre l’animus et l’anima. C’est la rencontre des opposés. Pour atteindre la totalité, l’individuation, il faut avoir marié l’anima et l’animus… ». Cette analyse se poursuit au niveau de l’univers. « La rencontre du ciel et de la terre se fait pour que l’homme puisse accéder à plus grand que lui. Henri Bergson disait : « la terre est un incubateur de Dieu ». Tout se passe comme si la matière voulait être spiritualisée… ». C’est une vision de réconciliation.
Puis, Jacques Besson évoque l’amour des autres comme l’amour de soi. » Pour les bouddhistes, pas de sagesse sans compassion. Pour les chrétiens, pas de vérité sans charité. La conscience ne suffit pas… il faut passer par le don de soi ; par la créativité, par le nouveau. Si nous sommes dans un univers évolutionnaire, alors nous faisons partie de l’évolution. Nous avons une responsabilité. Nous sommes des co-créateurs ».
« La méditation, la prière, la sagesse des peuples premiers et la religion peuvent nous apporter quelque chose. La spiritualité n’a pas besoin d’être religieuse ; mais je pense qu’il y a des religions qui peuvent être spirituelles. Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour le soufisme… Soyons humble. Gandhi a dit : « celui qui va au fond de sa religion, va au fond de toutes les religions ». Le noyau dur des religions, c’est la spiritualité, c’est la sacralité, c’est le rapport entre la vérité et la charité. C’est cela le noyau dur ».
Quelles lectures éclairantes ? Une inspiration biblique
L’intervieweur demande à Jacques Besson de nous conseiller. Et, entre autres, quelles lectures comptent pour lui ? La réponse va à l’encontre de la mode. C’est « lire la Bible ». « Parce que c’est, quand même, un livre incroyable. Ce sont des centaines d’auteurs qui écrivent ensemble dans des moments différents, dans des contextes différents, pour exprimer une forme de vérité profonde dont ils ont eu l’inspiration, la révélation pour le bien de la communauté. Il y a, bien sûr, des chapitres plus difficiles, mais lire la Bible avec la psychologie des profondeurs, avec de l’éveil, avec un regard chamanique, c’est très riche de sens, de lien, d’expérience d’autres humains, d’autres situations. Quand Moïse va chercher les tables de la loi et qu’il trouve les « couillons » avec le veau d’or, c’est une modernité effrayante. Et le Christ sur sa croix qui est plus fort que la mort – après, on peut l’interpréter de plusieurs manières – c’est actuel, je pense. Si on ne s’occupe pas trop de la mort, on devient tellement plus vivant. Il faut vivre l’instant ». Et donc, si la Bible n’est plus toujours appréciée, Jacques Besson s’écrie : « moi, je la lis ». Certains passages le touchent davantage ; « Ma petite préférence va à l’Évangile de Jean. Dans l’Ancien Testament, j’aime beaucoup le Livre de Job, le malheur de l’innocent… Il y a les psaumes qui sont merveilleux aussi et bien sûr les Évangiles. Septante trois guérisons du Christ. Le Christ est un exorciste. C’est un immense chaman. Le Saint-Esprit, vu par la spiritualité et les neurosciences, c’est le Grand Esprit, c’est l’âme du monde ». Paracelse est cité en évoquant ‘la lumière, l’âme du monde’. « Lisez Paracelse, lisez Jung, lisez la Bible, regardez la biographie de Gandhi ».
Interrogé sur l’esprit qui l’anime, Jacque Besson revient à son enfance : « Quand j’avais quatre ans, mon grand-père est mort dans des conditions assez tristes et ma mère a fait une assez grave dépression ; je me suis mis à avoir peur du noir. C’était assez angoissant. Un jour que ma nourrice s’occupait de moi, elle a remarqué que j’avais peur du noir et elle s’est adressée à moi avec beaucoup de gentillesse et beaucoup d’humanité, elle m’a dit : Jacques, il ne faut pas avoir peur du noir. Non, il ne faut pas avoir peur du noir parce que, dans le monde, il y a une lumière invisible. Oui, c’est une lumière qui éclaire et qui réchauffe le cœur des enfants. C’est un enfant aussi qui la donne. Il s’appelle Jésus. Cela m’a intéressé : il y aurait une lumière invisible et un autre enfant qui la donne. Et il est d’un autre ordre… Donc, à partir de quatre-cinq ans, je me suis intéressé à cette figure. On m’a envoyé à l’école du dimanche. Je me suis passionné pour les personnages de la Bible : Abraham, Isaac, Jacob, Joseph et les pharaons, Moïse, David, Goliath et puis, après, le Christ. J’ai toujours eu cette intuition qu’il y a du visible dans l’invisible. Et plus tard, j’ai découvert, avec les Pères du premier millénaire chrétien ce qu’ils appellent l’intelligible, non pas au sens de l’intelligence, mais au sens que dans l’invisible, il y a des choses qu’on peut comprendre, auxquelles on peut accéder, c’est une grâce divine. Alors, toute ma vie a été éclairée, d’un côté par mon intérêt sincère et rigoureux pour la science et mon intérêt sincère et rigoureux pour la spiritualité. Et, un jour j’ai découvert, je crois que c’est Jean Calvin qui l’a dit, « la science permet l’émerveillement ». J’avais une passerelle….
Cette contribution de Jacques Besson nous parait particulièrement éclairante et innovante. Elle reconnait et prend en compte des réalités émergentes comme par exemple les résultats de l’imagerie cérébrale, les synchronicités et le chamanisme. Des courants de pensée et de recherche, encore minoritaires sont pris en compte. Un nouveau paysage apparait.
Cette contribution nous parait doublement précieuse. A l’encontre d’un matérialisme encore puissant, elle instaure une nouvelle compréhension de la nature humaine et de l’ordre du monde d’autant qu’en plus des phénomènes mentionnés dans cet interview, on peut en ajouter d’autres comme les expériences de mort imminente présentées par l’auteur dans une autre vidéo. En même temps, elle installe la spiritualité dans la préservation et le recouvrement de la santé.
On peut ajouter un autre apport qui nous parait précieux dans la configuration religieuse actuelle où certains courants fondamentalistes manifestent une étroitesse d’esprit en considérant négativement des phénomènes émergeants jusqu’à les condamner et à les rejeter avec violence au nom d’une interprétation littérale de la Bible. Or, ici, Jacques Besson conjugue la reconnaissance de ces phénomènes avec un témoignage de foi chrétienne et une lecture de la Bible à la fois instruite et enthousiaste.
Ainsi, à tous égards, cette contribution nous parait appeler une particulière attention.
Rapporté par J H
1.Jacques Besson. Addiction et spiritualité. Spiritus contre spiritum. Erès, 2017. « L’auteur propose un voyage depuis l’aube de l’humanité en compagnie des substances psycho-actives jusqu’à l’épidémie addictive contemporaine. Il montre comment l’addiction représente une pathologie du lien et du sens. Les relations entre addiction et spiritualité sont explorées par les dernières recherches neuroscientifiques sur la méditation et la prière, dans ce qui est devenu une nouvelle science, la neurothéologie »
2. La CONSCIENCE , moteur de la prochaine REVOLUTION : https://www.youtube.com/watch?v=-bA52VG7wZg
Expériences de mort imminente : la science face à une énigme : https://www.youtube.com/watch?v=REoY0EwwnMM
3.Spiritualité et créativité de soi. L’esprit du bonheur : https://www.youtube.com/watch?v=M7C1FXvMzSA
Voir aussi :
The Awakened brain ( Cerveau et spiritualité) : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
La nouvelle science de la conscience : https://vivreetesperer.com/la-nouvelle-science-de-la-conscience/
Comment nos pensées influencent notre réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
Les expériences spirituelles : https://vivreetesperer.com/les-experiences-spirituelles/
Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’au-delà (Lytta Basset) : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
Jésus le guérisseur (Tobie Nathan) : https://vivreetesperer.com/jesus-le-guerisseur/
par jean | Fév 6, 2024 | ARTICLES, Expérience de vie et relation |
La réussite d’enfants apprenant librement en petit groupe auprès d’un ordinateur en puisant dans le savoir d’internet.
Comment l’expérimentation de Sugata Mitra s’est propagée en Inde et à travers le monde : des environnements d’apprentissage auto-organisés, une école dans le nuage (school in the cloud).
Il y a une dizaine d’années, le nouveau processus pédagogique initié et propagé par un ingénieur indien, Sugata Mitra, à partir d’une expérience initiale en 1999 : la réussite d‘un groupe d’enfants d’un bidonville indien à utiliser un ordinateur mis à leur portée ‘The hole in the wall’, était reconnue par le dispositif Ted qui diffuse les idées nouvelles dans l’univers anglophone à travers des ‘talks’, courtes interventions en vidéo ; en 2013, Ted lui décerne un prix accompagné d’un crédit qui va lui permettre d’engager une expérimentation à grande échelle en créant sept espaces propices à cette pédagogie : 2 en Grande-Bretagne et 5 en Inde. Nous avons rendu compte de la première étape du parcours de Sugata Mitra, celle des grandes innovations qui, durant la première décennie du XXIe siècle, ont engendré un nouveau processus pédagogique (1). Or en 2019, Sugata Mitra publie un livre qui dresse le bilan de l’ensemble de l’innovation et trace des perspectives d’avenir : « The school in the cloud. The emerging future of learning » (2). « L’Éducation a essayé d’exploiter la “promesse” de la technologie de l’éducation pendant des décennies pour aucun profit, mais nous avons appris que des enfants en groupe – quand l’accès à internet leur est donné – peuvent apprendre par eux-mêmes n’importe quoi (learn anything by themselves)… » En 1999, Suga Mitra a mené la fameuse expérience du ‘trou dans le mur’ qui a donné matière à trois causeries TED et lui a permis de gagner le premier prix TED d’un million de dollars pour la recherche. Depuis lors, il a mené une nouvelle recherche à propos des environnements d’apprentissage auto-organisés (self-organized learning environments, SOLE), construisant des ‘Écoles dans le Nuage’ (Schools in the Cloud) à travers le monde. Ce nouveau livre partage les résultats de cette recherche… Dans ce livre révolutionnaire, vous apercevrez le futur émergent de l’apprentissage avec la technologie. Il en ressort que la promesse n’est pas dans la technologie elle-même. Elle est dans « un apprentissage dirigé par les enfants eux-mêmes utilisant la technologie » (page de couverture).
Cet ouvrage se déroule en trois grandes parties : Qu’est ce qui arrive quand les enfants rencontrent internet ? – Les écoles dans le nuage – Aperçus sur le futur de l’apprentissage.
Internet peut être un fabuleux moyen d’apprentissage pour les enfants
Avec son esprit curieux, en mettant un ordinateur en accès à des enfants d’un bidonville indien, l’ingénieur Sugata Mitra a fait apparaitre un phénomène insoupçonné : la capacité d’enfants défavorisés et sans instruction, mais s’entraidant les uns les autres de découvrir le fonctionnement d’un ordinateur et d’apprendre à partir d‘internet. A l’entrée de son premier chapitre intitulé : ‘Self–organizing systems in learning’ (les systèmes d’apprentissage s’organisant eux-mêmes), Sugata Mitra résume en ces termes le nouvel horizon : « Quand on leur donne l’accès à internet en groupe, les enfants peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls » (p 3). Il décline ensuite ce constat à travers les résultats d’expérimentation auprès d’enfants d’âge divers en des lieux différents et dans des conditions variées. En Inde, dans les régions rurales ou les faubourgs misérables, puis dans d’autres pays, au Bhutan, au Cambodge et en Afrique du sud, « les résultats ont toujours été les mêmes : la capacité digitale a jailli de ce qui paraissait de nulle part » (Digital literacy sprang out of seemingly nowhere) (p 4). Sugata Mitra en précise les conditions : « Au cours des années, nos expériences ont montré que des groupes d’enfants, se voyant donner accès à internet dans des espaces publics et sûrs apprendrons à utiliser les ordinateurs et internet sans instruction venant des adultes. Nos expériences montrent que les enfants en groupe apprennent à des vitesses beaucoup plus grandes que des enfants travaillant individuellement par eux-mêmes. La mentalité de la ruche collective se montre un enseignant efficace. Il m’a fallu des années pour réaliser que cette situation collective d’apprentissage était un exemple d’un système s’auto-organisant… » (p 7).
Des environnements d’apprentissage auto-organisés
Nommé professeur de technologie de l’éducation à l’université de Newcastle en novembre 2006, Sugata Mitra arrive en Angleterre. En 2009, un film indien célébrant un effet de promotion sociale de l’expérience, ‘The hole in the wall’, le rend célèbre et il est contacté par une institutrice anglaise d’une petite école élémentaire Saint-Alban à Gateshead. Il engage la conversation avec des élèves de huit ans et leur propose d’essayer une expérience d’apprentissage avec des ordinateurs. Le 6 juillet 2009, les 24 élèves enthousiastes, âgés de huit ans, se voient proposés cinq questions concernant les avantages de l’adaptation pour la survie, questions correspondant à un niveau supérieur de quatre années. « Les enfants ont accès à un ordinateur par groupe de quatre en toute liberté. Au bout de trente minutes, les enfants reviennent avec leurs réponses sur un bout de papier. Puis, on demanda à chaque groupe de poser sa propre question. Il fut demandé à l’institutrice de retenir les réponse et de reposer individuellement et sans recours à l’ordinateur, les mêmes questions deux mois après (p11). Les résultats furent remarquables : « Les groupes peuvent répondre aux questions de l’examen classique, avec des années d’avance. Et, après avoir appris en groupe, beaucoup d’entre eux peuvent assimiler leur réponse dans une compréhension personnelle. Et deux mois après, ils ont retenu les résultats » (p 12). Ce fut là une nouvelle ouverture pour la recherche. L’expérience a ensuite été de nombreuses fois répétées montrant que les enfants pouvaient répondre à des questions encore plus difficiles correspondant à un niveau d’âge plus élevé. Sugata Mitra a trouvé un nouveau nom pour désigner cette méthode. Dans ces classes, l’ordre avait été remplacé par un doux chaos dans l’espoir d’un ordre émergeant spontanément. J’ai trouvé un nouveau nom pour ce que nous avions réalisé : nous avions découvert le « Self-organized learning environment » (SOLE) (Environnement d’apprentissage auto-organisé )» (p 14).
A partir de là, Sugata Mitra a développé quelques environnements expérimentaux en Inde.
En récapitulant les résultats obtenus par les enfants durant plusieurs années, Sugata Mitra peut mettre en évidence des gains remarquables :
- Devenir un bon usager autonome d’internet
- Apprendre assez d’anglais pour utiliser les moteurs de recherche ou un chat en mail
- Apprendre à chercher sur internet pour répondre aux questions
- Améliorer sa prononciation anglaise
- Améliorer ses scores en mathématiques et en sciences à l’école
- Évaluer les opinions et détecter l’endoctrinement et la propagande (p 15)
Les enfants à qui on donne accès à internet en groupe peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls
Dès lors, Sugata Mitra s’est posé la question : « Y a-t-il une limite à ce que les enfants peuvent comprendre en utilisant internet ? ».
Pour répondre à cette nouvelle question, une nouvelle expérience a été entreprise à kalikuppam, un village de l’Inde du sud. « Nous avons posé une question dont nous pensions que les enfants ne parviendraient pas à y répondre : quel est le processus de réplication de l’ADN ? Est-ce que des enfants Tamil âgés de 12 ans à Kalikuppan peuvent apprendre et comprendre le processus de réplication de l’ADN en anglais à partir d‘un ordinateur, trou-dans-le-mur, sans guidance d’un adulte ? A ma stupéfaction la réponse a été : oui » (p 15) ». Un matériel universitaire de biotechnologie avait été déchargé sur l’ordinateur. Au bout de deux mois, ces enfants qui comprenaient à peine ce langage sur un sujet bien en avance de ce qui leur était enseigné à leur âge, sont parvenus tout seuls à un score de 30%. Puisqu’on ne pouvait trouver un professeur de biochimie pour cette école, Sugata Mitra a eu l’idée de chercher une ‘médiatrice’. « Cette personne était juste une figure adulte amicale qui encouragerait les enfants à aller plus loin, simplement à travers des expressions chaleureuses comme : ‘Formidable. Comment tu as pu comprendre cela ?’ ou ‘Je n’aurais jamais pu comprendre cela tout seul’… pareil à la manière dont une grand-mère admire ses petits-enfants. La médiatrice n’avait aucune connaissance du sujet. Elle avait de l’affection pour les enfants et elle les admirait. J’ai appelé cela la ‘méthode de la grand-mère’. En quelques semaines, la ‘méthode de la grand-mère’ a mené les enfants de Kalikuppan au même niveau que des enfants plus âgées qui recevaient l’enseignement d’un professeur formé de biochimie dans un école urbaine de Delhi ».
Cette expérience de Kakikuppan a appris deux grandes leçons à partir desquelles Sugata Mitra a pu déclarer : « Les enfants à qui on donne accès à internet en groupes peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls ». Dès lors, les déclarations de Sugata Mitra ne sont plus apparues comme naïves, mais comme dangereuses. Cette expérience a également montré que l’admiration est un puissant outil d’apprentissage. L’apprentissage auto-organisé est tout au long aidé par l’admiration. J’ai appelé cette méthode : ‘Une éducation envahissante au minimum’ (minimally invasive education) » (p 16).
Comment des grands-mères viennent encourager les enfants sur skype
A partir de là, Sugata Mitra s’est dit que la ‘méthode des grands-méres’ était efficace et il a décidé d’essayer à nouveau. Est-ce que cette pratique pourrait se réaliser avec skype ? En 2009, comme Sugata Mitra est interviewé par le ‘Guardian’, il fait savoir que son dispositif est associé à un service de téléphone skype à Hyderabad comme près de Newcastle. Et il raconte : « Quand je suis allé en Inde récemment, j’ai demandé aux enfants comment ils aimeraient utiliser skype au mieux et ils m’ont répondu qu’ils souhaiteraient que des grands-mères anglaises leur lisent des contes de fée ». L’intervieweur en a fait part dans le Guardian et du coup des mails sont arrivés. Sugata Mitra s’est adressé aux volontaires pour leur donner les principes de la ‘méthode des grands-mères’ : ne pas enseigner, entrer en conversation, poser des questions et demander aux enfants d’éventuelles réponses. En d’autres mots, elles peuvent conduire une session SOLE sur skype. Nous décidâmes d’appeler ce groupe de volontaires ‘The Granny Cloud’ (le nuage de la grand-mère). Parmi ces volontaires, certaines personnalités se sont révélées particulièrement ajustées. Aujourd’hui, des ‘grannies’ opèrent à l’échelle mondiale (p 17-18). Cette intervention a eu notamment un effet bénéfique sur le langage des enfants (p 32).
Les Écoles dans le Nuage
Dans ce livre, Sugatra Mitra nous rapporte comment l’expérimentation s’est poursuivie à travers l’implantation d’ ‘environnements d’apprentissage auto-organisés’ (SOLE) à travers le monde ; effectivement, des expériences sont apparues dans de nombreux pays : Australie, Argentine, Uruguay, Chili, Etats-Unis. Et bien sûr, elle a continué à s’étendre en Angleterre et surtout en Inde. L’Inde a été le grand champ d’expérimentation des ‘Schools in the Cloud’. Ce livre nous rapporte, par le menu, l’histoire de chaque innovation dans son environnement spécifique : les atouts, les oppositions, les difficultés, les gains qui, à chaque fois, viennent confirmer la réussite de cette nouvelle approche.
Au total, Sugata Mitra peut dresser un bilan : « Qu’est-ce que nous avons appris des écoles dans le nuage ? » (p 125-140). « Nous savons maintenant que les enfants peuvent apprendre à se servir des appareils tout seuls. Ils peuvent même apprendre plus vite dans des groupes non supervisés… Ils peuvent aussi enseigner aux adultes les usages de la nouvelle technologie. Nous voyons là une génération qui peut utiliser n’importe quelle technologie digitale pour résoudre des problèmes… Ils peuvent calculer (compute) des solutions aux problèmes. Calculer est la nouvelle arithmétique (Computing is the new arithmetic). On constate également une amélioration de la ‘compréhension de lecture’ lorsque les enfants utilisent l’Ecole dans le Nuage. « Il est important de noter que la ‘compréhension de lecture’ est seulement un des aspects de la compréhension des contenus. En plus des textes imprimés, les enfants ont affaire à beaucoup d’autres genres de médias incluant des représentations visuelles, audio et vidéo ». « Ainsi il vaudrait mieux parler de ‘compréhension de multimédias’. Dans les ‘Écoles dans le Nuage’, cette compréhension s’améliore à des niveaux au-dessus de celle qui prévaut dans l’éducation standard ». Au total, les enfants apprennent à lire mieux et plus vite dans l’École du Cloud. Il est peut-être possible de commencer avec des enfants aussi jeunes que cinq ans. Voici une génération qui peut comprendre le monde à partir du nuage massif de données qui les entoure ».
« Nous savons que des groupes d’enfants cherchant sur internet réussissent mieux dans leur recherche et habituellement détectent les erreurs dans l’information ou dans leur perception. A la différence des écoles traditionnelles, dans les Ecoles dans le Nuage, les enfants apprennent à chercher en groupe, se corrigent les uns les autres, et discutent entre eux quelle découverte est la plus authentique. En se comportant ainsi, les enfants apprennent à communiquer avec le réseau, à répondre aux bonnes questions de la bonne manière, et expliquer et discuter leurs découvertes les uns avec les autres. Communiquer est la nouvelle écriture.
Quand les enfants recherchent sur internet et sont complimentés sur leurs découvertes, il est naturel de s’attendre à ce que la confiance en eux-mêmes s’accroisse… Voilà une génération qui a confiance dans ses capacités digitales.
Les enfants n’ont pas peur de la technologie moderne. Ils ont seulement besoin d’y avoir accès. C’est une vision d’espoir.
Finalement, ‘le Trou dans le Mur’ et ‘l’École dans le Nuage’ nous montrent qu’il y a un changement fondamental dans les capacités dont les enfants ont besoin pour la nouvelle époque dans laquelle ils sont en train de grandir. Une transition se produit : un mouvement de la lecture, l’écriture, l’arithmétique à la compréhension, la communication et le calcul ».
Une réflexion prospective
Dans un dernier chapitre, Sugata Mitra s’engage dans une réflexion prospective ‘Looking for the future’. Sugata Mitra est impressionné par la rapidité du changement technologique. « Nous sommes dans une trajectoire technologique pour le développement humain qui est maintenant dans une phase exponentielle » (p 166). Son attention se porte sur l’organisation des réseaux et de leur évolution. Comme physicien, il envisage les ‘systèmes dynamiques complexes’ et il rapporte des changements où on passe spontanément d’une situation chaotique à un ordre supérieur. « Quand des systèmes complexes passent du chaos à l’ordre, nous les appelons des systèmes s’auto-organisant » (p XXXVIII). Sugata Mitra entrevoit cette réalité dans la nature et il la perçoit dans son expérimentation pédagogique dans un processus où on passe du brouhaha à une construction collective. Il aperçoit un phénomène analogue dans l’émergence d’internet aujourd’hui. « Cette époque est caractérisée par un ordre spontané dans un réseau global de gens » (p 173). Nous ne le suivons pas dans des extrapolations qui apparaissent aujourd’hui dans le courant transhumaniste. Nous ne nous arrêtons donc pas à ce court épilogue, car il ne rapporte en rien l’apport majeur de ce livre : l’invention d’une pédagogie nouvelle fondée sur la créativité des enfants dans des petits groupes en phase avec internet. La recherche et l’innovation menées par Sugata Mitra nous paraissent à la fois spectaculaires et révolutionnaires.
Dans cette innovation épique, le nouveau processus pédagogique initié par Sugata Mitra s’appuie sur l’élan créatif des enfants et, à cet égard, on peut y voir une parenté avec d’autres formes d’éducation nouvelle, comme l’invention montessorienne (3). Cependant, comme les innovations précédentes, celle-ci s’est heurtée et se heurte encore à un système scolaire marqué par la hiérarchie, la compétition, l’individualisme. Certes, ce système est de plus en plus contesté dans l’aire anglophone comme dans l’aire francophone. En l’occurrence, Sir Ken Robinson, qui remit le prix TED à Sugata Mitra, auteur et conférencier anglais, expert dans le domaine de l’éducation artistique, a fréquemment dénoncé les effets pervers des systèmes scolaires forgés à l’image de la production industrielle (4). Il déclarait ainsi : « L’école nous introduit dans une voie standardisée et annihile la créativité que chaque enfant porte en lui à la naissance ». Ken Robinson montrait comment le système scolaire actuel est le produit d’une autre époque où un intellectualisme individualiste issu du XVIIIe siècle s’est combiné à une organisation industrielle associant uniformisation, standardisation et division du travail. Aujourd’hui, nous avons besoin de passer d’un « processus mécanique » à un « processus organique ». Les nouveaux modes de communication changent la donne et permettent le changement. Sans doute, percevons-nous aujourd’hui davantage non seulement les bienfaits d’internet, mais également les risques potentiels. Cependant, cette analyse nous permet de comprendre en quoi l’innovation de Sugata Mitra s’est heurtée au conservatisme de l’institution scolaire. Cette opposition apparait bien dans le commentaire d’un chercheur anglais, James Nottingham : « Ce livre met en question une représentation conventionnelle et vous pousse à entrer dans une nouvelle manière de penser au sujet du comment apprendre. Par exemple, pensez aux millions dépensés pour fournir un ordinateur à chaque étudiant alors que Sugar Mitra montre que les enfants apprennent mieux lorsqu‘ils se rassemblent auprès d’un grand écran… » Et de même, cet auteur fait ressortir la vanité du bachotage des tests au regard des résultats durables obtenus dans les ‘environnements d’apprentissage auto-organisés’. Une caractéristique majeure de cette innovation éducative est l’apprentissage en petits groupes. C’est aussi un élément majeur de sa réussite. Ainsi la rupture avec le système traditionnel n’est pas seulement technique, elle est aussi sociale.
J H
- Sugata Mitra , un avenir pédagogique prometteur https://vivreetesperer.com/sugata-mitra-un-avenir-pedagogique-prometteur-a-partir-dune-experience-dauto-apprentissage-denfants-indiens-en-contact-avec-un-ordinateur/
- Sugata Mitra. The School in the Cloud. The emerging future of learning. Corwin, 2020. On pourra voir parallèlement un film documentaire réalisé par Jerry Rothwell : https://www.platform-mag.com/film/the-school-in-the-cloud.html
- L’invention montessorienne : https://vivreetesperer.com/linvention-montessorienne-2/
- Une révolution en éducation : https://vivreetesperer.com/une-revolution-en-education/