Comment la reconnaissance et la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimĂ©es par le terme : « awe », peut transformer nos vies

A certains moments, dans certaines circonstances, nous ressentons une irruption de beautĂ©, un passage oĂč nous sommes subjuguĂ©s par un sentiment d’admiration et d’émerveillement, la manifestation d’une rĂ©alitĂ© qui nous dĂ©passe. Dans la langue anglaise, il y a un terme qui dĂ©signe cette situation et l’émotion qui l’accompagne : « awe ». Certes, ce terme vient de loin et il vĂ©hicule des connotations diffĂ©rentes, mais, dans cette histoire, il s’est dĂ©gagĂ© des ombres qui l’accompagnaient. Et aujourd’hui, cette « awe » attire l’attention des chercheurs en psychologie soucieux de contribuer au « Greater good », au meilleur bien. Il Ă©voque aussi un ressenti de transcendance qui s’inscrit dans une histoire religieuse et qui, aujourd’hui, se manifeste dans un champ plus vaste jusqu’à une reconnaissance possible dans la quotidiennetĂ©. Dans ce contexte, vient de paraĂźtre un livre Ă©crit par Dacher Keltner, professeur de psychologie Ă  l’universitĂ© de Berkeley (Californie), Ă©galement directeur au « Greater Good Centre » (1) ; cet ouvrage nous rapporte une avancĂ©e de la recherche en ce domaine : « Awe. The new science of everyday wonder and how it can transform your life » (L’admiration. La nouvelle science du merveilleux au quotidien et comment elle peut transformer votre vie ») (2).

 

« Awe » : des significations en évolution

« Awe » est un terme apparu en vieil anglais au Moyen Age. A l’époque, il traduit un sentiment de crainte et mĂȘme de peur, voire de terreur par rapport Ă  une manifestation de puissance et d’étrangetĂ©. On peut imaginer de telles rĂ©actions dans un contexte marquĂ© par un climat de violence et un manque de savoir. A titre d’exemple, la foudre n’est plus perçue aujourd’hui comme hier. Comme l’a Ă©crit le chercheur Rudolf Otto, l’expression du sacrĂ© peut ĂȘtre redoutĂ©e. Cependant, l’emploi du terme « awe » dans le vocabulaire chrĂ©tien a portĂ© une signification diffĂ©rente, celle d’une admiration respectueuse vis Ă  vis de la grandeur de Dieu, parfois dĂ©crite comme « une crainte rĂ©vĂ©rencielle, manifestation de transcendance, un ressenti d’un dĂ©passement ». Aussi, la traduction de « awe » en français manifeste toute une gamme de sens : admiration, Ă©merveillement, Ă©bahissement, extase, crainte rĂ©vĂ©rencielle
 Le phĂ©nomĂšne varie en intensitĂ©. Il peut se manifester d’une maniĂšre bouleversante comme dans les « peak experiences » (les expĂ©riences de sommet ) dĂ©crites dĂšs les annĂ©es 1960 par Abraham Maslow, ou bien selon une autre terminologie par « un sentiment ocĂ©anique ». Mais si ces expĂ©riences sont toujours remarquables, elles peuvent se manifester sur un mode beaucoup plus courant et familier comme le livre de Dacher Keltner vient nous le montrer abondamment.

 

L’évolution de la recherche en psychologie

Si la recherche concernant les expĂ©riences religieuses et spirituelles est marquĂ©e aux Etats-Unis par la personnalitĂ© du philosophe et psychologue amĂ©ricain Williams James au  dĂ©but du XXe siĂšcle, et si elle a Ă©tĂ© poursuivie par des personnalitĂ©s comme Alister Hardy (3) en Angleterre dans les annĂ©es 1970, la recherche concernant le phĂ©nomĂšne de la « awe » est beaucoup plus tardive et s’inscrit dans un autre contexte. Dacher Keltner nous en prĂ©sente le dĂ©veloppement.

Dans les annĂ©es 1980, la psychologie Ă©tait dominĂ©e par la « rĂ©volution cognitive ». Dans ce contexte, chaque expĂ©rience humaine, du jugement moral Ă  la manifestation des prĂ©jugĂ©s, Ă©tait abordĂ©e dans une maniĂšre oĂč notre pensĂ©e, comme un programme d’ordinateur, traitait les unitĂ©s d’information dans un processus dĂ©pourvu d’émotions. Les Ă©motions n’étaient pas prises en compte dans la comprĂ©hension de la nature humaine. Longtemps, les Ă©motions ont Ă©tĂ© perçues comme infĂ©rieures et venant troubler notre raison, la part Ă©levĂ©e de notre nature, considĂ©rĂ©e comme la plus haute manifestation de notre humanitĂ©. Les Ă©motions fugaces et subjectives ne pouvaient ĂȘtre observĂ©es en laboratoire. C’est alors qu’un article de l’anthropologue Paul Eckman a renversĂ© la vapeur en mettant en Ă©vidence l’importance des Ă©motions et la nĂ©cessitĂ© ainsi que la possibilitĂ© de les Ă©tudier. Il avait auparavant parcouru la planĂšte et dĂ©montrĂ© qu’il existait des Ă©motions universelles, six au total : la colĂšre, la peur, le dĂ©goĂ»t, la joie, la tristesse, la surprise. Elles sont reconnaissables par des mimiques caractĂ©ristiques. De jeunes chercheurs s’engagĂšrent sur cette piste et ils Ă©largirent le champ des Ă©motions Ă©tudiĂ©es, y ajoutant l’amusement, la gratitude, l’amour et l’orgueil. Dans son laboratoire, Dacher Keltner a lui-mĂȘme travaillĂ© sur le rire, la gratitude, l’amour, le dĂ©sir et la sympathie. En rĂ©action par rapport Ă  la rĂ©volution cognitive, une rĂ©volution de l’émotion Ă©tait en cours. On a ainsi mis en avant l’étude d’une intelligence Ă©motionnelle.

Ici Dacher Keltner s’interroge. Pourquoi l’étude de la « awe » ne s’est-elle pas inscrite dans ce grand mouvement de recherche alors que l’« awe » est une Ă©motion qui est Ă  la source de tant de choses humaines : « musique, art, religion, science, politique et intuitions transformatrices au sujet de la vie ». Les raisons de cette omission sont pour une part mĂ©thodologiques. La « awe » ne se prĂȘte pas Ă  la mesure. Comment l’étudier dan un laboratoire ? Il y avait aussi une barriĂšre thĂ©orique. Quand la science des Ă©motions s’est dĂ©veloppĂ©e, c’était dans le contexte de l’esprit du temps qui envisageait les Ă©motions comme tournĂ©es vers la protection de soi, rĂ©duisant les dangers et accroissant les gains compĂ©titifs pour les individus. En contraste, la « awe » semble nous orienter vers un dĂ©vouement portĂ© au delĂ  de soi, vers un service et un sacrifice. C’est le sentiment que les frontiĂšres entre nos mois individuels et les autres peuvent se dissoudre facilement, que notre vraie nature est collective. Ces qualitĂ©s ne correspondaient pas Ă  la conception de la nature humaine hyper individualiste, matĂ©rialiste, qui dominait Ă  l’époque. Et de plus, certains craignaient d’engager leur pratique scientifique dans un domaine oĂč les expĂ©riences peuvent s’exprimer en termes religieux.

 

Développement de la recherche sur la « awe »

Lorsque la recherche sur les Ă©motions a commencĂ© Ă  aborder le champ des Ă©motions positives, en 2003, Dacher Keltner et un de ses collĂšgues, Jonathan Haig ont commencĂ© Ă  travailler pour Ă©laborer une dĂ©finition de la « awe ». A l’époque, il y avait seulement quelques articles concernant ce sujet. Il manquait une dĂ©finition. Dave Keltner rapporte comment ils ont Ă©tudiĂ© une vaste littĂ©rature, de mystiques Ă  des anthropologues et Ă  un sociologue comme Max Weber. Et il en est rĂ©sultĂ© la dĂ©finition suivante : la « Awe » est le sentiment de la prĂ©sence de quelque chose d’immense qui transcende votre comprĂ©hension habituelle du monde ». L’immensitĂ© (« vastness ») peut ĂȘtre perçue tant dans l’espace que dans le temps ou bien encore dans le monde des idĂ©es « lorsqu’une Ă©piphanie intĂšgre des croyances dispersĂ©es en une thĂšse cohĂ©rente ». L’immensitĂ© peut ĂȘtre dĂ©stabilisante. Elle entraine la recherche de nouvelles formes de comprĂ©hension. La « awe » porte sur les grands mystĂšres de la vie. Il y a des variations innombrables. Comment change-t-elle d’une culture Ă  une autre, ou d’une pĂ©riode de l’histoire Ă  une autre, ou d’une personne Ă  un autre ? Ou bien mĂȘme d’un moment de votre vie Ă  un autre ? Le sens change selon les contextes, et ces contextes sont extrĂȘmement divers.

Lorsqu’au dĂ©but du XXe siĂšcle, le grand psychologue amĂ©ricain William James s’engagea dans une recherche pour comprendre la « awe » mystique, il ne procĂ©da pas Ă  des expĂ©rimentations ou Ă  des mesures. Il rassembla des rĂ©cits : des rĂ©cits personnels, Ă  la premiĂšre personne, de rencontres avec le divin, des rĂ©cits de conversions religieuses, d’épiphanies spirituelles
 Et en dĂ©couvrant des configurations dans ces rĂ©cits, il mit en lumiĂšre « le cƓur de la religion dans son rapport avec la « awe » mystique, une expĂ©rience Ă©motionnelle ineffable d’ĂȘtre en relation avec ce que nous considĂ©rons divin ».

Dacher Keltner s’est donc engagĂ© avec le professeur Yang Bai dans une grande enquĂȘte internationale Ă  l’échelle mondiale en vue de rassembler des rĂ©cits de personnes dĂ©crivant une expĂ©rience de « awe » selon la dĂ©finition choisie : « Etre en prĂ©sence de quelque chose de vaste et de mystĂ©rieux qui transcende votre comprĂ©hension habituelle du monde ». Les participant venaient de toutes les religions ou de sans-religions. Ils appartenaient Ă  des cultures diffĂ©rentes avec une grande diversitĂ© de conditions sociales et de conditions d’éducation. 2600 rĂ©cits ont Ă©tĂ© traduits Ă  partir de vingt langues.

(Ce chapitre et le précédent sont écrits à partir des pages du livre 4 à 12).

 

Les huit merveilles de la vie

Qu’est-ce qui allait ressortir de cette moisson ? Dacher Keltner a Ă©tĂ© heureusement surpris de pouvoir classer ces rĂ©cits en huit groupes aboutissant Ă  une taxonomie en huit merveilles. De fait, le champ des expĂ©riences de « awe » est trĂšs vaste et ne se rĂ©duit pas Ă  des situations privilĂ©giĂ©es comme l’admiration de la nature. Qu’est ce qui amĂšne le plus communĂ©ment les gens Ă  ressentir de l’admiration ? C’est la beautĂ© morale qui s’exprime dans des actions oĂč se marquent une puretĂ© et une bontĂ© de l’intention. Une attention particuliĂšre est accordĂ©e au courage.

Une seconde merveille de la vie est l’effervescence collective, un terme introduit par le sociologue français Emile Durkheim dans son analyse du cƓur de la religion. Il y aurait une force de vie qui porterait les gens dans une conscience collective, un sens ocĂ©anique du « nous ». Les rĂ©cits portent sur des Ă©vĂšnements familiaux, religieux, sportifs, politiques


La troisiĂšme merveille de la vie, c’est la nature. Les phĂ©nomĂšnes naturels impressionnent. « Les expĂ©riences dans les montagnes, la vue des canyons, la marche parmi des arbres majestueux, une course Ă  travers des dunes de sable, une premiĂšre rencontre avec l’ocĂ©an suscitent de la « awe ». Ces expĂ©riences s’accompagnent frĂ©quemment du sentiment que les plantes et les animaux sont conscients, une idĂ©e rĂ©pandue dans les traditions indigĂšnes.

La musique apparaĂźt comme la quatriĂšme merveille de la vie, car elle transporte les gens dans de nouvelles dimensions de signification symbolique Ă  travers l’expĂ©rience de concerts, de l’écoute tranquille d’un morceau de musique, du chant dans des temps religieux ou tout simplement avec d’autres. On connait l’importance de la musique dans la culture actuelle.

Les rĂ©alisations visuelles (« visual design ») apparaissent comme la cinquiĂšme merveille de la vie. L’auteur cite des constructions, de grands barrages, de belles peintures.

Des récits de « awe » spirituelle et religieuse manifestent la sixiÚme merveille de la vie. On y trouve bien sûr des récits de  conversion.

L’auteur mentionne des rĂ©cits de vie et de mort en y voyant une septiĂšme merveille de la vie. Le passage de la mort est Ă©videmment un moment particuliĂšrement crucial.

La huitiĂšme merveille de la vie se manifeste en terme d’épiphanies, c’est Ă  dire de moments oĂč nous comprenons soudainement des vĂ©ritĂ©s essentielles sur la vie. A travers le monde, des gens ont Ă©tĂ© remplis d’« awe » par des intuitions philosophiques, des dĂ©couvertes scientifiques, des idĂ©es mĂ©taphysiques, des Ă©quations mathĂ©matiques
 Dans chaque cas, l’épiphanie unit des faits, des croyances, des intuitions et des images en un nouveau systĂšme de comprĂ©hension.

Toutes ces expĂ©riences de « awe » «  interviennent dans un royaume diffĂ©rent du monde banal du matĂ©rialisme, de l’argent, de la cupiditĂ©, et de la recherche de statut, un royaume au delĂ  du profane que beaucoup appellent le sacré » (p 19) (p 10-19).

 

La spĂ©cificitĂ© de l’émotion de « awe »

Dacher Keltner revient sur le parcours du terme : « awe » et nous montre que la signification correspondante est dĂ©sormais tout Ă  fait distincte des significations qui lui ont Ă©tĂ© associĂ©es au dĂ©part. En effet, le terme « awe » remonte Ă  un mot anglais apparu il y a 800 ans et qui renvoyait Ă  la peur, la crainte, la terreur. Le contexte de l’époque Ă©tait menaçant. Depuis la signification a Ă©voluĂ©, mais qu’en est-il d’un hĂ©ritage de peur ? La recherche sur les Ă©motions permet de rĂ©pondre aujourd’hui Ă  cette question. Parmi les autres Ă©motions, l’émotion de « awe » est spĂ©cifique. Dacher Keltner peut s’appuyer sur une analyse mathĂ©matique d’une nouvelle approche quantitative d’un ensemble d’expĂ©riences Ă©motionnelles. Dans cette Ă©tude, son auteur, Alan Cowen, a pris en compte 27 espĂšces d’émotion. Ici, l’émotion de « awe » apparaĂźt comme trĂšs Ă©loignĂ©e de la peur et de l’anxiĂ©tĂ©. Au contraire, elle est proche de l’admiration, de l’intĂ©rĂȘt, de l’apprĂ©ciation esthĂ©tique ou du sentiment de beautĂ©. « L’émotion de « awe » paraĂźt intrinsĂšquement bonne ». Cette Ă©motion se distingue d’un sentiment classique de beautĂ© qui ne comporte pas une impression d’immensitĂ© et de mystĂšre. L’émotion de « awe » s’accompagne de rĂ©actions du corps spĂ©cifiques, par exemple de l’expression faciale. « Notre expĂ©rience de la « awe » prend place dans un espace spĂ©cifique trĂšs loin de la peur et distincte du sentiment plaisant et familier de la beauté » (p 23) (p 19-23).

 

L’émotion de « awe » au quotidien

A partir de ces constats, Dacher Keltner s’est interrogĂ© sur la frĂ©quence des Ă©motions de « awe ». L’enquĂȘte internationale avait collectĂ© des rĂ©cits tĂ©moignant d’une grande intensitĂ© de « awe ». L’expĂ©rience de « awe » est-elle beaucoup plus rĂ©pandue ? ApparaĂźt-elle dans nos vies quotidiennes ? Des recherches nouvelles, Ă  partir de l’analyse de journaux personnels tenus au quotidien, apportent une rĂ©ponse positive. « Dans nos vies quotidiennes, nous ressentons frĂ©quemment des Ă©motions de « awe » dans nos rencontres avec la beautĂ© morale, et en second, la nature, et dans des expĂ©riences avec la musique, l’art et le cinĂ©ma « (p 25). La culture influence ces ressentis. Ainsi, aux Etats-Unis, ils sont beaucoup plus frĂ©quents dans des contextes individualistes. Certains Ă©prouvent, quelque part chaque semaine, un ressenti de « awe », en « reconnaissant l’extraordinaire dans l’ordinaire », une gĂ©nĂ©rositĂ©, la senteur d’une fleur, la lumiĂšre dans un arbre, un chant. « De grands penseurs de Walt Whitman Ă  Rachel Carson
 nous appellent Ă  prendre conscience combien une bonne part de notre vie peut apporter une Ă©motion de « awe » (p 26).

 

Les contours de la « awe » ?

AprĂšs ces diffĂ©rentes approches de recherche, une enquĂȘte internationale, une cartographie des Ă©motions et l’expression des gens sur leur expĂ©rience quotidienne, Dave Keltner peut nous rĂ©pondre Ă  la question : « Qu’est-ce que la « awe » ? « La « awe » commence avec les huit merveilles de la vie. Cette expĂ©rience se dĂ©roule dans un espace spĂ©cifique et diffĂšre des sentiments de peur et de beautĂ©. Notre expĂ©rience quotidienne nous en offre de multiples occasions ».

L’auteur nous parle des Ă©motions « qui nous transportent hors d’un Ă©tat focalisĂ© sur nous-mĂȘme, centrĂ© sur la menace et soucieux du statu quo, vers un royaume oĂč nous sommes connectĂ©s Ă  quelque chose de plus grand que nous-mĂȘme » (p 28). Parmi les Ă©motions qui nous dĂ©centrent de nous-mĂȘme, l’auteur cite la joie, l’extase (oĂč nous nous sentons nous dissoudre complĂštement alors que dans la « awe » nous restons conscients de notre moi, bien que faiblement), l’amusement


Cette « awe » nous tourne vers « quelque chose de plus grand que le soi » (« Something larger than the self » (p 31). Dacher Keltner relit le cours de l’histoire. Pendant des centaines d’annĂ©es, la « awe » a inspirĂ© la maniĂšre d’écrire sur la rencontre avec le divin. Avec Emerson et Thoreau, elle Ă©tait au cƓur d’une Ă©criture sur la rencontre Ă©merveillĂ©e de la nature. Elle a amenĂ© des chercheurs comme Herschel Ă  la recherche astronomique. Albert Einstein a ainsi Ă©crit : « la plus belle expĂ©rience que nous pouvions faire est celle du mystĂ©rieux. C’est l’émotion fondamentale qui se tient au berceau de l’art et de la science » (p 29). C’est aussi une Ă©motion qui inspire la communion humaine. « Dans les moments de « awe », nous nous Ă©loignons de l’impression que nous sommes seuls en charge de notre propre destin pour parvenir au sentiment de faire partie d’une communautĂ© interdĂ©pendante et collaborante. Cette « awe » Ă©largit ce que le philosophe Pete Singer appelle le cercle du soin (circle of care)
 William James appelle les actions qui donnent naissance au cercle du soin ‘les saintes tendances de la « awe » mystique’
 Cette « awe » Ă©veille les meilleurs anges de notre nature » (p 40-41).

 

Comment la « awe » peut rendre la vie meilleure

Dave Keltner nous a montrĂ© que l’émotion de « awe » n’est pas un phĂ©nomĂšne exceptionnel, mais que cette Ă©motion peut apparaĂźtre Ă  certains moments de la vie quotidienne avec des effets bĂ©nĂ©fiques. Si il y a toujours un risque d’instrumentalisation, on peut donc imaginer des Ă©vĂšnements et des processus favorisant cette Ă©motion. C’est dans ce sens que travaille le centre du « Greater Good » Ă  Berkeley. Le site correspondant publie de nombreux articles sur le thĂšme de la « awe » et notamment cet article : « Huit raisons pour laquelle la « awe » rend la vie plus heureuse, en meilleure santĂ©, plus humble et plus connectĂ©e aux gens autour de vous » (4).

« Un ensemble croissant de recherches suggĂšre que faire l’expĂ©rience de la « awe » peut engendrer une vaste gamme de bienfaits, mĂȘme davantage de gĂ©nĂ©rositĂ©, d’humilitĂ© et d’esprit critique
 Nous pouvons sous-estimer cette opportunité ». Une simple prescription peut avoir des effets transformateurs. Envisagez davantage d’expĂ©riences journaliĂšres de « awe », dĂ©clare Dacher Keltner.

Cet article Ă©numĂšre les bienfaits d’une expĂ©rience de « awe » en accompagnant d’exemples et de donnĂ©es chaque proposition :

° La « awe » peut améliorer votre humeur et vous rendre plus satisfait de votre vie.

° La « awe » peut ĂȘtre bonne pour votre santĂ©.

° La « awe » peut vous aider Ă  penser d’une maniĂšre plus critique.

° la « awe » peut réduire le matérialisme.

° La « awe » peut vous rendre plus petit et plus humble.

° La « awe » peut vous donner l’impression que vous avez plus de temps.

° La « awe » peut vous rendre plus généreux et plus coopératif.

° La « awe » peut vous rendre plus connectĂ© aux autres gens et Ă  l’humanitĂ©.

Cependant, prĂ©cise cet article publiĂ© en 2018, la recherche sur ce thĂšme n’est en fait qu’à son dĂ©but et beaucoup de points restent Ă  prĂ©ciser ou Ă  Ă©tudier. Paru en 2022, le livre de Dacher Keltner est un grand pas en avant.

 

Une vision nouvelle

A l’échelle internationale, des personnes ont donc Ă©tĂ© appelĂ©es Ă  dĂ©crire une expĂ©rience de « awe » selon la dĂ©finition : « Etre en prĂ©sence de quelque chose de vaste et de mystĂ©rieux qui transcende notre comprĂ©hension habituelle du monde ». De fait, pour Dacher Keltner, la « awe » nous tourne vers quelque chose de plus grand que nous (something larger than the self). Et il relit ainsi le cours de l’histoire : « Pendant des centaines d’annĂ©es, la « awe » a inspirĂ© la maniĂšre d’écrire sur la rencontre avec le divin. Avec Emerson et Thoreau, elle Ă©tait au cƓur d’une Ă©criture sur la rencontre Ă©merveillĂ©e avec la nature ». Il reprend une citation d’Einstein : « La plus belle expĂ©rience que vous puissiez faire est celle du mystĂ©rieux. C’est l’émotion fondamentale qui se tient au berceau de l’art et de la science ».

Si il y a un lien entre « awe » et transcendance, il est significatif que le retard dans la recherche psychologique sur la « awe » puisse ĂȘtre attribuĂ©e pour une part Ă  une conception de la nature humaine hyper individualiste et matĂ©rialiste qui dominait encore Ă  la fin du XXe siĂšcle et Ă©galement Ă  une crainte de compromission avec la religion. On notera que la psychologue amĂ©ricaine Lise Miller a dĂ» Ă©galement s’imposer dans sa recherche sur l’activitĂ© du cerveau et la spiritualitĂ© (5) comme dans celle sur la spiritualitĂ© de l’enfant (6). La reconnaissance nouvelle de ces recherches marque un tournant dans l’état d’esprit du milieu de la recherche. C’est un tournant significatif.

Le terme anglais : « awe » est polysĂ©mique et sa traduction en français est donc difficile. Dans notre texte, nous avons gardĂ© le mot original. Une des significations correspondantes en français est l’émerveillement. Philosophe et thĂ©ologien, Bertrand Vergely a montrĂ© en quoi l’émerveillement joue un rĂŽle majeur dans notre vision du monde (7). « Qui s’émerveille n’est pas indiffĂ©rent. Il est ouvert au monde, Ă  l’humanitĂ©, Ă  l’existence. Il rend possible un lien Ă  ceux-ci ». Ce constat nous rappelle la maniĂšre dont la « awe » est perçue comme dĂ©centrement de soi pour une ouverture au monde et notamment aux autres humains. « Dans les moments de « awe », nous nous Ă©loignons de l’impression que nous sommes seuls en charge de notre propre destin pour parvenir au sentiment de faire partie d’une communautĂ© interdĂ©pendante et collaborante ».

Les rĂ©sultats de l’enquĂȘte internationale manifestent, Ă  travers leur diversitĂ©, des tendances communes, des expressions d’une spiritualitĂ© universelle. Cette universalitĂ© se constate Ă©galement dans un tout autre domaine, celui des expĂ©riences de mort imminente (8).   Quoiqu’il en soit, en regard, nous exposons ici des tendances universalisantes dans le monde chrĂ©tien. Ainsi, l’historienne et thĂ©ologienne amĂ©ricaine, Diana Butler Bass, dans son livre : « Grounded. Finding God in the world. A spiritual revolution » (9), Ă©crit : « Ce qui apparaĂźt comme un dĂ©clin de la religion indique en rĂ©alitĂ© une transformation majeure dans la maniĂšre oĂč les gens se reprĂ©sentent Dieu et en font l’expĂ©rience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe Ă  un sens plus intime du sacrĂ© qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical Ă  un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communautĂ© humaine, est au cƓur de la rĂ©volution spirituelle qui nous environne  ». Si le glissement de sens dans le terme « awe » est plus ancien, il s’inscrit aussi dans ce contexte. Dans son livre : « Grounded », Diana Butler Bass nous rĂ©vĂšle la maniĂšre dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel dans un Dieu qui rĂ©side avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs.

Pour interprĂ©ter l’évolution en cours et esquisser une rĂ©ponse chrĂ©tienne, nous trouvons un Ă©clairage thĂ©ologique dans la pensĂ©e de JĂŒrgen Molmann (10). « Dieu, le crĂ©ateur du ciel et de la terre est prĂ©sent par son Esprit cosmique dans chacune de ses crĂ©ature et dans leur communautĂ© crĂ©Ă©e
 GrĂące aux forces et aux possibilitĂ©s de l’Esprit, le crĂ©ateur demeure auprĂšs de ses crĂ©atures, les vivifie et les mĂšne vers son royaume futur
 Dieu est Ă  la fois transcendant et immanent ». Dieu est communion.

Comme JĂŒrgen Moltmann, Richard Rohr partage cette vision (11) « La rĂ©volution trinitaire, en cours, rĂ©vĂšle Dieu avec nous dans toute notre vie
 Elle redit la grĂące inhĂ©rente Ă  la crĂ©ation, et non comme un additif additionnel que quelques personnes mĂ©ritent
 Dieu est celui que nous avons nommĂ© TrinitĂ©, le flux (flow) qui passe Ă  travers toute chose
 Toute chose est sainte pour ceux qui ont appris Ă  la voir ainsi
 Toute impulsion vitale, toute force orientĂ©e vers le futur, toute poussĂ©e d’amour, tout Ă©lan vers la beautĂ©, tout ce qui tend vers la vĂ©ritĂ©, tout Ă©merveillement devant une expression de bontĂ©, tout bond d’élan vital
 tout bout d’ambition pour l’humanitĂ© et la terre, est Ă©ternellement un flux de vie du Dieu trinitaire  ».

« Cet Ă©lan vers la beautĂ©, cet Ă©merveillement devant une expression de bontĂ© » ne sont-ils pas souvent propices Ă  une Ă©motion de « awe » ? Et si la « awe » est « le sentiment de la prĂ©sence de quelque chose d’immense qui transcende notre comprĂ©hension habituelle du monde », si ce sentiment peut se manifester et se manifeste dans des vĂ©cus extĂ©rieurs Ă  toute empreinte religieuse, il peut Ă©galement ĂȘtre Ă©clairĂ© par l’approche thĂ©ologique que nous venons de proposer. Et cette approche Ă©claire notre regard chrĂ©tien sur ces rĂ©alitĂ©s.

Dans la tourmente qui se manifeste aujourd’hui dans le dĂ©chainement d’une violence patriarcale, il serait bon que nous ne perdions pas de vue les signes d’évolution positive qui sont apparus dans les toutes derniĂšres dĂ©cennies. Et, parmi ce signes, la mise en valeur de la gratitude (12) et de la « awe » dans le champ psychologique. Cette mise en Ă©vidence apparaĂźt Ă  la fois comme un progrĂšs dans la civilisation humaine et comme un fait spirituel.

J H

 

  1. Greater Good Center : https://greatergood.berkeley.edu
  2. Dacher Keltner. Awe. The new Science of everyday wonder and how it can transform your life. Penguin Press, 2023
  3. L’Ɠuvre d’Alister Hardy, dans : Participation des expĂ©riences spirituelles Ă  la conscience Ă©cologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/
  4. Eight reasons why awe makes your life better : https://greatergood.berkeley.edu/article/item/eight_reasons_why_awe_makes_your_life_better?fbclid=IwAR3PMEJYCYR4hNPBOxfJhd1aMLDE-gtAUVQ_dquAsu25VZxS8GeT4GCB-70
  5. Lisa Miller. The awakaned brain : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
  6. Lisa Miller. L’enfant spirituel : https://vivreetesperer.com/lenfant-un-etre-spirituel/
  7. Bertrand Vergely. Avant toute chose, la vie est bonne : https://vivreetesperer.com/avant-toute-chose-la-vie-est-bonne/
  8. Lytta Basset. Une rĂ©volution spirituelle. Une nouvelle approche d l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
  9. Diana Butler Bass. Une nouvelle maniÚre de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/
  10. Deux approches convergentes : Diana Butler Bass et JĂŒrgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  11. Richard Rohr. La danse divine : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
  12. La gratitude. Un mouvement de vie : https://vivreetesperer.com/la-gratitude-un-mouvement-de-vie/
Ebloui par l’émerveillement

Ebloui par l’émerveillement

« Awe and amazement »

Un autre regard

Sur son site : “Center for action and contemplation”, Richard Rohr nous entraine dans une sĂ©quence sur les bienfaits de l’admiration et de l’émerveillement dans la vie spirituelle. Cette sĂ©quence est intitulĂ©e : « awe and amazement » (1)

Le sens du terme de « awe »  a Ă©voluĂ© dans le temps Ă  partir d’un vocabulaire religieux oĂč la rĂ©vĂ©rence Ă©tait accompagnĂ©e par une forme de crainte. Aujourd’hui, ce terme Ă©voque admiration et Ă©merveillement. Depuis le dĂ©but de ce siĂšcle, le phĂ©nomĂšne correspondant est  l’objet d’une recherche. Aujourd’hui, la « awe » attire l’attention des chercheurs en psychologie. Le ressenti de transcendance, qui s’est inscrit dans une histoire religieuse, est reconnu aujourd’hui dans le champ plus vaste de la quotidiennetĂ©. Ainsi, Dacher Keltner, professeur de psychologie Ă  l’UniversitĂ© de Berkeley, a Ă©crit un livre : « Awe. The new science of everyday wonder and how it can transform your life” (L’admiration. La nouvelle science du merveilleux au quotidien et comment elle peut transformer votre vie » (2).

 

Vouloir ĂȘtre surpris

« Willing to be amazed »

Richard Rohr se rĂ©fĂšre Ă  Abraham Joshua Heschel et il affirme que la « awe », l’admiration, l’émerveillement, l’’éblouissement sont des expĂ©riences spirituelles fondatrices. « Je crois que l’intuition religieuse fondatrice, premiĂšre, basique est un moment de « awe » », un moment d’admiration et d’émerveillement. Nous disons : « O Dieu, que c’est beau ! ». Pourquoi Ă©voquons si souvent Dieu lorsque nous avons de tels moments ? Je pense que c’est reconnaitre que c’est un moment divin. D’une certaine maniĂšre, nous avons conscience que c’est trop bon, trop beau
 quand cette « awe », l’admiration Ă©blouie, sont absents de notre vie, nous bĂątissons notre religion sur des lois ou des rituels, essayant de fabriquer des moments de « awe ». Cela marche parfois  ».

Richard Rohr met ensuite en valeur les bienfaits de l’admiration et de l’émerveillement. « Les gens dont la vie est ouverte Ă  l’admiration et l’émerveillement ont une « plus grande chance de rencontrer le saint , le sacrĂ© (« holy ») que quelqu’un qui va seulement Ă  l’église, mais ne vit pas d’une maniĂšre ouverte. Nous avons presque domestiquĂ© le sacrĂ© en le rendant si banal ». Richard Rohr marque sa crainte que cela se produise dans la maniĂšre dont nous ritualisons le culte. « Jour aprĂšs jour, je vois des gens venir Ă  l’église sans aucune ouverture Ă  quelque chose de nouveau et de diffĂ©rent. Et si quelque chose de nouveau et de diffĂ©rent arrive, ils se replient dans leur vieille boite. Leur attitude semble ĂȘtre : « je ne serai pas impressionnĂ© par l’admiration et l’émerveillement ». Je ne pense pas que nous allions trĂšs loin avec cette rĂ©sistance au nouveau, au RĂ©el, au surprenant. C’est probablement pourquoi Dieu permet que nos plus belles relations commencent par un engouement pour une autre personne – et je n’entends pas seulement un engouement sexuel, mais une profonde admiration et considĂ©ration. Cela nous permet de prendre notre place comme apprenant et Ă©tudiant. Si nous ne faisons pas cela, il ne va rien arriver ».

Plus largement, Richard Rohr Ă©voque la pensĂ©e de l’écrivain russe, Alexandre Soljhenitsyne. « Il Ă©crivait que le systĂšme occidental, dans son Ă©tat actuel d’épuisement spirituel, ne paraissait pas attractif. C’est un jugement significatif. L’esprit occidental refuse presque Ă  ĂȘtre encore en Ă©merveillement. Il est seulement conscient de ce qui est mauvais et semble incapable de rejoindre ce qui est encore bon, vrai et beau. Le seul moyen de sortie se trouve dans une imagination nouvelle et une nouvelle cosmologie, suscitĂ©e par une expĂ©rience de Dieu positive. Finalement, l’éducation, la rĂ©solution de problĂšmes et une idĂ©ologie rigide sont toutes, en elles-mĂȘmes, inadĂ©quates pour crĂ©er une espĂ©rance et un sens cosmique. Seule « une grande religion » peut faire cela et c’est probablement pourquoi JĂ©sus a passĂ© une si grande partie de son ministĂšre Ă  essayer de rĂ©former la religion ».

Richard Rohr peut ensuite Ă©voquer ce qu’apporte une religion saine. « Elle nous donne un sens fondamental de « awe », un Ă©merveillement Ă©veillant la transcendance
 Elle rĂ©enchante un univers autrement vide. Elle Ă©veille chez les gens une rĂ©vĂ©rence universelle envers toutes choses. C’est seulement dans une telle rĂ©vĂ©rence que nous pouvons trouver confiance et cohĂ©rence. C’est seulement alors que le monde devient une maison « home » sure. Alors nous pouvons voir la rĂ©flexion de l’image divine dans l’humain, dans l’animal, dans le monde naturel entier, qui est alors devenu intrinsĂšquement surnaturel ».

 

Nous sommes ce que nous voyons

« We are what we see”

Selon Richard Rohr, la contemplation approfondit notre capacitĂ© Ă  nous Ă©tonner, Ă  ĂȘtre surpris. « Les moments d’admiration et d’émerveillement (awe and wonder) sont les seuls fondements solides pour notre sentiment et notre voyage religieux ». Le rĂ©cit de l’Exode noue en apporte un bon exemple : « Ce rĂ©cit commence avec l’histoire d’un meurtrier (MoĂŻse) qui s‘enfuit des reprĂ©sailles de la loi et rencontre « un buisson paradoxal qui brule sans ĂȘtre consumé ». TouchĂ© par une crainte rĂ©vĂ©rentielle (awe), MoĂŻse enlĂšve ses chaussures et la terre en dessous de ses pieds devient une terre sacrĂ©e » (holy ground » (Exode 3.2-6). Parce qu’il a rencontrĂ© « Celui qui est » (Being itself) (Exode 3.14). Ce rĂ©cit manifeste un modĂšle classique rĂ©pĂ©tĂ© sous des formes diffĂ©rentes dans des vies diffĂ©rentes et dans le vocabulaire de tous les mystiques du monde ».

Certes, il y a des obstacles. « Je dois reconnaitre que nous sommes gĂ©nĂ©ralement bloquĂ©s vis-Ă -vis d’une grand impression de « awe » comme nous le sommes vis-Ă -vis d’un grand amour ou d’une grande souffrance. La premiĂšre Ă©tape de la contemplation porte largement sur l’identification et le relĂąchement de ces blocages en reconnaissant le rĂ©servoir d’attentes, de prĂ©suppositions, et de croyances dans lesquelles nous sommes dĂ©jĂ  immergĂ©s. Si nous ne voyons pas ce qu’il y a dans notre rĂ©servoir, nous entendrons toutes les choses nouvelles de la mĂȘme maniĂšre ancienne et rien de nouveau n’adviendra »  La contemplation remplit notre rĂ©servoir d’une eau pure et claire qui nous permet de rĂ©aliser des expĂ©riences en Ă©tant libĂ©rĂ©s de nos anciens schĂ©mas ».

De fait, ajoute Richard Rohr, nous ne nous rendons pas compte qu’au moins partiellement, notre rĂ©action enthousiaste ou colĂ©rique , peureuse n’est pas entrainĂ©e uniquement par la personne ou la situation en face de nous. « Si la vue d’un beau ballon dans le ciel nous rend heureux, c’est que nous sommes dĂ©jĂ  prĂ©disposĂ©s au bonheur. Le ballon Ă  air chaud nous fournit juste une occasion. Et presque n’importe quoi d’autre aurait produit la mĂȘme impression. Comment nous voyons dĂ©terminera largement ce que nous voyons et si cela provoque en nous de la joie ou, au contraire, une attitude de repli Ă©motionnel. Sans nier qu’il y ait une rĂ©alitĂ© extĂ©rieur objective, ce que nous sommes capable de voir dans le monde extĂ©rieur, et prĂ©disposĂ© en ce sens, est une rĂ©flexion en miroir de notre monde intĂ©rieur et Ă©tat de conscience sur le moment. La plupart du temps, nous ne voyons pas du tout et opĂ©rons sur le mode d’un contrĂŽle de croisiĂšre.

Il semble que nous, humains, sommes des miroirs Ă  deux faces reflĂ©tant Ă  la fois le monde intĂ©rieur et le monde extĂ©rieur. Nous nous projetons nous-mĂȘmes sur les choses extĂ©rieures et ces mĂȘmes choses nous renvoient au dĂ©ploiement de notre propre identitĂ©. La mise en miroir est la maniĂšre dont les contemplatifs voient de sujet Ă  sujet plutĂŽt que de sujet Ă  objet ».

 

Une « awe », émerveillement ébloui, qui connecte

« An awe that connects »

Richard Rohr fait appel Ă  Judy Cannato qui met l’accent sur la surprise, l’ébahissement comme point de dĂ©part de la contemplation. « Dans son livre : « Le pleur silencieux », la thĂ©ologienne allemande Dorothee Sölle Ă©crit : « Je pense que chaque dĂ©couverte du monde nous plonge dans la jubilation ; une surprise radicale qui dĂ©chire le voile de la trivialité ». Quand le voile est dĂ©chirĂ© et que notre vision est claire, alors Ă©merge la reconnaissance que toute vie est connectĂ©e – une vĂ©ritĂ© qui n’est pas seulement rĂ©vĂ©lĂ©e par la science moderne, mais qui rĂ©sonne avec les mystiques anciens. Nous sommes tous un, connectĂ©s et rassemblĂ©s dans un Saint MystĂšre, au sujet duquel, dans toute son ineffabilitĂ©, nous ne pouvons demeurer indiffĂ©rents »

Or, d’aprĂšs Sölle, la surprise, l’ébahissement est un point de dĂ©part. « Elle maintient qu’une surprise radicale est le point de dĂ©part pour la contemplation. Souvent, nous pensons que la contemplation appartient au domaine du religieux, Ă  un stade Ă©sotĂ©rique de priĂšre avancĂ©e que seuls les gens spirituellement douĂ©s possĂšdent. Ce n’est pas le cas. La nature de la contemplation telle que je la dĂ©cris ici est qu’elle demeure Ă  l’intĂ©rieur de chacun de nous.

Pour utiliser une parole familiĂšre, la contemplation consiste Ă  avoir un long regard amoureux vis-Ă -vis du rĂ©el.  La posture contemplative qui dĂ©coule d‘une surprise radicale, d’un Ă©bahissement, nous attrape dans l’amour – l’Amour qui est le CrĂ©ateur de tout ce qui est, le Saint MystĂšre qui ne cesse de surprendre, qui ne cesse de prodiguer l’amour en nous, sur nous, autour de nous ».

Mais comment reconnaitre et nous approcher du « rĂ©el » ? Judy Cannnato nous rĂ©pond en ce sens. « La contemplation est un long regard d’amour sur ce qui est rĂ©el. Combien de fois ne sommes-nous pas trompĂ©s par ce qui imite le rĂ©el ? Vraiment nous vivons dans une culture qui affiche le faux et prospĂšre dans une fabrication scintillante. Nous sommes tellement bombardĂ©s par le superficiel et le trivial que nous pouvons perdre nos appuis et nous abandonner Ă  un genre de vie qui nous vide de notre humanité  Quand nous nous engageons dans une pratique de surprise radicale (« radical amazement »), nous commençons Ă  distinguer ce qui est authentique de ce qui est frelatĂ©.

Saisis par la conscience contemplative et enracinĂ©s dans l’amour, nous commençons Ă  nous libĂ©rer de nos conditionnements culturels et Ă  embrasser la vĂ©ritĂ© qui demeure au cƓur de toute rĂ©alité : nous sommes un ».

Ainsi la contemplation n’est pas rĂ©servĂ©e Ă  une Ă©lite religieuse ou spirituelle, elle donne Ă  voir Ă  tous. « Ce qui devient plus apparent aujourd’hui, c’est que nous devons devenir des contemplatifs, pas seulement dans la maniĂšre oĂč nous rĂ©flĂ©chissons ou prions, mais dans la maniĂšre oĂč nous vivons Ă©veillĂ©s, alertes, engagĂ©s, prĂȘts Ă  rĂ©pondre aux gĂ©missements de la crĂ©ation ».

 

La dignité de toutes choses

« The dignity of all things”

 Le rabbin Abraham Joshua Heschel est connu pour son action prophĂ©tique et pour son engagement en faveur d’une surprise radicale. Le thĂ©ologien Bruce Epperly explique :

« Au cƓur de la vision mystique d’Heschel, il y a l’expĂ©rience d’une surprise radicale. La merveille est essentielle Ă  la fois pour la spiritualitĂ© et la thĂ©ologie. La « awe », Ă©merveillement Ă©bloui, donne le sens de la transcendance. Elle nous permet de percevoir les signes du divin dans le monde. La merveille mĂšne Ă  la surprise radicale dans l’univers de Dieu. CrĂ©Ă© Ă  l’image de Dieu, chacun de nous est surprenant. La merveille mĂšne Ă  la spiritualitĂ© et Ă  l’éthique. Comme Heshel le dĂ©clare : « Simplement ĂȘtre est une bĂ©nĂ©diction. Simplement vivre est saint. Le moment est la merveille ».

Comment cette sensibilitĂ© affecte-t ’elle notre vision du monde ? Elle fonde la vision du monde d’Heshel. « Le monde se prĂ©sente Ă  moi de deux maniĂšres : comme une chose que je possĂšde ; comme un mystĂšre qui se prĂ©sente Ă  moi. Ce que je possĂšde est une bagatelle ; ce qui se prĂ©sente Ă  moi est sublime. Je prends soin de ne pas gaspiller ce que possĂšde ; je dois apprendre Ă  ne pas manquer ce qui se prĂ©sente Ă  moi.

Nous traitons ce qui est accessible à la surface du monde ; Nous devons également nous tenir en révérence (« awe ») vis-à-vis du mystÚre du monde »

Reprenons donc notre approche de la « awe », de l’émerveillement Ă©bloui.

« La « awe » est plus qu’une Ă©motion. C’est une maniĂšre de comprendre, une entrĂ©e dans un sens plus grand que nous. Le commencement de la « awe », c’est reconnaitre la merveille, s’émerveiller ». Et « le commencement de la sagesse est la « awe », cet Ă©merveillement Ă©bloui et rĂ©vĂ©renciel. « La « awe » est une intuition de la dignitĂ© de toutes choses. C’est rĂ©aliser que les choses ne sont pas seulement ce qu’elles sont, mais qu’elles se tiennent lĂ , quelqu’en soit l’éloignement, pour signifier quelque chose de suprĂȘme.

L’« awe » est un sens du mystĂšre au-delĂ  de toute chose. Elle nous permet de sentir dans les petites choses le dĂ©but d’un sens infini, de sentir l’ultime dans le commun et le simple ; de sentir le calme de l’éternel dans la prĂ©cipitation de ce qui passe. Nous ne pouvons pas comprendre cela par l’analyse ; Nous en devenons conscient par la « awe ». VoilĂ  aussi un Ă©clairage pour la foi : « la foi n’est pas une croyance, l’adhĂ©sion Ă  une proposition. La foi est un attachement Ă  la transcendance, au sens au-delĂ  du mystĂšre… La « awe » prĂ©cĂšde la foi. Elle est Ă  la racine de la foi  »

C’est dire combien la « awe » est fondamentale. « Si notre capacitĂ© de rĂ©vĂ©rence diminue, l’univers devient pour nous un marchĂ©. Un retour Ă  la rĂ©vĂ©rence est le premier prĂ©requis pour un rĂ©veil de la sagesse, pour la dĂ©couverte du monde comme une allusion Ă  Dieu ».

 

La pratique spirituelle de la « awe ».

« The spiritual practice of awe”

Comment pouvons-nous vivre dans un Ă©tat d’esprit d’émerveillement porteur d’une pratique spirituelle ? La question est posĂ©e Ă  Cole Arthur Riley, Ă©crivain et liturgiste. Il nous dĂ©crit « la « awe » comme une pratique spirituelle ». « Je pense que la « awe » est un exercice Ă  la fois dans le faire et l’ĂȘtre. C’est un muscle spirituel de l’humanitĂ© que nous pouvons empĂȘcher de s’atrophier si nous l’exerçons habituellement. Je m’assois dans la clairiĂšre derriĂšre ma maison Ă©coutant le chant des hirondelles rustiques se mĂȘlant au bruit des voitures accĂ©lĂ©rant. J’observe le courant de lait dans mon thĂ© et les petites feuilles danser librement hors de leur enclos
 Quand je parle de merveille, j’entends la pratique de contempler le beau. Contempler le majestueux – le sommet enneigĂ© des Himalayas, le soleil se couchant sur la mer – mais aussi les petits spectacles du quotidien
 Plus que dans les grandes beautĂ©s de nos vies, la merveille rĂ©side dans notre prĂ©sence d’attention Ă  l’ordinaire. On peut dire que trouver la beautĂ© dans l’ordinaire est un exercice plus profond que grimper dans les montagnes
 Rencontrer le saint, le sacrĂ© dans l’ordinaire, c’est trouver Dieu dans le liminal, la marge d’oĂč nous pourrions inconsciemment l’exclure  »

Arthur Riley dĂ©crit comment l’émerveillement dĂ©veloppe la capacitĂ© de nous aimer, d’aimer notre prochain, d’aimer l’étranger. « L’émerveillement inclut la capacitĂ© d’ĂȘtre en « awe », en Ă©merveillement vis-Ă -vis de nous-mĂȘme » Arthur Riley nous incite Ă  ĂȘtre attentif Ă  la vie quotidienne. « Qu’à chaque seconde, nos organes et nos os nous soutiennent est un miracle. Quand nos os guĂ©rissent, quand nos blessures se cicatrisent, c’est un appel Ă  nous Ă©merveiller de nos corps – leur rĂ©gĂ©nĂ©ration, leur stabilitĂ© et leur fragilitĂ©. Cela fait grandir notre sentiment de dignitĂ©. Être capable de s’émerveiller du visage de notre prochain, avec la mĂȘme « awe », le mĂȘme Ă©merveillement que nous avons pour le sommet des montagne ou la rĂ©flexion du soleil, c’est une maniĂšre de voir qui nous empĂȘche de nous dĂ©truire les uns les autres ». L’émerveillement, ce n’est pas nous dissoudre, mais nous sentir vivement dans notre connexion avec chaque crĂ©ature. « Dans un saint Ă©merveillement, nous faisons partie de l’histoire ».

 

Le privilĂšge de la vie elle-mĂȘme

« The privilege of life itself”

 Ici Richard Rohr s’est adressĂ© Ă  Brian McLaren pour lequel l’émerveillement, la « awe » sont essentiel pour rencontrer la crĂ©ation. « Les premiĂšres pages de la Bible et les meilleures rĂ©flexions des scientifiques actuels sont en plein accord. Au commencement, tout a commencĂ© quand l’espace et le temps, l’énergie et la matiĂšre, la gravitĂ© et la lumiĂšre sont apparus dans une soudaine expansion. A la lumiĂšre du rĂ©cit de la GenĂšse, nous dirions que la possibilitĂ© de l’univers s’est Ă©panchĂ©e dans l’actualitĂ© comme Dieu, l’Esprit crĂ©ateur, prononçait l’invitation premiĂšre, originale : Qu’il en soit ainsi ! (« Let it be »). Et, en rĂ©ponse, qu’est-ce-qui est arrivĂ© ? La lumiĂšre, le temps , l’espace, la matiĂšre, le mouvement, la mer, la pierre, le poisson, le moineau, vous, moi, nous rĂ©jouissant de ce don inexprimable, ce privilĂšge d’ĂȘtre ici, d’ĂȘtre en vie », Brian McLaren Ă©voque la beautĂ© qu’on peut entrevoir dans la diversitĂ© des dons et des talents. Comme les autres auteurs prĂ©sents dans cette sĂ©quence, il exprime son admiration pour la crĂ©ation. «  Est-ce que nous ne nous sentons pas comme des poĂštes qui essaient d’exprimer la beautĂ© et la merveille de cette crĂ©ation ? Est-ce que nous ne partageons pas une commune stupeur en envisageant notre voisinage cosmique et en nous Ă©veillant au fait que nous sommes rĂ©ellement lĂ , rĂ©ellement vivant, juste maintenant ? ». Brin McLaren nous entraine dans l’admiration et l’émerveillement vis-Ă -vis des merveilles de la montagne et de la mer jusqu’à « regarder avec dĂ©lice un simple oiseau, un arbre, une feuille ou un ami et Ă  sentir qu’ils murmurent au sujet du crĂ©ateur, de la source de tout ce que nous partageons ».

En exprimant cette admiration, cette « awe » vis-Ă -vis de toutes les merveilles qu’on peut entrevoir, Brian McLaren, thĂ©ologien engagĂ©, ne perd pas de vue les maux de nos sociĂ©tĂ©s et la nĂ©cessitĂ© de nous y confronter (3). Mais, dans sa vision enthousiaste, il s’appuie sur un fondement biblique. « La GenĂšse » signifie : commencements. Elle parle Ă  travers une poĂ©sie profonde, Ă  plusieurs couches, et des histoires anciennes et sauvages. La poĂ©sie et les rĂ©cits de la GenĂšse rĂ©vĂšlent des vĂ©ritĂ©s profondes qui nous aident Ă  ĂȘtre plus pleinement vivants aujourd’hui. Elles osent proclamer que l’univers est l’expression de Dieu lui-mĂȘme. La parole de Dieu agit. Cela signifie que toute chose, partout, est toujours sainte, spirituelle, ayant de la valeur, signifiante. Toute matiĂšre importe. La GenĂšse dĂ©crit la grande bontĂ© qui apparait Ă  la suite d’un long processus de crĂ©ation. Cet ensemble harmonieux est si bon que le CrĂ©ateur prend un jour de congĂ©, juste pour s’en rĂ©jouir. Ce jour de repos en rĂ©jouissance nous dit que le but de l’existence n’est pas l’argent ou le pouvoir ou la renommĂ©e, ou la sĂ©curitĂ© ou quoique ce soit moins que ceci : participer Ă  la bontĂ©, Ă  la beautĂ© et Ă  la vitalitĂ© de la crĂ©ation.

 

Un autre regard

Les reprĂ©sentations du monde sont multiples en Ă©tant influencĂ©es par de nombreux facteurs et, tout particuliĂšrement par ce que nous entendons des Ă©vĂšnements. Cette sĂ©quence inspirĂ©e par Richard Rohr est intitulĂ©e : « awe and amazement » ; elle nous apprend Ă  nous Ă©merveiller, tout Ă©blouis par les merveilles qui se prĂ©sentent Ă  nous, Ă  ciel ouvert, mais aussi au dĂ©part dissimulĂ©es, cachĂ©es Ă  nos yeux parce que nous n’y prĂȘtons pas attention. Ce mouvement d’émerveillement exprimĂ© par le terme « awe », dont le sens s’est dĂ©placĂ© Ă  travers l’histoire de « crainte rĂ©vĂ©rentielle » dans un contexte religieux Ă  un Ă©merveillement Ă©bloui accompagnĂ© par un sentiment d’ouverture Ă  la transcendance, doit ĂȘtre aujourd’hui pleinement reconnu. Par-delĂ  des apparences souvent trompeuses ou l’assujettissement Ă  de sombres situations, nous sommes appelĂ©s Ă  reconnaitre dans la contemplation une RĂ©alitĂ© spirituelle, une prĂ©sence divine. Cet Ă©clairage, et parfois cette illumination peuvent nous surprendre. Cependant, ce sentiment d’admiration, cette « awe », ne sont pas rĂ©servĂ©s Ă  des moments privilĂ©giĂ©s. On peut les Ă©prouver dans le quotidien et mĂȘme en regardant de belles photos comme l’écrit le rabbin Hara Person dans un texte final : « une part de beauté » (« A slice of beauty »). Bref, au total, nous sommes conviĂ©s Ă  un autre regard.

Sans expertise professionnelle de la traduction, rapporté par J H

 

  1. Awe and amazement. Avec la présentation et la référence des six textes constituant la séquence : https://cac.org/daily-meditations/awe-and-amazement-weekly-summary/
  2. Comment la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimĂ©e par le terme « awe » peut transformer nos vies : https://vivreetesperer.com/comment-la-reconnaissance-et-la-manifestation-de-ladmiration-et-de-lemerveillement-exprimees-par-le-terme-awe-peut-transformer-nos-vies/
  3. Reconnaitre aujourd’hui un mouvement Ă©mergent pour la justice dans une inspiration de long cours : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-aujourdhui-un-mouvement-emergent-pour-la-justice-dans-une-inspiration-de-long-cours/

 

On pourra lire aussi :

La participation des expériences spirituelles à la conscience écologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/

Avoir de la gratitude :

https://vivreetesperer.com/avoir-de-la-gratitude/

L’homme, la nature et Dieu

 Tous interconnectés dans une communauté de la création

La menace qui pĂšse sur la nature nous rĂ©veille d’une longue indiffĂ©rence. Nous prenons conscience non seulement qu’elle est condition de notre vie, mais aussi de ce que nous y participons dans une vie commune, dans un monde de vivants. Nous retrouvons l’émerveillement que l’homme a toujours Ă©prouvĂ© par rapport Ă  la nature et qui risquait de s’éloigner. Aujourd’hui, une nouvelle approche se rĂ©pand. C’est celle d’une Ă©cologie qui ne s’affirme pas seulement pour prĂ©server les Ă©quilibres naturels, mais aussi comme un genre de vie, un nouveau rapport entre l’humanitĂ© et la nature.

On connaĂźt les dĂ©dales par lesquels une part du christianisme avait endossĂ© la domination de l’homme sur la nature (1). Aujourd’hui, on perçoit Ă  nouveau combien cette nature est crĂ©ation de Dieu, un espace oĂč les ĂȘtres vivants communiquent, un don oĂč l’humain participe Ă  un mouvement de vie. C’est donc un nouveau regard qui s’ouvre ainsi et qui trouve inspiration dans la vision de thĂ©ologiens comme JĂŒrgen Moltmann (2) et le Pape François (3).

Aux Etats-Unis, un frĂšre franciscain, Richard Rohr, a crĂ©Ă© un  « Centre d’Action et de Contemplation » oĂč, entre autres, il intervient en faveur d’une spiritualitĂ© de la crĂ©ation. Nous prĂ©sentions ici deux de ses mĂ©ditations journaliĂšres mises en ligne sur internet (4).

 

La nature est habitée

Avec Richard Rohr, nous découvrons une merveilleuse création.

« Par la parole du Seigneur, les cieux ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s » (Psaume 35.6). Ceci nous dit que le monde n’est pas advenu comme un produit du chaos ou de la chance, mais comme le rĂ©sultat d’une dĂ©cision. Le monde crĂ©Ă© vient d’un libre choix
 L’amour de Dieu est la force motrice fondamentale dans toutes les choses crĂ©Ă©es. « Car tu aimes toutes les choses qui existent et tu ne dĂ©testent aucune des choses que tu as faites, car tu n’aurais rien fait si tu les avais dĂ©testĂ©es » (Sagesse 11.24) (Pape François Laudate Si’ 77).

En Occident, nous nous sommes Ă©loignĂ© de la nature. « Pour la plupart des chrĂ©tiens occidentaux, reconnaĂźtre la beautĂ© et la valeur intrinsĂšque de la crĂ©ation : Ă©lĂ©ments, plantes et animaux, est un dĂ©placement majeur du paradigme. Dans le passĂ©, beaucoup ont rejetĂ© cette vision comme une expression d’animisme ou de paganisme. Nous avons limitĂ© l’amour de Dieu et le salut Ă  notre propre espĂšce humaine, et, alors, dans cette thĂ©ologie de la raretĂ©, nous n’avons pas eu assez d’amour de reste pour couvrir toute l’humanité !  ».

Notre spiritualitĂ© s’est rĂ©trĂ©cie. « Le mot « profane » vient du mot latin « pro » voulant dire « au devant » et « fanum » signifiant « temple ». Nous pensions vivre « en dehors du temple ». En l’absence d’une spiritualitĂ© fondĂ©e sur la nature, nous nous trouvions dans un univers profane, privĂ© de l’Esprit. Ainsi, nous n’avons cessĂ© de construire des sanctuaires et des Ă©glises pour enfermer et y contenir un Dieu domestiqué  En posant de telles limites, nous n’avons plus su regarder au divin
 Notez que je ne suis pas en train de dire que Dieu est en toutes chose (panthĂ©isme), mais que chaque chose rĂ©vĂšle un aspect de Dieu. Dieu est Ă  la fois plus grand que l’ensemble de l’univers, et, comme CrĂ©ateur, il interpĂ©nĂštre toutes les choses crĂ©Ă©es (panenthĂ©isme) ».

Toute notre reprĂ©sentation du monde en est changĂ©e. Nous vivons en communion. « Comme l’as dit justement Thomas Berry : « Le monde devient une communion de sujets plus qu’une collection d’objets ». « Quand vous aimez quelque chose, vous lui prĂȘtez une Ăąme, vous voyez son Ăąme et vous ĂȘtes touchĂ© par son Ăąme. Nous devons aimer quelque chose en profondeur pour connaĂźtre son Ăąme. Avant d’entrer dans une rĂ©sonance d’amour, vous ĂȘtes largement aveugle Ă  la signification, Ă  la valeur et au pouvoir des choses ordinaires pour vous « sauver », pour vous aider Ă  vivre en union avec la source de toute chose. En fait, jusqu’à ce que vous puissiez apprĂ©cier et mĂȘme vous rĂ©jouir de l’ñme des autres choses, mĂȘme des arbres et des animaux, je doute que vous ayez dĂ©couvert votre Ăąme elle-mĂȘme. L’ñme connaĂźt l’ñme ».

 

La nature comme miroir de Dieu.

Hildegarde de Bingen (1098-1179), proclamĂ©e, en catholicisme, docteur de l’Eglise, en 2012, « a communiquĂ© spirituellement l’esprit de la crĂ©ation Ă  travers la musique, l’art, la poĂ©sie, la mĂ©decine, le jardinage et une rĂ©flexion sur la nature. « Vous comprenez bien peu de ce qui est autour de vous parce que vous ne faites pas usage de ce qui est Ă  l’intĂ©rieur de vous », Ă©crit-elle dans son livre cĂ©lĂšbre : « Schivias ».

Richard Rohr nous entraine dans la dĂ©couverte du rapport entre le monde intĂ©rieur et le monde extĂ©rieur. La maniĂšre dont Hildegarde envisage l’ñme est trĂšs proche de celle de ThĂ©rĂšse d’Avila. « Hildegarde perçoit la personne humaine comme un microcosme avec une affinitĂ© naturelle pour une rĂ©sonance avec un macrocosme que beaucoup appellent Dieu. Notre petit monde reflĂšte le grand monde ». Ici la contemplation prend tout son sens. « Le mot-clĂ© est rĂ©sonance. La priĂšre contemplative permet Ă  votre esprit de rĂ©sonner avec ce qui est visible et juste en face de vous. La contemplation Ă©limine la sĂ©paration entre ce qui est vu et celui qui voit ».

Hildegarde utilise le mot « viriditas ». Ce terme s’allie Ă  des mots comme : vitalitĂ©, fĂ©conditĂ©, verdure ou croissance. Il symbolise la santĂ© physique et spirituelle comme un reflet du divin (5). Richard Rohr Ă©voque « le verdissement des choses de l’intĂ©rieur analogue Ă  ce que nous appelons « photosynthĂšse ». Hildegarde reconnaĂźt l’aptitude des plantes Ă  recevoir le soleil et Ă  le transformer en Ă©nergie et en vie. Elle voit aussi une connexion inhĂ©rente entre le monde physique et la prĂ©sence divine. Cette conjonction se transfĂšre en une Ă©nergie qui est le terrain et la semence de toute chose, une voix intĂ©rieure qui appelle Ă  « devenir ce que nous sommes », « tout ce que nous sommes »  C’est notre souhait de vie (« life wish ») ».

Nous pouvons suivre l’exemple de Hildegarde. « Hildegarde est un merveilleux exemple de quelqu’un qui se trouve en suretĂ© dans un univers oĂč l’individu reflĂšte le cosmos et oĂč le cosmos reflĂšte l’individu ». En regard, Richard Rohr rapporte la magnifique priĂšre d’Hildegarde Ă  l’Esprit Saint : « O Saint Esprit, tu es la voie puissante dans laquelle toute chose qui est dans les cieux, sur la terre et sous la terre, est ouverte Ă  la connexion et Ă  la relation (« penetrated with connectness, relatedness). C’est un vrai univers trinitaire oĂč toutes les choses tournent les unes avec les autres ». Ici, Richard Rohr rejoint la vision de JĂŒrgen Moltmann dans  « L’Esprit qui donne la vie » (6).

Hildegarde a entendu Dieu parler : « J’ai crĂ©Ă© des miroirs dans lesquels je considĂšre toutes les merveilles de ma crĂ©ation, des merveilles qui ne cesseront jamais ». « Pour Hildegarde, la nature Ă©tait un miroir pour l’ñme et pour Dieu. Ce miroir change la maniĂšre dont nous voyons et expĂ©rimentons la rĂ©alité ». Ainsi, « la nature n’est pas une simple toile de fond permettant aux humains de rĂ©gner sur la scĂšne. De fait, la crĂ©ation participe Ă  la transformation humaine puisque le monde extĂ©rieur a absolument besoin de se mirer dans le vrai monde intĂ©rieur. « Le monde entier est un sacrement et c’est un univers trinitaire », conclut Richard Rohr.

 

Une oeuvre divine

Et, dans cette mĂȘme sĂ©rie de mĂ©ditations, Richard Rohr Ă©voque la vision d’IrĂ©nĂ©e (130-202). « IrĂ©nĂ©e a enseignĂ© passionnĂ©ment que la substance de la terre et de ses crĂ©atures portait en elle la vie divine. Dieu, dit-il, est Ă  la fois au dessus de tout et au dedans de tout. Dieu est la fois transcendant et immanent. Et l’Ɠuvre de JĂ©sus, enseigne-t-il, n’est pas lĂ  pour nous sauver de notre nature, mais pour nous restaurer dans notre nature et nous remettre en relation avec la tonalitĂ© la plus profonde au sein de la crĂ©ation. Dans son commentaire de l’Evangile de Jean dans lequel toutes choses sont dĂ©crites comme engendrĂ©es par la parole de Dieu, IrĂ©nĂ©e nous montre JĂ©sus, non pas comme exprimant une parole nouvelle, mais comme exprimant Ă  nouveau, la parole premiĂšre, le son du commencement et le cƓur de la vie. Il voit en JĂ©sus, celui qui rĂ©capitule l’Ɠuvre originale du CrĂ©ateur en articulant ce que nous avons oubliĂ© et ce dont nous avons besoin de nous entendre rĂ©pĂ©ter, le son duquel tout est venu. L’histoire du Christ est l’histoire de l’univers. La naissance de cet enfant divin-humain est une rĂ©vĂ©lation, le voile soulevĂ© pour nous montrer que toute vie a Ă©tĂ© conçue par l’Esprit au sein de l’univers, que nous sommes tous des crĂ©atures divines-humaines, que tout ce qui existe dans l’univers porte en soi le sacrĂ© de l’Esprit ».

En lisant ces mĂ©ditations, on ressent combien nous nous inscrivons dans une rĂ©alitĂ© plus grande que nous. Nous faisons partie de la nature et nous y participons. Dieu est prĂ©sent dans cette rĂ©alitĂ© et nous pouvons le reconnaĂźtre en nous et en dehors de nous. Cette reconnaissance et cette adhĂ©sion sont source d’unification et de paix. Ces mĂ©ditations nous ouvrent Ă  un nouveau regard.

J H

 

(1)            « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, théologie et spiritualité » : https://vivreetesperer.com/?p=757

(2)            JĂŒrgen Moltmann est un thĂ©ologien qui a rĂ©alisĂ© une oeuvre pionniĂšre dans de nombreux domaines. Paru en français dĂšs 1988, son livre : « Dieu dans la crĂ©ation » (Cerf) porte en sous titre : « TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation ». La pensĂ©e de JĂŒrgen  Moltmann, trĂšs prĂ©sente sur ce blog, est pour nous une rĂ©fĂ©rence thĂ©ologique. Voir aussi le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com

(3)            « Convergences Ă©cologiques : Jean Bastaire, JĂŒrgen Moltman, Pape François et Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/?p=2151

(4)            Center for action and contemplation

« Nature is ensouled » : https://cac.org/nature-is-ensouled-2018-03-11/ « Nature as a mirror of God » : https://cac.org/nature-as-a-mirror-of-god-2018-03-12/ Et enfin : « The substance of God » : https://cac.org/the-substance-of-god-2018-03-13/

(5)            Un blog de Claudine Géreg : « Viriditas » inspiré par Hildegarde de Bingen : https://viriditas.fr

(6)            Sur ce blog, voir notre prĂ©cĂ©dent article : « Un Esprit sans frontiĂšres. ReconnaĂźtre la prĂ©sence et l’Ɠuvre de l’Esprit » (d’aprĂšs le livre de JĂŒrgen Moltmann : L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999).

Une société si vivante

 

La France en mouvement, selon Jean Viard

31nD-fL+s2L._SX266_BO1,204,203,200_         Une sociĂ©tĂ© si vivante ! Cette parole nous interroge et nous interpelle. De quoi s’agit-il ? De quoi parle-t-on ? Sommes-nous exempts de tout immobilisme pour nous dire : « Et bien, oui, cette sociĂ©tĂ© est bien la nĂŽtre ». La vie n’est pas toujours facile, mais, c’est sĂ»r, notre sociĂ©tĂ© est bien en mouvement. « Une sociĂ©tĂ© si vivante » (1), c’est le titre d’un livre que vient de publier Jean Viard, ce sociologue dont nous avons tant appris dans ses livres prĂ©cĂ©dents et notamment : « Le moment est venu de penser Ă  l’avenir » (2).

Car Jean Viard sait nous prĂ©senter la sociĂ©tĂ© française telle qu’elle apparait aujourd’hui dans toute sa nouveautĂ©, les lignes de force qui la traversent et aussi les situations de crise, une nouvelle carte de France, des grandes mĂ©tropoles Ă  la France des anciennes provinces, des villages et des petites villes.

Ce regard nouveau, cette intelligence que Jean Viard sait nous communiquer, c’est le fruit de son immersion de longue date dans la sociĂ©tĂ© française : « Je cherche depuis plus de quarante ans Ă  lier un travail d’observation du quotidien, du local et une pensĂ©e du global et des rĂ©volutions qui nous bouleversent. Mon travail est de tenter de mettre notre monde en rĂ©cit et de le faire partager le plus largement possible ». Et, « comme le disait Alberto Giacometto : « Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant ». Je pourrais ajouter, en Ă©crivant et en me nourrissant du quotidien que j’ai choisi » (p 237).

Ce livre-ci est diffĂ©rent des prĂ©cĂ©dents. Non pas tant dans le fond. Nous retrouvons les grands thĂšmes que nous avons dĂ©jĂ  rapportĂ©s pour les lecteurs de ce blog, en suivant une Ă©criture construite (2) : « Une nouvelle gĂ©ographie ; une nouvelle analyse de la sociĂ©té ; tensions, oppositions, blocages ; ouvrir un nouvel espace ; permettre la mobilité ; recrĂ©er du rĂ©cit ». Il est diffĂ©rent dans la forme puisque l’auteur nous prĂ©sente ici « une cinquantaine de petits portraits » de notre monde et de notre sociĂ©tĂ©. « Il forme un tout. Car ce monde est dynamique, rĂ©actif, changeant tellement vite que souvent on n’y comprend plus rien et qu’on se croit perdu. Mais y-a-t-il un fil, de nouveaux liens, de nouveaux horizons, des utopies possibles ? Cherchons » (p 12-13).

 

Quelques portraits

 

A travers ce livre, l’auteur nous permet de prendre conscience de l’ampleur du changement dans la sociĂ©tĂ© française et d’en comprendre les ressorts. Et il nous permet Ă  la fois d’envisager les aspects positifs, d’identifier les ressorts et de chercher des remĂšdes. En voici quelques exemples.

 

La révolution du temps

 

Le temps a profondĂ©ment changĂ©. « En un siĂšcle, nous avons allongĂ© la vie de chacun de l’équivalent d’une gĂ©nĂ©ration. Vingt ans. Et, dans cette vie allongĂ©e, la part que nous consacrons au travail est passĂ©e de 40% Ă  10%. En outre, nous dormons deux Ă  trois heures de moins par jour
 Nous sommes donc entrĂ©s dans la civilisation « des vies complĂštes » dont parlait l’économiste Jean Fourastié » (p 24). « Nous sommes contemporains plus longtemps dans des familles de plus en plus « quatre gĂ©nĂ©rations » (p 15). En consĂ©quence, notre maniĂšre d’envisager la vie change. « L’ancienne stabilitĂ© – CDI, mariage, propriĂ©tĂ©- se transforme en aventure, Ă©tape, discontinuité ». « La grande question est alors : qui choisit et qui subit ? » (p 25). Quelle va ĂȘtre notre attitude ? Comment allons-nous vivre le temps ?

 

Une mobilité croissante

 

Hier les Roms. Aujourd’hui les migrants. « Au delĂ  du principe de l’accueil, marque indĂ©niable d’une civilisation, la question est : Pourquoi cette angoisse de l’envahissement ? Partout semble populaire une demande de sociĂ©tĂ©s de plus en plus fermĂ©es
 Ces peurs et ces refus viennent d’un monde qui s’unifie. Le global fait exploser le local  » (p 30). Et si avec Jean Viard, on regardait une perspective d’avenir ? « C’est le temps du monde qui est neuf. Pas la peur des hommes. Nous sommes entrĂ©s dans le temps de l’humanitĂ© rĂ©unifiĂ©e aprĂšs des millĂ©naires de dispersion  ». Il va nous falloir apprendre Ă  lier « unitĂ© de l’humanité » et « diversitĂ© des cultures ». Immense travail. Il nous faut des frontiĂšres, et des passages, des principes d’humanisme et de droit et la conviction de l’apport positif des migrations. Seules les civilisations mortes ont peur des arrivants. Les autres les intĂšgrent et s’enrichissent de leurs apports » (p 31).

 

Le sécateur et le lien social

 

Jean Viard nous rapporte des faits d’observation qui tĂ©moignent de bouleversements dans notre vie quotidienne. Et puisqu’il vit dans le midi, il s’agit ici des vendanges. « Hier, les vendanges Ă©taient la fĂȘte de la campagne. Tout le monde y allait : les femmes, que l’on voyait peu dans les champs, les chĂŽmeurs, les Ă©tudiants, des bataillons d’espagnols
 A midi, on mangeait au bord des vignes  ». Aujourd’hui, « la cave vinicole ouvre Ă  trois heures du matin. Il faut essayer d’ĂȘtre le premier pour ne pas attendre le dĂ©chargement. La vendange se fait avec une machine
 Trois hommes. Bruit des moteurs, travail au phare
 Le village est rĂ©veillĂ© par les bennes qui remontent Ă  vide
 Vers huit heures, on fait un copieux dĂ©jeuner. La sieste sera longue et solitaire  » (p 42-43). Pour tous ceux qui ont connu la vie des campagnes autrefois, quelle perte d’humanité ! Ainsi, cette Ă©volution de notre sociĂ©tĂ© a de bons et de mauvais cĂŽtĂ©s. L’important, c’est de comprendre. « Comment assurer la protection des hommes et rĂ©flĂ©chir Ă  la nouvelle solitude du travail ? Comment inventer de nouveaux lieux pour se blaguer et vivre le plaisir d’ĂȘtre ensemble ? ».

 

Bon Noël à chacun

 

NoĂ«l, c’est bien une fĂȘte de la famille propice au bonheur. Comment est-elle vĂ©cue dans la sociĂ©tĂ© française d’aujourd’hui ? A la fois un grand changement dans la composition de la famille et une continuitĂ© dans le partage affectif. « En 2017, 60% des bĂ©bĂ©s sont nĂ©s hors mariage, contre 30% en 1990, 6% en 1968 » (p 10). C’est un bouleversement. Mais, pour Jean Viard, il s’inscrit dans une Ă©volution plus large oĂč la famille se recompose autrement. « Une famille mobile, recomposĂ©e
 une famille aussi de quatre gĂ©nĂ©rations  » (p 73). Et de noter par ailleurs la force de ces liens familiaux. « Le repas du dimanche est redevenu un must, 70% des gens partent en vacances en famille, 20% des emplois sont trouvĂ©s grĂące Ă  ce rĂ©seau de solidaritĂ© quand PĂŽle emploi plafonne Ă  9% » (p 98). « Nous avons rebĂąti discrĂštement le plus solide maillon des sociĂ©tĂ©s, la famille
 en engendrant par moyenne deux enfants par maman. Donc une sociĂ©tĂ© nataliste, dynamique. Mais avec des failles, des tristesses. Celle des solitaires, nombreux, des mamans seules. Des enfants qui ne verront pas leur papa Ă  NoĂ«l. Des SDF, solitaires absolus qui ont perdu tous les liens : travail, logement, famille, amitié  Au bilan, nouveaux bonheurs privĂ©s, faiblesse des liens sociaux et des projets communs. « Fraternité », demandait-on en 1848. Pour 2048 aussi ! Bon NoĂ«l Ă  chacun ! » (p 74).

 

Faire tĂȘte ensemble

 

Nous sommes tous embarquĂ©s dans une mĂȘme mutation, une mutation mondiale, la rĂ©volution numĂ©rique.

« 3,81 milliards de cerveaux humains sont connectĂ©s par internet, soit 41% des cerveaux de l’humanitĂ©. 75% des terriens possĂšdent un tĂ©lĂ©phone portable. Bien sĂ»r, les hommes se sont toujours reliĂ©s par des mots, des concepts qui, pour eux, font sens : Dieu, RĂ©volution, Nation, Amour. Cette capacitĂ© Ă  vivre et Ă  mourir pour des mots pourrait mĂȘme dĂ©finir l’espĂšce humaine. Mais lĂ , ce que nous avons inventĂ© est encore plus fantastique – et dĂ©rangeant
 Le savoir est Ă  portĂ©e de la main de qui sait le trouver. Le mensonge aussi, bien sĂ»r. La propagande. Mais retenons ici le positif et sa force Ă  peine explorĂ©e. Nous sommes balbutiants comme aux prĂ©mices de l’écriture. Mais dĂ©jĂ  tout s’accĂ©lĂšre
 Blablacar dĂ©place chaque mois, en France, deux millions de passagers
 Une immense rĂ©volution est en marche. Une rĂ©volution  dans le proche comme dans le lointain » (p 116-117). Cette rĂ©volution va inclure Ă©galement un nouveau rapport avec la nature
 « Notre idĂ©e de nature et notre agriculture, notre management de la planĂšte devrait entrer peu Ă  peu dans la civilisation numĂ©rique et collaboratrice  ». « Cette rĂ©volution numĂ©rique favorise aussi une classe crĂ©ative » qui tire en avant nos sociĂ©tĂ©s. C’est elle qui restructure nos sociĂ©tĂ©s et nos entreprises
 61% de la richesse française sont ainsi produits dans les treize plus grandes citĂ©s. Mais il y a ceux qui sont loin, dans les quartiers, dans les villages, dans les Suds. Eux qui cherchent du sens et en sont privĂ©s. Eux aussi sont derriĂšre l’écran, mais souvent sans les moyens de consommer, sans avoir assez Ă©tudiĂ© pour apprendre. La sociĂ©tĂ© collaborative produit ainsi ses nĂ©osĂ©dentaires qui souvent ont la haine. Il va falloir apprendre Ă  faire tĂȘte ensemble – comme le disent les CrĂ©oles – sur cette toile qui se tend… comme on a appris, il y a un siĂšcle, Ă  bĂątir l’école pour tous et l’éducation populaire. Il faut donner Ă  chacun les clefs pour apprendre sur internet » (p 118-119).

 

Voici donc quelques unes des rĂ©flexions originales engagĂ©es par Jean Viard Ă  partir de faits singuliers : donnĂ©es statistiques et observations personnelles. Nous apprenons ainsi Ă  nous situer dans un monde nouveau. Car les anciennes grilles d’analyse qui sont Ă  l’origine de l’opposition gauche-droite, classes et ordres s’épuisent aujourd’hui. La montĂ©e de l’individualisme, la part croissante de l’autonomie individuelle, nous appellent en regard Ă  rechercher ce qui fait lien. « Il faut que nous retrouvions une direction, un chemin. Un sens Ă  ce monde, un commun. Mais un commun du futur ». « La rĂ©volution est culturelle » (p 205). Dans les annĂ©es 60, « On est sorti d’une sociĂ©tĂ© de groupe, de classe, pour devenir une sociĂ©tĂ© d’individus autonomes qui a favorisĂ© la place nouvelle des femmes, de la nature, le tourisme, et la mondialisation aussi. Comme la mobilitĂ© des gens augmentait, il a fallu inventer des techniques pour se lier. C’est bien la rupture culturelle des annĂ©es 60, qui a induit des besoins technologiques, lesquels ont Ă  leur tour bousculĂ© la sociĂ©tĂ©. C’est elle qui bouscule actuellement le travail et lie l’humanitĂ© en une grande communautĂ© sur une terre si petite, perdue dans l’univers  » (p 206-207).

Ce nouveau livre de Jean Viard, comme les prĂ©cĂ©dents, contribue Ă  la vie citoyenne en clarifiant les enjeux (3). Il appelle le croyant Ă  apporter sa part Ă  la recherche de sens pour cette humanité  en devenir (4). Il peut aider chacun Ă  comprendre ses situations de vie, c’est Ă  dire Ă  rĂ©duire les peurs et Ă  dĂ©velopper une bienveillance constructive.

 

J H

 

(1)            Jean Viard. Une sociĂ©tĂ© si vivante. Editions de l’aube, 2018

(2)            Jean Viard. Le moment est venu de penser Ă  l’avenir. Editions de l’aube, 2016. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2524 Et aussi : Jean Viard. Nouveau portrait de la France. La sociĂ©tĂ© des modes de vie. Editions de l’aube, 2011. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=799

(3)            La rĂ©flexion citoyenne requiert une comprĂ©hension de l’évolution de la sociĂ©tĂ©, une analyse des aspirations et des besoins. Ainsi, les livres de Jean Viard m’ont apportĂ© un Ă©clairage lors de la derniĂšre campagne prĂ©sidentielle. De la mĂȘme maniĂšre,  j’ai apprĂ©ciĂ© l’apport d’un livre de Thomas  Friedman, journaliste au New York Times sur les incidences du changement technologique accĂ©lĂ©rĂ© Ă  l’échelle mondiale : Thomas Friedman. Merci d’ĂȘtre en retard. Survivre dans le monde de demain. Saint Simon, 2017. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2624 Et aussi, mise en perspective de la version originale : Thank you for being late : https://vivreetesperer.com/?p=2560

(4)            Notre engagement personnel dans la sociĂ©tĂ© s’inscrit dans une vision chrĂ©tienne dans l’esprit de « la nouvelle crĂ©ation » qui se prĂ©pare dans la mouvance de Christ ressuscitĂ©. C’est la thĂ©ologie de l’espĂ©rance de JĂŒrgen Moltmann trĂšs prĂ©sente sur ce blog. Dans cette perspective, « le christianisme est rĂ©solument tournĂ© vers l’avenir et invite au renouveau » (JĂŒrgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 100-101)

Pour une spiritualitĂ© des lisiĂšres – Le PoĂšme Ă  venir

Jean Lavoué : une Ɠuvre spirituelle

En rĂ©ponse Ă  notre quĂȘte spirituelle, un livre vient de paraitre : « Un poĂšme Ă  venir. Pour une spiritualitĂ© des lisiĂšres » (1). Si, au premier abord, le titre peut paraĂźtre insolite, il convient au dĂ©part d’entendre la voix qui s’y exprime, le parcours de l’auteur. Celui-ci, Jean LavouĂ©, est un Ă©crivain, Ă©diteur et poĂšte breton. On peut en lire ici et lĂ  la biographie. Mais la meilleure entrĂ©e nous paraĂźt une interview de Magali Michel parue dans La Vie : « De l’absence jaillit la prĂ©sence » (2).

TrĂšs tĂŽt portĂ© Ă  l’écriture, Jean LavouĂ© s’engage dans une expression poĂ©tique. C’est un atout pour faire face aux embuches de la vie et approfondir un chemin de libĂ©ration spirituelle oĂč il sera aidĂ© par un prĂȘtre atypique, Jean Sulivan. Son parcours professionnel s’exerce dans l’éducation surveillĂ©e et dans la sauvegarde de l’enfance.

Cependant, Ă  partir des annĂ©es 2000, Jean LavouĂ©, constamment en activitĂ© poĂ©tique, commence Ă  Ă©crire des livres portant sur des auteurs avec lesquels il se trouve en affinitĂ©. Cette Ɠuvre littĂ©raire va aller en croissant. En 2007, Jean LavouĂ© crĂ©e un blog, baptisĂ© : « l’enfance des arbres » ( http://www.enfancedesarbres.com ).

En 2017, il ouvre une petite maison d’édition. C’est dire combien, Ă  tous Ă©gards, l’écriture tient une place centrale dans la vie de Jean LavouĂ©. « L’écriture finalement se dĂ©ploie dans le temps, pourvu qu’on persiste, mĂȘme s’il n’y a pas beaucoup d’écho au dĂ©part ».

Dans cette interview, Jean LavouĂ© nous fait part aussi de sa vie spirituelle. « J’aime lire la Bible avec d’autres. L’Ecriture est d’une grande poĂ©sie. Dans la vie professionnelle, comme dans la vie intĂ©rieure, j’apprĂ©cie la fĂ©conditĂ© des petits groupes de parole. Avec Anne, ma femme, nous participons Ă  plusieurs d’entre eux. Mon enracinement ecclĂ©sial s’inscrit dans cette modalitĂ© peu visible, mais bien plus rĂ©pandue que l’on ne le croit ».

Les deux livres les plus rĂ©cents de Jean LavouĂ© tĂ©moignent de son parcours spirituel : « les clairiĂšres en attente » oĂč il Ă©voque notamment l’apport des petits groupes de partage : https://www.youtube.com/watch?v=9Jm5hkO3TAM

et « Le PoĂšme Ă  venir ? Pour une spiritualitĂ© des lisiĂšres » oĂč « il explore la dimension christique du PoĂšme en Ă©largissant la conception et la montrant Ă©galement Ă  l’Ɠuvre dans l’ensemble des autres spiritualitĂ©s humaines » : https://www.youtube.com/watch?v=5K01-5KffYk

 

Sur le chemin de l’expression d’une vision
En introduction du livre : Le PoÚme à venir

Dans l’introduction de son livre : « Le PoĂšme Ă  venir », Jean LavouĂš nous fait part de son cheminement et de la maniĂšre dont celui-ci dĂ©bouche sur une nouvelle approche.

Ne ressentons nous pas plus ou moins des raideurs et des pertes dans l’annonce ecclĂ©siale de l’Evangile ? « Les mots ont trop servi. Ils semblent usĂ©s » (p 10). « Il faut dĂ©sempierrer la source pour tenter de la retrouver. J’ai choisi pour ma part le mot : PoĂšme pout tenter de dire ce qu’avec d’autres, je cherche Ă  tĂątons  ».

Mais pourquoi ce mot nouveau ? Quelle en est la signification ? Jean LavouĂ© nous en explique l’origine. « PoiĂȘsis » pour les grecs, signifie crĂ©ation… Pour Platon, l’art poĂ©tique est rattachĂ© Ă  l’ « enthousiasme ». Dans la Bible, le poĂšte est le prophĂšte. Pour les philosophes de l’Orient, la poĂ©sie rejoint la contemplation du sage ». Dans quelle acception, Jean LavouĂ© a-t-il adoptĂ© le mot ? « Il peut recouvrir ces diffĂ©rentes dĂ©finitions, mĂȘme si la source de mon questionnement concerne, de maniĂšre plus spĂ©cifique, ce qui touche Ă  une rĂ©ception encore inĂ©dite de l’annonce christique des Ă©vangiles, ce dĂ©sir du Royaume, cet engendrement qui se sont entiĂšrement saisi de la personne que l’on nomme JĂ©sus. De ce Verbe, de cette Parole, de ce Logos qui, diront les Ă©crivains de la Bonne Nouvelle, se sont emparĂ©s de lui » (p 12).

Mais l’auteur envisage un mouvement dans un horizon plus vaste : « Le PoĂšme tel que je l’envisage, ne se rĂ©duit pas Ă  lui. Il recouvre une rĂ©alitĂ© encore plus vaste. Certes, cet homme JĂ©sus ne mit aucun obstacle Ă  l’avĂšnement en lui de cette rĂ©alitĂ© qui le dĂ©passait. Toutefois, il ne cessa d’affirmer selon les Ă©vangiles synoptiques, qu’il n’était pas lui-mĂȘme cette rĂ©alitĂ©. Mais, selon l’évangile de Jean, il va jusqu’à dire que le PĂšre lui ne font qu’un
 Pour tous ces tĂ©moins, il est indĂ©niable qu’il se laissa entiĂšrement envahir par le Souffle saint lui inspirant chacune de ses paroles et chacun de ses gestes » (p 12).

Jean LavouĂ© ouvre l’horizon : « C’est en fait le dynamisme crĂ©ateur de cette Vie partout Ă  l’Ɠuvre dans l’univers que nous avons voulu traduire dans ce rĂ©cit mĂ©ditatif par le mot : PoĂšme. La Vie, nul ne l’a jamais vue, mais elle se fait connaĂźtre par cette puissance crĂ©atrice qui ne cesse de tirer l’univers tout entier vers un accomplissement toujours plus complexe, toujours plus harmonieux. Et cela, malgrĂ© les pesanteurs et les ombres, voire les impasses qui semblent s’accumuler aujourd’hui sur le devenir de l’humanitĂ© (p 12).

L’auteur rappelle la conception grecque du Logos. Mais, Ă  l’époque, ils avaient « une vision stable du cosmos, cohĂ©rente, hiĂ©rarchique et aux contours bien dĂ©limitĂ©s ». Ce n’est plus cette vision qui est la notre aujourd’hui. « Les thĂ©ories de l’origine de l’univers, de l’évolution, de la connaissance de la matiĂšre nous ont conduits Ă  une nouvelle conception totalement interactive, systĂ©mique, de ce qui est, depuis les choses inanimĂ©es jusqu’aux ĂȘtres vivants. Tout et reliĂ© Ă  tout. Tout est mouvement permanent, croissance, devenir. C’est cette immensitĂ© transformatrice et crĂ©atrice Ă  l’Ɠuvre partout dans le monde que nous appelons PoĂšme. Son origine, nous la nommons Source ou Vie  » (p 13).

Jean LavouĂ© envisage la vie et l’Ɠuvre de JĂ©sus dans ce grand mouvement. « L’homme JĂ©sus fut habitĂ© comme nul autre par le PoĂšme. On pourrait dire aussi par le Souffle crĂ©ateur qui agit en tout et en tous, mais qui s’empara de maniĂšre singuliĂšre de son ĂȘtre » (p 13). Dans l’immĂ©diat, ce fut exprimĂ© dans la culture de l’époque : « Les mots qui Ă©taient Ă  leur disposition Ă©taient ceux de Logos pour ceux qui Ă©taient de culture grecque, ou de Messie, c’est Ă  dire de Christ, pour ceux qui s’inspiraient de la grande tradition hĂ©braĂŻque et biblique. Tout l’effort des thĂ©ologiens des premiers siĂšcles fut de tenter de dĂ©finir en quoi et Ă  quel point, cette dimension christique de JĂ©sus, cette incarnation en lui du Logos, se confondait avec l’Etre crĂ©ateur, avec YahvĂ©, avec Dieu » (p 13).

Le PoĂšme, envisagĂ© par Jean LavouĂ© correspond Ă  la dimension « Christ » de JĂ©sus telle que nous la reconnaissons dans la culture judĂ©o-chrĂ©tienne. Mais, le dynamisme crĂ©ateur de la Vie, dont ce mot est le signe, ne saurait se rĂ©duire Ă  cette culture. Nous sommes Ă  l’ñge planĂ©taire oĂč nous prenons la mesure de la pluralitĂ© des formes d’expression spirituelle. Nous dĂ©couvrons que notre destin est liĂ© Ă  celui de tous les ĂȘtres vivants et Ă  l’ensemble de l’écosystĂšme dont nous sommes les hĂŽtes » (p 13).

Jean LavouĂ© plaide pour une rĂ©ception plus universelle de ce dynamisme crĂ©ateur. « Puisque chrĂ©tien et enracinĂ© dans la tradition biblique, nous Ă©clairerons cette comprĂ©hension pour nous du PoĂšme
 essentiellement Ă  partir des Ă©lĂ©ments tirĂ©s de ce lieu exceptionnel de rĂ©alisation que constitue le tĂ©moignage Ă©vangĂ©lique. Mais nous essaierons aussi de faire en sorte que ce que nous exprimerons du poĂšme, Ă  partir de cet ancrage dont la vie de JĂ©sus fut la terre d’accueil, puisse aussi Ă©clairer bien d’autres espaces culturels et spirituels traduisant Ă  leurs maniĂšres plurielles et diffĂ©rentes leur coopĂ©ration avec le dynamisme du Souffle crĂ©ateur » (p 14)

« Si l’homme JĂ©sus devint souffle lui-mĂȘme au yeux de ses disciples, n’est-ce pas le fait de cette confiance et de cette foi vitales qu’il Ă©veillait en chaque ĂȘtre, en chaque chose, en chaque Ă©vĂ©nement. C’est d’abord de cela qu’ils furent tĂ©moins. C’est pour les avoir eux-mĂȘmes relevĂ©s, les avoir fait participer de maniĂšre trĂšs personnelle et intime, au dynamisme crĂ©ateur du PoĂšme de la Vie qu’ils le reconnurent. C’est ainsi qu’ils le dĂ©finirent avec les termes qui se trouvaient Ă  leur disposition comme ‘Christ’ : Oint en cette Source vitale par la grĂące du PoĂšme. C’est en cela qu’il accepta d’ĂȘtre, saisi qu’il fut par le Souffle saint, l’homme par excellence de la Parole : celui qui fait lever autour de lui les germes du Royaume  » (p 14-15).

« Pour relier tous ceux qu’il rencontrait, disciples ou inconnus, Ă  cette mĂȘme origine de la Vie, il aimait donner Ă  cette derniĂšre, le nom de PĂšre, Abba : et avec ces deux premiĂšres lettres de l’alphabet hĂ©braĂŻque : alpha, bĂȘta, il rĂ©vĂ©lait dĂ©jĂ  tout ce qui reliait le visible Ă  l’invisible
 Tous se trouvaient issus de la mĂȘme source, plongĂ©s dans les mĂȘmes eaux transformatrices du PoĂšme
 Dans d’autres traditions et dans d’autres cultures, cette vision de la Source originaire fut traduit par d’autres mots : Allah pour les uns, Atman pour les autres, Terre-MĂšre ou Gaia encore pour d’autres. Ces visions diffĂ©rentes ne sont pas exclusives les unes des autres » (p 16).

Jean LavouĂ© nous explique le but de son livre et la motivation qui l’a portĂ©. « C’est cette puissance de nouveautĂ© universelle que je cherche Ă  honorer par ce livre – poĂšme. Aujourd’hui encore, elle vient Ă  toute femme, Ă  tout homme, Ă  l’humain en gĂ©nĂ©ral, quelque soit le Dieu, la Source, la Vie, l’Energie auxquels il se rĂ©fĂšre ou pas. C’est cela que nous voudrions avant tout suggĂ©rer » (p 16).

L’auteur nous dit alors comment il a rĂ©alisĂ© son livre. « Il est le fruit d’intuitions, nourries par des lectures et vendangĂ©es dans les celliers du cƓur. Des auteurs m’auront mis en chemin » (p 16). Jean LavouĂ© mentionne alors des thĂ©ologiens et des auteurs spirituels dans une vaste gamme de Christoph Theobald, RaphaĂ«l Picon Ă  Teilhard de Chardin et Richard Rohr. L’auteur prĂ©cise Ă©galement son usage du mot PoĂšme. Ainsi, en faisant rĂ©fĂ©rence Ă  l’homme JĂ©sus, il nous dit « prĂ©fĂ©rer au terme de Christ, qualifiant la maniĂšre spĂ©cifique dont il s’abandonna Ă  la puissance agissante de son PĂšre, celui de PoĂšme, le faisant participer Ă  une place singuliĂšre et unique, au dynamisme transformateur et crĂ©ateur initiĂ© par le Souffle de la Vie dans la totalitĂ© de l’univers » (p 18).

Ce livre porte en sous-titre : « Pour une spiritualitĂ© des lisiĂšres ». Mais qu’entend-il par lisiĂšre ? La lisiĂšre c’est le lieu oĂč « l’humain s’ouvre Ă  l’infini qui le dĂ©passe, un lieu mystĂ©rieux d’interaction et de transformation rĂ©ciproque oĂč l’un et l’autre communiquent et s’apprivoisent. De cet Ă©change intime oĂč se nouent la rencontre entre souffles divin et humain, toute spiritualitĂ© est l’expression singuliĂšre ; mĂȘme si chacune d’elle attribue au mystĂšre autour duquel elle gravite des noms diffĂ©rents voire si elle ne le nomme pas du tout comme c’est le cas pour une grande part de la quĂȘte contemporaine » (p 18). « C’est de la lisiĂšre dont l’Evangile est le signe dont il sera principalement question ici. Mais cela de maniĂšre non exclusive de telle sorte que la « spiritualitĂ© des lisiĂšres » pourrait aussi correspondre Ă  une volontĂ© de chercher Ă  faire tomber tous les murs autant entre notre propre vĂ©ritĂ© et celle des autres qu’entre le divin et nous-mĂȘmes » (p 18).

Paysages

Le PoĂšme Ă  venir nous appelle Ă  une promenade oĂč nous dĂ©couvrons sans cesse des paysages nouveaux. Tandis que les chapitres se dĂ©roulent, tant de paragraphes nous appellent Ă  une lecture mĂ©ditative Voici donc quelques extraits de ce livre pour entrer dans cette lecture.

Un Pùre qui venait de l’avenir


« Un homme, un poĂšte, voici ce qu’il Ă©tait. Il Ă©tait venu, il y deux mille ans dans un bout de Palestine. Dans sa courte existence, il n’avait cherchĂ© qu’à incarner dans chacune de ses paroles, chacun de ses gestes, le souffle du PoĂšme. Il affirmait que celui-ci venait de son PĂšre. Et quand il parlait ainsi, on sentait bien que ce n’était pas pour lui un pĂšre biologique, un pĂšre du passĂ©. Non, plutĂŽt un PĂšre qui venait de l’avenir. Une force qui le tirait en avant, qui l’entrainait dans les voies les plus risquĂ©es, le plus improbables pour annoncer, disait-il, un Royaume qui viendrait. Et il Ă©tait d’ailleurs dĂ©jĂ  là : son ĂȘtre tout entier rayonnait de cet amour qui refluait sur lui telle l’annonce d’un printemps » (p 22).

Le Souffle saint qui ne cherche qu’une chose : Leur permettre à tous de choisir la Vie.

« Quand le « poĂšte » mourut, tous crurent que c’en Ă©tait fini de son histoire. Or, celle-ci ne faisait au contraire que commencer. Ou plutĂŽt , elle ne pourrait dĂ©sormais que se prolonger. Car s’il incarna plus que tout le poĂšme, il avait la vive conscience de ne pas en ĂȘtre l’origine. A cette Source, il donna le nom de PĂšre. Et, n’est-ce pas celle-ci, aujourd’hui encore, qui Ɠuvre en toute femme et tout homme de bonne volontĂ© cherchant l’harmonie entre les peuples de la terre : quelque soient leurs croyances, leurs dieux, leurs fois, leurs cultures, leurs raisons. Sans tous ces particularismes, le PoĂšme ne serait pas. Mais il les transcende tous. Comme ceux-ci n’existeraient pas sans lui.

Pourtant chacun croit pouvoir lui donner un nom, une forme, une assignation bien Ă  eux, opposĂ©s Ă  ceux revendiquĂ©s par les autres hommes. Mais, ce faisant, ils oublient le Souffle saint qui ne cherche qu’une chose, Ă  travers toutes leurs langues, leurs cultes, leurs dialectes : les arracher au chaos et Ă  la destruction ; leur permettre Ă  tous de choisir la Vie » (p 23).

Porter secours Ă  la planĂšte, c’est porter secours Ă  l’humain, Ă  Dieu lui-mĂȘme


« Porter secours Ă  la planĂšte en feu, c’est porter secours Ă  l’humain, Ă  Dieu lui-mĂȘme. VoilĂ  ce qu’il leur faut entreprendre. Notre maison commune est aussi celle du PoĂšme en nous. Notre seule rĂ©sidence sur la terre. Notre seule chance de nous laisser habiter par lui. De l’inviter chez nous. De le laisser y faire sa demeure. Rien qu’il n’ait dĂ©sirĂ© d’un plus grand dĂ©sir : laisser sa parole crĂ©atrice se dĂ©ployer en tout ĂȘtre, en toute chose. Tandis que l’homme au contraire s’est dressĂ© face Ă  elle. Ce qu’ils avaient imaginĂ© de puissance menaçante et de dĂ©fi chez cet hĂŽte qui n’était pourtant que bienveillance Ă  leur Ă©gard, ils se l’appropriĂšrent pour eux-mĂȘmes. Ainsi devinrent-ils une menace le uns pour les autres ainsi que pour la planĂšte dont ils se croyaient ĂȘtre Ă  jamais les maĂźtres ». (p 28).

Ce PoĂšme en avant de nous

« C’est l’un de ses amis qui Ă©crivit un jour le prologue de notre propre vie. Et depuis, nous n’avons cessĂ© de voir ce PoĂšme en avant de nous. Souvent, entendant une nouvelle fois ce rĂ©cit, nous croyions le connaĂźtre par cƓur. Alors qu’il surgissait toujours neuf de l’horizon. Ceux qui restaient tournĂ©s vers le passĂ© finissaient par l’oublier. Leur vie cessait soudain de chanter au rythme de son pas. Tandis que tout un peuple, par ailleurs, grandissait, se mettait en marche, s’élançait par les brĂšches ouvertes de sa promesse » (p 35).

FondĂ©s dans la confiance et l’espĂ©rance

« Et c’est alors qu’ils s’éprouveraient « jubilescents ». FondĂ©s dans la confiance et l’espĂ©rance que toute mort est vaincue. Qu’ils participent, de l’avĂšnement d’une Vie qui n’a jamais cessĂ© de venir vers eux pour ĂȘtre-avec-eux ressource d’espĂ©rance, soutien dans leurs avancĂ©es obscures. Pour ĂȘtre au plus fragile de leur humanitĂ© et dans toute l’épaisseur de leur finitude et de leur prĂ©caritĂ©, le signe d’une tendresse qui ne leur ferait jamais dĂ©faut. Et cela par la grĂące d’un avenir ouvert qui ne leur a jamais manqué » (p 38).

Voici donc un livre qui nous propose une vision plus vaste de la dynamique Ă©vangĂ©lique, une vision plus fraiche Ă  travers de nouveaux mots et de nouvelles images. Cette proposition peut Ă©veiller quelques questionnements thĂ©ologiques. Cependant, ce chant nouveau nous Ă©veille et nous porte. C’est le murmure de l’eau vive. Le mouvement de Dieu en JĂ©sus s’exprime dans un Souffle crĂ©ateur. C’est « une puissance de vie universelle » que Jean LavouĂ© « cherche Ă  honorer Ă  travers son livre PoĂšme » (p 16).

J H

 

  1. Jean Lavoué. Le PoÚme à venir. Pour une spiritualité des lisiÚres. Préface de François Cassingena- Tréverdy. Mediaspaul, 2022 . Une superbe présentation du livre : « PentecÎte : le souffle des lisiÚres » : https://www.golias-editions.fr/2022/06/02/pentecote-le-souffle-des-lisieres/
  2. Jean LavouĂ©. De l’absence jaillit la prĂ©sence. Interview de Magali Michel dans La Vie : https://www.lavie.fr/christianisme/temoignage/jean-lavoue-de-labsence-jaillit-la-presence-3127.php