Les expériences spirituelles …

Les expériences spirituelles telles que les « near-death experiences ». Quels changements de représentations et de comportements ?

 

Notre horizon serait-il limité par une conception du monde dans laquelle la conscience humaine serait solitaire dans l’univers en l’absence de vis-à-vis d’une conscience supérieure ? Notre existence serait-elle enfermée dans un cycle commençant à la naissance et se terminant à la mort ?

La myopie d’une science qui, à une certaine étape de son développement où l’esprit humain a pu penser maîtriser les lois de l’univers, couplée au rejet d’une religion perçue comme un assujettissement, fait obstacle, aujourd’hui encore, à la prise de conscience de la réalité d’une conscience supérieure. Mais, à partir de champs différents, on assiste de plus en plus aujourd’hui à la reconnaissance d’une réalité qui nous dépasse. Et, de plus en plus, la conscience supérieure qui se manifeste à travers différentes expériences, se révèle bienfaisante.

Dans son livre : « Something there » (Il y a bien quelque chose) (1), David Hay nous ouvre à la perception des réalités spirituelles, dans une démarche d’observation et d’enquête qui se veut résolument scientifique. Il s’appuie notamment sur la collecte méthodique d’expressions et de témoignages qu’un autre biologiste britannique, Alister Hardy, a réalisé pour faire apparaître le contenu des expériences spirituelles qui sont vécues par un nombre appréciable de personnes ayant répondu positivement à la question : « Vous est-il arrivé d’avoir conscience d’une présence ou d’une puissance (ou d’être influencée par elle) que vous l’appeliez Dieu ou non et qui est différente de votre perception habituelle ?» (2).

Dans son livre : « Du cerveau à Dieu, plaidoyer d’un neuroscientifique pour l’existence de l’âme » (3), Mario Beauregard consacre un chapitre aux expériences spirituelles et religieuses. Bien plus, il apporte un témoignage sur une expérience personnelle. Celle-ci est survenue, il y a une vingtaine d’années alors qu’il était allongé sur son lit dans un état de fatigue chronique. « Tout à coup, j’ai fusionné avec l’intelligence cosmique (ou l’ultime réalité), source d’amour infini et je me suis retrouvé uni à tout ce qui existe dans le cosmos. Cet état d’être s’accompagnait d’une intense félicité et extase. Cette expérience m’a transformé psychologiquement et spirituellement, et m’a donné la force nécessaire pour surmonter ma maladie et guérir » (p 388). On notera le caractère bienfaisant de cette expérience.

 

Les « near-death experiences (NDE) » : expériences de mort imminente (EMI). Influence sur les représentations et les comportements.

 

Or, dans un autre domaine, concernant cette fois l’épisode de la mort, une mise en évidence de la réalité d’expériences qui manifestent la poursuite de la conscience humaine au delà de la vie terrestre, est apparue dans les années 70, notamment à travers la parution du livre emblématique de Raymond Moody : « La vie après la vie » (4). Et, depuis lors, ces phénomènes : les « near-death experiences (NDE) » (expériences de mort imminente (EMI), sont de plus en plus étudiées. À côté d’une littérature qui exprime ce vécu, une démarche scientifique s’est appliquée à en analyser toutes les dimensions. Et, à cet égard, le livre récent, écrit par un chirurgien et cardiologue, Pim Van Lommel : « Consciousness beyond life. The science of near-death experiences » (5) est salué par des observateurs qualifiés comme une avancée significative de la recherche : « Les faits confirment la réalité des « near-death experiences » et suggèrent que les scientifiques devraient repenser leurs théories sur un des ultimes mystères médicaux : la nature de la conscience humaine » (The Washington Post). « Cette recherche sera accueillie par les chercheurs qui croient que l’activité de l’esprit continue après que le cerveau se soit arrêté. Les responsables des églises y verront une mise en évidence de la réalité de l’âme » (The Sunday Telegraph).

 

Influence des expériences de mort imminente sur les représentations et les comportements.

Nous n’entrerons pas dans une présentation des multiples facettes de cette recherche sur les expériences de vie après la mort. Nous supposons par ailleurs que les caractéristiques générales de ces expériences sont  connues par un large public. Dans ce contexte, les récits rapportent le plus souvent, que les personnes en partance pour ce nouvel univers se sont senti accueillies dans un climat relationnel manifestant paix et amour. Nous ne traiterons pas ici des cas qui échappent à cette tendance générale. Nous voudrions  donc simplement évoquer ici les aspects globalement bienfaisants de ces expériences, tels qu’ils sont décrits dans le troisième chapitre du livre : « Changed by a « near-death experience ».

De fait, comme les expériences qui, comme on l’a vu, adviennent parfois dans des circonstances de la vie ordinaire, comme une manifestation d’une réalité qui dépasse notre entendement habituel, les « near-death experiences » contribuent à un éveil de la conscience et de la vie spirituelle. Dans les deux cas, l’expression de ces expériences se heurtent à une censure culturelle encore répandue dans les pays occidentaux. Comme le montre Pim Van Lommel, ces résistances freinent ainsi le partage de la vision qui a été vécue, et donc son intégration de la vie de ceux qui en sont les bénéficiaires. Cela rend plus difficile l’adaptation aux changements dans les sensibilités et les comportements. Des troubles peuvent en résulter.

Chez certains, on note des transformations très sensibles dans les registres physique ou psychique. Sur le plan physique, ce peut être une activité accrue des sens, des allergies, des phénomènes électro- magnétiques, des dons de guérison. Sur le plan psychique, on note souvent l’apparition de forme de perception et de communication qui dépassent la vie ordinaire : clairvoyance, télépathie, précognition … Ces facultés requièrent une capacité de gestion qui n’est pas acquise d’avance.

 

Cependant, Pim Van Lommel met en évidence un ensemble de changements qui ont manifestement un effet bénéfique, soit dans l’immédiat, soit, plus encore, au long de processus qui se développent dans la durée.

Il y a une acceptation de soi et un changement de sa propre image dans un sens positif. Cette amélioration engendre une plus grande autonomie et s’accompagne d’une curiosité d’esprit accrue.

Il y a la compassion pour les autres. Ainsi note une personne : « Il est évident pour moi que cette expérience a transformé mes émotions. Tout ce que je fais maintenant a pour but de répandre un sentiment d’amour » (p 53). Les gens pardonnent davantage. Ils apprécient davantage les relations et ils sont en plus grande capacité de partager leurs émotions avec d’autres. Ils deviennent compatissants et s’engagent dans une relation d’aide vis-à-vis des autres.

Leur vision de la vie change également. Les gens qui ont vécu cette expérience apprécient les petites choses de la vie, prêtent davantage attention à l’ici et maintenant et jouissent du moment présent. Ils attachent moins d’importance au statut social, à l’argent, aux biens matériels, à la compétition. Ils ont un respect accru pour la vie et apprécient davantage la nature.

Ces expériences engendrent la conviction de l’existence d’une vie après la mort. Elles réduisent beaucoup la peur de la mort. « Je n’ai plus peur de la mort. Je considère cette expérience que j’ai vécue comme un don. Maintenant, je sais qu’il y a un au delà à la mort. Je suis reconnaissant. Je sens que je dois parler de cela pour aider les autres, pour les rassurer s’ils ont peur de la mort » (p 54).

Il y a aussi une vie spirituelle accrue. On observe généralement un accroissement du sentiment religieux tandis que l’intérêt pour la « religion organisée », les institutions et les pratiques, décroît fortement. On note un développement sensible de la prière, de la méditation.  « Les gens ressentent qu’ils ont une mission et ils sont nourris par une vision spirituelle et le sentiment de faire partie d’un univers qui a un sens ».

 

Le livre de Pim Van Lommell : « Consciousness beyond life » traite des différents aspects des «near death experiences ». À partir d’une réflexion scientifique, il nous introduit dans une nouvelle perspective sur les rapports de la conscience et du cerveau. Ainsi, énonce-t-il de nouveaux concepts comme la continuité de la conscience, sa non localisation, son inscription dans un espace multidimensionnel, une interprétation de ces phénomènes à la lumière de la mécanique quantique. Ces thèses peuvent être contestées, mais elles sont fondées sur une grande compétence.

Dans cette note, nous nous sommes centrés sur un aspect particulier : les changements généralement induits par ces expériences dans les représentations et les comportements de ceux qui l’ont vécu. Le phénomène des « near death experiences » se heurte à un déni à la fois chez les tenants d’un matérialisme scientiste, et chez des fondamentalistes religieux qui s’approprient le salut en le réservant à ceux qui croient à leur doctrine.  Dans la mutation culturelle qui se développe aujourd’hui à l’échelle mondiale, les expériences spirituelles et religieuses dans une variété de circonstances qui dépasse la seule approche de la mort, témoignent de la visibilité croissante d’une conscience spirituelle. Pour beaucoup de chrétiens, ce phénomène  apparaît comme une manifestation de la bonté et de générosité de Dieu qui nous est présenté dans l’évangile comme un « Père céleste » miséricordieux  et une œuvre de l’Esprit qui anime la création et donne la vie (6). En milieu chrétien, sur le registre du donné, à l’exemple et à la suite de la Pentecôte, des expériences de plénitude se manifestent par ailleurs depuis longtemps dans des formes reconnues comme le baptême ou l’effusion de l’Esprit. L’intensité de l’amour qui apparaît sur un registre personnel dans de nombreux récits concernant des « expériences de mort imminente »  dépasse l’entendement humain et évoque pour nous l’amour qui se manifeste en Jésus-Christ. Pour tous, les expériences spirituelles et religieuses suscitent l’espérance.

 

Jean Hassenforder

 

(1)               Hay (David). Something there. The biology of human spirit, Darton, Longman and Todd, 2006. Présentation sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/recherche-et-innovation/etudes/672-la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r.html?showall=1

(2)               Sur ce blog : « expériences de plénitude » : https://vivreetesperer.com/?p=231

(3)               Beauregard (Mario), O Leary (Denise). Du cerveau à Dieu. Plaidoyer d’un neuroscientifique pour l’existence de l’âme. Tredaniel, 2008. Sur le site de Témoins : « L’esprit, le cerveau et les neurosciences » http://www.temoins.com/culture-et-societe/culture/631-lesprit-le-cerveau-et-les-neurosciences.html

(4)               Publié aux Etats-Unis en 1975, sous le titre : « Life after life », le livre paraît deux ans plus tard en français : Moody (Raymond). La vie après la vie, Laffont, 1977

(5)               Van Lommel (Pim). Consciousness beyond life. The science of near-death experience. Harper Collins, 2010. 442 p . Entretiens vidéo avec Pim Van Lommel : http://www.dailymotion.com/video/xjx5fs_entretien-pim-van-lommel-sous-titre-fr-1-9_tech

http://www.dailymotion.com/video/xjwv55_entretien-pim-van-lommel-sous-titre-fr-5-9_tech

Le phénomène des « near-death experiences » est  exploré actuellement par notre ami, Peter Bannister sur son blog : http://sdgmusic.org/bannister/

(6)               Voir le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

Vivant dans un monde vivant

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Changer intérieurement pour vivre en collaboration.

Aparté avec Thomas d’Ansembourg recueilli par Michel de Kemmeter.

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         Dans la vie sociale et économique, nous ressentons la requête d’une plus grande collaboration entre les acteurs, entre les personnes. Mais cette requête elle-même appelle un changement dans nos attitudes et nos comportements, une transformation personnelle. Thomas d’Ansembourg est bien placé pour nous répondre. En effet, à partir d’une carrière d’avocat et, parallèlement, d’un engagement éducatif auprès de jeunes dans la rue. Il a choisi une nouvelle orientation en se formant à différentes approches psychothérapeutiques et particulièrement à la méthode de communication non violente. Il est devenu psychothérapeute, conférencier, animateur de sessions de formation. Au cours des dernières années, il a écrit trois livres qui ont été appréciés par une vaste audience (1).  Dans une récente vidéo (2), Thomas d’Ansembourg répond aux questions de Michel de Kemmeter, ingénieur et consultant engagé lui aussi dans une œuvre de recherche et de formation pour « un développement durable de l’humain (3).

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Une vie en transformation.

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« J’ai besoin de me sentir vivant dans un monde vivant ».

         Comment Thomas d’Ansembourg envisage-t-il son travail ?  Il « accompagne les personnes à travers les méandres de l’existence pour trouver plus de sens et de paix intérieure parce que c’est dans cet esprit qu’on est généreux et qu’on est créatif ». Et il rencontre une grande aspiration. « De plus en plus de personnes réalisent qu’ils ont besoin  de se sentir vivant dans un monde vivant, que c’est là l’essence de l’existence . J’ai besoin de me sentir vivant dans un monde vivant. La notion d’appartenance est fondamentale. Nous ne sommes pas tout seul. Nous aimons nous sentir reliés à la vie en nous, à la vie en l’autre, à quelque chose qui va très largement au delà de nous, que les religions appellent Dieu, mais que l’on peut appeler la vie, la présence, l’amour ».

 

         Une conscience nouvelle apparaît . La vision s’élargit. On ne se satisfait plus de vivre dans son petit monde à soi ». « Ce n’est pas comme cela qu’on est heureux. Nous serons heureux dans des rapports de collaboration, de synergie, de cocréation, dans le partage,dans la solidarité ».  Ce qui nous était enseigné autrefois comme une morale en terme d’obligations venant de l’extérieur apparaît de plus en plus comme une aspiration à une nouvelle manière d’être et de vivre. On recherche « les ingrédients, les clefs d’un bien-être ensemble ». « C’est à vivre de l’intérieur. C’est à instaurer ».

         Ainsi des vies se transforment. Thomas d’Ansembourg a vécu cette transformation. Déjà, parallèlement à une première carrière, celle d’avocat, il s’était engagé dans un engagement éducatif bénévole

auprès de jeunes de la rue. « je me suis vite rendu compte que, derrière la violence sur les autres, sur les choses, sur les gens, la violence retournée contre soi, il y a un magnifique élan de vie, l’élan d’appartenir, d’avoir sa place, l’élan de trouver un soutien, d’être utile, de faire quelque chose de sa vie. Quand cet élan est bridé, est empêché, alors la violence s’instaure. Aider les gens à trouver leur élan de vie, à déployer le meilleur d’eux-mêmes, cela a fait sens pour moi ». Cette aspiration au partage se manifeste dans des milieux différents et, par exemple, chez certains chefs d’entreprises qui souffrent de leur isolement. Ils ont besoin de vision partagée,de direction collégiale.

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Vivre pleinement. Accepter d’être heureux.

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« Nous avons à démanteler l’interdit d’être heureux »

         Il y a donc actuellement une évolution profonde dans les aspirations. C’est un enjeu d’ordre psycho-spirituel ». Cependant,face à ce mouvement, il y a aussi des résistances. Thomas d’Ansembourg diagnostique un empêchement dans une crainte intérieure, celle d’être heureux. « Être heureux est ressenti comme une menace ». Il y a comme « un sabotage de la capacité d’accès au bonheur ». « C’est le travail sur moi, notamment psychothérapeutique, qui m’a permis  de comprendre mon propre mécanisme d’auto-sabotage ».

         Thomas d’Ansembourg évoque l’expression : « On est pas là pour rigoler ». Il faut nous défaire de cette pensée. « Cette petite phrase, nous l’avons connu avec le lait maternel et, en tout cas, la culture ambiante.. il faut se battre dans la vie..La vie est une lutte. On a ce qu’on mérite..  Tous ces petits conditionnements génèrent inévitablement l’idée que la vie est un combat… » . Et ce qu’on voit à la télévision nous conforte dans ce sens. « Nous avons à démanteler l’interdit d’être heureux ». On est là pour rigoler ou plus largement, « On est là pour s’enchanter, pour s’émerveiller, pour goûter la jubilation du vivant ». C’est cela qui fait sens. On peut évoquer des joies collectives : une table d’amis, une fête.. « Nous sommes là pour goûter le plaisir d’être en vie. Et, à ce moment là, je n’ai plus le désir d’accaparer des richesses ».

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Un changement collectif. Une mutation en cours.

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« L’utopie n’est pas un égarement. C’est tendre vers un autre lieu ».

         Dans son dialogue avec Thomas d’Ansembourg, Michel de Kemmeter inscrit ces questions dans le va et vient entre le personnel et le collectif . Comment notre société évolue-t-elle ? Vers où va-t-on ? Ainsi passe-t-on actuellement de l’économie de nos parents centré sur l’accumulation et la croissance à une économie que nous imaginons plus collaborative et porteuse davantage de progrès humain. Si le changement commence par soi, comment est-ce que cela débouche sur le plan collectif ?

         La réponse de Thomas d’Ansembourg s’ouvre dans deux directions . Et tout d’abord, il envisage « un effet de masse critique, une bascule de la conscience, un effet d’entraînement ». Et, à l’appui de cette perspective, il évoque de nombreux exemples. Les gens d’aujourd’hui, et particulièrement les jeunes,  se familiarisent  plus rapidement qu’autrefois avec de nouvelles pratiques. La « Learning curve », le temps passé pour apprendre une chose nouvelle se raccourcit d’année en année. « Nous pouvons espérer cela pour le phénomène d’ouverture de cœur ».

         Et ensuite, pour favoriser le changement, il faut faire connaître la vision nouvelle qui est en train de se développer. Nous ne sommes pas sur terre pour être limités et dépressifs, mais pour « un joyeux déploiement de notre être dans une cohabitation heureuse avec les autres » . Et il est urgent de faire savoir qu’il existe des processus, des mécanismes, des apprentissages pour entrer dans cette nouvelle manière de voir et de sentir. Ainsi, face aux conditionnements individuels et collectifs, on peut envisager « une nouvelle façon d’être au monde ». « L’utopie n’est pas un égarement, c’est tendre vers un autre lieu ».

         En dialogue avec Michel de Kemetter, Thomas d’Ansembourg nous invite à oser en réalisant que nous ne sommes pas seul. Ainsi, à la suite de ses conférences, beaucoup de gens viennent le voir en lui disant : « Vous mettez des mots sur ce que je ressens ». Thomas d’Ansembourg a beaucoup travaillé sur la gestion non violente des conflits. Il cherche à promouvoir une communication non violente. Pour lui, pas de doute ! Elle va entrer progressivement dans les apprentissages fondamentaux. « C’est la réalité de demain ». Pouvait-on imaginer, il y a vingt cinq ans, la généralisation du téléphone portable ? « Toute la réalité d’aujourd’hui correspond au rêve d’hier ».

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Inspiration spirituelle et « intériorité citoyenne ».

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« Ouvrons un espace d’intériorité dans lequel « le souffle » puisse souffler »

         Face aux conditionnements actuels, le changement est contrarié par notre peur : « Peur de sortir des sentiers battus, peur d’entreprendre, peur de lâcher quelque chose ». Toute notre société est conditionnée par la peur. Comment faire bouger cela ? Quels sont les leviers ? demande Michel de Kemmeter.

          La réponse de Thomas d’Ansembourg entre ici sur le registre spirituel. « Pour moi, c’est le travail d’intériorité et d’ouverture spirituelle ». « Toute la peur vient dans la croyance que nous avons et sur l’illusion que nous sommes seul et que nous devons lutter pour défendre notre petite posture. Nous ne sommes pas tout seul. Ne serait-ce que génétiquement ! Nous ne sommes pas dans la nature. Nous sommes de la nature… ».

         Prenons « conscience de ce quelque chose qui va au delà de nous en ouvrant un espace d’intériorité, un espace de ressourcement dans lequel le souffle puisse souffler ».  Chacun mettra le mot qu’il veut sur le mot « souffle » : discernement de la conscience au sens laïc, de la grâce ou de l’esprit comme le proposent certaines religions, de la présence.. Puisons dans cet être ce qui semble effectivement nous inspirer, nous parler quelque soient les mots qu’on emploie. Nous avons là une ressource extraordinaire pour nous transformer dès que nos déployons cet espace intérieur ».

         Et dans cette perspective, il nous faut élargir notre culture. « Quittons la tentative évidemment désespérée de tout comprendre mentalement et de tout gérer mentalement La petite intelligence logico-mathématique qui nous a si bien servi, n’est pas le seul canal d’appréhension et de transformation du monde. Il est urgent de découvrir d’autres canaux ». Et il y a plus que les huit formes d’intelligence qui ont été récemment reconnues. « Je vois des transformations extraordinaires chez ceux qui entrent dans cet espace intérieur, qui acceptent de laisser à sa place, à sa juste place, la compréhension intellectuelle, mentale, logique, et entrent dans des compréhensions plus subtiles dans lesquelles le souffle peut s’instaurer ».

         « J’encourage profondément à un travail d’ouverture spirituelle qui peut se vivre de façon religieuse pour ceux qui trouvent un soutien dans la religion, mais qui peut, bien, sûr, se vivre dans bien d’autres formes. On parle de plus en plus de spiritualité laïque. Et je pense que cette notion peut encourager les gens qui n’ont pas trouvé de sens dans une pratique religieuse à retrouver un cheminement spirituel en sorte de pouvoir sentir ce soutien, cette inspiration… Je pense que c’est cela qui peut nous aider à transformer notre vie et à quitter la peur : sentir que nous sommes inspirés, que nous sommes portés, que nous sommes soutenus… ». Si je veux être en phase avec cet élan de vie, alors ma vie se transforme.

         Thomas d’Ansembourg a fait cette expérience. Et pour lui, ce message a une portée qui est à la fois individuelle et collective. Et c’est pour cela qu’il a créé le terme d’ « intériorité citoyenne ». Car « un citoyen pacifié est un citoyen pacifiant » . La vie intérieure n’est pas déconnectée de l’action comme les exemples de Gandhi et de Mandela nous le montrent. En réponse à Michel de Kemetter,Thomas d’Ansembourg nous dit comment il intervient aujourd’hui pour permettre à cette expérience de se propager dans la vie des entreprises et dans les écoles qui forment les jeunes cadres. Peu à peu, cette vision commence à se répandre .

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Un nouvel horizon.

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         La vision et l’œuvre de Thomas d’Ansembourg s’inscrivent dan une société et une culture en mutation. C’est dans ce contexte qu’il peut exprimer une dynamique qui envisage le potentiel humain dans une perspective positive, voire optimiste. Ainsi affirme-t-il une nouvelle manière d’être et de vivre qui exprime le bonheur dans un mouvement de générosité. « Nous sommes là pour goûter le plaisir de la vie ».

         En entendant ces paroles dans une perspective historique, on a conscience qu’elles tranchent avec le pessimisme hérités de millénaires au cours desquels l’humanité a lutté pour survivre face aux famines, aux épidémies , aux massacres, aux guerres meurtrières.  Cette mémoire douloureuse s’est inscrite dans un état d’esprit. Elle a influé sur la tradition religieuse. Les empêchements qui font obstacles aujourd’hui à une nouvelle manière de vivre ne sont donc pas seulement psychologiques. Ils remontent à un passé collectif. Et, aujourd’hui encore, selon notre situation sociale ou géographique, nous sommes plus ou moins confrontés à des maux collectifs qui viennent assombrir notre horizon.

         C’est dire que l’option, non seulement déclarée, mais aussi expérimentée par Thomas d’Ansembourg, tire sa légitimité non seulement d’une expérience positive, mais aussi d’un climat nouveau qui résulte d’un changement en profondeur de notre société, de notre économie et de notre culture et ouvre de nouveaux possibles . Ce changement a commencé dans un tournant qui est apparu au XVIIIè siècle. On a pu dire que c’est le moment  où le bonheur est apparu comme « une idée neuve en Europe ». Et la Constitution américaine  a donné droit à « la poursuite du bonheur ». Cette évolution s’est poursuivie et elle s’est accélérée au cours des dernières décennies. Nous sommes entrés aujourd’hui dans une mutation sociale et culturelle qui n’est pas sans risques, mais qui est aussi très prometteuse.

         Conscient des dangers et des menaces , c’est en regardant le positif qu’on peut aller de l’avant. Dans son livre : « Une autre vie est possible » (4), Jean-Claude Guillebaud réfute le pessimisme systématique et nous invite au mouvement dans l’espérance. On peut percevoir aujourd’hui dans les mentalités une évolution qui rompt avec les séquelles du passé et se traduit dans des comportements nouveaux. Ainsi, le livre de Jacques Lecomte sur « la bonté humaine »  (5) fonde « une psychologie positive ».  Jérémie Rifkin, dans une belle fresque historique, met en évidence une montée de l’empathie (6). Au titre de la spiritualité, dans son livre sur « la guérison du monde » (7). Frédéric Lenoir apporte une contribution très informée dans la même orientation.  En particulier, il met en évidence un phénomène récent : une conjonction croissante entre la spiritualité personnelle et l’engagement dans le monde. La notion d’ « intériorité citoyenne » mise en avant par Thomas d’Ansembourg s’inscrit dans cette conjonction. 

         Thomas d’Ansembourg invite les acteurs dans la société et l’économie à entrer dans une ouverture spirituelle. A cet égard, il rejette les exclusivismes et les querelles de chapelle. Il y a aujourd’hui  une aspiration profonde en ce domaine. Ainsi, sur ce blog, Jean-Claude Schwab met en évidence un besoin d’ancrage et propose une approche chrétienne de méditation (8).

         Si le christianisme a été marqué par un héritage du passé aujourd’hui contre productif, il a aussi souffert de la confusion avec le pouvoir impérial romain intervenu sous Constantin.  Auparavant,le message de l’Evangile avait porté, pendant des décennies, paix, libération, guérison. Les chrétiens étaient « le peuple de la Voie » (« The people of the way » (9).

         Cependant, malgré les détournements intervenus au cours des siècles, nous croyons, avec le théologien Jürgen Moltmann (10) que le christianisme se caractérise par une dynamique d’espérance : « Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi,pour que vous abondiez en espérance, par la puissance du Saint Esprit » (Romains 15, 13). « Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est lié à l’espérance humaine de l’avenir… Un Dieu de l’espérance qui marche « devant nous », en nous précédant dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette  notion que dans le message de la Bible. C’est le Dieu de l’exode d’Israël… Cest le Dieu de la résurrection de Jésus-Christ.. De son avenir, Dieu vient à la rencontre des hommes et leur ouvre de nouveaux horizons qui débouchent sur l’inconnu et les invite à un commencement nouveau » (11).

         Dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (12), Jürgen Moltmann nous rappelle, à la suite de l’expression hébraïque : « Ruah Yahweh » que l’Esprit de Dieu est présent à la fois dans la création et dans la rédemption. Lorsqu’il écrit : « L’expérience de la puissance de la résurrection et la relation à la puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens,  qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour et de la vie « (12 a), il nous invite à une spiritualité engagée qui n’est pas en dissonance avec la perspective exprimée par Thomas d’Ansembourg.

         A une époque où on prend conscience de plus en plus des interconnections et des interrelations dans un monde où tout se tient, Moltmann nous apporte une vision théologique en phase avec cette prise de conscience. « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent, chacune à sa manière et avec Dieu… Tout existe, vit et se meut dans l’autre, l’un dans l’autre, l’un pour l’autre, dans les structures cosmiques de l’Esprit Saint.. L’essence de la création dans l’Esprit est, par conséquent, la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font reconnaître l’ « accord général »  « Au commencement était la relation » (M Buber » (13) . Cette vision nous paraît propice à la compréhension de la grande mutation dans laquelle le monde est engagé et elle nous rappelle la pensée de Thomas d’Ansembourg lorsque celui-ci s’écrie : « J’ai besoin de me sentir vivanr dans un monde vivant… Nous ne sommes pas tout seuls. Nous aimons nous sentir reliés à la vie, en nous, en l’autre, à quelque chose qui va largement au delà de nous.. Nous ne sommes pas dans la nature.. Nous sommes de la nature ».

         Nous assistons aujourd’hui à une évolution profonde des mentalités. Malgré les obstacles hérités du passé (14), de nouvelles formes de convivialité émergent (15). Dans les différents registres de la vie sociale et économique, portés par internet, de nouveaux modes de collaboration apparaissent et se développent au point qu’on puisse déjà parler de « société collaborative » (16). L’aparté, recueilli par Michel de Kemmeter auprès de Thomas d’Ansembourg, s’inscrit dans la recherche qui se propose d’éclairer les changements en cours dans la société et dans l’économie pour baliser des voies nouvelles. Dans cette vidéo, Thomas d’Ausembourg s’inscrit dans  le mouvement actuel où les gens ressentent le besoin d’une manière nouvelle d’être et de vivre, et, à partir de sa culture, de sa recherche et de son expérience, il nous invite à entrer dans une démarche spirituelle. Ce dialogue animé et chaleureux entre Thomas d’Ausembourg et Michel de Kemetter   apportent des éclairages qui nous ouvrent à des compréhensions nouvelles. C’est une vidéo  suggestive et éclairante qui nous invite à une réflexion en profondeur tant en rapport avec notre existence personnelle qu’avec notre vie en société.

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J.H.

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(1)            On trouvera la biographie de Thomas Ausembourg sur son site : http://www.thomasdansembourg.com/fr/index.html  Il nous y propose aussi des ressources. Au cours de la dezrnière décennie, Thomas d’Ausembourg a écrit trois livres qui ont été lus par une vaste audience : « Cessez d’être gentil. Soyez vrai » (2001) ; « Etre heureux. Ce n’est pas nécessairement confortable » ( 2004) : « Qui fuis-je ? Où cours-tu ? A quoi servons-nous ? Vers l’intériorité citoyenne » (2008).

(2)            Aparté avec Thomas d’Ansembourg sur le développement humain et sociétal, recueilli par Michel de Kemmeter (Master in systemic economy. The systemic economy and you. UHDR Universe City) http://www.youtube.com/watch?v=X2Z_wzM9N2Q

(3)            Itinéraire de Michel de Kemmeter sur Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Michel_de_Kemmeter  Ingénieur, consultant, Michel de Kemmeter est devenu chercheur, formateur, conférencier pour la prise en compte de la réalité humaine dans l’économie. Il a publié un livre sur « la valeur du temps (Ed Racine, 2006) . Il a créé un réseau de réflexion et de recherche sur le développement humain et sociétal (Universal human development and research (UHDR) Dans ce cadre, il a réalisé un ensemble d’interviews sur vidéo qui peuvent être consultées sur le web. C’est une ressource précieuse.

(4)            Présentation du livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible ».  Sur ce blog : « Quel avenir pour le monde et pour la France »  https://vivreetesperer.com/?p=937

(5)            Présentation du livre de Jacques Lecomte : « La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité ». Sur ce blog : « La bonté humaine. Est-ce possible ? » https://vivreetesperer.com/?p=674

(6)            Présentation du livre de Jérémie Rifkin : « Une conscience nouvelle pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie ». Sur le site de Témoins : « Vers une civilisation de l’empathie » http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html

(7)            Présentation du livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde ». Sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité » https://vivreetesperer.com/?p=1048

(8)            Propos de Jean-Claude Schwab : « Accéder au fondement de son existence ». Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1295

(9)            Présentation du livre de Harvey Cox : « The future of faith ». Sur le site de Témoins : « Quel horizon pour la foi chrétienne ? » http://www.temoins.com/publications/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-the-future-of-faith-par-harvey-cox.html

(10)      Présentation de la pensée théologique de Jürgen Moltmann   sur le blog à l’intention d’un large public : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/

(11)      Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte, 2012. Citation p. 109. Présentation du livre sur ce blog : « une dynamique de vie et d’espérance » https://vivreetesperer.com/?p=572

(12)      Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. 12a : p. 27

(13)      Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988. Citation p. 24-25

(14)      D’après les travaux de Yann Algan, la défiance est plus répandue en France que dans d’autres pays. Pourquoi ? Comment y remédier ?: « Promouvoir la confiance dans une société de défiance », sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1306

(15)      « Émergence d’espaces conviviaux et aspirations contemporaines. Troisième lieu (« Third place » et nouveaux modes de vie », sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1012&catid=4  Comment envisager la montée de la convivialité et de la collaborativité dans une vision d’avenir ? la théologie de Jürgen Moltmann  nous aide à répondre à cette question : « Une vision de la liberté. Comment vivre ensemble entre êtres humains », sur le blog : Vivre et espérer : https://vivreetesperer.com/?p=1343

(16)      Deux livres récents viennent mettre en évidence le développement et la vitalité de cette nouvelle « société collaborative » : Novel (Anne-Sophie), Riot (Stéphane).Vive la corévolution ! Pour une société collaborative. Alternatives, 2012 ; Manier (Bénédicte). Un million de révolutions tranquilles. Les liens qui libèrent, 2012 . Sur RFI , « C’est pas du vent » animée par Anne-Cécile Bras, dimanche 23 juin 2013, une émission sur ce thème : « la vie Share. Le partage, c’est maintenant » : « Échanger nos biens, nos savoirs entre citoyens d’un même pays ou d’une même planète, le tout grâce à internet . La révolution collaborative, née il y a dix ans aux Etats-Unis, est en plein essor en Europe ».

Vivre et espérer : Une opportunité de dialogue

Un ami, Sylvain, apprécie Vivre et espérer.
Ainsi a-t-il écrit quelques commentaires sur certaines livraisons de Vivre et espérer.
En voici un concernant la livraison de février 2012(1) C’est un dialogue qui s’ouvre ainsi à travers le temps.
Merci Sylvain !

Cet article qui a abordé la peinture comme un mode de communication (parler de Dieu, parler à Dieu) me plait beaucoup, car comme tu le sais j’apprends la peinture, mais aussi les corrélations avec des états qui rapproche l’artiste, dans son exécution, d’états modifiés, de transe, plus connu sous le nom de flow.
La peinture comme moyen de se lier à la vie, à la spiritualité, est une nouvelle perspective pour moi, qui m’enchante.
Je trouve que c’est une belle démarche qui pourra apporter de la profondeur à mes œuvres.
Un moyen de me dépasser, de communiquer aux hommes et pourquoi pas avec Dieu ?

Quel présence Dieu a-t-il dans ma vie ? Je ne le dis pas encore clairement.

Odile était très claire avec cela, tout comme toi. Pas d’hésitation, de demie mesure. Une confiance totale, le dévouement, l’amour. La foi, une force qui permet de voir la vie autrement et d’en donner un véritable sens.
D’accepter, ou plutôt de comprendre que la vie est telle qu’elle est, et qu’il ne faut pas se focaliser sur les résultats sans prendre de recul, mais belle et, bien sûr, ce que les expériences positives ou négatives peuvent réellement nous apporter.
Cela parle du bien qu’il y a en toute chose a partir du moment où l’on se donne les moyens de le voir.

Pour apprécier la vie, il faut l’aimer.

La chanson de Jacques Brel est un hymne à la vie, au partage.
Cette article parle aussi de cette valeur incommensurable qu’est le don de soi.
Lorsque l’on arrive à casser toutes ses barrières mentales et que l’on se donne pleinement sans se soucier de ce que pensent les autres, mais plutôt de ce que l’on peut offrir à l’autre, alors le message que l’on peut véhiculer devient intemporel, et touche tout le monde.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on devient pur amour.
Et dans les situations plus compliquées de l’existence quand on a que l’amour devient alors cette force qui nous raccroche à la vie, qui nous lie a ce qu’il y a de plus beau en nous grâce au regard de l’autre, et qui nous fait comprendre que notre existence a un sens,

Il est difficile de penser que malgré qu’il y ait une existence après la mort, qu’un fossé nous sépare de ce que nous sommes actuellement.
De savoir qu’il y a un lien entre la vie et la mort, beaucoup plus simple a appréhender que tout ce qui est proposé, me parait plus apaisant.
Il suffit de penser en toute simplicité à l’autre pour se connecter. Cela veut dire que l’autre peut aussi se connecter à nous. Ce qui veut dire que quoi qu’il advienne, nous ne sommes jamais seul.

Toutes ces manières de penser et d’appréhender l’existence sont tellement riches et variées. Cela peut donner le tournis et peut parfois prendre des allures compliquées. C’est avec les personnes qui ont une pensée claire que l’on trouve le plus de simplicité. Et c’est dans la simplicité que l’on touche à la compréhension de l’autre, que l’on retrouve des vérités, justes, belles, réconfortantes et apaisantes.

Il faut évoluer avec son temps et profiter de toutes ces ressources que l’on a la chance d’avoir autour de soi pour apprendre et mieux comprendre ce qu’est la vie, afin de pouvoir mieux communiquer avec son prochain et le soutenir.
Rester rigide dans des idées, dans des principes, n’a aucun sens car la vie montre que c’est dans la capacité l’adaptation que survit le plus sage.
Un esprit dicté par des principes figés évoluera dans la contrainte, alors que l’esprit ouvert, saura s’adapter, rester fidèle à lui-même et donner le meilleur à tout ce qui l’entoure.

Sylvain

  1. Livraison 2012 Peindre, c’est aussi parler,  Horizon de vie,  Quand on a que l’amour,  Sur la Terre comme au Ciel,  Une vie qui ne disparaît pas , Vivre et espérer février 2012 : https://vivreetesperer.com/2012/02/

 

 

Des Lumières à l’âge du vivant

Réparons le monde. Humains, animaux, nature

Selon Corine Pelluchon

A une époque où nous sommes confrontés à la mémoire des abimes récents de notre civilisation et aux menaces dévastatrices qui se multiplient, nous nous posons des questions fondamentales : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sortir de cette dangereuse situation ? Ainsi, de toute part, des chercheurs œuvrant dans des champs très divers de la philosophie à la théologie, de l’histoire, de la sociologie à l’économie et aux sciences politiques tentent de répondre à ces questions. Nous avons rapporté quelques unes de ces approches (1).

Parmi les voix qui méritent d’être tout particulièrement entendues, il y a celle de la philosophe Corine Pelluchon. Son dernier livre, tout récent, « L’espérance où la traversée de l’impossible » (janvier 2023), nous fait entrer dans une perspective d’espérance. C’est une occasion pour découvrir ou redécouvrir une œuvre qui s’est développée par étapes successives, dans une intention persévérante et qui débouche sur une synthèse cohérente et une vision dynamique.

Agrégée de philosophie en 1997, Corine Pelluchon soutient en 2003 une thèse intitulée : « La critique des Lumières modernes chez Leo Strauss » (2). Leo Strauss est un philosophe et un historien de la philosophie, juif allemand immigré aux Etats-Unis à partir de 1937 (3). Leo Strauss a critiqué la modernité à partir de la philosophie classique (Platon et Aristote) et des grands penseurs médiévaux : Saint Thomas, Maïmonide et Al-Fârâbi (4). La thèse de Corine Pelluchon témoigne de son intérêt précoce pour les questions relatives aux Lumières et sera publiée en 2005 sous le titre : « Leo Strauss, une autre raison, d’autres Lumières : essai sur la crise de la rationalité contemporaine ». Cette philosophe s’est engagée très tôt dans une recherche en milieu hospitalier français. Elle constate la réalité et les effets de la dépendance, et face à une idéologie absolutisant l’autonomie et la performance, elle appelle au respect de la dignité des patients (« l’autonome brisée. Bioéthique et philosophie » 2008) (5). Elle met en évidence l’importance de la vulnérabilité et écrit un livre : « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature » (2011). Le champ de sa pensée s’élargit et embrasse non seulement les humains, mais aussi les animaux qui sont des êtres sensibles. En 2017, elle écrit un manifeste en faveur de la cause animale : « Manifeste animaliste. Politiser la cause animale ». La question de la relation est centrale. Il y a « une éthique de la considération » (2018). En 2021, Corine Pelluchon fait le point sur l’évolution historique dans laquelle s’inscrit notre problème de civilisation : « Les lumières à l’âge du vivant » (6), et, en 2020, elle avait publié un livre récapitulant les apports de ses différentes approches : « Réparons le monde. Humains, animaux, nature » (7). On pouvait y lire, en page de couverture, un texte qui rend bien compte de la dynamique et de la visée de son œuvre : « Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l’humain dans la nature. Prendre au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes permet de saisir que notre habitation de la terre est toujours une cohabitation avec les autres. Ainsi, l’écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables sont indissociables, et la conscience du lien qui nous unit aux vivants fait naitre en nous le désir de réparer le monde ».

Nous nous bornerons ici à présenter quelques aperçus du livre : « Les Lumières à l’âge du vivant », en suggérant au lecteur de se reporter à quelques excellentes interviews en vidéo de Corine Pelluchon, telle que : « Raviver les lumières à l’âge du vivant » (8).

 

Remonter aux origines. Les Lumières à poursuivre, mais à amender

Si la crise écologique actuelle suscite beaucoup de questions sur la manière dont elle a été générée par une vision du monde subordonnant la nature à la toute puissance de l’homme, on peut remonter loin à cet égard et incriminer différentes idéologies. Certains mettent ainsi en cause l’héritage des Lumières. Ici, en reconnaissant les manques, puis les dérives, Corine Pelluchon rappelle la dynamique positive des Lumières. « Les Lumière sont à la fois une époque, un processus et un projet… Les philosophes de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle étaient conscients d’assister à l’avènement de la modernité laquelle est indissociable de l’exigence de « trouver dans la conscience ses propres garanties » et de fonder l’ordre social, la morale et la politique sur la raison » (p 13-14). « Pour penser aux Lumières aujourd’hui, il importe de réfléchir au sens que peuvent avoir, dans le contexte actuel, l’universalisme, l’idée de l’unité du genre humain, l’émancipation individuelle ainsi que l’organisation de la société sur les principes de liberté et d’égalité… » (p 18). « Cela ne signifie pas que le procès des Lumières, c’est-à-dire les critiques qui lui sont adressées, dès le début du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, à gauche comme à droite, n’aient aucune pertinence. L’interrogation sur notre époque est inséparable de la prise de conscience des échecs des Lumières et de leurs aveuglements. Ces échecs et le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doivent être examinés avec la plus grande attention si l’on veut accomplir les promesses de Lumières… » (p 18-19). Dans les dérives, Corine Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut » et un dualisme, séparant l’humain du vivant. Cependant, « Il nous faut aller au delà de la critique et de la déconstruction des impensés des Lumières… Il est nécessaire de promouvoir de nouvelles Lumières. Celles-ci doivent avoir un contenu positif et présenter un projet d’émancipation fondé sur une anthropologie et une ontologie prenant en compte les défis du XXIe siècle qui sont à la fois politiques et écologiques et liés à notre manière de cohabiter avec les autres humains et non-humains » (p 21).

 

Du schème de la domination au Schème de la considération

Qu’est-ce qu’un Schème selon Corine Pelluchon ? « Nous appelons Schème l’ensemble des représentations ainsi que les choix sociaux, économiques, politiques et technologiques, qui forment la matrice d’une société et organisent les rapports de production, assignent une valeur à certains activités, et à certains objets et s’immiscent dans les esprits conditionnant les comportements et colonisant les imaginaires… Parler du Schème d’une société revient à dire que nous avons à faire à un ensemble cohérent qui, tout en étant le fruit de choix conscients et inconscients, individuels et collectifs, impose un modèle de développement et imprègne une civilisation » (p 102-103).

Ici, l’auteure s’engage dans son analyse. « Le Schème d’une société comme la notre est celui de la domination qui implique un rapport de prédation à la nature, la réification du soi et des vivants et l’exploitation sociale. A notre époque, ce schème prend surtout la forme du capitalisme qui est une organisation structurée autour du rendement maximal et la subordination de toutes les activités à l’économie définie par l’augmentation du capital » (p 103).

Cependant, en retraçant l’histoire du processus de domination, l’auteure constate que la domination était présente au début des Lumières dans le rapport avec la nature et qu’ensuite, elle n’a pas été réduite. « Les Lumières n’ont pas pu tenir leurs promesses parce que l’alliance de la liberté, de l’égalité, de la justice et de la paix s’enracinent dans la fraternité qui suppose que l’on se sente relié aux autres et responsables d’eux. En opposant la raison à la nature, en faisant le contrat social sur une philosophie de la liberté où chacun se définit contre les autres, où l’intérêt bien entendu ne peut assurer qu’une paix superficielle…, on ne peut constituer une communauté politique… La rivalité, la compétition et l’avantage mutuel ne saurait garantir une paix durable (p 58). Aujourd’hui, « la violence est à la racine de notre civilisation et elle est toujours latente » (p 65). « Il y a un lien entre la domination de la nature, l’assujettissement des animaux et l’autodestruction de l’humanité » (p 63).

La sortie du Schème de la domination ne demande pas seulement un changement social, mais il requiert aussi « une décolonisation de notre imaginaire ». Il implique également la proposition d’un Schème alternatif : le Schème de la considération ». « La considération, qui est inséparable du mouvement d’approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, relié par sa naissance et sa vulnérabilité, aux autres êtres et au monde commun, rend le Schème de la domination inopérant en lui substituant une autre manière d’être au monde et un autre imaginaire. Ces derniers ont, eux aussi, une force structurante et ils font s’évanouir le besoin de dominer autrui, l’obsession du contrôle et les comportement de prédation à l’égard de la nature et des autres vivants. Alors que la domination est toujours liée à un rapport violent aux autres et qu’elle s’enracine dans l’insécurité intérieure du sujet qui cherche à s’imposer…, la considération désigne la manière globale ou la manière d’être propre à un individu véritablement autonome. Il sait qui il est et n’a nul besoin d’écraser autrui pour exister. Et, parce qu’il assume sa vulnérabilité et sa finitude, il comprend que sa tâche, pour le temps qui lui est imparti, est de contribuer à réparer le monde en faisant en sorte que les autres puissent y contribuer le mieux possible et en coopérant avec eux pour transmettre une planète habitable ». Ainsi, la considération donne l’intelligence du Bien et transforme l’autonomie qui devient courage et s’affirme dans la non-violence. Celle-ci n’est pas seulement l’absence d’agressivité ; elle implique aussi de déraciner la domination… » (p 150). L’auteure envisage concrètement ce changement de mentalité. « La considération comporte assurément des degrés. Culminant dans l’amour du monde commun… elle s’exprime d’abord et le plus souvent sous la forme de convivance et de solidarité à l’égard de ses semblables. Cependant, si la convivance n’est que le premier degré de la considération, elle enseigne aux individus à élargir la conception qu’ils ont d’eux-mêmes… Le regard que les individus portent sur le monde change… » (p 150-151). « Pour être capable de remettre en question les structures mentales et sociales associées au Schème de la domination et pour oser innover en ce domaine, il faut avoir fait la moitié du chemin, accéder déjà à la considération » (p 151).

La considération s’inscrit dans une vision de l’homme et une vision du monde. « La considération modifie de l’intérieur la liberté, qui devient une liberté avec les autres, et non contre eux. Et parce qu’elle s’appuie non pas sur une notion abstraite, comme la notion kantienne de personne, mais sur un sujet charnel et engendré faisant l’expérience de son appartenance à un monde plus vieux que lui et de la communauté de destin le reliant aux autres vivants, elle promeut une société à la fois plus inclusive et plus écologique. Dans le Schème de la considération, la liberté du sujet ou sa souveraineté ne s’opposent pas aux normes écologiques ; elle les réclame » (p 153). De même, le Schème de la considération, inspire un projet de société écologique et démocratique, il soutient le pluralisme. « Les voies de la considération sont nécessairement plurielles, car chacun exprime sa vision du monde commun de manière singulière, et la considération, qui permet à l’individu d’être à la fois plus libre, plus éclairé et plus solidaire, encourage sa créativité » (p 154).

Selon Corine Pelluchon, il y a « une incompatibilité absolue entre le Schème de la domination et celui de la considération. D’autre part, ce changement de Schème est un processus radical, mais ne saurait être assimilé à une révolution au sens politique du terme. Il passe par un remaniement profond de nos représentations et de nos manières d’être conduisant à déraciner la domination. Celle-ci ne se réduit pas aux relations de pouvoir ; elle désigne une attitude globale liée au besoin d’écraser autrui pour exister et caractérise un rapport au monde consistant à manipuler et à réifier le vivant afin de mieux le contrôler et de s’en servir, au lieu d’interagir avec lui en respectant ses normes propres et son milieu » (p 314). La sortie du Schème de la domination est une condition de la transition écologique et de l’entrée dans un âge du vivant. « De même que, pour les Lumières passées, la condition du progrès était que les individus soient éclairés, de même un comportement écologiquement responsable et une véritable politique écologique impliquent que les personnes s’affranchissent du Schème de la domination » (p 317).

 

Les Lumières à l’âge du vivant

L’émergence d’un âge du vivant se manifeste aujourd’hui à travers une multitude de signes. La menace du dérèglement climatique comme le rapide recul de la biodiversité apparaissent maintenant au grand jour. C’est aussi une prise en conscience en profondeur de la réalité du vivant et de l’inscription humaine dans cette réalité.

Corine Pelluchon milite pour la cause animale. Son livre : « Réparons le monde » y est, pour un part, consacrée. Une éthique animale est en train d’apparaître. « La capacité d’un être à ressentir le plaisir, la douleur et la souffrance et à avoir des intérêts à préserver ainsi que des préférences individuelles suffisent à leur attribuer un statut moral… Le terme de sentience qui vient du latin «  sentiens (ressentant) est utilisé en éthique animale pour désigner la capacité d’un être à faire des expériences et à ressentir la douleur, le plaisir et la souffrance de manière subjective. Un être sentient est individué… » (p 24-25). On pourra se reporter à ce chapitre sur la cause animale qui présente les vagues successives qui sont intervenues en ce sens. Aujourd’hui, la souffrance des animaux entretenue à l’échelle industrielle apparaît comme une monstruosité. « Les souffrances inouïes dont les animaux sont les victimes innocentes sont aujourd’hui le miroir de la violence extrême à laquelle l’humanité est parvenue »…

L’auteure inscrit sa réflexion dans son insistance à considérer la vulnérabilité des êtres vivants : «  La conscience de partager la terre avec les autres vivants et d’avoir une communauté de destin avec les animaux qui, comme nous, sont vulnérables, devient une évidence quand nous nous percevons comme des êtres charnels et engendrés » (p 69). Ce thème est également abordé dans son livre sur « Les Lumières à l’âge du vivant ». Elle évoque « les difficultés à penser l’altérité et à tirer véritablement les enseignements de notre condition charnelle ». « Cet impensé est aussi ce que la pensée du progrès a refoulé. Celle-ci est construite sur la mise à distance du corps, sur sa maitrise, et sur la domination de la nature et des autres vivants qu’elle objective pour en ramener le fonctionnement à des causes sur lesquelles il est possible d’agir. L’opposition entre l’esprit et le corps, la culture et la nature, l’homme et l’animal, la liberté et l’instinct, l’existence et la vie, est caractéristique du rationalisme qui s’est imposé avant et après l’« aufklarung » en dépit des efforts de certains de ses représentants pour réhabiliter le sensible et le corps et s’opposer aux découpages propres à la tradition occidentale… Le cœur du problème réside dans le rejet de l’altérité. Ne reconnaissant pas la positivité de la différence… l’homme tente de réduire le vivant à un mécanisme. De même, l’altérité du corps ou, ce qui, en lui, nous échappe et souligne nos limites , génère de la honte et un sentiment d’impuissance que nous refoulons… » (p 54).

Ces différents questionnements témoignent d’un contexte nouveau. C’est une approche d’un âge du vivant. Comment pouvons réaliser la transition entre les siècles passés et ce nouvel âge ? Comment Corinne Pelluchon envisage-t-elle le passage des Lumières classiques à de nouvelles Lumières ?

« La considération qui se fonde sur l’expérience de notre appartenance au monde commun et sur la perception de ce qui nous unit aux autres vivants élargit notre subjectivité, et fait naitre le désir de prendre soin de la terre et des autres. Cette transformation qui est intérieure mais a des implications économiques et politiques majeures prend du temps. Elle s’effectue d’abord dans le silence des consciences et touche en premier lieu une minorité avant de se généraliser et de se traduire par des restructurations économiques et par une évolution de la gouvernementalité » (p 315). « En s’appuyant sur une phénoménologie de notre habitation de la terre qui met à jour notre corporéité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres êtres humains et non humains, les Lumières à l’âge du vivant surmontent le dualisme nature/culture et promeuvent un universel non hégémonique, évitant le double écueil du dogmatisme et du relativisme. Ces nouvelles Lumières sont essentiellement écologiques et la crise du rationalisme contemporain ainsi que les traumatisme du passé les distinguent de celles du XVIIè et XVIIIè siècles… La phénoménologie propre aux Lumière à l’âge du vivant refaçonne complètement le rationalisme et souligne à la fois l’unité du monde et la diversité des êtres et des cultures » (p 311-312). Corine Pelluchon rapporte les vertus de cette approche phénoménologique : « La phénoménologie des nourritures permet de décrire l’humain dans la matérialité de son existence, dans sa condition charnelle et terrestre, ouvrant par là la voie à un universalisme non hégémonique et ouvert à de nombreuses interprétations. Au lieu de se référer à des valeurs qu’elle chercherait à imposer en les déclarant universelles, la phénoménologie part de l’existant dans un milieu à la fois biologique et social, naturel, technologique et culturel, et met à jour des structures de l’existence ou existentiaux. Elle offre ainsi des repères pour penser la condition humaine et fonder une éthique et une politique à partir de principes universalisables que l’on peut adapter aux différents contextes culturels » (p 321).

 

En marche

Ce livre va très loin dans l’analyse puisqu’il aborde de nombreux sujets qui n’ont pas été repris dans cette présentation, comme : « Technique et monde commun » ou « L’Europe comme héritage et comme promesse ». Il se propose d’éclairer le projet de société en voie d’émergence. « La mission de la philosophie est à la fois grande et petite : éclairer le lien entre le passé et le présent, souligner les continuités et les ruptures, créer des concepts qui sont comme des cairns et changer les significations attribuées d’ordinaire aux mots, renouveler l’imaginaire ». « Car le projet consistant à mettre en place les changements sociaux, économiques et politiques pour habiter autrement la Terre témoigne d’une révolution anthropologique qui passe par une compréhension profonde de la communauté de vulnérabilité nous unissant aux autres êtres. Il est donc nécessaire de l’adosser à une pensée politique qui soit elle-même solidaire d’une réflexion philosophique sur la condition humaine » (p 326).

Cet ouvrage, nous dit l’auteure, « cherche à accompagner un mouvement qui prend naissance dans la société et dont il existe des signes avant-coureurs, comme on le voit avec l’importance que revêtent aujourd’hui l’écologie et la cause animale, et avec le désir de nombreuses personnes de donner un sens à leur vie impliquant plus de convivialité et de solidarité » (p 326). Face aux obstacles et aux menaces, une dimension d’espérance est présente dans ce livre. « Elle provient de la certitude qu’un mouvement de fond existe déjà : l’âge du vivant » (p 325).

 

En commentaire

Dans ce livre, Corine Pelluchon nous apporte un éclairage sur l’évolution historique intervenue au cours de ces derniers siècles, de ce qui a été appelé le siècle des Lumières à ce début du XXIe siècle où, dans la tempête, se cherchent une nouvelle société, une nouvelle économie, une nouvelle civilisation en forme d’un nouvel âge, un âge du vivant. Elle nous offre une analyse qui s’appuie sur des connaissances approfondies et est éclairée par un renouvellement des perspectives à partir de l’approche philosophique que l’auteure a empruntée pour éclairer successivement de nouveaux champs, ce qui lui permet aujourd’hui de nous offrir une vision synthétique. C’est donc un livre de première importance sur un thème capital.

Les propositions de l’auteur s’appuient sur une réflexion philosophique, une approche phénoménologique, une interprétation historique. Elle se tient à distance d’une inspiration religieuse. « Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à réfléchir à ce qui peut donner de l’épaisseur à notre existence individuelle. En montrant que l’horizon du rationalisme est le fond commun, qui constitue une transcendance dans l’immanence – puisqu’il nous accueille à notre naissance, survivra à notre mort individuelle et dépasse donc notre vie présente – nous articulons l’éthique et le politique à un plan spirituel, c’est à dire à une expérience de l’incommensurable, sans passer par la religion, mais en nous appuyant sur notre condition engendrée et corporelle qui témoigne de notre appartenance à ce monde plus vieux que nous-mêmes et dont nous sommes responsables. C’est ce que nous avons appelé la transdescendance » (p 35-36).

Un des apports de l’ouvrage est sa mise en évidence du Schème de la domination et de ses conséquences. L’auteure accompagne l’histoire de ce Schème à travers les dérives de la raison instrumentale. Cependant, le phénomène de la domination est majeur dans l’histoire de l’humanité. Il a certes abondé durant la chrétienté, mais l’Evangile a porté un message radical à son encontre. Rappelons la parole de Jésus : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous… » (Matthieu 20. 25-28). La proclamation de Jésus : « Vous êtes tous frères » (Matthieu 23.8) est puissamment relayée dans les premières communautés chrétiennes. Cette inspiration, restée en sourdine pendant des siècles n’est-elle pas appelée, elle aussi, à reprendre vigueur à l’âge du vivant ?

Et lorsque Corine Pelluchon nous rappelle la corporéité de l’homme, ne doit-on pas en chercher la méconnaissance, non seulement dans une raison absolutisée, mais aussi dans une conception platonicienne reprise dans un regard religieux principalement tourné vers l’au-delà. Dans ce domaine comme en d’autres, des théologiens retissent une proposition évangélique. Ainsi Jürgen Moltmann plaide pour une « spiritualité des sens ». Cependant, c’est bien l’incarnation, une fondation théologique, qui appelle les chrétiens à prendre en compte la corporéité.

Si l’idéologie de la domination de l’homme sur la nature n’est pas l’apanage des seules Lumières, si une interprétation de la Genèse biblique a pu être incriminée, une nouvelle théologie envisage un dessein d’harmonie entre Dieu, la nature et l’homme. Nous avons présenté en ce sens la théologie pionnière de Jürgen Moltmann (9). L’encyclique Laudato Si’ porte cette inspiration à vaste échelle (10). De même, l’écospiritualité se développe aujourd’hui rapidement (11).

Ce mouvement participe à l’émergence de cet âge du vivant qui nous est annoncé par Corine Pelluchon .

Au début de sa postface (p 325), Corine Pelluchon nous invite à l’espérance : « Cet ouvrage est traversé par l’espérance. Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’optimisme, ni avec un vain espoir… L’espérance, qui est une vertu théologique, apparaît dans la Bible aux moments les plus critiques ou après des épreuves redoutables, comme on le voit dans le psaume 22, lorsque David se plaint d’avoir été abandonné par Dieu avant de le louer. Elle se caractérise par un rapport particulier au temps : quelque chose qui va venir, qui n’est pas encore là, mais qui est annoncé et qui, en ce sens, est déjà présent. Ainsi, la dimension d’espérance qui est manifeste dans ce livre provient de la certitude qu’un mouvement de fond existe déjà : l’âge du vivant » (p 325). Pour nous, ce texte rejoint le thème de « l’attente créatrice » (12) inscrit par Jürgen Moltmann dans la théologie de l’espérance.

J H

 

  1. Enlever le voile : https://vivreetesperer.com/enlever-le-voile/ Une vision d’espérance dans un monde en danger : https://www.temoins.com/une-vision-desperance-dans-un-monde-en-danger/ Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance : https://vivreetesperer.com/un-chemin-de-guerison-pour-lhumanite-la-fin-dun-monde-laube-dune-renaissance/ Pourquoi et comment innover face au changement accéléré du monde ?: https://vivreetesperer.com/pourquoi-et-comment-innover-face-au-changement-accelere-du-monde/ Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde : https://vivreetesperer.com/comprendre-la-mutation-actuelle-de-notre-societe-requiert-une-vision-nouvelle-du-monde/ Un essentiel pour notre vie quotidienne et pour notre vie sociale : https://vivreetesperer.com/un-essentiel-pour-notre-vie-quotidienne-et-pour-notre-vie-sociale/ Le film Demain : https://vivreetesperer.com/le-film-demain/ « Animal » de Cyril Dion : https://vivreetesperer.com/animal-de-cyril-dion/ Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/ Sortir d’une obsession de l’efficience pour rentrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/
  2. Corine Pelluchon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Corine_Pelluchon
  3. Leo Strauss : https://fr.wikipedia.org/wiki/Leo_Strauss
  4. Leo Strauss, filière néo-conservatrice ou conservatisme philosophique : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-5-page-873.htm
  5. L’autonomie brisée : https://journals.openedition.org/assr/21178
  6. Corine Pelluchon. Les Lumières à l’âge du vivant. Postface inédite. Seuil, 2022 (Essais)
  7. Corine Pelluchon. Réparons le monde. Humains, animaux, nature. Rivages Poche, 2020
  8. Raviver les Lumières à l’âge du vivant : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=corine+pelluchon&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&safe=images&as_filetype=&tbs#fpstate=ive&vld=cid:4fd0f3df,vid:HRRgb6_JEYc
  9. Un avenir écologique pour la théologie moderne : https://vivreetesperer.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie-moderne/
  10. Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/
  11. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/ Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/
  12. « L’histoire présente des situations qui visiblement contredisent le royaume de Dieu et sa justice. Nous devons nous y opposer. Mais il existe également des situations qui correspondent au royaume de Dieu et à sa justice. Nous devons les soutenir et les créer lorsque c’est possible. Il existe également dans le temps présent des paraboles du royaume futur et nous y voyons des préfigurations… Nous entrevoyons déjà quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes choses que nous attendons. Nous le traduisons par une attente créatrice… » (Jürgen Moltmann). De Commencements en commencements. Empreinte. Dans le chapitre : « La force vitale de l’espérance », (p 115).
Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Un nouveau regard sur l’histoire de l’humanité

Selon David Graeber et David Wengrow

Il y a différents possibles

L’histoire contribue à former notre vision du monde. C’est dire l’importance des conceptions qui l’inspirent. Ainsi, quelle est la trajectoire de l’humanité ? Passons-nous de petites communautés plutôt égalitaires et conviviales à une société plus savante, plus riche, plus complexe, mais aussi plus inégalitaire et hiérarchisée ? Une violence humaine jugée congénitale ne peut-elle être maitrisée que par un ordre social imposé rigoureusement ? Ou bien, l’observation du passé humain, ne fait-il pas apparaitre une grande diversité de formes et d’organisations sociales qui témoignent d’une grande créativité ? Une nouvelle approche historique permet-elle d’écarter toute fatalité et d’envisager différents possibles ?

En voulant répondre à ces questions, un livre publié en 2021 sous le titre : « The dawn of everything. A new history of humanity », puis traduit et paru en français en 2023, sous le titre : « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (1) est devenu un best-seller international. Ce livre a été le fruit d’un travail de longue haleine de deux chercheurs : David Graeber, anthropologue américain, un temps figure de proue du mouvement : « Occupy Wall Street », malencontreusement décédé en 2020, et David Wengrow, archéologue britannique, professeur d’archéologie comparée à Londres. Ce volume de plusieurs centaines de pages rassemble et réalise la synthèse des nombreuses recherches mises en œuvre durant les deux ou trois dernières décennies et tirant parti de nouveaux moyens techniques d’investigation.

A la mesure de son originalité, cet ouvrage a suscité un grand nombre de commentaires particulièrement dans le monde anglophone, tant dans la grande presse comme le Guardian (2) ou le Washington Post (3) que dans des publications à vocation d’étude et de recherche, commentaires où se manifestent différentes attitudes, de l’approbation et l’enthousiasme à une critique variée tant académique qu’idéologique. En France, internet nous donne accès à un article de La Croix (4) qui met bien en valeur l’originalité de ce livre : « Il n’y a pas une seule voie de civilisation qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Mais mille manières de créer des systèmes de vivre-ensemble qui peuvent passer par des organisations horizontales souples et cependant sophistiquées. Avant nos villes modernes, existaient ainsi, dans différents endroits du globe, de la Mésopotamie à l’Amérique précolombienne, de vastes communautés aux relations complexes, qui ne se sont pas senties contraintes, pour subsister, de constituer un État central avec des classes distinctes ». Notre propos ici n’est pas de présenter un résumé d’un livre aussi volumineux, aussi riche et aussi ambitieux, mais seulement d’attirer l’attention sur la vision nouvelle qui nous est ainsi offerte. On notera à cet égard une interview de David Wengrow sur France Culture (5), une piste qui nous permet d’entrer dans l’esprit de cette recherche.

 

Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie ?

« Histoire de l’humanité : faut-il revoir notre copie » ? C’est le titre donné par France Culture à un entretien avec David Wengrow (5), un titre qui nous parait bien rendre compte du sens de la grande œuvre qui nous appelle à voir l’histoire de l’humanité sous un jour nouveau en montrant le manque de pertinence des mythes fondateurs proposés par Jean-Jacques Rousseau et Thomas Hobbes, tant en les replaçant dans leur contexte historique qu’en montrant comment les recherches novelles de l’archéologie et de l’anthropologie mettent en évidence un autre déroulé à partir de faits différents.

A un moment où l’histoire de l’humanité est l’objet de nouveaux livres par des auteurs tels que Francis Fukuyama ou Yuval Noah Harari, considérez-vous votre livre comme une nouvelle pierre à l’édifice ou comme une approche de déconstruction des interprétations dominantes ? demande son interlocutrice à David Wengrow. C’est bien la voie de la déconstruction, répond l’auteur. Ces livres récents s’inspirent encore de Thomas Hobbes ou de Jean-Jacques Rousseau qui sont pour nous hors de propos selon les preuves et les découvertes dans nos disciplines : l’archéologie et l’anthropologie. Nous cherchons ainsi à mieux comprendre les premières phases de l’histoire humaine. David Wengros décrit et critique les récits fondateurs de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Et, « lorsque des gens extrapolent des théories politiques à partir de ces récits, les résultats sont plutôt déprimants et même paralysants ». Ces récits comportent des visions pessimistes.

Ainsi, l’invention de l’agriculture est perçue négativement. On a pu la qualifier de « pire terreur de l’histoire ». « C’est de là qu’est venue la propriété privée et la concurrence et finalement le gouvernement centralisé. Lorsqu’on regarde les preuves issues de la recherche, nous voyons une réalité totalement différente. Tout d’abord, nous voyons, moins qu’une révolution, des processus qui ont pris des millénaires. Lorsque les êtres humains, dans les différentes parties du monde, expérimentaient les possibilités de l’agriculture », des approches différentes se manifestaient. « En d’autres termes, ce qui est perdu dans ce récit traditionnel de l’histoire humaine, c’est précisément la capacité de nos ancêtres lointains de prendre la mesure de leurs propres décisions. Nous essayons d’enlever ce sentiment d’inévitabilité ». David Wengrow estime que les sociétés humaines ont eu la capacité d’effectuer des choix, des choix raisonnés, « des choix formés par des principes moraux et éthiques. Aussi loin que nous pouvons remonter dans les preuves concernant les sociétés humaines, nous voyons des gens faire ce genre de choix ».

L’auteur peut s’appuyer sur de nombreux exemples. « Lorsque nous remontons à 20000 ou 30000 ans, là où, selon les récits traditionnels, on s’attendrait à voir de sociétés simples, égalitaires, en petits groupes, dans ces parties du monde où nous avons des preuves archéologique, ces sociétés ressemblent davantage à un carnaval, à des expérimentations sociales. Dans différentes parties de l’Europe, nous avons des preuves de rituels où des individus particuliers, des individus qui étaient inhabituels physiquement, on le voit d’après les restes humains, des individus souvent handicapés, sont enterrés avec une très grande richesse, comme des rois ou des reines. Le « comme si » est important parce que nous n’avons aucune preuve qu’à l’époque, il puisse y avoir eu des royaumes. Et donc, au sein de cette zone de théâtre rituel, les gens expérimentaient et créaient des formes, des hiérarchies qui, dans la durée de ce rituel, étaient réelles ». L’auteur met en évidence des variations saisonnières. Par exemple, dans les plaines de l’Amérique du nord, au cours de la saison de la chasse aux bisons, se formait une force de police. Mais elle se dissolvait à la fin du rituel de la chasse. Les membres de ces forces de police n’en faisaient partie qu’à titre provisoire. « C’est un exemple parmi beaucoup d’autres de la créativité politique que nous trouvons dans les sociétés qui ne pratiquent pas l’agriculture ». Par ailleurs, à propos de l’apparition de l’agriculture ou celle des villes, « cette idée que ces transformations, ces ruptures, qu’en quelques instants, tout avait changé, et qu’après, rien ne pouvait fonctionner de la même manière, cette idée ne tient plus la route face à l’examen scientifique ».

L’interlocutrice interroge ensuite David Wengrow sur la manière dont il questionne le rôle de l’état qu’on aurait surévalué, en donnant trop d’importance aux structures verticales. Cette organisation-là ne découle-t-elle pas directement de la naissance des villes ? L’auteur répond que « les musées ont une grande responsabilité à ce sujet. « Lorsqu’on va dans un des grands musées du monde, au Louvre, au British Museum, au Metropolitan, il semble qu’au moins pendant les 5000 dernières années, la planète entière était sous le contrôle des monarques surhumains… toutes ces sculptures… Je suis le grand roi de tout… Bon, on y croit… mais si on regarde l’éventail des grandes sociétés sur terre, il y a 4000 ans, il n’y avait qu’une toute petite zone sous le contrôle de ces sociétés très hiérarchisées. Que faisaient tous les autres ? On n’en sait pas grand-chose. On commence à en savoir plus et, d’une manière ou d’une autre, il est clair que, pour la plupart du temps, les gens organisaient leur société d’une autre façon. Ce que nous essayons dans le livre, c’est d’apprendre un peu mieux quelles étaient les alternatives et pourquoi aussi elles semblent éloignées de nous aujourd’hui ».

L’auteur s’intéresse également au cas de la bureaucratie. Certaines approches, sur le registre de la psychologie ou du management, nous disent que la bureaucratie a été créée pour traiter les problèmes d’échelle, de communication au sein des sociétés humaines « Toutefois, si nous considérons les recherches archéologiques nous voyons des administrations spécialisées qui apparaissent, il y a des millénaires, avant l’apparition des villes dans de petits établissements de quelques centaines d’individus. Tout le monde se connaissait. Les gens étaient probablement liés par des liens familiaux. C’est une image tellement différente de celle qui nous est donnée habituellement. Il faut faire la différence entre l’administration impersonnelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, ce genre de bureaucratie qui nous transforme en numéros de téléphone par exemple, et d’autres types de bureaucratie qui ont existé dans l’histoire et qui n’avaient pas ce type d’effets déshumanisants ». Ainsi, en regard d‘un empire inca bureaucratique, « si vous remontez avant les incas ou si vous considérez des sociétés qui ont évité d’être contrôlées par eux, il y avait des administrations locales et elles utilisaient des outils administratifs afin d’exercer des activités de soutien. Si quelqu’un était malade ou si il y avait une mauvaise récolte, le travail serait redistribué pour soutenir une famille dans la disette… C’est un exemple d’administration qui contrairement à aujourd’hui ne dépersonnalise pas, mais s’adresse aux différences individuelles ».

L’interlocutrice élargit la conversation. Elle fait appel à un autre chercheur qui rapporte les erreurs commises en voulant imposer une monoculture ordonnée à une agriculture africaine diversifiée pour respecter les équilibres naturels, et à partir de cet exemple d’étroitesse de vue, elle pose la question à David Wengrow : « Comment décentrer notre regard ? Où faut-il regarder aujourd’hui pour comprendre ce qui se passe dans l’humanité ? ». L’auteur répond en s’appuyant sur l’exemple des sommets sur le climat : « Qui a la vision la plus claire et la plus innovante pour protéger un environnement fragile ? C’est souvent précisément les populations autochtones ». Aujourd’hui, « nous, en Europe, nous sommes en train de rejouer une rencontre avec des populations non européennes avec des systèmes de connaissance non européens qui ont débuté, il y a des siècles, et, dans notre livre, nous faisons remonter ces premières rencontres coloniales à l’âge des Lumières, et nous montrons comment, à travers ces rencontres, un mélange s’est fait jour de concepts européens et autochtones qui, essentiellement, a été effacé de nos visions modernes de l’histoire. Lorsque l’on parle des Lumières et de son héritage, nous présentons cet héritage comme une vision interne de ce processus qui se concentre sur l’Europe et peut-être aussi sur l’héritage de la Grèce antique. En fait, dans le livre, nous parlons de dettes cachées, des dettes camouflées que la culture européenne doit à d’autres cultures. Le fait de reconnaitre ces dettes peut en soi ouvrir nos yeux vers différentes façons de comprendre notre passé et aussi vers notre capacité, en tant qu’espèce, de découvrir de nouvelles capacités…. Lorsque on pense à des alternatives vis-à-vis de notre système actuel, on ferait bien de regarder au-delà de l’histoire très traumatisée des deux derniers siècles, prendre en compte cette image beaucoup plus large des capacités humaines, des possibilités humaines. La science et l’histoire le prouvent aujourd’hui ».

 

Revisiter l’histoire

De grands récits historiques ont été écrits à partir d’une certaine représentation des origines de l’humanité et des périodes ultérieures. Tel que l’exprime le titre de leur ouvrage : « Au commencement était … », c’est bien à partir d’une remise en cause des représentations dominantes de ces origines et d’une nouvelle vision de la préhistoire que David Graeber et David Wengrow nous proposent une nouvelle histoire de l’humanité.

Les auteurs commencent donc par entreprendre une critique rigoureuse des thèses de Jean-Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes. Les auteurs nous rapportent les conditions dans lesquelles Jean-Jacques Rousseau a écrit et publié en 1754 « le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». « En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient si petits. Cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque à tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient dans la paperasse tout au long de notre vie. Il va de soi que nous simplifions à outrance, mais on a bien l’impression que ce scénario de base est là pour refaire surface » (p 14).

Il existe une autre version de l’histoire, mais « elle est encore pire ». C’est celle de Hobbes. « A bien des égards, le « Léviathan » de Thomas Hobbes publié en 1651, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devrait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes, c’était la guerre – une guerre de tous contre tous, Pour les tenants de cette théorie, ce n’est qu’aux dispositifs répressifs dont Rousseau déplore justement l’existence (gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police) que nous en sommes sortis. La longévité de cette interprétation n’a rien à envier à celle de la vision rousseauiste… En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, un impératif qui se fait plus urgent à mesure que les populations se rassemblent en plus grand nombre au même endroit… » Et, au total, « les sociétés humaines, n’ont jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique qui les accompagnent. Seulement, leurs membres auraient fini par comprendre qu’il était plus avantageux pour eux de faire passer leurs intérêts à long terme avant leurs instincts immédiats – ou mieux encore à élaborer des lois les obligeant à cantonner leurs pires pulsions à des domaines qui revêtent une certaine utilité sociale…». (p15).

Les deux thèses, celle de Rousseau et celle de Hobbes nous paraissent déboucher sur des impasses en terme de résignation vis-à-vis des travers de l’inégalité sociale et d’un hiérarchisation abusive. Dans le premier cas, la complexification de la société est censée entrainer des conséquences néfastes. Dans le second cas, le mal est congénital. « Les deux versions ont de terribles conséquences politiques » (p 16), écrivent les auteurs. Mais leur opposition s’affirme également au niveau de la recherche anthropologique : « Elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse. Elles sont tout simplement fausses » (p 16).

Les auteurs rappellent alors les immenses progrès de la recherche en ce domaine et comment ils ont rassemblé les éléments ethnographiques et historiques accessibles. « Notre ambition dans ce livre est de commencer à reconstituer le puzzle… Un changement conceptuel est également nécessaire. Il nous faut questionner la conception moderne de l’évolution des sociétés humaines, à commencer par l’idée selon laquelle elles devraient être classées en fonction des modes de développement définis par des technologies et des modes d’organisation spécifiques : les chasseurs cueilleurs , les cultivateurs, les sociétés urbaines industrialisées, etc. En fait, cette idée plonge ses racines dans la violente réaction conservatrice qu’a provoquée, au début du XVIIIe siècle, la montée des critiques contre la civilisation européenne » (p 17).

Cet ouvrage met en évidence un nouveau paysage. « Il est désormais acquis que les sociétés humaines préagricoles ne se résument pas à de petits clans égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques que des mornes abstractions suggérées par la théorie évolutionniste. L’agriculture, elle, n’a pas entrainé l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué une étape irréversible dans la marche vers l’inégalité. En réalité, dans bien des communautés où l’on commençait à cultiver la terre, les hiérarchies sociales étaient pour ainsi dire inexistantes. Quant aux toutes premières villes, loin d’avoir gravé dans le marbre les différences de classe, elles étaient étonnamment nombreuses à fonctionner selon des principes résolument égalitaires, sans faire appel à de quelconques despotes, politiciens-guerriers bourrés d’ambition ou même petits chefs autoritaires » (p 16).

Ainsi, à partir de l’examen d’un grand nombre de situations, les auteurs peuvent affirmer que « l’histoire de l’humanité est moins déterminée par l’égal accès aux ressources matérielles (terres, calories, moyens de production…) si cruciales soient-elles, que par l’égale capacité à prendre part aux décisions touchant à la vie collective – la condition préalable étant évidemment que l’organisation de celle-ci soit ouverte aux discussions ». D’ailleurs, s’exclament-ils, « cette faculté  d’expérimentation sociale et d’autocréation – cette liberté en somme – n’est-elle pas ce qui nous rend fondamentalement humain ? » Les auteurs se perçoivent dans une dynamique. « Nous sommes tous des projets, des chantiers d’autocréation collective. Et si nous décidions d’aborder le passé de l’humanité sous cet angle, c’est à dire de considérer tous les humains, par principe, comme des êtres imaginatifs, intelligents, espiègles et dignes d’être appréhendés comme tels ? Et si, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté de haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer ? » (p 21-22)

 

La « critique indigène » comme ferment d’une réflexion nouvelle sur la société européenne et d’un nouveau récit historique

Les auteurs consacrent un des premiers chapitres à « la critique indigène et le mythe du progrès ». Dès le début du XVIIIe siècle, parvient en France une information sur la vie et l’organisation sociale des populations autochtones d’Amérique du Nord. En contraste apparaissent les maux de société française. Cette « critique indigène » nourrit un bouillonnement d’idées. Une autojustification s’élabore à travers l’attribution de ces maux comme contrepartie à la complexité de la « civilisation » et au « progrès ».

Ce livre fait apparaitre le rôle joué par la découverte de civilisations étrangères et leur exemple dans l’élaboration européenne de la pensée des Lumières alors que celle-ci est

souvent présentée comme une production interne. « Du jour au lendemain, quelques-uns des plus puissants royaume d’Europe se retrouvèrent maitre d’immenses territoires. Les philosophes européens, eux, furent subitement exposés aux civilisations chinoises et indiennes, ains qu’à une multitude de conceptions sociales, scientifiques et politiques dont ils n’avaient jamais soupçonné l’existence. De ce flux d’idées nouvelles naquit ce qu’il est convenu d’appeler les « Lumières » (p 47). Cependant l’attention des auteurs va se porter particulièrement sur les relations avec les populations autochtones d’Amérique du nord, par l’entremise des colons et des missionnaires au Québec. C’est dans ce contexte que « l’académie de Dijon a jugé opportun de poser la question des origines de l’inégalité qui a suscité le célèbre écrit de Jean-Jacques Rousseau. Cet épisode « nous plonge dans la longue histoire des débats intra-européens sur la nature des sociétés du bout du monde – en l’occurrence celles des forêts de l’est de l’Amérique du nord. Nombre de ces conversations renvoyaient d’ailleurs à des échanges entre européens et amérindiens à propos de l’égalité, de la liberté, de la rationalité ou encore des religions révélées. – des sujets dont beaucoup deviendraient centraux dans la philosophie politique des Lumières » (p 49). Les écrits des missionnaires jésuites aux Québec ont été largement diffusés en France et ils rapportent la pensée critique des amérindiens sur la société française, une critique d’abord centrée sur la façon dont les institutions malmenaient la liberté, puis, après qu’ils eussent acquis une meilleure connaissance de la civilisation européenne, sur l’idée d’égalité. Si les récits des missionnaires et la littérature de voyage étaient si populaires en Europe, c’est précisément qu’ils exposaient leurs lecteurs à ce type de critique, leur ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » (p 57). Les auteurs exposaient en détail les pratiques sociales des amérindiens qui amenaient ceux-ci à critiquer les comportements des colonisateurs. Ainsi, « dans ces échanges, indiens d’Amérique et européens étaient d’accord sur un constat : le premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres, les seconds en étaient très loin » (p 62).

Ce livre accorde une importance particulière à un français, Lahontan, qui était entré en relation et en conversation avec un chef politique et philosophe indigène, Kandiaronk. Or, Lahontan, de retour en Europe, publia trois ouvrages sur ses aventures canadiennes. « Le troisième, publié en 1703, et intitulé : « Dialogue avec un sauvage » se composait de quatre conversations avec Kandiaronk. Le sage Wenda y portait un regard extrêmement critique sur les mœurs et les idées européennes en matière de religion, de politique, de santé et de sexualité » (p 71-72). Il s’y exprime notamment les reproches suivants : « les incessantes chamailleries, le manque d’entraide, la soumission à l’autorité, mais avec un éléments nouveau : l’institution de la propriété » (p 75). Ces échanges sont nombreux et portent sur différents thèmes. Ainsi Kandiaronk fait ressortir l’attrait que la société amérindienne peut exercer sur les européens : « Si Lahontan décidait d’embrasser le mode de vie amérindien il s’en trouverait bien plus content, passé un petit temps d’adaptation. (Il n’avait pas tort sur ce point : presque tous les colons adoptés par des communautés indigènes ont refusé par la suite de retourner vivre dans leur société d’origine) » (p 79). De fait, les livres de Lahontan ont connu un succès considérable. Ils ont exercé un grand impact. « Les réflexions de Kandiaronk n’ont cessé d’être réimprimées et rééditées pendant plus d’une centaine d’années et elles ont été traduites en allemand, en anglais, en néerlandais et en italien » (p 82).

Cependant, d’autres écrivains vantaient les aspects positifs d’autres pays exotiques. Ainsi, « Madame de Graffigny, célèbre femme de lettres, publie en 1747 un livre populaire : « Lettre d’une Péruvienne » où l’on découvre la société française à travers les yeux de Zila, princesse inca enlevée par des conquistadores espagnols… Zila critiquait tout autant le système patriarcal que la vanité et l’absurdité de la société européenne ». (p 83). Madame de Graffigny entra, à cette occasion, en correspondance avec plusieurs de ses amis, l’un de ses correspondants était le jeune Turgot, économiste en herbe, mais futur homme d’état à la fin du siècle avant la Révolution française. Les auteurs mettent l’accent sur sa réponse, très circonstanciée et très critique. C’est là en effet qu’ils voient apparaitre un récit « où le concept du progrès économique matériel a commencé à prendre la forme d’une théorie générale de l’histoire » (p 83). Et les auteurs font ressortir leur pensée à ce sujet par un sous-titre très engagé : «  Où Turgot se fait démiurge et renverse la critique indigène pour poser les jalons des principales théories modernes de l’évolution sociale (ou comment un débat sur la liberté se mue en un débat sur l’égalité ) ». Dans sa réponse à Madame de Graffigny, Turgot écrit : « Tout le monde chérit les idées de liberté et d’égalité (dans l’absolu). Toutefois, il est indispensable d’adopter une vision plus globale. La liberté et l’égalité dont jouissent les sauvages ne sont pas les marques de leur supériorité, mais de leur infériorité., car elles ne peuvent régner que dans des communautés où toutes les familles sont fondamentalement autosuffisantes, c’est-à-dire où tout le monde vit dans un état de pauvreté. A mesure que les sociétés évoluent, les technologies progressent. Les différences innées de talent et de capacité, qui existent partout et toujours, se renforcent pour former la base d’une division du travail de plus en plus élaborée. On passe alors d’organisations simples comme celle des Wendas à notre « civilisation commerciale complexe où la prospérité de tous (la société) ne peut être obtenue que par l’appauvrissement et la dépossession de certains. Si regrettable qu’elle soit, cette inégalité est inévitable… La seule alternative serait une intervention massive de l’État à la manière inca – autrement dit l’instauration d’une sorte d’égalité forcée qui ne pourrait qu’étouffer l’esprit d’initiative, et donc déboucherait sur une catastrophe économique et sociale » (p 84). Quelques années plus tard, Turgot allait présenter ces mêmes idées au cours d’une série de conférences sur l’histoire mondiale… Ces conférences lui offrirent l’occasion d’approfondir son argumentation en lui donnant la forme d’une théorie générale des phases de développement économique » (p 84-85). Ainsi, il distingue des stades successifs : les chasseurs, puis le pastoralisme, puis l’agriculture, enfin la civilisation commerciale urbaine moderne. « On voit bien que c’est une réponse directe à la force de la critique indigène que furent énoncées pour la première fois en Europe les théories de l’évolution sociale… » (p 85). C’est dans ce contexte que les thèses de Jean-Jacques Rousseau sont apparues et se sont développées pour se maintenir ensuite lors de l’histoire ultérieure.

 

Un grand apport

Notre vision du monde dépend, pour une part importante, de la manière dont nous représentons son histoire. On comprend pourquoi plusieurs livres ont été publiés récemment dans ce domaine. L’incidence de ces thèses sur les comportements n’est pas immédiate, mais elle y contribue. Dans un monde où le poids et l’impact de structures d’oppression est grand, on peut avoir tendance à baisser les bras. Des institutions bien installées peuvent-elles être changées ? Sommes-nous enfermés dans des pratiques répétitives ? Face aux dangers actuels, la lenteur de nos réactions est-elle inévitable ?

Le livre de David Graeber et de David Wengrow est important parce que leur histoire de l’humanité nous montre qu’elle révèle différents possibles.

« Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter une approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’avons pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion… ». Ainsi, on peut nourrir d’amers regrets sur les évènements tragiques qui ont abondé dans notre passé, mais il est bon de savoir qu’il n’y a pas de fatalité. « Les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent ». Ne pouvons-nous pas rêver positivement avec les auteurs ? : « Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants dans ce futur, que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, le villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction) leur apparaitront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire tandis que les pyramides ou les immenses statues de pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ? » (p 659-660).

Certes, cette représentation de l’histoire sera accueillie différemment selon la vision du monde des lecteurs.

Dans la « Christian Scholar’s Review, Benjamin McFarland (6) reconnait l’originalité et l’importance des découvertes rapportées par David Graeber et David Wengrow. Son examen du livre s’opère sur un registre scientifique, mais aussi un registre théologique. A cet égard, il se réfère à la théorie de René Girard. « La violence mimétique est dissimulée et transférable si bien qu’il est difficile de la reconnaitre même dans une histoire bien documentée ». Il y a là une question théologique. Dans quelle mesure sommes-nous libres ? « Graeber et Wengrow mettent l’accent sur la liberté, mais négligent la contrainte ». Cependant, comme chrétien, Benjamin McFarland est reconnaissant de ce que ce livre « restaure nos ancêtres dans leur pleine humanité ». il estime que « ces exemples historiques pourraient aider l’église à imaginer une communauté radicalement différente. Les chrétiens peuvent apprendre des communautés à travers l’histoire y compris les arrangements et les attitudes concernant l’argent et la technologie. Mais je suspecte toutes les sociétés humaines de cacher de l’oppression et de la violence (juste comme l’église l’a fait historiquement et présentement). Pendant deux mille ans, le blé et l’ivraie ont grandi ensemble ». Ajoutons ici une note personnelle : la lecture de cet ouvrage nous apprend qu’il est impossible d’assigner des frontières à l’œuvre de Dieu non seulement dans l’espace, mais dans le temps.

Pour notre part, l’approche de David Graeber et David Wengrow ouvre des fenêtres en mettant en évidence les expériences positives à travers l’histoire et en mettant ainsi en évidence une gamme de possibles. En nous inspirant de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann (6), nous excluons la fatalité, nous reconnaissons l’Esprit à l’œuvre et nous accueillons le futur de Dieu inspirant le présent.

« L’espérance eschatologique ouvre chaque présent à l’avenir de Dieu. On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent aux dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent… ». Il y a bien là une ouverture aux possibles.

Par définition, une histoire de l’humanité a pour conséquence d’élargir notre horizon. Mais, en l’occurrence, c’est particulièrement le cas. En effet, cet ouvrage fait apparaitre des civilisations jusque-là inconnues et surgir des modes de vie et des pratiques ignorées. Il donne droit de cité à des groupes humains méconnus. Il modifie nos angles de vue. Ainsi, il élargit considérablement notre champ de vision.

Il intervient dans un contexte où le décentrement du regard s’impose. Nous sommes appelés à nous défaire d’un point de vue surplombant l’histoire de l’occident pour l’inscrire à une juste place dans l’histoire du monde. Le mouvement est en cours. Des historiens sont en train de faire apparaitre des histoires méconnues comme celle de l’Afrique par exemple.

Les phénomènes de domination sont de plus en plus reconnus. Cet ouvrage apporte à ce mouvement une contribution majeure. Il accroit notre compréhension des peuples autochtones en Amérique du Nord et de leurs rapports avec les européens et il nous appelle à revisiter l’histoire du XVIIIe siècle et de la pensée des Lumières.

Il nous met également en garde vis-à-vis des effets simplificateurs de cette pensée. Ce fut l’idée que les peuples traditionnels, « non modernes », ne pouvaient « avoir leurs propres projets de société ou leurs propres inventions historiques. Ces peuples étaient forcément trop niais pour cela (n’ayant pas atteint le stade de la « complexité sociale ») ou bien vivaient dans un monde mystique imaginaire. Les plus charitables affirmaient qu’ils ne faisaient que s’adapter à leur environnement avec le niveau technologique qui était le leur » (p 628).

Au total, cette grande œuvre nous montre une histoire nouvelle de l’humanité qui met en valeur la créativité sociale comme la créativité technique de civilisations anciennes jusque ici oubliées, inconnues et méconnues. Le texte, en page de couverture, nous invite à une lecture approfondie de ce livre en exaltant son originalité et sa portée : « Les auteurs nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer. Leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle… » (page de couverture).

J H

  1. David Graeber. David Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2023, 745 p
  2. The Guardian. The dawn of everything. https://www.theguardian.com/books/2021/oct/18/the-dawn-of-everything-a-new-history-of-humanity-by-david-graeber-and-david-wengrow-review-have-we-got-our-ancestors-wrong
  3. Washington Post. The dawn of everything : https://www.washingtonpost.com/outlook/after-200000-years-were-still-trying-to-figure-out-what-humanity-is-all-about/2021/11/23/2b29ff86-4bc8-11ec-b0b0-766bbbe79347_story.html
  4. La Croix. Au commencement était : https://www.la-croix.com/France/Au-commencement-etait-nouvelle-histoire-lhumanite-2021-12-11-1201189722
  5. France Culture. Faut-il revoir notre copie ? Interview de David Wengrow : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-idees/david-wengrow-7576492
  6. Jürgen Moltmann. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/