Un esprit de solidarité, du récit biblique à la présence de Jésus (1)

Un esprit de solidarité, du récit biblique à la présence de Jésus (1)

Quel est le sens biblique de la solidarité ? La question est posĂ©e Ă  Renny Golden qui , dans les annĂ©es 1980, s’est engagĂ© en faveur de l’accueil aux Etats-Unis, des rĂ©fugiĂ©s d’AmĂ©rique Centrale fuyant la violence.

« Le mot : solidaritĂ© n’apparaĂźt pas tel quel dans la Bible. Cependant, comme pratique de foi, il capte l’essence des traditions juives et chrĂ©tiennes. La Bible est l’histoire multimillĂ©naire des israĂ©lites essayant de maintenir une solidaritĂ© avec leur Dieu et avec les pauvres ». Quel est l’esprit de cette solidaritĂ©, « Lorsque au dĂ©but, Dieu appelle MoĂŻse Ă  sortir le peuple de l’esclavage, celui-ci rechigne et cherche des excuses ( Exode 3.13, 4.1, 10). Mais Dieu promet : « Je serai avec toi » Ce n’est pas du paternalisme ou de la pitiĂ©. C’est travailler Ă©paule contre Ă©paule dans une Ɠuvre de libĂ©ration ».

Dieu manifeste sa solidaritĂ© avec l’humanitĂ© en JĂ©sus. « La naissance de JĂ©sus, l’incarnation de Dieu dans le monde est l’acte paradigmatique de la solidaritĂ©. Dieu a tellement aimĂ© le monde qu’il a pris une forme humaine. C’est une identification complĂšte avec la condition humaine, une solidaritĂ© totale avec l’histoire humaine. JĂ©sus a du fuir les excĂšs du pouvoir impĂ©rial. Il a Ă©tĂ© une menace pour l’ordre Ă©tabli et il a du fuir les escadrons de la mort du gouvernement romain ( Matt 2.13-14). JĂ©sus a commencĂ© sa vie non pas comme membre d’une Ă©lite, mais comme un rĂ©fugiĂ©, un sans abri. Ainsi, l’amour de Dieu pour le monde se manifeste trĂšs particuliĂšrement pour les persĂ©cutĂ©s, les rejetĂ©s, les fugitifs ».

Comme le montre Robert Chao Romero, le ministĂšre de JĂ©sus a manifestĂ© la solidaritĂ©. « Dieu est devenu chair et a lancĂ© son mouvement parmi ceux qui Ă©taient mĂ©prisĂ©s et rejetĂ©s Ă  la fois par les romains et par l’élite du peuple. JĂ©sus n’est pas allĂ© vers la grande ville en cherchant Ă  recruter parmi l’élite religieuse, politique et Ă©conomique. Pour changer le systĂšme, JĂ©sus devait commencer avec ceux qui Ă©taient exclus du systĂšme. Bien que la bonne nouvelle de JĂ©sus Ă©tait pour l’ensemble de la famille humaine, elle va d’abord aux pauvres et Ă  ceux qui sont marginalisĂ©s. Comme un pĂšre aimant (ou une mĂšre), Dieu aime tous ses enfants Ă©galement, mais se prĂ©occupe particuliĂšrement de ceux ou celles qui souffrent le plus ».

Les gens, qui souffraient du double fardeau du colonialisme romain et de l’oppression spirituelle et Ă©conomique des Ă©lites, attendaient de Dieu une libĂ©ration ». Effectivement, les plus faibles ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme indispensables. « Bien qu’ils aient Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s comme les moins honorables, JĂ©sus leur a portĂ© le plus grand honneur. JĂ©sus a accordĂ© le plus grand honneur Ă  ceux qui en manquaient    ( 1 Corinthiens 12. 22-25).

 

Un esprit de solidarité et pas de jugement (2)

Richard Rohr envisage le cƓur du christianisme comme la solidaritĂ© aimante de Dieu avec tous le gens. « A travers JĂ©sus, la propre vision du monde de Dieu, vaste, profonde et entiĂšrement inclusive est rendue accessible Ă  tous. En fait, j’irai jusqu’à dire que la marque de la vie chrĂ©tienne et de se tenir en solidaritĂ© radicale avec tout autre. C’est l’effet final et intentionnel – symbolisĂ© par la croix, qui est le grand acte de solidaritĂ© de Dieu Ă  la place du jugement. VoilĂ  comment nous sommes appelĂ©s Ă  imiter JĂ©sus, cet homme juif bon qui voyait et appelait le divin dans les « gentils », comme la femme syro-phĂ©nicienne et les centurions romains qui l’ont suivi, dans les collecteurs d’impĂŽt juifs qui collaboraient  avec l’Empire, dans les zĂ©lotes qui s’y opposaient, et tous ceux « en dehors de la loi ». JĂ©sus n’avait pas de problĂšme quelque il soit avec l’altĂ©rité ».

JĂ©sus a inclus. Il n’a pas exclu. « La seule chose que JĂ©sus a exclus, c’est l’exclusion elle-mĂȘme ».

A cet Ă©gard, comment envisager aujourd’hui notre attitude vis–à-vis de personnes pratiquent d‘autres modes de sexualitĂ© que celui qui dĂ©rive directement de notre interprĂ©tation des Ă©critures. Ici, la parole est donnĂ©e Ă  Shannon Kearns, prĂȘtre transgenre. Il nous apporte « un exemple de la solidaritĂ© inclusive de Dieu avec les eunuques, minoritĂ©s sexuelles Ă  l’époque du prophĂšte EsaĂŻe. En EsaĂŻe ( 56. 3b-5), le prophĂšte dĂ©clare : « Et ne laissez pas les eunuques dire : « Je ne suis qu’un arbre sec ». Le Seigneur dĂ©clare : « Aux eunuques qui gardent mes sabbats, choisissent ce qui m’est agrĂ©able et qui persĂ©vĂ©reront dans Ă  mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom prĂ©fĂ©rables Ă  mes fils et Ă  mes filles. Je leur donnerai un nom Ă©ternel qui ne pĂ©rira pas ». C’est une parole de rĂ©confort et d’espĂ©rance. C’est une parole de guĂ©rison ».  En commentaire, Shannon Kearns nous dit comment ces paroles bibliques « rĂ©sonnent fortement pour beaucoup de gens transgenre et non-binaire ». « Ils rĂ©sonnent aussi fortement pour les nombreuses personnes qui se sont senties exclues et rejetĂ©es d’une entrĂ©e dans un espace religieux Ă  cause de leur diversitĂ© de genre ».

Nous sommes donc invitĂ©s Ă  regarder autour de nous et Ă  nous poser des questions : « Qui est en train d’ĂȘtre exclu ? Qui n’est pas bienvenu ? Pour qui il n’y a pas de place ? Le message est en EsaĂŻe 56 et dans le rĂ©cit de l’eunuque Ă©thiopien en Acte 8 : « Il y a une place aussi pour eux dans le Royaume de Dieu. Ils n’ont pas besoin de changer pour ĂȘtre inclus. Ils sont rendus dignes d’ĂȘtre inclus en dĂ©sirant l’ĂȘtre ».

 

La spiritualité de la solidarité (3)

Barbara Holmes, Ă  qui on a fait appel dans cette sĂ©quence, nous invite, Ă  la suite de JĂ©sus, « à discerner les signes des temps et Ă  ĂȘtre un baume toujours prĂ©sent dans ce monde troublé ». « Le physicien Neill de Grasse Tyson nous rappelle que notre solidaritĂ© n’est pas un choix, c’est une rĂ©alitĂ©. Nous sommes  tous connectĂ©s les uns aux autres, biologiquement, Ă  la terre chimiquement, et, au reste de l’univers atomiquement. Notre solidaritĂ© est un fait scientifique aussi bien que l’acte de salut d’un Sauveur aimant et un Saint Esprit sage et guidant. Et mĂȘme cet appel Ă  la solidaritĂ© est incarnĂ© par le Divin. Parce que JĂ©sus est venu et a vaincu et renversĂ© les systĂšmes de ce monde, il nous appelle Ă  faire de mĂȘme ».

Mais est-ce bien possible ? « Les systĂšmes disent que les changements ne peuvent pas arriver, que la gravitĂ© gagne, que la religion n’a pas d’utilitĂ© exceptĂ© de calmer les gens, que vous faites mieux de mettre votre confiance dans des fonds communs de croissance. Mais JĂ©sus dĂ©clare qu’il y a une autre voie la – voie prophĂ©tique – et mĂȘme maintenant, il nous appelle Ă  nous avancer sur la parole, Ă  nous rassembler en un, et Ă  exercer nos dons. Alors seulement, nous pourrons faire la paix avec nos voisins, mettre fin Ă  la violence du canon et arrĂȘter notre addiction Ă  la division. La solidaritĂ© et la compassion, c’est l’amour en action ».

Mais comment envisager une spiritualitĂ© de la solidaritĂ© ? Selon l’écrivaine Margaret Swedish, cette spiritualitĂ© commence Ă  se manifester « en honorant la prĂ©sence divine en chaque ĂȘtre humain ».

« Je crois que Dieu nous a donnĂ© le plus grand exemple de solidaritĂ© lorsque Dieu a envoyĂ© son fils JĂ©sus vivre avec nous » (rĂ©fugiĂ© salvadorien). Nous sommes appelĂ©s Ă  un Ă©tat d’esprit dans lequel nous sommes persuadĂ©s que les autres ont une valeur Ă©gale Ă  la notre.  « Ma vie n’est pas plus valable ou digne, de plus grande ou de moindre signification que celle d’un autre ĂȘtre humain. Je ne suis pas plus ou moins mĂ©ritant. Mes droits ne sont pas plus importants que ceux de cette autre personne. Cette spiritualitĂ© commence Ă  un endroit douloureux – avec l’acceptation du fait que le monde est brisĂ© et que nous sommes brisĂ©s. Dans cela, nous cherchons des liens profonds avec les personnes blessĂ©es de notre monde. Et en cette place vulnĂ©rables, nous cherchons le cƓur de la solidarité : la compassion ».

La sĂ©quence sur la solidaritĂ© prĂ©sentĂ©e sur le site : « Center for action and contemplation » se poursuit ensuite dans d’autres Ă©lĂ©ments, notamment par une mĂ©ditation de Richard Rohr sur la solidaritĂ© divine avec la souffrance. Ce texte, tant par la densitĂ© Ă©motionnelle du propos que par les questions qu’il soulĂšve requiert un traitement particulier. Nous nous bornerons ici Ă  cette premiĂšre Ă©vocation de la solidaritĂ©, un thĂšme qui correspond bien Ă  notre conscience actuelle et qui en met la signification chrĂ©tienne en valeur.

J H

 

Une pratique de la joie

Selon Thomas d’Ansembourg

Thomas d’Ansembourg, que nous rencontrons frĂ©quemment sur ce blog (1), nous parle des Ă©motions dans plusieurs interviews vidĂ©os chez « les dominicains de Belgique ». Parmi les Ă©motions, il y a la peur (2), la tristesse, la colĂšre, mais il y a aussi la joie (3). Nous pouvons bien rejoindre Thomas d’Ansembourg lorsqu’il dĂ©clare qu’il y a « une Ă©nergie magnifique dans la joie », mais alors comment la cultiver ?

https://youtu.be/B5vyHlEDU04

La joie, est-ce possible ?

A partir de son expĂ©rience d’accompagnement de nombreuses personnes, Thomas d’Ansembourg peut estimer que « nous sommes joyeux par nature ». Les enfants ne sont-ils pas naturellement joyeux ? « Pourquoi les adultes ont-ils souvent dĂ©sertĂ© cette joie là ? ».

Il y a certes des explications en rapport avec la culture. « Les difficultĂ©s d’accĂšs Ă  la joie, Ă  la joie durable que l’on peut reproduire et que l’on peut utiliser pour orienter sa vie, cette difficultĂ© d’accĂšs Ă  la joie tient Ă  ce que j’appelle la culture du malheur ». Nous avons grandi dans « une culture ambiante qui est plutĂŽt basĂ©e sur les rapports de force » et qui hĂ©rite d’une mĂ©moire collective rappelant des guerres, des Ă©pidĂ©mies, la mortalitĂ© infantile
 « Tout cela s’est encodĂ© dans notre inconscient ». Thomas d’Ansembourg en voit l’expression dans une inquiĂ©tude latente qui implique un repli : « On n’est pas lĂ  pour rigoler ». Cela joue comme un « vaccin anti-bonheur ». « On a envie d’ĂȘtre joyeux, mais on n’y accĂšde pas ». Si on est joyeux, ce n’est pas pour longtemps. Car « on a peur d’un retour de manivelle ». « On espĂšre le bonheur, mais on n’y accĂšde pas. On ne s’y autorise pas ». Comme nous avons peur que la joie nous Ă©chappe, instinctivement, c’est nous-mĂȘme qui nous la retirons. Comme cela, nous avons l’impression d’avoir du pouvoir sur notre propre vie. C’est ce qu’on appelle un mĂ©canisme d’auto-sabotage. C’est peu connu. Seulement, si nous savions cela, nous pourrions observer un mĂ©canisme de dĂ©samorçage et le rĂ©amorcer avant qu’il ne s’enclenche.

J’en parle en connaissance de cause m’étant moi-mĂȘme retrouvĂ© dans des mĂ©canismes d’auto-sabotage que je n’imaginais pas du tout. Vous m’auriez demandĂ© : « Qu’est-ce que vous cherchez Ă  vivre », j’aurais rĂ©pondu : j’ai envie d’ĂȘtre joyeux. J’ai envie d’ĂȘtre heureux. Mais je n’avais pas vu que c’était moi qui Ă©tait en cause. J’attribuais mon problĂšme aux autres, Ă  mon travail, Ă  ma compagne
 J’avais du mal Ă  identifier  tout ce qui m’empĂȘchait d’ĂȘtre joyeux ».

 

Apprendre Ă  vivre davantage dans la joie.

Comment apprendre Ă  ĂȘtre dans un Ă©tat de joie de plus en plus rĂ©gulier, ce qui n’empĂȘche pas la traversĂ©e des difficultĂ©s, car nous ne vivons pas dans un monde idĂ©al et nous devons faire face aux contrariĂ©tĂ©s. « Cependant, je crois que notre intention, notre sentiment profond, c’est de goĂ»ter de la joie malgrĂ© ces passages difficiles, de conserver de la joue Ă  l’intĂ©rieur de soi. Comment apprendre cela ? Thomas d’Ansembourg reprend ici un petit exercice de dialogue avec un sentiment symbolisĂ© par un fauteuil Ă  cĂŽtĂ© de lui. « Apprendre Ă  cĂŽtoyer la joie, Ă  lui faire de la place. Je la goĂ»te, je la savoure, je conjure la culture du malheur  ».

Thomas nous invite Ă  observer les moments de la journĂ©e ou nous ressentons de la joie. « Si je suis heureux parce qu’il y a du soleil le matin, parce que le temps est beau, cela veut dire que j’aime la beautĂ©, j’aime la douceur, j’aime la chaleur. Ce ne sont pas lĂ  des valeurs nĂ©gligeables : beautĂ©, douceur, chaleur. Qu’est-ce que je vais faire dans la journĂ©e pour reproduire et restaurer cela ?…. »

« Si j’ai partagĂ© un repas avec quelques amis, je vais observer ce qui m’a rendu joyeux : l’amitiĂ©, la fidĂ©litĂ©, la connivence, la rencontre authentique, la vulnĂ©rabilitĂ© que chacun accueille chez l’un, chez l’autre
 Et j’aime cela. C’est comme cela que je veux vivre. Et donc dans mes rapports, je vais instaurer ou rĂ©instaurer authenticitĂ©, intĂ©rioritĂ©, acceptation de la vulnĂ©rabilitĂ©, franchise
 Je recrĂ©e parce que la joie me dit que c’est par lĂ  que je veux aller. Je l’instaure. »

Et si, pendant le week-end, j’ai promenĂ© les enfants dans la forĂȘt et que je me suis enchantĂ©, je vais dĂ©coder ce que me dit ma joie : nature, beautĂ©, silence, prĂ©sence des enfants
 J’ai besoin de garder cela mĂȘme quand je prends les transports en commun. J’ai besoin de garder le goĂ»t de l’émerveillement : regarder les gens, m’intĂ©resser Ă  leur vie
 J’ai besoin de goĂ»ter le vivant partout oĂč je suis et pas seulement dans une belle forĂȘt, mais aussi dans le mĂ©tro. GoĂ»ter le fait que je suis dans une communautĂ© humaine qui est en marche, qui est en route  ». Ainsi, il est bon de dĂ©coder les moments de joie parce qu’ils nous indiquent notre fil rouge, comme une courbe croissante de cette joie que nous voudrions vivre.

« Accompagnant des personnes depuis vingt cinq ans, c’est ma conviction que nous cherchons Ă  vivre cet Ă©tat de joie profonde que j’appelle toujours un Ă©tat de paix intĂ©rieure, de plus en plus stable, de plus en plus transportable dans les pĂ©ripĂ©ties de la vie, un Ă©tat de paix intĂ©rieure qui se rĂ©vĂšle contagieux, gĂ©nĂ©reux. Je pense que c’est notre vĂ©ritable humanitĂ© d’apprendre Ă  trouver cet Ă©tat de paix intĂ©rieure qui permet d’ĂȘtre rayonnant, d’ĂȘtre contagieux dans notre Ă©tat d’ĂȘtre. Cela ne nie pas les difficultĂ©s. Cela ne nie pas les tensions, les moments de dĂ©sarroi. Mais plus je sais bien traiter ma colĂšre, ma tristesse, ma peur, des parties de moi, pas tout moi, plus je sais Ă©couter ces parties de moi, moins elles m’encombrent. Et plus mon espace qui est la joie prend de la place, s’installe, s’instaure, se stabilise. Pour moi, notre vraie nature, c’est d’ĂȘtre dans un Ă©tat de plus en plus frĂ©quent de joie intĂ©rieure. Et j’observe, dans mes lectures, que la plupart des traditions disent la mĂȘme chose : ĂȘtre joyeux dans un monde vivant et ĂȘtre contagieux de notre joie ». A ce stade, l’interviewer rappelle la parole de JĂ©sus : « Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance ».

 

Pourquoi un univers médiatique si peu propice à une expression de joie ?

Constatant une avalanche de mauvaises nouvelles dans les mĂ©dias, une situation peu propice Ă  une expression de joie, l’interviewer questionne Thomas d’Ansembourg sur cet Ă©tat de chose. « On se plaint de cette offre de mauvaises nouvelles, mais je pense qu’il n’y aurait pas d’offre si il n’y avait pas de demande. Qu’est-ce qui fait qu’on demande cela ? Une des maniĂšres de l’expliquer, Ă  partir de mon travail d’accompagnement, si la vie me paraĂźt plate, ennuyeuse, si je ne fais pas les choses que j’aime, si je sens pas le tressaillement de la vie, si tout me paraĂźt morose, quand je rentre le soir et que j’allume mon petit Ă©cran, il y a des catastrophes, il y a des Ă©boulements, il y a des guerres, je me sens vivant parce que je ne suis pas mort. Il y a un effet de comparaison. Je ne me sens pas vivant par l’intĂ©rieur, mais par diffĂ©rence avec la mort, avec la tragĂ©die. Nous avons besoin de nous rĂ©Ă©duquer par rapport Ă  ce phĂ©nomĂšne d’ĂȘtre fascinĂ© par l’horreur et d’attendre cela. Il y a ce phĂ©nomĂšne de la culture du malheur. Nous savons ce qui ne va pas. Nous savons nous plaindre, nous lamenter, mais nous ne savons pas bien nous rĂ©jouir et nous rĂ©jouir durablement. C’est un systĂšme de pensĂ©e ». Thomas nous invite Ă  imaginer des mĂ©dias qui diffuseraient autant de bonnes nouvelles que de mauvaises, et cela, bien sĂ»r, en rapport avec la rĂ©alitĂ©. Mais pour un avion qui s’écrase, des milliers et des milliers arrivent normalement Ă  bon port
 « Il y a des prodiges de technologie et de savoir faire humain et cela mĂ©riterait notre Ă©merveillement, notre admiration » « Si les gens des mĂ©dias rĂ©instauraient un peu plus d’équitĂ© entre bonnes et mauvaises nouvelles, je pense que cela changerait significativement l’énergie du monde ». Et d’ailleurs, nous savons bien que lorsque nous entendons des bonnes nouvelles qui nous concernent, cela nous dynamise. Thomas rappelle les bienfaits de la gratitude (3). Il y a un rapport entre savoir vivre des moments de gratitude et une meilleure santĂ©. « C’est citoyen que d’apprendre Ă  se rĂ©jouir profondĂ©ment pour pouvoir transformer les choses ».

Dans cet entretien, Thomas d’Ansembourg vient nous rejoindre dans les Ă©motions qui abondent dans notre vie quotidienne. Et il y en a une, la joie qui est un tremplin pour une vie heureuse, tournĂ©e vers le bon et vers le beau. Cependant , dans le monde oĂč nous vivons, les circonstances auxquelles nous devons faire face, la joie est souvent Ă©touffĂ©e par d’autre Ă©motions. Elle est Ă©galement empĂȘchĂ©e par une culture hĂ©ritĂ©e d’un passĂ© douloureux : une « culture du malheur » comme une culture du deuil et du sacrifice. Thomas d’Ansembourg vient nous aider Ă  y voir clair, Ă  lever les obstacles qui font opposition Ă  la joie et Ă  reconnaĂźtre celle-ci en dĂ©sir d’émergence dans notre vie. Comme cet entretien fait rĂ©fĂ©rence Ă  l’apport de traditions religieuses en faveur de la joie, rappelons l’appel de JĂ©sus : « Je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et votre joie soit complĂšte » (Jean 15.11). Et, en 2013, le pape François publie un texte sur « la joie de l’Evangile » (4). Si l’on pense que l’ĂȘtre humain est fondamentalement un ĂȘtre en relation, avec lui mĂȘme, avec les autres humains, avec la nature et avec Dieu, alors on imagine que la joie rĂ©sulte de la qualitĂ© et de l’harmonie de ces relations. Dans les chemins oĂč la joie se dĂ©couvre, il y a cette levĂ©e des obstacles Ă  laquelle nous invite Thomas d’Ansembourg.

 

  1. Face Ă  la violence, apprendre la paix (avec des liens Ă  d’autres articles rapportant sur ce blog la pensĂ©e de Thomas d’Ansembourg) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-apprendre-la-paix/
  2. Une émotion à surmonter : la peur
  3. Thomas d’Ansembourg : la joie : https://www.youtube.com/watch?v=B5vyHlEDU04
  4. Evangelii Gaudium : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_exhortations/documents/papa-francesco_esortazione-ap_20131124_evangelii-gaudium.html

 

Créativité et sagesse

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021474848/grande/147484_couverture_Hres_0.jpgLe parcours d’AngĂ©lique Kidjo du BĂ©nin Ă  une vie internationale

 Un petit livre vient de paraĂźtre dans une nouvelle collection : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » (1). Ainsi, Ă  travers des entretiens avec Sophie Lhullier, nous dĂ©couvrons le parcours et le tĂ©moignage d’une chanteuse rĂ©putĂ©e internationalement. La collection elle-mĂȘme mĂ©rite attention. Elle est destinĂ©e aux jeunes. « Comment trouve-t-on sa voie ? Quand nous demande-t-on ce qui nous anime, ce qui nous donnerait envie de nous lever le matin ? D’ou l’idĂ©e de partager l’exemple de possibles, de rĂ©cits de vie de personnalitĂ©s trĂšs diffĂ©rentes, mais toutes libres et passionnĂ©es ». En fait, le public s’étend bien au delĂ  des jeunes, Ă  tous ceux qui se veulent Ă  l’écoute, en mouvement.
Nous avons dĂ©couvert la personnalitĂ© d’AngĂ©lique Kidjo Ă  travers le message d’une amie sur facebook . Effectivement, ce livre nous prĂ©sente un rĂ©cit de vie particuliĂšrement instructif Ă  double titre : il nous prĂ©sente un tĂ©moignage oĂč nous voyons un fil conducteur ; sagesse et Ă©thique, et, en mĂȘme temps, il nous permet de mieux comprendre comment un nouveau monde est en train de se construire, un  monde en transformation oĂč chacun d’entre nous compte et est appelĂ© Ă  jouer un rĂŽle constructif. Il y a lĂ  une lecture, tonique, encourageante, Ă  partager.

Un parcours international

Le parcours d’AngĂ©lique Kidjo nous est prĂ©sentĂ© dans une introduction (p 8-9) : Elle nait au BĂ©nin en 1960, deux semaines avant l’indĂ©pendance. « Elle y vit une enfance entourĂ©e de parents ouverts et d’une fratrie de musiciens ». Toute petite fille, elle commence Ă  chanter. Dans une ambiance favorable, elle apparaĂźt trĂšs vite sur scĂšne. Et « elle devient une star au BĂ©nin Ă  19 ans ». « En 1983, ne pouvant plus s’exprimer en tant qu’artiste en raison de la dictature, AngĂ©lique Kidjo dĂ©cide de fuir en France pour continuer Ă  chanter librement. Elle repart Ă  zĂ©ro, s’inscrit dans une Ă©cole de jazz oĂč elle rencontre son futur mari, Jean Hebrail. Depuis, ils n’ont cessĂ© de travailler ensemble. En 1991, elle sort son premier album français : « Logozo » dont le succĂšs est immĂ©diat et international. ». En 1998, AngĂ©lique et son mari s’installent aux Etats-Unis oĂč ils vivent depuis lors. La crĂ©ativitĂ© musicale d’AngĂ©lique Kidjo s’y dĂ©ploie brillamment. Elle rĂ©alise de nombreux albums « intimement liĂ©s Ă  l’histoire de l’Afrique et aux droits humains ». « Elle associe, avec brio, la beautĂ© des musiques traditionnelles d’Afrique Ă  l’énergie et Ă  la vivacitĂ© des musiques contemporaines. Par le chant, elle cherche Ă  rassembler les peuples et les cultures, Ă  pacifier les relations  ». AngĂ©lique Kidjo est Ă©galement engagĂ©e socialement. « Elle est ambassadrice de bonne volontĂ© de l’Unicef depuis 2002. Pour elle, tant que l’éducation ne sera pas devenus la prioritĂ© de tous les adultes, le justice et la paix ne pourront pas rĂ©gner dans le monde. C’est pourquoi, elle a crĂ©Ă© en 2006 sa fondation Batonga qui oeuvre en faveur de l’éducation secondaire des jeunes filles africaines.

Une source inspirante.

L’éducation d’AngĂ©lique dans une famille pionniĂšre.

 Au cours de cet entretien, on dĂ©couvre combien la famille d’AngĂ©lique jouĂ© un rĂŽle majeur dans sa formation et son orientation.

Non seulement cette famille l’a encouragĂ© dans le dĂ©veloppement de ses dons et ses talents, mais elle a participĂ© Ă  l’adoption de valeurs fondatrices. Il y a lĂ  un fait original, car cette famille Ă©tait particuliĂšrement ouverte. Ainsi a-t-elle reçu une Ă©ducation « atypique », orientĂ©e vers la bienveillance, l’accueil et le respect de la femme. Son pĂšre croyait hautement Ă  l’importance de l’éducation scolaire, envoyant Ă  l’école ses nombreux enfants, les filles comme les garçons. Il appelait sa fille Ă  rĂ©flĂ©chir par elle-mĂȘme, mais aussi Ă  tenir compte des autres et Ă  savoir se remettre en cause. « J’ai Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e dans cette logique d’associer la tĂȘte et le cƓur Ă  toute rĂ©flexion » (p 12). Et aussi, son pĂšre manifestait une attitude de bienveillance et de comprĂ©hension.   Un jour qu’AngĂ©lique s’était violemment emportĂ©e en dĂ©couvrant la rĂ©alitĂ© de l’apartheid, son pĂšre lui a dit :  Tu as le droit d’ĂȘtre en colĂšre et de ne pas comprendre pourquoi il y a l’apartheid en Afrique du sud, mais jamais je ne te laisserai aller vers la haine et la violence
 Que veux-tu ? Comment vois-tu la vie ?  Tu veux un monde de guerre perpĂ©tuelle ou tu veux que l’on arrive un jour Ă  comprendre que nos diffĂ©rences sont nos forces et pas nos faiblesses  » (p 31). AngĂ©lique a rĂ©flĂ©chi et a rĂ©Ă©crit la chanson qui faisait problĂšme.  Son pĂšre respectait la vocation de sa femme Ă  la tĂȘte d’une compagnie de thĂ©Ăątre. AngĂ©lique a intĂ©grĂ© celle-ci Ă  l’ñge de six ans. « La personne que je suis a commencĂ© Ă  se construire là » (p 13). Son pĂšre et sa mĂšre Ă©taient fĂ©ministes. « Sa mĂšre a Ă©levĂ© ses garçons de la mĂȘme maniĂšre que les filles (p 12).

AngĂ©lique s’est interrogĂ©e sur la personnalitĂ© « atypique » de ses deux parents.  Elle y voit l’influence des ses deux grands-mĂšres, veuves trĂšs jeunes et qui sont devenues des « femmes fortes » engagĂ©es dans une activitĂ© marchande.

Un autre Ă©lĂ©ment est intervenu dans la formation d’AngĂ©lique : la prĂ©sence d’une nombreuse fratrie. Ses frĂšres jouaient tous d’un instrument  et ils Ă©taient trĂšs engagĂ©s dans la musique. AngĂ©lique a  chantĂ© depuis la petite enfance et elle a grandi en Ă©coutant beaucoup de musique depuis la musique traditionnelle jusqu’à pratiquement toutes les musiques du monde » (p 13). Ainsi, ce livre nous Ă©claire sur le contexte dans laquelle la personnalitĂ© d’AngĂ©lique s’est forgĂ©e. Et, de plus, dans la sympathie Ă©veillĂ©e par cette lecture, nous apprenons beaucoup  sur la civilisation africaine et sur son Ă©volution.

 

Toute créativité

Un parcours musical exceptionnel

A 23 ans, AngĂ©lique arrive en France. Elle rĂ©ussit une adaptation difficile en s’engageant dans une formation musicale et c’est dans une Ă©cole de jazz qu’elle rencontre Jean Hebrail, bassiste, compositeur qui devient son mari.  De rencontre en rencontre, elle trouve une reconnaissance et une aide pour s’exprimer. AngĂ©lique nous dĂ©crit cet univers et rend hommage Ă  ceux qui ont choisi de travailler avec elle. Ses albums rencontrent de grand succĂšs. Ce fut le cas de «  Logozo » en 1991. Des concerts en rĂ©sultent jusqu’en Australie. Dea tournĂ©es s’organisent autour de ces succĂšs comme « Agolo » (terre nourriciĂšre). En 1998, AngĂ©lique et son mari s’installent aux Etats-Unis oĂč ils vont rĂ©sider jusqu’à aujourd’hui. Elle y rĂ©alise une trilogie musicale sur l’esclavage (p 66). Aujourd’hui, la rĂ©putation d’AngĂ©lique Kidjo est internationale. Ainsi, on lui a demandĂ© de chanter devant un parterre de chefs d’état lors du centenaire de l’armistice du 11 novembre 2018 (2).

Cette carriĂšre musicale tĂ©moigne d’un dynamisme considĂ©rable. En effet, il n’y a pas seulement une grande crĂ©ativitĂ© artistique, mais il y a aussi une intense activitĂ© relationnelle. Celle-ci se manifeste notamment dans le travail quotidien avec de nombreux collaborateurs. « Choisir le bon manager et le bon producteur, c’est capital dans la profession ». Et pour ses albums, il y a chaque fois un choix de partenaires, de musiciens. « On ne se fait pas tout seul, jamais. Beaucoup de soutiens m’ont ouvert les voies. J’essaie de ne jamais l’oublier. C’est pour cela que je fais le maximum pour aider autour de moi » (p 65). Sur la scĂšne, il y a Ă©galement une relation intense avec le public. « On n’est jamais artiste seul. Sans public, il n’y a pas d’artiste. Tu crĂ©es Ă  partir de ce qui est au fond de toi, de ce que tu as vĂ©cu, mais aussi ce que d’autres ont vĂ©cu et de ce que tu as vĂ©cu Ă  travers eux » (p 102).

Au total, il y a un fil conducteur, c’est l’inspiration. «  Quand on Ă©crit, comme dit Philip Glass, c’est du domaine de l’inconnu. Ce n’est pas toi qui dĂ©cide du moment oĂč les mots ou la musique doivent sortir.  Et quand ça vient, il faut essayer de prĂ©server tel quel ce qui arrive » (p 102).

 

L’Afrique au cƓur

 AngĂ©lique vient d’une famille africaine avancĂ©e dans l’affirmation du respect des autres, du respect des femmes. Son tĂ©moignage nous fait part de l’exemple donnĂ© par son pĂšre et par sa mĂšre dans l’hĂ©ritage d’une lignĂ©e de grand-mĂšres, « femmes puissantes ». C’est un rappel de l’influence de choix personnels bien au delĂ  du prĂ©sent immĂ©diat, car AngĂ©lique a portĂ© ensuite ces valeurs de respect, ce refus de la haine et de la violence. Et de mĂȘme, la vocation musicale d’AngĂ©lique s’enracine dans sa famille. Elle s’inscrit Ă©galement dans le contexte de la culture africaine.  C’est au BĂ©nin qu’elle a appris la musique. Et, dans sa rĂ©ussite de chanteuse, elle a repris l’hĂ©ritage des rythmes africains et elle a Ă©crit ses chansons dans des langues africaines. Elle nous dit parler quatre langues du BĂ©nin : le fon, le yoruba, le goun et le mina (p 83). L’Ɠuvre d’AngĂ©lique Kodjo a portĂ© haut la culture musicale africaine qu’elle retrouve Ă©galement dans la diaspora et, particuliĂšrement, dans la descendance de l’esclavage prĂ©sente en AmĂ©rique des Etats-Unis au BrĂ©sil en passant par les Antilles. Dans ce mouvement, AngĂ©lique Kodjo a rĂ©alisĂ© une trilogie musicale sur l’esclavage.

Dans cet entretien, elle nous rappelle maintes fois cette histoire douloureuse dont nous mĂ©connaissons trop souvent la charge et l’importance. « la violence de nos sociĂ©tĂ©s est un hĂ©ritage de l’esclavage
 On commence seulement Ă  se poser la question de savoir pourquoi l’Afrique, un continent riche (en matiĂšres premiĂšres, en forces  vitales), compte le plus de pauvretĂ©. L’exploitation des richesses de l’Afrique par les pays occidentaux perpĂ©tue ce systĂšme inĂ©galitaire auquel il faut mettre fin. Et si on commence Ă  examiner l’histoire Ă©conomique mondiale, on se rend compte que c’est le travail des esclaves qui a financĂ© la richesse des pays occidentaux et a fondĂ© un capitalisme inhumain. Aux Etats-Unis, les esclaves ont travaillĂ© quatre cent ans sans ĂȘtre payĂ©s
 Tant que cette rĂ©alitĂ© historique ne sera pas reconnue, nous ne pourrons pas progresser parce que le poison de l’humiliation et de la dĂ©shumanisation des africains restera au cƓur des sociĂ©tĂ©s » (p 127-128). « Il faut Ă©galement se souvenir que jusqu’à la Renaissance, on trouvait en Afrique, des sociĂ©tĂ©s, des royaumes, de l’architecture d’un niveau comparable Ă  l’Europe. Tout un pan africain de l’histoire de l’humanitĂ© a Ă©tĂ© occultĂ© pendant longtemps (p 128-129).

AngĂ©lique Kidjo porte l’Afrique dans son cƓur. DĂ©jĂ  dĂ©crite, c’est la prĂ©sence de l’Afrique dans ses chants et sa musique. Ainsi, dans un album comme « Djin Djin », elle a voulu partager sa culture bĂ©ninoise avec des musiciens bĂ©ninois actuels. (p 76). Et puis, elle est Ă©galement engagĂ©e socialement au service de l’Afrique Ă  l’Unicef et dans la fondation Batonga qui Ɠuvre pour l’éducation  secondaire des jeunes filles en Afrique.

Une sagesse. Une Ă©thique

Des valeurs vécues au quotidien

Au tout dĂ©but de l’interview, AngĂ©lique Kidjo proclame une vision universaliste de l’ĂȘtre humain : « Avant d’ĂȘtre femme, avant d’ĂȘtre noire, je suis un ĂȘtre humain » (p 12). Et elle rappelle ensuite son vĂ©cu familial oĂč elle a appris le respect des autre qui est aussi le respect de la femme et qui se manifeste par une hospitalitĂ© ouverte. Elle y a appris Ă©galement Ă  rejeter la haine et Ă  refuser la violence.

Le respect des autre, c’est aussi le respect de soi-mĂȘme, et par lĂ  mĂȘme, une hygiĂšne de vie. Cette hygiĂšne de vie lui paraĂźt  indispensable dans son mĂ©tier de chanteuse. « Les cordes vocales sont comme les muscles » (p 95). Il y a  donc des rĂšgles de vie importantes : bien dormir, avoir une alimentation saine, ne pas fumer ou boire de l’alcool. Depuis une dizaine d’annĂ©es, AngĂ©lique pratique la mĂ©ditation. « Tous les voyages que j’ai fait, m’auraient tuĂ© sans la mĂ©ditation » (p 97).

La sagesse, c’est aussi ne pas s’enorgueuillir : « Savoir rester humble
.Tu es au service de ton inspiration. Laisse ta chanson se faire. Cette vulnĂ©rabilitĂ© te permet de saisir clairement ce dont tu as envie
. Quand l’inspiration se prĂ©sente, le moment est tellement fugace que si tu n’adoptes pas une posture d’humilitĂ©, tu risques de passer Ă  cĂŽté » (p 103-104).

AngĂ©lique Kidjo trouve des joies intenses dans son mĂ©tier de chanteuse.  C’est le plaisir de chanter, le bonheur d’ĂȘtre en scĂšne (p 104), mais c’est aussi le travail d’équipe. AngĂ©lique est trĂšs sensible Ă  l’accueil du public. Il y a des personnes qui se mettent en mouvement parce qu’elles trouvent une Ă©nergie, une espĂ©rance dans les chansons d’AngĂ©lique.

Il y a une dynamique de vie dans ses chansons. AngĂ©lique dĂ©plore l’individualisme qui rĂšgne en France, une attitude trĂšs diffĂ©rente de celle qui prĂ©vaut en Afrique. « Quand je rencontre quelqu’un chez moi dans ma ville Ă  Cotonou, on se dit bonjour, on se rĂ©pond
 Quand je suis arrivĂ©e en France, quand je rencontrais les voisins de l’immeuble dans les escaliers et que je leur disais bonjour, ils se collaient au mur comme si j’allais les agresser..  Ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre, c’est souvent ça pour moi, les pays riches » (p  108-109).

AngĂ©lique Kidjo a toujours eu un sens aigu de la justice, mais trĂšs jeune, elle a dĂ©couvert le danger de la violence (p 25). Et elle a adoptĂ© le mĂȘme refus de la haine que celui de ses parents. « Chanter est ma responsabilitĂ©. Il ne faut pas la prendre Ă  la lĂ©gĂšre. Il ne faut pas chanter la haine » (p 117). « Que demande l’amour ? DĂ©jĂ  que l’on s’aime soi-mĂȘme avec ses dĂ©fauts et ses qualitĂ©s, que l’on soit prĂȘt Ă  ĂȘtre vulnĂ©rable et rejetĂ© dans cet amour, pour ensuite retrouver la force dans ce rejet. La haine ne demande rien. La haine se nourrit de la haine . La colĂšre, mĂȘme Ă  toute petite dose, se transforme rapidement en un problĂšme insurmontable. Puis tu commences Ă  haĂŻr et  le temps que tu alimente cette haine, tu ne sais mĂȘme plus pourquoi elle  est apparue. Tu entres dans le vortex de la haine qui va te broyer parce qu’elle n’apporte que violence et destruction. La haine nait de la peur. De quoi avons nous peur ? (p 131-132).

AngĂ©lique et Jean ont une fille, Naima, grande maintenant. Naima a reçu une Ă©ducation internationale incluant ses origines bĂ©ninoises. La maniĂšre dont AngĂ©lique parle de l’éducation de sa fille tĂ©moigne de ses valeurs. « Ce que j’espĂšre lui avoir transmis, c’est cette valeur fondamentale : « Aime-toi, respecte-toi et respecte les autres. Et ne fais jamais subir Ă  autrui ce que tu ne voudrais pas subir toi-mĂȘme » (p 142).

« Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » : La conversation qui se dĂ©roule Ă  travers l’interview est trĂšs agrĂ©able Ă  suivre. Elle suscite de la sympathie et elle est aussi trĂšs instructive.

Certes nos goĂ»ts musicaux sont diffĂ©rents les uns des autres. On ne se reconnaĂźt pas nĂ©cessairement dans telle musique. Mais n’y a-t-il pas lĂ  aussi Ă  apprendre du nouveau ?

Voici un livre qui Ă©largit notre vision.

Nous y apprenons la vitalitĂ© crĂ©ative de l’Afrique, la richesse de la civilisation africaine.

Cette richesse s’exprime notamment dans la musique et nous en y voyons ici la dimension internationale.

Ce livre nous rappelle Ă©galement l’ampleur des mĂ©faits de l’esclavage. C’est une rĂ©alitĂ© que nous avons trop tendance  Ă  oublier.

Voici Ă©galement un message tonique. C’est l’importance des choix et des attitudes personnelles. Parce qu’un pĂšre et une mĂšre ont choisi le respect des autres et, Ă  une Ă©chelle plus vaste, le respect de la femme, un sain fĂ©minisme,  leur fille AngĂ©lique, a pu trouver lĂ  une inspiration et se dĂ©ployer dans une vie ouverte et crĂ©ative. Au delĂ  de son pays d’origine, elle nous apporte un message de paix dans une convivialitĂ© internationale.

Si il y a aujourd’hui beaucoup d’ombre dans ce monde, il y a aussi de la lumiĂšre. AngĂ©lique Kidjo nous apporte une dynamique de vie qui vient nous Ă©clairer. Oui, le titre du livre est bien choisi : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo ». AngĂ©lique nous accompagne.

J H

  1. Angélique Kidjo. Je chemine avec Angélique Kidjo. Entretiens menés avec Sophie Lhuillier. Seuil, 2021
  2. AngĂ©lique Kidjo a Ă©crit prĂ©cĂ©demment des mĂ©moires : « La voix est le miroir de l’ñme » (2017) Elle est interviewĂ©e Ă  ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=DDKEr1FLfFs
  3. « Pour le 11 novembre, Angélique Kidjo a ému les spectateurs ave la chanson de « Blewu » : https://www.youtube.com/watch?v=j5jk4sr6Upg

Le courage de la nuance

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021476736/grande/147673_couverture_Hres_0.jpgUne juste expression
Selon Jean Birnbaum

Lorsque l’insĂ©curitĂ© prĂ©vaut, lorsque l’angoisse qui en rĂ©sulte suscite une agressivitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, lorsque cette agressivitĂ© s’exprime dans une polarisation idĂ©ologique et l’affrontement de camps opposĂ©s, alors l’expression libre de la pensĂ©e est menacĂ©e par les pressions sociales, et le dĂ©bat public est lui-mĂȘme handicapĂ©. Dans ce contexte, il importe de rĂ©sister. C’est l’appel lancĂ© par Jean Birnbaum dans un essai : « Le courage de la nuance » (1). « Tout commence par un sentiment d’oppression. Si j’ai Ă©crit ce livre, ce n’est pas pour satisfaire un intĂ©rĂȘt thĂ©orique, mais parce que j’en ai Ă©prouvĂ© la nĂ©cessitĂ© interne. Il fallait nommer cette Ă©vidence. Dans les controverses politiques comme dans les discussions entre amis, chacun est dĂ©sormais sommĂ© de rejoindre tel ou tel camp, des arguments sont de plus en plus manichĂ©ens, la polarisation idĂ©ologique annule d’emblĂ©e la possibilitĂ© mĂȘme d’une position nuancĂ©e ». « Nous Ă©touffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison » disait naguĂšre Albert Camus et nous sommes nombreux Ă  ressentir la mĂȘme chose aujourd’hui » (p 11).

Jean Birnbaum est en situation d’émettre un jugement sur la conjoncture du dĂ©bat intellectuel. En effet, depuis 2011, il dirige le Monde des Livres et, lui-mĂȘme, il a Ă©crit deux  essais : « Un silence religieux. La gauche face au djihadistes » (2), « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » dans lesquels il pointe des manques dans la culture actuelle face Ă  un Ă©lan religieux extĂ©rieur. Et nous dit-il, Ă  deux ans d’intervalle (2016 et 2018), participant, Ă  ce sujet, Ă  de nombreuses rencontres publiques, avoir observĂ© un changement de climat : « Dans la mĂȘme ville, parfois avec les mĂȘmes personnes, l’atmosphĂšre Ă©tait beaucoup moins ouverte. On pouvait observer une suspicion latente « avec une accusation qui effectue actuellement un grand retour et qui tient en quatre mots : « faire le jeu de » (p 14). « Vieille antienne. A l’époque du stalinisme dĂ©jĂ , le Ă©crivains qui dĂ©nonçaient le goulag Ă©taient accusĂ©s de faire le jeu du fascisme ».

En Ă©crivant ce livre, Jean Birnbaum se propose donc de nous offrir  « Un bref manuel de survie par temps de vitrification idĂ©ologique, pour faire piĂšce Ă  la suspicion. Non seulement parce qu’il cĂ©lĂšbre la nuance comme libertĂ© critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce qu’il est nourri par cette conviction que le livre, l’ancienne et fragile tradition du livre constitue pour la nuance le plus sĂ»r des refuges » (p 15). Et il Ă©crit un essai, car c’est un genre de livre oĂč la puissance de la nuance peut s’épanouir au mieux Ă  « la charniĂšre de la littĂ©rature et de la pensĂ©e » (p 16). Dans cette approche, Jean Birnbaum a eu l’idĂ©e de nous montrer combien on peut s’appuyer sur l’exemple « d’intellectuels et d’écrivains qui  illustrent un hĂ©roĂŻsme de la mesure ». Il fait appel Ă  « des figures aimĂ©es auxquelles il revient souvent et dont il est convaincu qu’en ce temps pĂ©rilleux, elles peuvent nous aider Ă  tenir bon, Ă  nous tenir bien » (p 17). Ce sont des personnes courageuses : Albert Camus, Georges Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillon ou encore Roland Barthes. Si ces noms nous sont pour la plupart connus, leur parcours ne l’est pas toujours et, avec Jean Birnbaum, il est bon de revisiter leur histoire et d’en apprĂ©cier le sens et la portĂ©e.

Cet essai n’est pas volumineux, mais il est riche et dense. Il appelle une lecture attentive et mĂȘme enthousiaste. Dans notre prĂ©sentation, nous nous bornerons Ă  situer ces auteurs dans l’histoire et, avec Jean Birnbaum, Ă©voquer quelques traits de leurs personnalitĂ©s.

https://youtu.be/o5fu8S1irZY

Le courage de la nuance face aux pressions totalitaires

Si il y a bien aujourd’hui une menace croissante de polarisation idĂ©ologique, la situation aujourd’hui ne nous paraĂźt pas aussi tendue et aussi dangereuse qu’elle a pu l’ĂȘtre, durant quelques dĂ©cennies au XXĂš siĂšcle, Ă  l’époque oĂč des rĂ©gimes totalitaires s’étaient installĂ©s en Europe et y exerçaient leur pression : Le fascisme, l’hitlĂ©risme et le stalinisme. Les auteurs mis en valeur dans ce livre ont vĂ©cu durant cette pĂ©riode.

Georges Bernanos

La menace fasciste s’est rĂ©vĂ©lĂ©e durant la guerre d’Espagne dans le putsch de l’armĂ©e contre la RĂ©publique espagnole et la guerre civile qui s’en est suivie. C’est lĂ  qu’on voit rĂ©agir Georges Bernanos dans son livre : « Les grands cimetiĂšres sous la lune » : « un tĂ©moignage sur la guerre d’Espagne rĂ©digĂ© Ă  chaud par le romancier connus pour engagements royalistes et chrĂ©tiens qui n’en proclame pas moins son dĂ©gout pour les crimes du GĂ©nĂ©ral Franco et ses complices en soutane »   (p 36). L’évĂ©nement est d’autant plus significatif que Georges Bernanos a longtemps Ă©tĂ© un militant d’extrĂȘme-droite. Or, il refuse de ne pas voir les atrocitĂ©s en cours et il intervient pour les dĂ©noncer. « NaguĂšre dĂ©vouĂ© au puissant mouvement monarchiste, Bernanos vient donc briser le consensus chez ses anciens compagnons et plus gĂ©nĂ©ralement chez les soutiens français de Franco » (p 31).

A quoi tient cet engagement ? Georges Bernanos se dit « un homme de foi ». Il refuse le dĂ©ni du mal et voit dans la mĂ©diocritĂ© une rĂ©alitĂ© spirituelle « qui mĂȘle dĂ©sinvolture morale, contentement de soi et furieuse cĂ©cité  Il en rĂ©sulte un parti-pris de ne pas voir ce qui crĂšve les yeux » (p 41). Georges Bernanos voit dans l’enfance « une grĂące Ă  prĂ©server, un Ă©lan qui se met Ă  travers de l’imposture et du fanatisme
 Nulle naĂŻvetĂ© ici… Sous la lumiĂšre de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté » (p 44-45).

Georges Orwell

La guerre d’Espagne a Ă©galement mis en Ă©vidence le courage d’un autre Ă©crivain : Georges Orwell. Dans les deux camps, la guerre d’Espagne apparaĂźt Ă  beaucoup comme « un combat contre le mal, une lutte finale ». Et dĂšs lors, « la prioritĂ© est de serrer les rangs, et dire la vĂ©ritĂ© devient inopportun, voire criminel si la proclamation de cette vĂ©ritĂ© sert « objectivement les intĂ©rĂȘts de la partie adverse » (p 82). C’est contre ce mĂ©canisme que Georges Orwell s’est Ă©levé en affirmant la primautĂ© de l’humain et de ce qu’il appelle « la dĂ©cence ordinaire ». (p 86). « Ce qui fonde toute Ă©mancipation, c’est la justesse des idĂ©es, mais surtout la vĂ©ritĂ© des sentiments » (p 87). On comprend pourquoi son grand roman antitotalitaire « 1984 » a pour hĂ©ros un amoureux des mots que le rĂ©gime prive bientĂŽt de la possibilitĂ© non seulement d’écrire, mais de ressentir » (p 87). Et, de mĂȘme qu’Orwell sait manifester de la sympathie, il aime la franchise. « Chez lui, ce franc parler se conjugue au doute ; Dire son fait Ă  autrui, certes, mais aussi assumer ses propres failles
 se montrer « fair play ». La meilleure façon d’ĂȘtre honnĂȘte, c’est de renoncer Ă  une illusoire « objectivité »  Si « Hommage Ă  la Catalogne » est un rĂ©cit bouleversant, c’est parce que l’esprit critique et l’ironie y annulent d’avance toute vellĂ©itĂ© dogmatique » (p 90). « Refusant de cĂ©der au chantage idĂ©ologique
, Orwell nous lĂšgue sa conception de la nuance comme franchise obstinĂ©e. Avec, pour corollaire ce principe si prĂ©cieux : jamais une vĂ©ritĂ© ne devrait ĂȘtre occultĂ©e sous prĂ©texte qu’en nommant les choses on risquerait de se mettre Ă  dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idĂ©ologie funeste » (p 95).

Hannah Arendt

La guerre d’Espagne fut un prĂ©lude Ă  l’expansion de l’Allemagne nazie. La philosophe Hannah Arendt a fui cette domination pour se rĂ©fugier aux États-Unis en 1941. Elle a Ă©prouvĂ© les effets de la « bĂȘtise », ce qu’elle dĂ©signe par : « un certain rapport Ă  soi, une maniĂšre de coller Ă  ses propres prĂ©jugĂ©s jusqu’à devenir sourd aux vues d’autrui » (p 58). « Pas de pensĂ©e sans dialogue avec les autres et pour commencer avec soi. Avoir une conscience aux aguets, se sentir capable d’entrer dans une dissidence intĂ©rieure, voilĂ  le contraire du mal dans sa banalité ; pour Arendt, la pensĂ©e a moins Ă  voir avec l’intelligence qu’avec le courage. C’est un hĂ©roĂŻsme ordinaire. D’oĂč son insistance sur « le manque d’imagination » d’Eichman, l’impossibilitĂ© qui Ă©tait la sienne de se mettre Ă  la place des autres. Aussi « cet hĂ©roĂŻsme de la pensĂ©e se confond-il largement avec le gĂ©nie de l’amitiĂ©. C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux parler avec moi-mĂȘme, c’est Ă  dire penser » (p 59).

Raymond Aron

Le sociologue et philosophe Raymond Aron, lui aussi, a Ă©tĂ© confrontĂ© avec le nazisme. En 1933, nommĂ© Ă  un poste d’assistant de philosophie en Allemagne, il dĂ©couvre la montĂ©e hitlĂ©rienne. C’est une Ă©preuve oĂč il va apprendre le caractĂšre prĂ©cieux de la dĂ©mocratie. Et dans cette tourmente, il forge un idĂ©al de luciditĂ©. La luciditĂ© est la « premiĂšre loi de l’esprit », Ă©crit-il dĂšs 1933 dans sa « lettre ouverte d’un jeune français Ă  l’Allemagne » (p 73). Et sa ligne de conduite repose sur le « pluralisme culturel ». Face aux emportements, le choix de Raymond Aron est « une Ă©thique intraitable du doute. « En ce sens, si l’on mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensĂ©e, on peut dire qu’Aron fut d’abord un disciple d’Aristote, ce grand philosophe de la prudence » (p 76). Ainsi cĂ©lĂšbre-t-il « le suprĂȘme courage de la mesure ». C’est dans cet esprit que Raymond Aron a fait face aux totalitarismes, du fascisme au stalinisme.

Germaine Tillon

Au cours des annĂ©es qui prĂ©cĂšdent la guerre 1939-1945, Germaine Tillon est ethnologue, en recherche en AlgĂ©rie chez les berbĂšres Chaouis (p 105). En 1940, elle choisit la rĂ©sistance  et « crĂ©e, avec d’autres, le cĂ©lĂšbre RĂ©seau du MusĂ©e de l’Homme, un des premiers rĂ©seaux de rĂ©sistance en territoire occupé » (p 106). Elle est dĂ©portĂ©e Ă  Ravensbruck en 1943. A sa libĂ©ration, elle poursuit son Ɠuvre de recherche oĂč elle tient ensemble « enquĂȘte serrĂ©e et expĂ©rience sensible» (p 108). Elle va Ă©crire surtout des « essais », « autrement dit des livres qui avancent Ă  tĂątons en assumant leurs propres fragilité » (p 104). Durant la guerre d’AlgĂ©rie, Germaine Tillon se bat, cĂŽtĂ© français pour que cessent les exĂ©cutions capitales, et, en mĂȘme temps, elle dialogue avec un des meneurs algĂ©riens de la lutte armé » (p 111). « Femme de conviction, elle prĂ©servait cependant comme un trĂ©sor fragile la nĂ©cessitĂ© de ne jamais leur sacrifier la vĂ©ritĂ© et la possibilitĂ© de nouer des liens authentiques avec des gens aux idĂ©es diffĂ©rentes, voire opposĂ©es » (p 111).

Albert Camus

Albert Camus est lui aussi interpellĂ© par la guerre d’AlgĂ©rie puisqu’il est originaire de ce pays. « NĂ© en AlgĂ©rie au sein d’une famille modeste, trĂšs tĂŽt orphelin de pĂšre, Ă©levĂ© par une grand-mĂšre pĂ©nible et une mĂšre illettrĂ©e, l’auteur de « La Peste » a Ă©tĂ© atteint par la tuberculose alors qu’il n’avait que 17 ans » (p 24). C’est une dure Ă©preuve. Ce fut une expĂ©rience subie, mais « sa patience n’en demeura pas moins active ». Contre les rigiditĂ©s « d’un rationalisme sans nuance, elle nourrit des engagements ancrĂ©s dans la vie sensible. Ainsi, on ne comprend rien aux positions de Camus sur la guerre d’AlgĂ©rie si on n’a pas en tĂȘte le lien si charnel qui a uni ce fils de pied noirs aux ĂȘtres et aux paysages de ce pays. Au moment de la guerre d’AlgĂ©rie, il formule l’impossible rĂȘve d’une formule « fĂ©dĂ©rale », qui aurait permis Ă  la fois la fin du systĂšme colonial et l’invention d’un nouveau « vivre ensemble », mais cela ne l’a pas empĂȘchĂ© de dĂ©fendre trĂšs tĂŽt les nationalistes algĂ©riens et leur lutte contre la puissance française, ses lois d’exception et ses « codes inhumains » (p 25). Inscrit au parti communiste dans sa premiĂšre jeunesse, Camus en a Ă©tĂ© banni. Il formule Ă  son Ă©gard deux griefs qu’il « relancera plus tard au fil des annĂ©es, en direction des intellectuels « progressistes » : d’une part, la prĂ©tention Ă  faire entre la rĂ©alitĂ© sociale dans un carcan thĂ©orique, d’autre part, le refus d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison » (p 26)
 « ManichĂ©isme politique et mensonge existentiel sont insĂ©parables. La langue de bois est secrĂ©tĂ©e par un cƓur en toc » (p 26).

Albert Camus a suivi un sentier Ă©troit, mais juste. « Comment concilier indignation et lucidité ? Un ĂȘtre humain peut-il donner libre cours Ă  son « goĂ»t pour la justice » et, en mĂȘme temps, « tenir les yeux ouverts ? » (p 26). « Il y a un courage des limites, une radicalitĂ© de la mesure » (p 27).

Roland Barthes 

Jean Birnbaum adjoint à cet ensemble de portraits, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue.

« Barthes s’est fixĂ© cette tĂąche impossible, non seulement prendre soin des mots, mais encore ne jamais laisser le langage se figer, toujours le maintenir dans cet Ă©tat de rĂ©volution permanente qu’on appelle littĂ©rature » (p 118). Roland Barthes distingue une « parole ouverte » en terme de souffle et une « parole fermĂ©e », hermĂ©tique, comme un bloc de clichĂ©s, ce qu’il appelle la « brique » (p 119). Lors d’un voyage dans la Chine MaoĂŻste, Roland Barthes saisit « la tyrannie des stĂ©rĂ©otypes » (p 121) et il Ă©touffe. A partir des annĂ©es 1970, « le sĂ©miologue fait de la nuance un souci constant et une mĂ©thode active. Je veux vivre selon la nuance », proclame-t-il » (p 122). Ainsi, « maitresse des nuances, la littĂ©rature est une permanente remise en question, une parade face aux dogmatismes » (p 122). Roland Barthes s’établit dans le « refus du surplomb », le « refus de l’arrogance ».

Des attitudes communes

Si le contexte d’une mĂȘme Ă©poque est un dĂ©nominateur commun entre les personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre, Jean Birnbaum voit chez eux des attitudes voisines. Et il Ă©voque cette perception dans de courts chapitres intermĂ©diaires, des « interludes ». Les titres en sont parlants : « Des mots libres pour des hommes libres » ; « Il faut parler franc » ; « La blague est quelque chose d’essentiel » ; « Vous avez dit : « faire le jeu de » ; « L’inconnu, c’est encore et toujours notre Ăąme » ; « La littĂ©rature, maitresse des nuances ». On reconnaitra lĂ  les remarques de l’auteur Ă  propos des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre. Jean Birnbaum les a choisis dans une communautĂ© d’attitudes et de dĂ©marches : « Les hommes et les femmes que j’ai voulu rĂ©unir dans ce livre, ne savaient pas oĂč se mettre. Ils Ă©taient trop nuancĂ©s pour s’aligner sur des slogans. Trop libres pour supporter la discipline d’un parti. Trop sincĂšres pour renoncer Ă  la franchise. Trop mobiles pour obĂ©ir Ă  une politique de frontiĂšres  » (p 129). Ces diverses figures « s’inscrivent dans une mĂȘme constellation de sensibilitĂ© et de vigilance », ce que Hannah Arendt nommait « une tradition cachĂ©e » (p 130). Alors, nous dit Jean Birnbaum, « J’ai voulu
 entendre cette petite troupe d’esprits hardis, dĂ©livrĂ©s de tout fanatisme, qui ont acceptĂ© de vivre dans la contradiction, et prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©flĂ©chir que haĂŻr » (p 137).

« Toute personne a droit Ă  la libertĂ© de pensĂ©e, de conscience et de religion » affirme la dĂ©claration universelle des droits de l’homme dans son article 18 et l’article 19 ajoute : « Tout individu a droit Ă  la libertĂ© d’opinion et d’expression » (3). Malheureusement, il y a encore certains Ă©tats oĂč ces libertĂ©s sont bafouĂ©es. Il y faut du courage pour penser, c’est Ă  dire penser librement. Cependant la menace vis Ă  vis de l’exercice de la pensĂ©e ne vient pas seulement des pouvoirs politiques dictatoriaux. D’une façon plus subtile, elle peut aussi s’exercer Ă  partir de pressions sociales et idĂ©ologiques dans une imitation servile. Des modĂšles s’imposent en terme d’oppositions simplistes, d’une pensĂ©e en blanc et noir. Ici, le courage de penser, c’est aussi le « courage de la nuance » pour reprendre le beau titre du livre de Jean Birnbaum. Les exemples vivants qu’il nous apporte en ce sens viennent nous accompagner et nous encourager.

J H

  1. Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil, 2021 Interview vidĂ©o de l’auteur : https://www.youtube.com/watch?v=o5fu8S1irZY
  2. Un silence religieux : https://vivreetesperer.com/un-silence-religieux/
  3. LibertĂ© de penser. LibertĂ© d’expression : http://www.francas40.fr/var/francas/storage/original/application/93286c030c46cedd732730e0917a7c13

Un nouvel an, ensemble, en route


Nouvel An. Un commencement
 Comment est ce que nous considĂ©rons l’avenir ? On sait que les reprĂ©sentations de l’avenir varient selon les religions, les civilisations. Notre reprĂ©sentation de l’histoire est inspirĂ©e, implicitement ou explicitement par le message que nous avons reçu Ă  travers la Bible, une foi en la promesse de Dieu qui nous met en mouvement Ă  l’exemple d’Abraham ou du peuple juif sortant d’Egypte pour une nouvelle destinĂ©e. Et pour les chrĂ©tiens, entendre que Christ est ressuscitĂ© d’entre les morts et que la puissance de Dieu est Ă  l’Ɠuvre, dĂšs maintenant, pour accomplir la rĂ©surrection des morts et la libĂ©ration de l’humanitĂ© et de la nature, nous parle « dans un mĂȘme mouvement du fondement de l’avenir et de la pratique de la libĂ©ration des hommes et de la rĂ©demption du monde » (JĂŒrgen Moltmann, JĂ©sus, le Messie de Dieu (Cerf), p. 328). C’est le fondement d’une thĂ©ologie de l’espĂ©rance. C’est une inspiration pour notre sociĂ©tĂ© en ce temps de crise oĂč les menaces abondent, et aussi, pour nous personnellement dans un chemin oĂč se mĂȘlent les joies et les Ă©preuves et oĂč parfois on ne voit plus clair.

 

A un moment oĂč on prend de plus en plus conscience des interrelations entre l’humanitĂ© et la nature dans laquelle elle s’inscrit, un exemple issu du monde animal vient nous apporter un Ă©clairage qui fonctionne comme une parabole.

Le magnifique film sorti en 2001 : « Le peuple migrateur » est prĂ©sent dans nos mĂ©moires 
 et aujourd’hui accessible sur internet :

http://www.youtube.com/watch?v=ks_nLiTSvb4

Et, sur le site Flickr, on trouve des photos parfois impressionnantes d’oiseaux en migration. En voyant les images des oies sauvages en vol pour Ă©chapper au froid de l’Arctique et gagner les pays du soleil, comment ne pas admirer l’instinct qui les conduit. On est saisi par la beautĂ© de ces crĂ©atures. Et lorsqu’on sait qu’un vol d’oies sauvages est aussi une expĂ©rience collective oĂč une solidaritĂ© se manifeste, n’est-ce pas pour nous une source d’inspiration, la mĂ©taphore d’un mouvement oĂč la foi s’exercerait dans la communion. Ainsi, en ce Nouvel an, une superbe photo de ces oies en vol nous interpelle :

http://www.flickr.com/photos/warmphoto/6320042255/lightbox/

Elle nous suggĂšre foi, courage, solidaritĂ©. N’aspirons-nous pas aussi Ă  faire route les uns avec les autres comme beaucoup d’hommes dĂ©jĂ  engagĂ©s sur ce chemin ?

 

JH