par jean | Juin 2, 2021 | ARTICLES, Vision et sens |
Le parcours dâAngĂ©lique Kidjo du BĂ©nin Ă une vie internationale
 Un petit livre vient de paraĂźtre dans une nouvelle collection : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » (1). Ainsi, Ă travers des entretiens avec Sophie Lhullier, nous dĂ©couvrons le parcours et le tĂ©moignage dâune chanteuse rĂ©putĂ©e internationalement. La collection elle-mĂȘme mĂ©rite attention. Elle est destinĂ©e aux jeunes. « Comment trouve-t-on sa voie ? Quand nous demande-t-on ce qui nous anime, ce qui nous donnerait envie de nous lever le matin ? Dâou lâidĂ©e de partager lâexemple de possibles, de rĂ©cits de vie de personnalitĂ©s trĂšs diffĂ©rentes, mais toutes libres et passionnĂ©es ». En fait, le public sâĂ©tend bien au delĂ des jeunes, Ă tous ceux qui se veulent Ă lâĂ©coute, en mouvement.
Nous avons dĂ©couvert la personnalitĂ© dâAngĂ©lique Kidjo Ă travers le message dâune amie sur facebook . Effectivement, ce livre nous prĂ©sente un rĂ©cit de vie particuliĂšrement instructif Ă double titre : il nous prĂ©sente un tĂ©moignage oĂč nous voyons un fil conducteur ; sagesse et Ă©thique, et, en mĂȘme temps, il nous permet de mieux comprendre comment un nouveau monde est en train de se construire, un monde en transformation oĂč chacun dâentre nous compte et est appelĂ© Ă jouer un rĂŽle constructif. Il y a lĂ une lecture, tonique, encourageante, Ă partager.
Un parcours international
Le parcours dâAngĂ©lique Kidjo nous est prĂ©sentĂ© dans une introduction (p 8-9) : Elle nait au BĂ©nin en 1960, deux semaines avant lâindĂ©pendance. « Elle y vit une enfance entourĂ©e de parents ouverts et dâune fratrie de musiciens ». Toute petite fille, elle commence Ă chanter. Dans une ambiance favorable, elle apparaĂźt trĂšs vite sur scĂšne. Et « elle devient une star au BĂ©nin Ă 19 ans ». « En 1983, ne pouvant plus sâexprimer en tant quâartiste en raison de la dictature, AngĂ©lique Kidjo dĂ©cide de fuir en France pour continuer Ă chanter librement. Elle repart Ă zĂ©ro, sâinscrit dans une Ă©cole de jazz oĂč elle rencontre son futur mari, Jean Hebrail. Depuis, ils nâont cessĂ© de travailler ensemble. En 1991, elle sort son premier album français : « Logozo » dont le succĂšs est immĂ©diat et international. ». En 1998, AngĂ©lique et son mari sâinstallent aux Etats-Unis oĂč ils vivent depuis lors. La crĂ©ativitĂ© musicale dâAngĂ©lique Kidjo sây dĂ©ploie brillamment. Elle rĂ©alise de nombreux albums « intimement liĂ©s Ă lâhistoire de lâAfrique et aux droits humains ». « Elle associe, avec brio, la beautĂ© des musiques traditionnelles dâAfrique Ă lâĂ©nergie et Ă la vivacitĂ© des musiques contemporaines. Par le chant, elle cherche Ă rassembler les peuples et les cultures, Ă pacifier les relationsâŠÂ ». AngĂ©lique Kidjo est Ă©galement engagĂ©e socialement. « Elle est ambassadrice de bonne volontĂ© de lâUnicef depuis 2002. Pour elle, tant que lâĂ©ducation ne sera pas devenus la prioritĂ© de tous les adultes, le justice et la paix ne pourront pas rĂ©gner dans le monde. Câest pourquoi, elle a créé en 2006 sa fondation Batonga qui oeuvre en faveur de lâĂ©ducation secondaire des jeunes filles africaines.
Une source inspirante.
LâĂ©ducation dâAngĂ©lique dans une famille pionniĂšre.
 Au cours de cet entretien, on dĂ©couvre combien la famille dâAngĂ©lique jouĂ© un rĂŽle majeur dans sa formation et son orientation.
Non seulement cette famille lâa encouragĂ© dans le dĂ©veloppement de ses dons et ses talents, mais elle a participĂ© Ă lâadoption de valeurs fondatrices. Il y a lĂ un fait original, car cette famille Ă©tait particuliĂšrement ouverte. Ainsi a-t-elle reçu une Ă©ducation « atypique », orientĂ©e vers la bienveillance, lâaccueil et le respect de la femme. Son pĂšre croyait hautement Ă lâimportance de lâĂ©ducation scolaire, envoyant Ă lâĂ©cole ses nombreux enfants, les filles comme les garçons. Il appelait sa fille Ă rĂ©flĂ©chir par elle-mĂȘme, mais aussi Ă tenir compte des autres et Ă savoir se remettre en cause. « Jâai Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e dans cette logique dâassocier la tĂȘte et le cĆur Ă toute rĂ©flexion » (p 12). Et aussi, son pĂšre manifestait une attitude de bienveillance et de comprĂ©hension.  Un jour quâAngĂ©lique sâĂ©tait violemment emportĂ©e en dĂ©couvrant la rĂ©alitĂ© de lâapartheid, son pĂšre lui a dit : Tu as le droit dâĂȘtre en colĂšre et de ne pas comprendre pourquoi il y a lâapartheid en Afrique du sud, mais jamais je ne te laisserai aller vers la haine et la violence⊠Que veux-tu ? Comment vois-tu la vie ? Tu veux un monde de guerre perpĂ©tuelle ou tu veux que lâon arrive un jour Ă comprendre que nos diffĂ©rences sont nos forces et pas nos faiblessesâŠÂ » (p 31). AngĂ©lique a rĂ©flĂ©chi et a réécrit la chanson qui faisait problĂšme. Son pĂšre respectait la vocation de sa femme Ă la tĂȘte dâune compagnie de théùtre. AngĂ©lique a intĂ©grĂ© celle-ci Ă lâĂąge de six ans. « La personne que je suis a commencĂ© Ă se construire là  » (p 13). Son pĂšre et sa mĂšre Ă©taient fĂ©ministes. « Sa mĂšre a Ă©levĂ© ses garçons de la mĂȘme maniĂšre que les filles (p 12).
AngĂ©lique sâest interrogĂ©e sur la personnalitĂ© « atypique » de ses deux parents. Elle y voit lâinfluence des ses deux grands-mĂšres, veuves trĂšs jeunes et qui sont devenues des « femmes fortes » engagĂ©es dans une activitĂ© marchande.
Un autre Ă©lĂ©ment est intervenu dans la formation dâAngĂ©lique : la prĂ©sence dâune nombreuse fratrie. Ses frĂšres jouaient tous dâun instrument et ils Ă©taient trĂšs engagĂ©s dans la musique. AngĂ©lique a chantĂ© depuis la petite enfance et elle a grandi en Ă©coutant beaucoup de musique depuis la musique traditionnelle jusquâĂ pratiquement toutes les musiques du monde » (p 13). Ainsi, ce livre nous Ă©claire sur le contexte dans laquelle la personnalitĂ© dâAngĂ©lique sâest forgĂ©e. Et, de plus, dans la sympathie Ă©veillĂ©e par cette lecture, nous apprenons beaucoup sur la civilisation africaine et sur son Ă©volution.
Toute créativité
Un parcours musical exceptionnel
A 23 ans, AngĂ©lique arrive en France. Elle rĂ©ussit une adaptation difficile en sâengageant dans une formation musicale et câest dans une Ă©cole de jazz quâelle rencontre Jean Hebrail, bassiste, compositeur qui devient son mari. De rencontre en rencontre, elle trouve une reconnaissance et une aide pour sâexprimer. AngĂ©lique nous dĂ©crit cet univers et rend hommage Ă ceux qui ont choisi de travailler avec elle. Ses albums rencontrent de grand succĂšs. Ce fut le cas de « Logozo » en 1991. Des concerts en rĂ©sultent jusquâen Australie. Dea tournĂ©es sâorganisent autour de ces succĂšs comme « Agolo » (terre nourriciĂšre). En 1998, AngĂ©lique et son mari sâinstallent aux Etats-Unis oĂč ils vont rĂ©sider jusquâĂ aujourdâhui. Elle y rĂ©alise une trilogie musicale sur lâesclavage (p 66). Aujourdâhui, la rĂ©putation dâAngĂ©lique Kidjo est internationale. Ainsi, on lui a demandĂ© de chanter devant un parterre de chefs dâĂ©tat lors du centenaire de lâarmistice du 11 novembre 2018 (2).
Cette carriĂšre musicale tĂ©moigne dâun dynamisme considĂ©rable. En effet, il nây a pas seulement une grande crĂ©ativitĂ© artistique, mais il y a aussi une intense activitĂ© relationnelle. Celle-ci se manifeste notamment dans le travail quotidien avec de nombreux collaborateurs. « Choisir le bon manager et le bon producteur, câest capital dans la profession ». Et pour ses albums, il y a chaque fois un choix de partenaires, de musiciens. « On ne se fait pas tout seul, jamais. Beaucoup de soutiens mâont ouvert les voies. Jâessaie de ne jamais lâoublier. Câest pour cela que je fais le maximum pour aider autour de moi » (p 65). Sur la scĂšne, il y a Ă©galement une relation intense avec le public. « On nâest jamais artiste seul. Sans public, il nây a pas dâartiste. Tu crĂ©es Ă partir de ce qui est au fond de toi, de ce que tu as vĂ©cu, mais aussi ce que dâautres ont vĂ©cu et de ce que tu as vĂ©cu Ă travers eux » (p 102).
Au total, il y a un fil conducteur, câest lâinspiration. « Quand on Ă©crit, comme dit Philip Glass, câest du domaine de lâinconnu. Ce nâest pas toi qui dĂ©cide du moment oĂč les mots ou la musique doivent sortir. Et quand ça vient, il faut essayer de prĂ©server tel quel ce qui arrive » (p 102).
LâAfrique au cĆur
 AngĂ©lique vient dâune famille africaine avancĂ©e dans lâaffirmation du respect des autres, du respect des femmes. Son tĂ©moignage nous fait part de lâexemple donnĂ© par son pĂšre et par sa mĂšre dans lâhĂ©ritage dâune lignĂ©e de grand-mĂšres, « femmes puissantes ». Câest un rappel de lâinfluence de choix personnels bien au delĂ du prĂ©sent immĂ©diat, car AngĂ©lique a portĂ© ensuite ces valeurs de respect, ce refus de la haine et de la violence. Et de mĂȘme, la vocation musicale dâAngĂ©lique sâenracine dans sa famille. Elle sâinscrit Ă©galement dans le contexte de la culture africaine. Câest au BĂ©nin quâelle a appris la musique. Et, dans sa rĂ©ussite de chanteuse, elle a repris lâhĂ©ritage des rythmes africains et elle a Ă©crit ses chansons dans des langues africaines. Elle nous dit parler quatre langues du BĂ©nin : le fon, le yoruba, le goun et le mina (p 83). LâĆuvre dâAngĂ©lique Kodjo a portĂ© haut la culture musicale africaine quâelle retrouve Ă©galement dans la diaspora et, particuliĂšrement, dans la descendance de lâesclavage prĂ©sente en AmĂ©rique des Etats-Unis au BrĂ©sil en passant par les Antilles. Dans ce mouvement, AngĂ©lique Kodjo a rĂ©alisĂ© une trilogie musicale sur lâesclavage.
Dans cet entretien, elle nous rappelle maintes fois cette histoire douloureuse dont nous mĂ©connaissons trop souvent la charge et lâimportance. « la violence de nos sociĂ©tĂ©s est un hĂ©ritage de lâesclavage⊠On commence seulement Ă se poser la question de savoir pourquoi lâAfrique, un continent riche (en matiĂšres premiĂšres, en forces vitales), compte le plus de pauvretĂ©. Lâexploitation des richesses de lâAfrique par les pays occidentaux perpĂ©tue ce systĂšme inĂ©galitaire auquel il faut mettre fin. Et si on commence Ă examiner lâhistoire Ă©conomique mondiale, on se rend compte que câest le travail des esclaves qui a financĂ© la richesse des pays occidentaux et a fondĂ© un capitalisme inhumain. Aux Etats-Unis, les esclaves ont travaillĂ© quatre cent ans sans ĂȘtre payĂ©s⊠Tant que cette rĂ©alitĂ© historique ne sera pas reconnue, nous ne pourrons pas progresser parce que le poison de lâhumiliation et de la dĂ©shumanisation des africains restera au cĆur des sociĂ©tĂ©s » (p 127-128). « Il faut Ă©galement se souvenir que jusquâĂ la Renaissance, on trouvait en Afrique, des sociĂ©tĂ©s, des royaumes, de lâarchitecture dâun niveau comparable Ă lâEurope. Tout un pan africain de lâhistoire de lâhumanitĂ© a Ă©tĂ© occultĂ© pendant longtemps (p 128-129).
AngĂ©lique Kidjo porte lâAfrique dans son cĆur. DĂ©jĂ dĂ©crite, câest la prĂ©sence de lâAfrique dans ses chants et sa musique. Ainsi, dans un album comme « Djin Djin », elle a voulu partager sa culture bĂ©ninoise avec des musiciens bĂ©ninois actuels. (p 76). Et puis, elle est Ă©galement engagĂ©e socialement au service de lâAfrique Ă lâUnicef et dans la fondation Batonga qui Ćuvre pour lâĂ©ducation  secondaire des jeunes filles en Afrique.
Une sagesse. Une éthique
Des valeurs vécues au quotidien
Au tout dĂ©but de lâinterview, AngĂ©lique Kidjo proclame une vision universaliste de lâĂȘtre humain : « Avant dâĂȘtre femme, avant dâĂȘtre noire, je suis un ĂȘtre humain » (p 12). Et elle rappelle ensuite son vĂ©cu familial oĂč elle a appris le respect des autre qui est aussi le respect de la femme et qui se manifeste par une hospitalitĂ© ouverte. Elle y a appris Ă©galement Ă rejeter la haine et Ă refuser la violence.
Le respect des autre, câest aussi le respect de soi-mĂȘme, et par lĂ mĂȘme, une hygiĂšne de vie. Cette hygiĂšne de vie lui paraĂźt indispensable dans son mĂ©tier de chanteuse. « Les cordes vocales sont comme les muscles » (p 95). Il y a donc des rĂšgles de vie importantes : bien dormir, avoir une alimentation saine, ne pas fumer ou boire de lâalcool. Depuis une dizaine dâannĂ©es, AngĂ©lique pratique la mĂ©ditation. « Tous les voyages que jâai fait, mâauraient tuĂ© sans la mĂ©ditation » (p 97).
La sagesse, câest aussi ne pas sâenorgueuillir : « Savoir rester humbleâŠ.Tu es au service de ton inspiration. Laisse ta chanson se faire. Cette vulnĂ©rabilitĂ© te permet de saisir clairement ce dont tu as envieâŠ. Quand lâinspiration se prĂ©sente, le moment est tellement fugace que si tu nâadoptes pas une posture dâhumilitĂ©, tu risques de passer Ă cĂŽté » (p 103-104).
AngĂ©lique Kidjo trouve des joies intenses dans son mĂ©tier de chanteuse. Câest le plaisir de chanter, le bonheur dâĂȘtre en scĂšne (p 104), mais câest aussi le travail dâĂ©quipe. AngĂ©lique est trĂšs sensible Ă lâaccueil du public. Il y a des personnes qui se mettent en mouvement parce quâelles trouvent une Ă©nergie, une espĂ©rance dans les chansons dâAngĂ©lique.
Il y a une dynamique de vie dans ses chansons. AngĂ©lique dĂ©plore lâindividualisme qui rĂšgne en France, une attitude trĂšs diffĂ©rente de celle qui prĂ©vaut en Afrique. « Quand je rencontre quelquâun chez moi dans ma ville Ă Cotonou, on se dit bonjour, on se rĂ©pond⊠Quand je suis arrivĂ©e en France, quand je rencontrais les voisins de lâimmeuble dans les escaliers et que je leur disais bonjour, ils se collaient au mur comme si jâallais les agresser.. Ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre, câest souvent ça pour moi, les pays riches » (p 108-109).
AngĂ©lique Kidjo a toujours eu un sens aigu de la justice, mais trĂšs jeune, elle a dĂ©couvert le danger de la violence (p 25). Et elle a adoptĂ© le mĂȘme refus de la haine que celui de ses parents. « Chanter est ma responsabilitĂ©. Il ne faut pas la prendre Ă la lĂ©gĂšre. Il ne faut pas chanter la haine » (p 117). « Que demande lâamour ? DĂ©jĂ que lâon sâaime soi-mĂȘme avec ses dĂ©fauts et ses qualitĂ©s, que lâon soit prĂȘt Ă ĂȘtre vulnĂ©rable et rejetĂ© dans cet amour, pour ensuite retrouver la force dans ce rejet. La haine ne demande rien. La haine se nourrit de la haine . La colĂšre, mĂȘme Ă toute petite dose, se transforme rapidement en un problĂšme insurmontable. Puis tu commences Ă haĂŻr et le temps que tu alimente cette haine, tu ne sais mĂȘme plus pourquoi elle est apparue. Tu entres dans le vortex de la haine qui va te broyer parce quâelle nâapporte que violence et destruction. La haine nait de la peur. De quoi avons nous peur ? (p 131-132).
AngĂ©lique et Jean ont une fille, Naima, grande maintenant. Naima a reçu une Ă©ducation internationale incluant ses origines bĂ©ninoises. La maniĂšre dont AngĂ©lique parle de lâĂ©ducation de sa fille tĂ©moigne de ses valeurs. « Ce que jâespĂšre lui avoir transmis, câest cette valeur fondamentale : « Aime-toi, respecte-toi et respecte les autres. Et ne fais jamais subir Ă autrui ce que tu ne voudrais pas subir toi-mĂȘme » (p 142).
« Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » : La conversation qui se dĂ©roule Ă travers lâinterview est trĂšs agrĂ©able Ă suivre. Elle suscite de la sympathie et elle est aussi trĂšs instructive.
Certes nos goĂ»ts musicaux sont diffĂ©rents les uns des autres. On ne se reconnaĂźt pas nĂ©cessairement dans telle musique. Mais nây a-t-il pas lĂ aussi Ă apprendre du nouveau ?
Voici un livre qui élargit notre vision.
Nous y apprenons la vitalitĂ© crĂ©ative de lâAfrique, la richesse de la civilisation africaine.
Cette richesse sâexprime notamment dans la musique et nous en y voyons ici la dimension internationale.
Ce livre nous rappelle Ă©galement lâampleur des mĂ©faits de lâesclavage. Câest une rĂ©alitĂ© que nous avons trop tendance à oublier.
Voici Ă©galement un message tonique. Câest lâimportance des choix et des attitudes personnelles. Parce quâun pĂšre et une mĂšre ont choisi le respect des autres et, Ă une Ă©chelle plus vaste, le respect de la femme, un sain fĂ©minisme, leur fille AngĂ©lique, a pu trouver lĂ une inspiration et se dĂ©ployer dans une vie ouverte et crĂ©ative. Au delĂ de son pays dâorigine, elle nous apporte un message de paix dans une convivialitĂ© internationale.
Si il y a aujourdâhui beaucoup dâombre dans ce monde, il y a aussi de la lumiĂšre. AngĂ©lique Kidjo nous apporte une dynamique de vie qui vient nous Ă©clairer. Oui, le titre du livre est bien choisi : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo ». AngĂ©lique nous accompagne.
J H
- Angélique Kidjo. Je chemine avec Angélique Kidjo. Entretiens menés avec Sophie Lhuillier. Seuil, 2021
- AngĂ©lique Kidjo a Ă©crit prĂ©cĂ©demment des mĂ©moires : « La voix est le miroir de lâĂąme » (2017) Elle est interviewĂ©e Ă ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=DDKEr1FLfFs
- « Pour le 11 novembre, Angélique Kidjo a ému les spectateurs ave la chanson de « Blewu » : https://www.youtube.com/watch?v=j5jk4sr6Upg
par jean | Juin 4, 2021 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Vision et sens |
Une juste expression
Selon Jean Birnbaum
Lorsque lâinsĂ©curitĂ© prĂ©vaut, lorsque lâangoisse qui en rĂ©sulte suscite une agressivitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, lorsque cette agressivitĂ© sâexprime dans une polarisation idĂ©ologique et lâaffrontement de camps opposĂ©s, alors lâexpression libre de la pensĂ©e est menacĂ©e par les pressions sociales, et le dĂ©bat public est lui-mĂȘme handicapĂ©. Dans ce contexte, il importe de rĂ©sister. Câest lâappel lancĂ© par Jean Birnbaum dans un essai : « Le courage de la nuance » (1). « Tout commence par un sentiment dâoppression. Si jâai Ă©crit ce livre, ce nâest pas pour satisfaire un intĂ©rĂȘt thĂ©orique, mais parce que jâen ai Ă©prouvĂ© la nĂ©cessitĂ© interne. Il fallait nommer cette Ă©vidence. Dans les controverses politiques comme dans les discussions entre amis, chacun est dĂ©sormais sommĂ© de rejoindre tel ou tel camp, des arguments sont de plus en plus manichĂ©ens, la polarisation idĂ©ologique annule dâemblĂ©e la possibilitĂ© mĂȘme dâune position nuancĂ©e ». « Nous Ă©touffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison » disait naguĂšre Albert Camus et nous sommes nombreux Ă ressentir la mĂȘme chose aujourdâhui » (p 11).
Jean Birnbaum est en situation dâĂ©mettre un jugement sur la conjoncture du dĂ©bat intellectuel. En effet, depuis 2011, il dirige le Monde des Livres et, lui-mĂȘme, il a Ă©crit deux essais : « Un silence religieux. La gauche face au djihadistes » (2), « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » dans lesquels il pointe des manques dans la culture actuelle face Ă un Ă©lan religieux extĂ©rieur. Et nous dit-il, Ă deux ans dâintervalle (2016 et 2018), participant, Ă ce sujet, Ă de nombreuses rencontres publiques, avoir observĂ© un changement de climat : « Dans la mĂȘme ville, parfois avec les mĂȘmes personnes, lâatmosphĂšre Ă©tait beaucoup moins ouverte. On pouvait observer une suspicion latente « avec une accusation qui effectue actuellement un grand retour et qui tient en quatre mots : « faire le jeu de » (p 14). « Vieille antienne. A lâĂ©poque du stalinisme dĂ©jĂ , le Ă©crivains qui dĂ©nonçaient le goulag Ă©taient accusĂ©s de faire le jeu du fascisme ».
En Ă©crivant ce livre, Jean Birnbaum se propose donc de nous offrir « Un bref manuel de survie par temps de vitrification idĂ©ologique, pour faire piĂšce Ă la suspicion. Non seulement parce quâil cĂ©lĂšbre la nuance comme libertĂ© critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce quâil est nourri par cette conviction que le livre, lâancienne et fragile tradition du livre constitue pour la nuance le plus sĂ»r des refuges » (p 15). Et il Ă©crit un essai, car câest un genre de livre oĂč la puissance de la nuance peut sâĂ©panouir au mieux à « la charniĂšre de la littĂ©rature et de la pensĂ©e » (p 16). Dans cette approche, Jean Birnbaum a eu lâidĂ©e de nous montrer combien on peut sâappuyer sur lâexemple « dâintellectuels et dâĂ©crivains qui illustrent un hĂ©roĂŻsme de la mesure ». Il fait appel à « des figures aimĂ©es auxquelles il revient souvent et dont il est convaincu quâen ce temps pĂ©rilleux, elles peuvent nous aider Ă tenir bon, Ă nous tenir bien » (p 17). Ce sont des personnes courageuses : Albert Camus, Georges Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillon ou encore Roland Barthes. Si ces noms nous sont pour la plupart connus, leur parcours ne lâest pas toujours et, avec Jean Birnbaum, il est bon de revisiter leur histoire et dâen apprĂ©cier le sens et la portĂ©e.
Cet essai nâest pas volumineux, mais il est riche et dense. Il appelle une lecture attentive et mĂȘme enthousiaste. Dans notre prĂ©sentation, nous nous bornerons Ă situer ces auteurs dans lâhistoire et, avec Jean Birnbaum, Ă©voquer quelques traits de leurs personnalitĂ©s.
https://youtu.be/o5fu8S1irZY
Le courage de la nuance face aux pressions totalitaires
Si il y a bien aujourdâhui une menace croissante de polarisation idĂ©ologique, la situation aujourdâhui ne nous paraĂźt pas aussi tendue et aussi dangereuse quâelle a pu lâĂȘtre, durant quelques dĂ©cennies au XXĂš siĂšcle, Ă lâĂ©poque oĂč des rĂ©gimes totalitaires sâĂ©taient installĂ©s en Europe et y exerçaient leur pression : Le fascisme, lâhitlĂ©risme et le stalinisme. Les auteurs mis en valeur dans ce livre ont vĂ©cu durant cette pĂ©riode.
Georges Bernanos
La menace fasciste sâest rĂ©vĂ©lĂ©e durant la guerre dâEspagne dans le putsch de lâarmĂ©e contre la RĂ©publique espagnole et la guerre civile qui sâen est suivie. Câest lĂ quâon voit rĂ©agir Georges Bernanos dans son livre : « Les grands cimetiĂšres sous la lune » : « un tĂ©moignage sur la guerre dâEspagne rĂ©digĂ© Ă chaud par le romancier connus pour engagements royalistes et chrĂ©tiens qui nâen proclame pas moins son dĂ©gout pour les crimes du GĂ©nĂ©ral Franco et ses complices en soutane »  (p 36). LâĂ©vĂ©nement est dâautant plus significatif que Georges Bernanos a longtemps Ă©tĂ© un militant dâextrĂȘme-droite. Or, il refuse de ne pas voir les atrocitĂ©s en cours et il intervient pour les dĂ©noncer. « NaguĂšre dĂ©vouĂ© au puissant mouvement monarchiste, Bernanos vient donc briser le consensus chez ses anciens compagnons et plus gĂ©nĂ©ralement chez les soutiens français de Franco » (p 31).
A quoi tient cet engagement ? Georges Bernanos se dit « un homme de foi ». Il refuse le dĂ©ni du mal et voit dans la mĂ©diocritĂ© une rĂ©alitĂ© spirituelle « qui mĂȘle dĂ©sinvolture morale, contentement de soi et furieuse cĂ©cité⊠Il en rĂ©sulte un parti-pris de ne pas voir ce qui crĂšve les yeux » (p 41). Georges Bernanos voit dans lâenfance « une grĂące Ă prĂ©server, un Ă©lan qui se met Ă travers de lâimposture et du fanatisme⊠Nulle naĂŻvetĂ© ici… Sous la lumiĂšre de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté » (p 44-45).
Georges Orwell
La guerre dâEspagne a Ă©galement mis en Ă©vidence le courage dâun autre Ă©crivain : Georges Orwell. Dans les deux camps, la guerre dâEspagne apparaĂźt Ă beaucoup comme « un combat contre le mal, une lutte finale ». Et dĂšs lors, « la prioritĂ© est de serrer les rangs, et dire la vĂ©ritĂ© devient inopportun, voire criminel si la proclamation de cette vĂ©ritĂ© sert « objectivement les intĂ©rĂȘts de la partie adverse » (p 82). Câest contre ce mĂ©canisme que Georges Orwell sâest Ă©levé en affirmant la primautĂ© de lâhumain et de ce quâil appelle « la dĂ©cence ordinaire ». (p 86). « Ce qui fonde toute Ă©mancipation, câest la justesse des idĂ©es, mais surtout la vĂ©ritĂ© des sentiments » (p 87). On comprend pourquoi son grand roman antitotalitaire « 1984 » a pour hĂ©ros un amoureux des mots que le rĂ©gime prive bientĂŽt de la possibilitĂ© non seulement dâĂ©crire, mais de ressentir » (p 87). Et, de mĂȘme quâOrwell sait manifester de la sympathie, il aime la franchise. « Chez lui, ce franc parler se conjugue au doute ; Dire son fait Ă autrui, certes, mais aussi assumer ses propres failles⊠se montrer « fair play ». La meilleure façon dâĂȘtre honnĂȘte, câest de renoncer Ă une illusoire « objectivité »⊠Si « Hommage Ă la Catalogne » est un rĂ©cit bouleversant, câest parce que lâesprit critique et lâironie y annulent dâavance toute vellĂ©itĂ© dogmatique » (p 90). « Refusant de cĂ©der au chantage idĂ©ologiqueâŠ, Orwell nous lĂšgue sa conception de la nuance comme franchise obstinĂ©e. Avec, pour corollaire ce principe si prĂ©cieux : jamais une vĂ©ritĂ© ne devrait ĂȘtre occultĂ©e sous prĂ©texte quâen nommant les choses on risquerait de se mettre Ă dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idĂ©ologie funeste » (p 95).
Hannah Arendt
La guerre dâEspagne fut un prĂ©lude Ă lâexpansion de lâAllemagne nazie. La philosophe Hannah Arendt a fui cette domination pour se rĂ©fugier aux Ătats-Unis en 1941. Elle a Ă©prouvĂ© les effets de la « bĂȘtise », ce quâelle dĂ©signe par : « un certain rapport Ă soi, une maniĂšre de coller Ă ses propres prĂ©jugĂ©s jusquâĂ devenir sourd aux vues dâautrui » (p 58). « Pas de pensĂ©e sans dialogue avec les autres et pour commencer avec soi. Avoir une conscience aux aguets, se sentir capable dâentrer dans une dissidence intĂ©rieure, voilĂ le contraire du mal dans sa banalité ; pour Arendt, la pensĂ©e a moins Ă voir avec lâintelligence quâavec le courage. Câest un hĂ©roĂŻsme ordinaire. DâoĂč son insistance sur « le manque dâimagination » dâEichman, lâimpossibilitĂ© qui Ă©tait la sienne de se mettre Ă la place des autres. Aussi « cet hĂ©roĂŻsme de la pensĂ©e se confond-il largement avec le gĂ©nie de lâamitiĂ©. Câest seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux parler avec moi-mĂȘme, câest Ă dire penser » (p 59).
Raymond Aron
Le sociologue et philosophe Raymond Aron, lui aussi, a Ă©tĂ© confrontĂ© avec le nazisme. En 1933, nommĂ© Ă un poste dâassistant de philosophie en Allemagne, il dĂ©couvre la montĂ©e hitlĂ©rienne. Câest une Ă©preuve oĂč il va apprendre le caractĂšre prĂ©cieux de la dĂ©mocratie. Et dans cette tourmente, il forge un idĂ©al de luciditĂ©. La luciditĂ© est la « premiĂšre loi de lâesprit », Ă©crit-il dĂšs 1933 dans sa « lettre ouverte dâun jeune français Ă lâAllemagne » (p 73). Et sa ligne de conduite repose sur le « pluralisme culturel ». Face aux emportements, le choix de Raymond Aron est « une Ă©thique intraitable du doute. « En ce sens, si lâon mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensĂ©e, on peut dire quâAron fut dâabord un disciple dâAristote, ce grand philosophe de la prudence » (p 76). Ainsi cĂ©lĂšbre-t-il « le suprĂȘme courage de la mesure ». Câest dans cet esprit que Raymond Aron a fait face aux totalitarismes, du fascisme au stalinisme.
Germaine Tillon
Au cours des annĂ©es qui prĂ©cĂšdent la guerre 1939-1945, Germaine Tillon est ethnologue, en recherche en AlgĂ©rie chez les berbĂšres Chaouis (p 105). En 1940, elle choisit la rĂ©sistance et « crĂ©e, avec dâautres, le cĂ©lĂšbre RĂ©seau du MusĂ©e de lâHomme, un des premiers rĂ©seaux de rĂ©sistance en territoire occupé » (p 106). Elle est dĂ©portĂ©e Ă Ravensbruck en 1943. A sa libĂ©ration, elle poursuit son Ćuvre de recherche oĂč elle tient ensemble « enquĂȘte serrĂ©e et expĂ©rience sensible» (p 108). Elle va Ă©crire surtout des « essais », « autrement dit des livres qui avancent Ă tĂątons en assumant leurs propres fragilité » (p 104). Durant la guerre dâAlgĂ©rie, Germaine Tillon se bat, cĂŽtĂ© français pour que cessent les exĂ©cutions capitales, et, en mĂȘme temps, elle dialogue avec un des meneurs algĂ©riens de la lutte armé » (p 111). « Femme de conviction, elle prĂ©servait cependant comme un trĂ©sor fragile la nĂ©cessitĂ© de ne jamais leur sacrifier la vĂ©ritĂ© et la possibilitĂ© de nouer des liens authentiques avec des gens aux idĂ©es diffĂ©rentes, voire opposĂ©es » (p 111).
Albert Camus
Albert Camus est lui aussi interpellĂ© par la guerre dâAlgĂ©rie puisquâil est originaire de ce pays. « NĂ© en AlgĂ©rie au sein dâune famille modeste, trĂšs tĂŽt orphelin de pĂšre, Ă©levĂ© par une grand-mĂšre pĂ©nible et une mĂšre illettrĂ©e, lâauteur de « La Peste » a Ă©tĂ© atteint par la tuberculose alors quâil nâavait que 17 ans » (p 24). Câest une dure Ă©preuve. Ce fut une expĂ©rience subie, mais « sa patience nâen demeura pas moins active ». Contre les rigiditĂ©s « dâun rationalisme sans nuance, elle nourrit des engagements ancrĂ©s dans la vie sensible. Ainsi, on ne comprend rien aux positions de Camus sur la guerre dâAlgĂ©rie si on nâa pas en tĂȘte le lien si charnel qui a uni ce fils de pied noirs aux ĂȘtres et aux paysages de ce pays. Au moment de la guerre dâAlgĂ©rie, il formule lâimpossible rĂȘve dâune formule « fĂ©dĂ©rale », qui aurait permis Ă la fois la fin du systĂšme colonial et lâinvention dâun nouveau « vivre ensemble », mais cela ne lâa pas empĂȘchĂ© de dĂ©fendre trĂšs tĂŽt les nationalistes algĂ©riens et leur lutte contre la puissance française, ses lois dâexception et ses « codes inhumains » (p 25). Inscrit au parti communiste dans sa premiĂšre jeunesse, Camus en a Ă©tĂ© banni. Il formule Ă son Ă©gard deux griefs quâil « relancera plus tard au fil des annĂ©es, en direction des intellectuels « progressistes » : dâune part, la prĂ©tention Ă faire entre la rĂ©alitĂ© sociale dans un carcan thĂ©orique, dâautre part, le refus dâadmettre quâun adversaire politique peut avoir raison » (p 26)⊠« ManichĂ©isme politique et mensonge existentiel sont insĂ©parables. La langue de bois est secrĂ©tĂ©e par un cĆur en toc » (p 26).
Albert Camus a suivi un sentier Ă©troit, mais juste. « Comment concilier indignation et lucidité ? Un ĂȘtre humain peut-il donner libre cours Ă son « goĂ»t pour la justice » et, en mĂȘme temps, « tenir les yeux ouverts ? » (p 26). « Il y a un courage des limites, une radicalitĂ© de la mesure » (p 27).
Roland BarthesÂ
Jean Birnbaum adjoint à cet ensemble de portraits, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue.
« Barthes sâest fixĂ© cette tĂąche impossible, non seulement prendre soin des mots, mais encore ne jamais laisser le langage se figer, toujours le maintenir dans cet Ă©tat de rĂ©volution permanente quâon appelle littĂ©rature » (p 118). Roland Barthes distingue une « parole ouverte » en terme de souffle et une « parole fermĂ©e », hermĂ©tique, comme un bloc de clichĂ©s, ce quâil appelle la « brique » (p 119). Lors dâun voyage dans la Chine MaoĂŻste, Roland Barthes saisit « la tyrannie des stĂ©rĂ©otypes » (p 121) et il Ă©touffe. A partir des annĂ©es 1970, « le sĂ©miologue fait de la nuance un souci constant et une mĂ©thode active. Je veux vivre selon la nuance », proclame-t-il » (p 122). Ainsi, « maitresse des nuances, la littĂ©rature est une permanente remise en question, une parade face aux dogmatismes » (p 122). Roland Barthes sâĂ©tablit dans le « refus du surplomb », le « refus de lâarrogance ».
Des attitudes communes
Si le contexte dâune mĂȘme Ă©poque est un dĂ©nominateur commun entre les personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre, Jean Birnbaum voit chez eux des attitudes voisines. Et il Ă©voque cette perception dans de courts chapitres intermĂ©diaires, des « interludes ». Les titres en sont parlants : « Des mots libres pour des hommes libres » ; « Il faut parler franc » ; « La blague est quelque chose dâessentiel » ; « Vous avez dit : « faire le jeu de » ; « Lâinconnu, câest encore et toujours notre Ăąme » ; « La littĂ©rature, maitresse des nuances ». On reconnaitra lĂ les remarques de lâauteur Ă propos des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre. Jean Birnbaum les a choisis dans une communautĂ© dâattitudes et de dĂ©marches : « Les hommes et les femmes que jâai voulu rĂ©unir dans ce livre, ne savaient pas oĂč se mettre. Ils Ă©taient trop nuancĂ©s pour sâaligner sur des slogans. Trop libres pour supporter la discipline dâun parti. Trop sincĂšres pour renoncer Ă la franchise. Trop mobiles pour obĂ©ir Ă une politique de frontiĂšresâŠÂ » (p 129). Ces diverses figures « sâinscrivent dans une mĂȘme constellation de sensibilitĂ© et de vigilance », ce que Hannah Arendt nommait « une tradition cachĂ©e » (p 130). Alors, nous dit Jean Birnbaum, « Jâai voulu⊠entendre cette petite troupe dâesprits hardis, dĂ©livrĂ©s de tout fanatisme, qui ont acceptĂ© de vivre dans la contradiction, et prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©flĂ©chir que haĂŻr » (p 137).
« Toute personne a droit Ă la libertĂ© de pensĂ©e, de conscience et de religion » affirme la dĂ©claration universelle des droits de lâhomme dans son article 18 et lâarticle 19 ajoute : « Tout individu a droit Ă la libertĂ© dâopinion et dâexpression » (3). Malheureusement, il y a encore certains Ă©tats oĂč ces libertĂ©s sont bafouĂ©es. Il y faut du courage pour penser, câest Ă dire penser librement. Cependant la menace vis Ă vis de lâexercice de la pensĂ©e ne vient pas seulement des pouvoirs politiques dictatoriaux. Dâune façon plus subtile, elle peut aussi sâexercer Ă partir de pressions sociales et idĂ©ologiques dans une imitation servile. Des modĂšles sâimposent en terme dâoppositions simplistes, dâune pensĂ©e en blanc et noir. Ici, le courage de penser, câest aussi le « courage de la nuance » pour reprendre le beau titre du livre de Jean Birnbaum. Les exemples vivants quâil nous apporte en ce sens viennent nous accompagner et nous encourager.
J H
- Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil, 2021 Interview vidĂ©o de lâauteur : https://www.youtube.com/watch?v=o5fu8S1irZY
- Un silence religieux : https://vivreetesperer.com/un-silence-religieux/
- LibertĂ© de penser. LibertĂ© dâexpression : http://www.francas40.fr/var/francas/storage/original/application/93286c030c46cedd732730e0917a7c13
par jean | Déc 31, 2011 | ARTICLES, Expérience de vie et relation |
Nouvel An. Un commencement⊠Comment est ce que nous considĂ©rons lâavenir ? On sait que les reprĂ©sentations de lâavenir varient selon les religions, les civilisations. Notre reprĂ©sentation de lâhistoire est inspirĂ©e, implicitement ou explicitement par le message que nous avons reçu Ă travers la Bible, une foi en la promesse de Dieu qui nous met en mouvement Ă lâexemple dâAbraham ou du peuple juif sortant dâEgypte pour une nouvelle destinĂ©e. Et pour les chrĂ©tiens, entendre que Christ est ressuscitĂ© dâentre les morts et que la puissance de Dieu est Ă lâĆuvre, dĂšs maintenant, pour accomplir la rĂ©surrection des morts et la libĂ©ration de lâhumanitĂ© et de la nature, nous parle « dans un mĂȘme mouvement du fondement de lâavenir et de la pratique de la libĂ©ration des hommes et de la rĂ©demption du monde » (JĂŒrgen Moltmann, JĂ©sus, le Messie de Dieu (Cerf), p. 328). Câest le fondement dâune thĂ©ologie de lâespĂ©rance. Câest une inspiration pour notre sociĂ©tĂ© en ce temps de crise oĂč les menaces abondent, et aussi, pour nous personnellement dans un chemin oĂč se mĂȘlent les joies et les Ă©preuves et oĂč parfois on ne voit plus clair.
A un moment oĂč on prend de plus en plus conscience des interrelations entre lâhumanitĂ© et la nature dans laquelle elle sâinscrit, un exemple issu du monde animal vient nous apporter un Ă©clairage qui fonctionne comme une parabole.
Le magnifique film sorti en 2001 : « Le peuple migrateur » est prĂ©sent dans nos mĂ©moires ⊠et aujourdâhui accessible sur internet :
http://www.youtube.com/watch?v=ks_nLiTSvb4
Et, sur le site Flickr, on trouve des photos parfois impressionnantes dâoiseaux en migration. En voyant les images des oies sauvages en vol pour Ă©chapper au froid de lâArctique et gagner les pays du soleil, comment ne pas admirer lâinstinct qui les conduit. On est saisi par la beautĂ© de ces crĂ©atures. Et lorsquâon sait quâun vol dâoies sauvages est aussi une expĂ©rience collective oĂč une solidaritĂ© se manifeste, nâest-ce pas pour nous une source dâinspiration, la mĂ©taphore dâun mouvement oĂč la foi sâexercerait dans la communion. Ainsi, en ce Nouvel an, une superbe photo de ces oies en vol nous interpelle :
http://www.flickr.com/photos/warmphoto/6320042255/lightbox/
Elle nous suggĂšre foi, courage, solidaritĂ©. Nâaspirons-nous pas aussi Ă faire route les uns avec les autres comme beaucoup dâhommes dĂ©jĂ engagĂ©s sur ce chemin ?
JH
par jean | Déc 10, 2013 | ARTICLES, Beauté et émerveillement, Expérience de vie et relation, Hstoires et projets de vie, Société et culture en mouvement |
Au Paraguay, des jeunes forment un orchestre Ă partir dâinstruments fabriquĂ©s Ă partir de dĂ©chets.
Quel contraste ! Dans une banlieue dâAsuncion, la capitale du Paraguay, au bidonville de Cateura, un lieu envahi de dĂ©tritus qui y sont rejetĂ©s, un orchestre formĂ© par des jeunes est nĂ©. Câest le « Landfill Harmonic ». Le processus de dĂ©gradation a Ă©tĂ© retournĂ©. Une vidĂ©o (1) retrace pour nous une histoire Ă©mouvante de la maniĂšre dont des instruments de musique ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s Ă partir du recyclage de dĂ©chets apportant ainsi une espĂ©rance Ă des enfants, Ă des jeunes dont lâavenir auraient Ă©tĂ©, sans cela dĂ©pourvu de sens. Quel Ă©lan de vie ! « Le monde nous envoie des ordures. Nous lui renvoyons de la musique ».
Cette expĂ©rience a commencĂ©, il y a cinq ans. Favio Chavez, musicien, joueur de clarinette et de guitare, avait commencĂ© Ă dĂ©velopper un petit orchestre dans un autre lieu. Câest alors quâil trouve un nouvel emploi Ă Cateura : un travail dâanimateur dans une association environnementale en vue dâapprendre aux ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») Ă se protĂ©ger eux-mĂȘmes. Favio Chavez reprend alors son activitĂ© dâanimation musicale auprĂšs des jeunes. Mais pour cela, il a besoin dâinstruments de musique. Favio Chavez en parle Ă un ramasseur de dĂ©tritus, Nicolas Gomez, qui dĂ©couvre dans la dĂ©charge un ancien tambour, puis le rĂ©pare. De fil en aiguille, comme il a Ă©tĂ© charpentier, il se met Ă lâouvrage et fabrique une guitare Ă partir de matĂ©riaux trouvĂ©s dans la dĂ©charge. BientĂŽt, dâautres instruments vont apparaĂźtre. Alors, Favio Chavez peut crĂ©er un orchestre formĂ© par des jeunes qui vont commencer Ă jouer de la musique de grande qualitĂ©, de Beethoven et Mozart Ă Henry Mancini et les Beattles.
Et lâorchestre « Lanfill Harmonic » part maintenant en tournĂ©e dans dâautres pays dâAmĂ©rique Latine. Aujourdâhui, sa prestation est connue bien au delĂ , notamment aux Etats-Unis comme en tĂ©moignent les articles de presse paru sur un site qui soutient cette remarquable initiative et la prĂ©paration dâun film Ă son sujet (2), et le visionnement de la vidĂ©o sur You Tube et Vimeo par plus dâun million dâinternautes.
Combien lâenthousiasme manifestĂ© par les jeunes sur la vidĂ©o est capable des nous Ă©mouvoir. « Quand jâentend le son dâun violon, je sens comme des papillons qui sâenvolent en moi. Câest un sentiment que je ne peux expliquer », dĂ©clare une jeune adolescente. « Sans la musique, ma vie serait sans valeur », nous dit une autre. Cette initiative ne change pas seulement la vie de ces jeunes. Elle transforme Ă©galement, par osmose, la vie de leur famille, la vie de la communautĂ© locale. Ainsi, a-t-on pu voir tel parent renoncer Ă la drogue ou tel autre reprendre des Ă©tudes.
Ici, lâharmonie nâest pas seulement un effet de la musique. Câest aussi une harmonie entre les cĆurs. Sympathie, Ă©merveillement : une Ćuvre de lâEsprit.
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J H
(1)           Landfill Harmonic : la vidĂ©o prĂ©sentant cette initiative : http://www.youtube.com/watch?v=fXynrsrTKbI « Landfill » peut ĂȘtre traduit en français par : dĂ©charge publique. Les ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») travaillent pour une rĂ©utilisation, un recyclage des ordures. Lâorchestre : « Landfill Harmonic » a pu ĂȘtre appelĂ© lâorchestre du recyclage.
(2)        Sur le site : Kickstarter, qui soutient, entre autres, cette initiative et la prĂ©paration dâun film Ă son sujet, une vaste information sur « landfill harmonic », notamment Ă travers un renvoi Ă Â des articles de presse : http://www.kickstarter.com/projects/405192963/landfill-harmonic-inspiring-dreams-one-note-at-a-t
par jean | Oct 3, 2022 | ARTICLES, Société et culture en mouvement |
La grande expérience
Selon Yascha Mounk
Nous vivons dans un rĂ©gime dĂ©mocratique, certes imparfait, mais qui nous assure des bĂ©nĂ©fices inestimables, une participation Ă lâautoritĂ© politique, Ă la puissance publique Ă travers des Ă©lections libres, une garantie des droits fondamentaux tels quâils ont Ă©tĂ© proclamĂ©s par la DĂ©claration des droits de lâhomme et du citoyen Ă travers un Ă©tat de droit. Bref, si il y a des frustrations, il y aussi un espace oĂč nous pouvons nous mouvoir pour susciter des changements et des amĂ©liorations. Nous vivons dans une rĂ©publique qui dĂ©pend de lâexpression de chacun et est, en principe, lâaffaire de tous. Mais avons-nous conscience de ce privilĂšge ?
Cependant, la propagation dâune agitation Ă consonance autoritaire, se parant dâune rĂ©fĂ©rence au peuple, les divers populismes qui se sont rĂ©pandus dans les derniĂšres annĂ©es sous des formes variĂ©es viennent nous interpeller et sonner lâalarme. En regard, il importe de comprendre le phĂ©nomĂšne avec lâaide des sciences sociales. Ainsi, en 2018, un chercheur en sciences politiques Yascha Mounk a Ă©crit un livre : « Le peuple contre la dĂ©mocratie » (1).
Pourquoi des mouvements populistes en viennent-ils Ă mettre en cause le bon fonctionnement des institutions dĂ©mocratiques ? On peut en distinguer quelques raisons comme la stagnation du niveau de vie depuis les annĂ©es 1980, lâarrivĂ©e des migrants qui compromettent lâentre-soi national, ou bien lâemballement de la communication Ă travers les rĂ©seaux. Cependant, un des plus grands dangers est la montĂ©e dâun sentiment nationaliste et xĂ©nophobe dans une part de population qui se sent abandonnĂ©e, privĂ©e de son privilĂšge national et sans espoir de promotion. Dans beaucoup de pays, en regard de la diversification de la population, on peut effectivement observer des phĂ©nomĂšnes de rejet et une montĂ©e des tensions et des conflits. Le pouvoir politique devient alors un enjeu. Des forces contraires veulent se lâapproprier pour neutraliser lâadversaire. Le dĂ©bat politique, et tout ce quâil implique et requiert : respect et comprĂ©hension, est alors compromis.
Or, effectivement, dans de nombreux pays occidentaux, de lâAngleterre Ă la SuĂšde, de la France Ă lâAllemagne, une forte immigration est intervenue et la composition de la population a fortement changĂ©. Aux Etats-Unis, si la diversitĂ© est constitutive, la diversification se poursuit autrement, avec une correction relative, mais positive des rapports de domination traditionnels. Comment les transformations dĂ©mographiques en cours vont-elles modifier la vie politique ? Lâenjeu est la rĂ©alisation dâune dĂ©mocratie multiethnique. Chercheur en sciences politiques, dâorigine allemande et aujourdâhui installĂ© aux Ătats-Unis, Yascha Mounk a intitulĂ© son dernier livre : « la grande expĂ©rience » (2). Les dĂ©mocraties occidentales vont-elles parvenir Ă un nouveau stade, celui dâune dĂ©mocratie multiethnique ? Et comment ?
Yascha Mounk est bien qualifiĂ© pour aborder cette question. Car lui-mĂȘme a grandi dans une famille polonaise, juive de confession, immigrĂ©e en Allemagne. Par expĂ©rience, il est sensible aux relations interculturelles. Yascha Mounk a fait ses Ă©tudes universitaires en Angleterre Ă Cambridge, puis il est devenu chercheur aux Etats-Unis. Il est maintenant professeur de politique internationale Ă lâUniversitĂ© John Hopkins. Il Ă©crit dans de nombreuses revues et sâexprime dans de nombreuse confĂ©rences.
La transformation des sociétés et la question démocratique
 Yascha Mounk part dâabord dâun constat. Câest la diversification considĂ©rable de la population des dĂ©mocraties au cours des derniĂšres dĂ©cennies. « A la fin de la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni, moins dâune personne sur vingt-cinq Ă©tait nĂ©e Ă lâĂ©tranger. Aujourdâhui, câest une personne sur sept. Il y a quelques dĂ©cennies de cela, la SuĂšde Ă©tait lâun des pays les plus homogĂšnes du monde. Aujourdâhui, un habitant sur cinq a des origines Ă©trangĂšres » (p 16). La France et lâAllemagne vont dans le mĂȘme sens. La diffĂ©rence des europĂ©ens, le Canada et les Etats-Unis se sont pensĂ©s comme des nations dâimmigrĂ©s dĂšs leur conception. « Et pourtant, Ă leur maniĂšre, les deux grandes dĂ©mocraties du Nouveau Monde ont Ă©tĂ© profondĂ©ment excluantes durant la majeure partie de leur existence » (p 17). Aux Etats-Unis, la jeune rĂ©publique a composĂ© avec lâesclavage et refusĂ© aux noirs les droits les plus Ă©lĂ©mentaires. Lâabolition de lâesclavage en 1865 a marquĂ© un grand tournant, mais les discriminations affectant les afro-amĂ©ricains sont revenus ensuite. Elles sâeffritent aujourdâhui.
Dans ces diffĂ©rents pays oĂč sâopĂšre la transformation dĂ©mographique, des tensions sont apparues et affectent la vie dĂ©mocratique.
Yascha Mounk sâinterroge Ă partir de lâhistoire. La dĂ©mocratie multiethnique ne va pas de soi. Ainsi, dans le passĂ©, « les citoyens des dĂ©mocraties les plus respectĂ©es du monde ont portĂ© leur puretĂ© ethnique en Ă©tendard. DâAthĂšnes Ă Rome, de Venise Ă GenĂšve, les tentatives prĂ©-modernes dâauto-gouvernance ont toutes Ă©tĂ© restreintes au groupe ethnique concerné » (p 14). A contrario, on a pu observer la rĂ©ussite de sociĂ©tĂ©s multiethniques au sein dâempires oĂč le pouvoir Ă©chappait Ă toute compĂ©tition entre des groupes. Ainsi, lâĂ©largissement des dĂ©mocraties rencontre des obstacles. Pour que la grande transformation sâeffectue, « le rĂ©cit quâelles se font dâelles-mĂȘmes, leur roman national, repose encore trop sur la fiction de leur homogĂ©nĂ©ité » (p 19). Lâhistoire dâune domination brutale exerce toujours son ombre dans telle sociĂ©tĂ© marquĂ©e par lâesclavage. Dans de nombreuses sociĂ©tĂ©s apparait un risque de fragmentation culturelle. « Certains groupes dâimmigrĂ©s forment aujourdâhui une classe socio-Ă©conomique dĂ©favorisĂ©e » (p 20). En regard des faits, Yascha Mounk observe une « ascension des pessimistes », mais son analyse porte rĂ©ponse au « besoin dâoptimisme » (p 22-34).
Avancer vers une dĂ©mocratie multiethnique, câest possible
Le terme de « dĂ©mocratie multiethnique » peut donner lieu Ă des malentendus. En fait, lâampleur est plus vaste. Dâautres qualificatifs lâaccompagnent : dĂ©mocratie multiculturelle et multiconfessionnelle. (p 11). LâĂ©volution vers cette nouvelle forme de dĂ©mocratie est une traversĂ©e semĂ©e dâembuches, mais cette « grande expĂ©rience » nâest pas vouĂ©e Ă lâĂ©chec. Elle est possible et dâautant plus possible quâon en perçoit les diffĂ©rents aspects et quâon croit Ă sa rĂ©ussite. « Si nous voulons que la âgrande expĂ©rienceâ rĂ©ussisse, il nous faudra dĂ©velopper une vision optimiste » (p 27). Le livre aborde les diffĂ©rents aspects de la question en trois parties : Quand les sociĂ©tĂ©s multiethniques tournent mal ; de lâavenir souhaitable des dĂ©mocraties multiethniques ; comment les dĂ©mocraties multiethniques pourraient-elles sâĂ©panouir ?
De fait, des recherches sur lâintĂ©gration en Europe montrent quâĂ moyen terme, lâintĂ©gration en pays dâaccueil se rĂ©alise. « LâintĂ©gration linguistique aussi bien que culturelle paraĂźt plus lente en Europe quâen AmĂ©rique du Nord, mais les tendances sont les mĂȘmes. Il existe bien quelques exemples dâimmigrĂ©s de deuxiĂšme ou mĂȘme de troisiĂšme gĂ©nĂ©ration parlant mal la langue locale, mais, en gĂ©nĂ©ral, les enfants nĂ©s en Italie, en France, en SuĂšde ou en GrĂšce la parlent avec beaucoup plus de facilitĂ© que la langue de leurs ancĂȘtres » (p 254).
Mais quâen est-il du gouffre Ă©conomique qui sĂ©pare encore la majoritĂ© historiquement dominante et les groupes minoritaires ? En fait, lĂ aussi, il faut du temps selon les gĂ©nĂ©rations. « Ceux qui sont curieux de lâĂ©tat actuel de nos dĂ©mocraties multiethniques feraient bien de regarder les statistiques sur le parcours dâimmigrĂ©s de trĂšs longue date afin de dĂ©terminer si leurs conditions de vie sâamĂ©liorent » (p 260). Et, dans lâensemble, les conclusions sont positives. « Ainsi, aux Etats-Unis, les immigrĂ©s sâen sont trĂšs bien sortis, augmentant rapidement leurs revenus dâune gĂ©nĂ©ration Ă la suivante. Par ailleurs, la vitesse de cette progression dĂ©pend Ă peine de leur pays dâorigine. Les enfants dâimmigrĂ©s de presque tous les pays dâorigine amĂ©liorent plus rapidement leurs conditions Ă©conomiques que les enfants de parents nĂ©s aux Ătats-Unis» (p 261).
Par ailleurs, Ă partir de diffĂ©rentes recherches, lâauteur tempĂšre nos inquiĂ©tudes concernant une insĂ©curitĂ© potentielle. « La plupart des immigrĂ©s partagent les valeurs de leur sociĂ©tĂ© dâaccueil » (p 270). Si la menace terroriste est redoutable, elle nâa quâune petite minoritĂ© pour origine.
« La dĂ©mographie nâest pas un destin ». Lâauteur prend en exemple les Etats-Unis. Une partie de la population blanche redoute de devenir une minoritĂ© brimĂ©e Ă lâavenir. Mais il y a de grandes diffĂ©rences dans lâĂ©volution des groupes en croissance : les latinos, les asiatiques amĂ©ricains et les mĂ©tis. Lâauteur montre par exemple le caractĂšre spĂ©cifique de la rĂ©ussite intellectuelle des asiatiques amĂ©ricains. « Les asiatique amĂ©ricains ne reprĂ©sentent quâun dixiĂšme de la population des Etats-Unis, mais un quart des Ă©lĂšves qui rentrent Ă lâUniversitĂ© Harvard. A lâUniversitĂ© Berkeley, presque la moitiĂ© des Ă©tudiants amĂ©ricains entrĂ©s en 2020 Ă©taient des asiatiques amĂ©ricains ». La rĂ©ussite Ă©conomique va de pair (p 288). Lâauteur montre Ă©galement un dĂ©veloppement rapide du groupe des mĂ©tis. Il y a quelques dĂ©cennies, le mĂ©tissage rencontrait beaucoup dâhostilitĂ©. En 1980, seuls 3% des nouveau-nĂ©s Ă©taient mĂ©tis. A la fin des annĂ©es 2010, un enfant sur sept Ă©tait mĂ©tis (p 284). Ainsi, les trajectoires de ces groupes sont diffĂ©rentes. Elles permettent une Ă©volution des attitudes politiques. Elles vont Ă lâencontre dâune fatale confrontation entre « blancs » et « gens de couleur ».
Yascha Mounk estime que lâexemple amĂ©ricain est instructif et que les tendances qui y sont observĂ©es peuvent lâĂȘtre Ă©galement dans dâautres pays. « Des groupes qui nous semblent aujourdâhui soudĂ©s se fractureront sans prĂ©venir. La dĂ©mographie nâest pas un destin. Les habitants des dĂ©mocraties multiethniques, dans leur grande diversitĂ©, sont embarquĂ©s sur le mĂȘme bateau. Ceux dâentre nous qui pensons que la grande expĂ©rience peut rĂ©ussir, devons remplir une tĂąche clĂ© dans les dĂ©cennies Ă venir : nous battre pour un avenir dans lequel le plus de personnes possibles se penseront non comme les membres de tribus mutuellement hostiles, mais comme citoyennes de dĂ©mocraties multiethniques fiĂšres et optimistes » (p 304). Yascha Mounk , conscient des dangers du nationalisme, prĂ©conise en regard un patriotisme civique, inclusif et capable de rassembler les divers composantes de la population.
Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles aider à hùter cet avenir ?
Quelles politiques mettre en Ćuvre ?
Dans ce livre, Yascha Mounk ne se contente pas de proposer des analyses et des diagnostics ; en fin de parcours, il esquisse des orientations. « Quelles politiques publiques (aussi modestes soient-elles) pourraient contribuer à la réussite des démocraties multiethniques ? ».
Il importe dâabord dâidentifier les obstacles majeurs.
« Dâabord, de nombreuses personnes nâont connu quasiment aucun progrĂšs dans leurs conditions de vie ces derniĂšres annĂ©es. Elles sâinquiĂštent mĂȘme dâune future dĂ©gradation. Comme lâa montrĂ© une Ă©tude sociologique, cela les rend beaucoup plus enclines Ă regarder avec peur ou dĂ©dain les membres des autres groupes dĂ©mographiques.
DeuxiĂšmement, certains groupes ethniques ou religieux subissent encore des conditions socio-Ă©conomiques dĂ©gradĂ©esâŠ
TroisiĂšmement, les institutions des dĂ©mocraties multiethniques peinent aujourdâhui Ă prendre des dĂ©cisions efficaces. Elles sont insuffisamment rĂ©actives aux yeux de lâopinion ou elles excluent des minoritĂ©s des processus de dĂ©cision. En consĂ©quence, les citoyens nâont plus le sentiment dâĂȘtre maitres de leur destin collectif, ce qui augmente le risque de tensions intergroupes.
Enfin, la polarisation croissant empĂȘche les citoyens des dĂ©mocraties multiethniques de considĂ©rer leurs opposants politiques avec bienveillanceâŠÂ » (p 307-308).
DĂšs lors, Yascha Mounk propose quelques orientations politiques majeures.
« Les dĂ©mocraties doivent offrir Ă leurs citoyens une âprospĂ©ritĂ© garantieâ : encourager la croissance Ă©conomique et sâassurer que ses gains finiront dans la poche des citoyens ordinaires. Elles doivent accentuer encore la âsolidaritĂ© universelleâ : construire un Ătat-providence gĂ©nĂ©reux qui Ă©vitera la course Ă Ă©chalote entre groupes ethniques » (les avantages accordĂ©s Ă certains groupes peuvent susciter la jalousie et finalement sâavĂ©rer contre-productifs). Elles doivent bĂątir des institutions efficaces et inclusives : donner Ă chaque citoyen le sentiment que ses prĂ©fĂ©rences seront prises en compte. Enfin, elles doivent fonder une culture de respect mutuelâŠÂ » (p 308).
Traduit de lâanglais, trĂšs fondĂ© sociologiquement, comme en tĂ©moigne une annexe volumineuse de notes bibliographiques, ce livre se lit agrĂ©ablement en couvrant une question majeure puisquâil sâagit de lâavenir des dĂ©mocraties multiethniques Ă lâĂ©chelle internationale. Et, en France, nous sommes directement concernĂ©s. Nous dĂ©couvrons dans ce livre la pensĂ©e Ă©clairante dâun chercheur engagĂ© dans lâĂ©tude de problĂšmes politiques majeurs.
J H
- Yascha Mounk. Le peuple contre la dĂ©mocratie. LâObservatoire, 2018
- Yascha Mounk. La grande expĂ©rience. La dĂ©mocratie Ă lâĂ©preuve de la diversitĂ©. LâObservatoire, 2022
Interview de lâauteur https://www.youtube.com/watch?v=3aLoeIWTTUk
https://www.youtube.com/watch?v=lqhxrUdUiPU