Créativité et sagesse

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021474848/grande/147484_couverture_Hres_0.jpgLe parcours d’AngĂ©lique Kidjo du BĂ©nin Ă  une vie internationale

 Un petit livre vient de paraĂźtre dans une nouvelle collection : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » (1). Ainsi, Ă  travers des entretiens avec Sophie Lhullier, nous dĂ©couvrons le parcours et le tĂ©moignage d’une chanteuse rĂ©putĂ©e internationalement. La collection elle-mĂȘme mĂ©rite attention. Elle est destinĂ©e aux jeunes. « Comment trouve-t-on sa voie ? Quand nous demande-t-on ce qui nous anime, ce qui nous donnerait envie de nous lever le matin ? D’ou l’idĂ©e de partager l’exemple de possibles, de rĂ©cits de vie de personnalitĂ©s trĂšs diffĂ©rentes, mais toutes libres et passionnĂ©es ». En fait, le public s’étend bien au delĂ  des jeunes, Ă  tous ceux qui se veulent Ă  l’écoute, en mouvement.
Nous avons dĂ©couvert la personnalitĂ© d’AngĂ©lique Kidjo Ă  travers le message d’une amie sur facebook . Effectivement, ce livre nous prĂ©sente un rĂ©cit de vie particuliĂšrement instructif Ă  double titre : il nous prĂ©sente un tĂ©moignage oĂč nous voyons un fil conducteur ; sagesse et Ă©thique, et, en mĂȘme temps, il nous permet de mieux comprendre comment un nouveau monde est en train de se construire, un  monde en transformation oĂč chacun d’entre nous compte et est appelĂ© Ă  jouer un rĂŽle constructif. Il y a lĂ  une lecture, tonique, encourageante, Ă  partager.

Un parcours international

Le parcours d’AngĂ©lique Kidjo nous est prĂ©sentĂ© dans une introduction (p 8-9) : Elle nait au BĂ©nin en 1960, deux semaines avant l’indĂ©pendance. « Elle y vit une enfance entourĂ©e de parents ouverts et d’une fratrie de musiciens ». Toute petite fille, elle commence Ă  chanter. Dans une ambiance favorable, elle apparaĂźt trĂšs vite sur scĂšne. Et « elle devient une star au BĂ©nin Ă  19 ans ». « En 1983, ne pouvant plus s’exprimer en tant qu’artiste en raison de la dictature, AngĂ©lique Kidjo dĂ©cide de fuir en France pour continuer Ă  chanter librement. Elle repart Ă  zĂ©ro, s’inscrit dans une Ă©cole de jazz oĂč elle rencontre son futur mari, Jean Hebrail. Depuis, ils n’ont cessĂ© de travailler ensemble. En 1991, elle sort son premier album français : « Logozo » dont le succĂšs est immĂ©diat et international. ». En 1998, AngĂ©lique et son mari s’installent aux Etats-Unis oĂč ils vivent depuis lors. La crĂ©ativitĂ© musicale d’AngĂ©lique Kidjo s’y dĂ©ploie brillamment. Elle rĂ©alise de nombreux albums « intimement liĂ©s Ă  l’histoire de l’Afrique et aux droits humains ». « Elle associe, avec brio, la beautĂ© des musiques traditionnelles d’Afrique Ă  l’énergie et Ă  la vivacitĂ© des musiques contemporaines. Par le chant, elle cherche Ă  rassembler les peuples et les cultures, Ă  pacifier les relations  ». AngĂ©lique Kidjo est Ă©galement engagĂ©e socialement. « Elle est ambassadrice de bonne volontĂ© de l’Unicef depuis 2002. Pour elle, tant que l’éducation ne sera pas devenus la prioritĂ© de tous les adultes, le justice et la paix ne pourront pas rĂ©gner dans le monde. C’est pourquoi, elle a créé en 2006 sa fondation Batonga qui oeuvre en faveur de l’éducation secondaire des jeunes filles africaines.

Une source inspirante.

L’éducation d’AngĂ©lique dans une famille pionniĂšre.

 Au cours de cet entretien, on dĂ©couvre combien la famille d’AngĂ©lique jouĂ© un rĂŽle majeur dans sa formation et son orientation.

Non seulement cette famille l’a encouragĂ© dans le dĂ©veloppement de ses dons et ses talents, mais elle a participĂ© Ă  l’adoption de valeurs fondatrices. Il y a lĂ  un fait original, car cette famille Ă©tait particuliĂšrement ouverte. Ainsi a-t-elle reçu une Ă©ducation « atypique », orientĂ©e vers la bienveillance, l’accueil et le respect de la femme. Son pĂšre croyait hautement Ă  l’importance de l’éducation scolaire, envoyant Ă  l’école ses nombreux enfants, les filles comme les garçons. Il appelait sa fille Ă  rĂ©flĂ©chir par elle-mĂȘme, mais aussi Ă  tenir compte des autres et Ă  savoir se remettre en cause. « J’ai Ă©tĂ© Ă©duquĂ©e dans cette logique d’associer la tĂȘte et le cƓur Ă  toute rĂ©flexion » (p 12). Et aussi, son pĂšre manifestait une attitude de bienveillance et de comprĂ©hension.   Un jour qu’AngĂ©lique s’était violemment emportĂ©e en dĂ©couvrant la rĂ©alitĂ© de l’apartheid, son pĂšre lui a dit :  Tu as le droit d’ĂȘtre en colĂšre et de ne pas comprendre pourquoi il y a l’apartheid en Afrique du sud, mais jamais je ne te laisserai aller vers la haine et la violence
 Que veux-tu ? Comment vois-tu la vie ?  Tu veux un monde de guerre perpĂ©tuelle ou tu veux que l’on arrive un jour Ă  comprendre que nos diffĂ©rences sont nos forces et pas nos faiblesses  » (p 31). AngĂ©lique a rĂ©flĂ©chi et a réécrit la chanson qui faisait problĂšme.  Son pĂšre respectait la vocation de sa femme Ă  la tĂȘte d’une compagnie de théùtre. AngĂ©lique a intĂ©grĂ© celle-ci Ă  l’ñge de six ans. « La personne que je suis a commencĂ© Ă  se construire là » (p 13). Son pĂšre et sa mĂšre Ă©taient fĂ©ministes. « Sa mĂšre a Ă©levĂ© ses garçons de la mĂȘme maniĂšre que les filles (p 12).

AngĂ©lique s’est interrogĂ©e sur la personnalitĂ© « atypique » de ses deux parents.  Elle y voit l’influence des ses deux grands-mĂšres, veuves trĂšs jeunes et qui sont devenues des « femmes fortes » engagĂ©es dans une activitĂ© marchande.

Un autre Ă©lĂ©ment est intervenu dans la formation d’AngĂ©lique : la prĂ©sence d’une nombreuse fratrie. Ses frĂšres jouaient tous d’un instrument  et ils Ă©taient trĂšs engagĂ©s dans la musique. AngĂ©lique a  chantĂ© depuis la petite enfance et elle a grandi en Ă©coutant beaucoup de musique depuis la musique traditionnelle jusqu’à pratiquement toutes les musiques du monde » (p 13). Ainsi, ce livre nous Ă©claire sur le contexte dans laquelle la personnalitĂ© d’AngĂ©lique s’est forgĂ©e. Et, de plus, dans la sympathie Ă©veillĂ©e par cette lecture, nous apprenons beaucoup  sur la civilisation africaine et sur son Ă©volution.

 

Toute créativité

Un parcours musical exceptionnel

A 23 ans, AngĂ©lique arrive en France. Elle rĂ©ussit une adaptation difficile en s’engageant dans une formation musicale et c’est dans une Ă©cole de jazz qu’elle rencontre Jean Hebrail, bassiste, compositeur qui devient son mari.  De rencontre en rencontre, elle trouve une reconnaissance et une aide pour s’exprimer. AngĂ©lique nous dĂ©crit cet univers et rend hommage Ă  ceux qui ont choisi de travailler avec elle. Ses albums rencontrent de grand succĂšs. Ce fut le cas de «  Logozo » en 1991. Des concerts en rĂ©sultent jusqu’en Australie. Dea tournĂ©es s’organisent autour de ces succĂšs comme « Agolo » (terre nourriciĂšre). En 1998, AngĂ©lique et son mari s’installent aux Etats-Unis oĂč ils vont rĂ©sider jusqu’à aujourd’hui. Elle y rĂ©alise une trilogie musicale sur l’esclavage (p 66). Aujourd’hui, la rĂ©putation d’AngĂ©lique Kidjo est internationale. Ainsi, on lui a demandĂ© de chanter devant un parterre de chefs d’état lors du centenaire de l’armistice du 11 novembre 2018 (2).

Cette carriĂšre musicale tĂ©moigne d’un dynamisme considĂ©rable. En effet, il n’y a pas seulement une grande crĂ©ativitĂ© artistique, mais il y a aussi une intense activitĂ© relationnelle. Celle-ci se manifeste notamment dans le travail quotidien avec de nombreux collaborateurs. « Choisir le bon manager et le bon producteur, c’est capital dans la profession ». Et pour ses albums, il y a chaque fois un choix de partenaires, de musiciens. « On ne se fait pas tout seul, jamais. Beaucoup de soutiens m’ont ouvert les voies. J’essaie de ne jamais l’oublier. C’est pour cela que je fais le maximum pour aider autour de moi » (p 65). Sur la scĂšne, il y a Ă©galement une relation intense avec le public. « On n’est jamais artiste seul. Sans public, il n’y a pas d’artiste. Tu crĂ©es Ă  partir de ce qui est au fond de toi, de ce que tu as vĂ©cu, mais aussi ce que d’autres ont vĂ©cu et de ce que tu as vĂ©cu Ă  travers eux » (p 102).

Au total, il y a un fil conducteur, c’est l’inspiration. «  Quand on Ă©crit, comme dit Philip Glass, c’est du domaine de l’inconnu. Ce n’est pas toi qui dĂ©cide du moment oĂč les mots ou la musique doivent sortir.  Et quand ça vient, il faut essayer de prĂ©server tel quel ce qui arrive » (p 102).

 

L’Afrique au cƓur

 AngĂ©lique vient d’une famille africaine avancĂ©e dans l’affirmation du respect des autres, du respect des femmes. Son tĂ©moignage nous fait part de l’exemple donnĂ© par son pĂšre et par sa mĂšre dans l’hĂ©ritage d’une lignĂ©e de grand-mĂšres, « femmes puissantes ». C’est un rappel de l’influence de choix personnels bien au delĂ  du prĂ©sent immĂ©diat, car AngĂ©lique a portĂ© ensuite ces valeurs de respect, ce refus de la haine et de la violence. Et de mĂȘme, la vocation musicale d’AngĂ©lique s’enracine dans sa famille. Elle s’inscrit Ă©galement dans le contexte de la culture africaine.  C’est au BĂ©nin qu’elle a appris la musique. Et, dans sa rĂ©ussite de chanteuse, elle a repris l’hĂ©ritage des rythmes africains et elle a Ă©crit ses chansons dans des langues africaines. Elle nous dit parler quatre langues du BĂ©nin : le fon, le yoruba, le goun et le mina (p 83). L’Ɠuvre d’AngĂ©lique Kodjo a portĂ© haut la culture musicale africaine qu’elle retrouve Ă©galement dans la diaspora et, particuliĂšrement, dans la descendance de l’esclavage prĂ©sente en AmĂ©rique des Etats-Unis au BrĂ©sil en passant par les Antilles. Dans ce mouvement, AngĂ©lique Kodjo a rĂ©alisĂ© une trilogie musicale sur l’esclavage.

Dans cet entretien, elle nous rappelle maintes fois cette histoire douloureuse dont nous mĂ©connaissons trop souvent la charge et l’importance. « la violence de nos sociĂ©tĂ©s est un hĂ©ritage de l’esclavage
 On commence seulement Ă  se poser la question de savoir pourquoi l’Afrique, un continent riche (en matiĂšres premiĂšres, en forces  vitales), compte le plus de pauvretĂ©. L’exploitation des richesses de l’Afrique par les pays occidentaux perpĂ©tue ce systĂšme inĂ©galitaire auquel il faut mettre fin. Et si on commence Ă  examiner l’histoire Ă©conomique mondiale, on se rend compte que c’est le travail des esclaves qui a financĂ© la richesse des pays occidentaux et a fondĂ© un capitalisme inhumain. Aux Etats-Unis, les esclaves ont travaillĂ© quatre cent ans sans ĂȘtre payĂ©s
 Tant que cette rĂ©alitĂ© historique ne sera pas reconnue, nous ne pourrons pas progresser parce que le poison de l’humiliation et de la dĂ©shumanisation des africains restera au cƓur des sociĂ©tĂ©s » (p 127-128). « Il faut Ă©galement se souvenir que jusqu’à la Renaissance, on trouvait en Afrique, des sociĂ©tĂ©s, des royaumes, de l’architecture d’un niveau comparable Ă  l’Europe. Tout un pan africain de l’histoire de l’humanitĂ© a Ă©tĂ© occultĂ© pendant longtemps (p 128-129).

AngĂ©lique Kidjo porte l’Afrique dans son cƓur. DĂ©jĂ  dĂ©crite, c’est la prĂ©sence de l’Afrique dans ses chants et sa musique. Ainsi, dans un album comme « Djin Djin », elle a voulu partager sa culture bĂ©ninoise avec des musiciens bĂ©ninois actuels. (p 76). Et puis, elle est Ă©galement engagĂ©e socialement au service de l’Afrique Ă  l’Unicef et dans la fondation Batonga qui Ɠuvre pour l’éducation  secondaire des jeunes filles en Afrique.

Une sagesse. Une éthique

Des valeurs vécues au quotidien

Au tout dĂ©but de l’interview, AngĂ©lique Kidjo proclame une vision universaliste de l’ĂȘtre humain : « Avant d’ĂȘtre femme, avant d’ĂȘtre noire, je suis un ĂȘtre humain » (p 12). Et elle rappelle ensuite son vĂ©cu familial oĂč elle a appris le respect des autre qui est aussi le respect de la femme et qui se manifeste par une hospitalitĂ© ouverte. Elle y a appris Ă©galement Ă  rejeter la haine et Ă  refuser la violence.

Le respect des autre, c’est aussi le respect de soi-mĂȘme, et par lĂ  mĂȘme, une hygiĂšne de vie. Cette hygiĂšne de vie lui paraĂźt  indispensable dans son mĂ©tier de chanteuse. « Les cordes vocales sont comme les muscles » (p 95). Il y a  donc des rĂšgles de vie importantes : bien dormir, avoir une alimentation saine, ne pas fumer ou boire de l’alcool. Depuis une dizaine d’annĂ©es, AngĂ©lique pratique la mĂ©ditation. « Tous les voyages que j’ai fait, m’auraient tuĂ© sans la mĂ©ditation » (p 97).

La sagesse, c’est aussi ne pas s’enorgueuillir : « Savoir rester humble
.Tu es au service de ton inspiration. Laisse ta chanson se faire. Cette vulnĂ©rabilitĂ© te permet de saisir clairement ce dont tu as envie
. Quand l’inspiration se prĂ©sente, le moment est tellement fugace que si tu n’adoptes pas une posture d’humilitĂ©, tu risques de passer Ă  cĂŽté » (p 103-104).

AngĂ©lique Kidjo trouve des joies intenses dans son mĂ©tier de chanteuse.  C’est le plaisir de chanter, le bonheur d’ĂȘtre en scĂšne (p 104), mais c’est aussi le travail d’équipe. AngĂ©lique est trĂšs sensible Ă  l’accueil du public. Il y a des personnes qui se mettent en mouvement parce qu’elles trouvent une Ă©nergie, une espĂ©rance dans les chansons d’AngĂ©lique.

Il y a une dynamique de vie dans ses chansons. AngĂ©lique dĂ©plore l’individualisme qui rĂšgne en France, une attitude trĂšs diffĂ©rente de celle qui prĂ©vaut en Afrique. « Quand je rencontre quelqu’un chez moi dans ma ville Ă  Cotonou, on se dit bonjour, on se rĂ©pond
 Quand je suis arrivĂ©e en France, quand je rencontrais les voisins de l’immeuble dans les escaliers et que je leur disais bonjour, ils se collaient au mur comme si j’allais les agresser..  Ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre, c’est souvent ça pour moi, les pays riches » (p  108-109).

AngĂ©lique Kidjo a toujours eu un sens aigu de la justice, mais trĂšs jeune, elle a dĂ©couvert le danger de la violence (p 25). Et elle a adoptĂ© le mĂȘme refus de la haine que celui de ses parents. « Chanter est ma responsabilitĂ©. Il ne faut pas la prendre Ă  la lĂ©gĂšre. Il ne faut pas chanter la haine » (p 117). « Que demande l’amour ? DĂ©jĂ  que l’on s’aime soi-mĂȘme avec ses dĂ©fauts et ses qualitĂ©s, que l’on soit prĂȘt Ă  ĂȘtre vulnĂ©rable et rejetĂ© dans cet amour, pour ensuite retrouver la force dans ce rejet. La haine ne demande rien. La haine se nourrit de la haine . La colĂšre, mĂȘme Ă  toute petite dose, se transforme rapidement en un problĂšme insurmontable. Puis tu commences Ă  haĂŻr et  le temps que tu alimente cette haine, tu ne sais mĂȘme plus pourquoi elle  est apparue. Tu entres dans le vortex de la haine qui va te broyer parce qu’elle n’apporte que violence et destruction. La haine nait de la peur. De quoi avons nous peur ? (p 131-132).

AngĂ©lique et Jean ont une fille, Naima, grande maintenant. Naima a reçu une Ă©ducation internationale incluant ses origines bĂ©ninoises. La maniĂšre dont AngĂ©lique parle de l’éducation de sa fille tĂ©moigne de ses valeurs. « Ce que j’espĂšre lui avoir transmis, c’est cette valeur fondamentale : « Aime-toi, respecte-toi et respecte les autres. Et ne fais jamais subir Ă  autrui ce que tu ne voudrais pas subir toi-mĂȘme » (p 142).

« Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo » : La conversation qui se dĂ©roule Ă  travers l’interview est trĂšs agrĂ©able Ă  suivre. Elle suscite de la sympathie et elle est aussi trĂšs instructive.

Certes nos goĂ»ts musicaux sont diffĂ©rents les uns des autres. On ne se reconnaĂźt pas nĂ©cessairement dans telle musique. Mais n’y a-t-il pas lĂ  aussi Ă  apprendre du nouveau ?

Voici un livre qui élargit notre vision.

Nous y apprenons la vitalitĂ© crĂ©ative de l’Afrique, la richesse de la civilisation africaine.

Cette richesse s’exprime notamment dans la musique et nous en y voyons ici la dimension internationale.

Ce livre nous rappelle Ă©galement l’ampleur des mĂ©faits de l’esclavage. C’est une rĂ©alitĂ© que nous avons trop tendance  Ă  oublier.

Voici Ă©galement un message tonique. C’est l’importance des choix et des attitudes personnelles. Parce qu’un pĂšre et une mĂšre ont choisi le respect des autres et, Ă  une Ă©chelle plus vaste, le respect de la femme, un sain fĂ©minisme,  leur fille AngĂ©lique, a pu trouver lĂ  une inspiration et se dĂ©ployer dans une vie ouverte et crĂ©ative. Au delĂ  de son pays d’origine, elle nous apporte un message de paix dans une convivialitĂ© internationale.

Si il y a aujourd’hui beaucoup d’ombre dans ce monde, il y a aussi de la lumiĂšre. AngĂ©lique Kidjo nous apporte une dynamique de vie qui vient nous Ă©clairer. Oui, le titre du livre est bien choisi : « Je chemine avec AngĂ©lique Kidjo ». AngĂ©lique nous accompagne.

J H

  1. Angélique Kidjo. Je chemine avec Angélique Kidjo. Entretiens menés avec Sophie Lhuillier. Seuil, 2021
  2. AngĂ©lique Kidjo a Ă©crit prĂ©cĂ©demment des mĂ©moires : « La voix est le miroir de l’ñme » (2017) Elle est interviewĂ©e Ă  ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=DDKEr1FLfFs
  3. « Pour le 11 novembre, Angélique Kidjo a ému les spectateurs ave la chanson de « Blewu » : https://www.youtube.com/watch?v=j5jk4sr6Upg

Le courage de la nuance

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021476736/grande/147673_couverture_Hres_0.jpgUne juste expression
Selon Jean Birnbaum

Lorsque l’insĂ©curitĂ© prĂ©vaut, lorsque l’angoisse qui en rĂ©sulte suscite une agressivitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e, lorsque cette agressivitĂ© s’exprime dans une polarisation idĂ©ologique et l’affrontement de camps opposĂ©s, alors l’expression libre de la pensĂ©e est menacĂ©e par les pressions sociales, et le dĂ©bat public est lui-mĂȘme handicapĂ©. Dans ce contexte, il importe de rĂ©sister. C’est l’appel lancĂ© par Jean Birnbaum dans un essai : « Le courage de la nuance » (1). « Tout commence par un sentiment d’oppression. Si j’ai Ă©crit ce livre, ce n’est pas pour satisfaire un intĂ©rĂȘt thĂ©orique, mais parce que j’en ai Ă©prouvĂ© la nĂ©cessitĂ© interne. Il fallait nommer cette Ă©vidence. Dans les controverses politiques comme dans les discussions entre amis, chacun est dĂ©sormais sommĂ© de rejoindre tel ou tel camp, des arguments sont de plus en plus manichĂ©ens, la polarisation idĂ©ologique annule d’emblĂ©e la possibilitĂ© mĂȘme d’une position nuancĂ©e ». « Nous Ă©touffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison » disait naguĂšre Albert Camus et nous sommes nombreux Ă  ressentir la mĂȘme chose aujourd’hui » (p 11).

Jean Birnbaum est en situation d’émettre un jugement sur la conjoncture du dĂ©bat intellectuel. En effet, depuis 2011, il dirige le Monde des Livres et, lui-mĂȘme, il a Ă©crit deux  essais : « Un silence religieux. La gauche face au djihadistes » (2), « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » dans lesquels il pointe des manques dans la culture actuelle face Ă  un Ă©lan religieux extĂ©rieur. Et nous dit-il, Ă  deux ans d’intervalle (2016 et 2018), participant, Ă  ce sujet, Ă  de nombreuses rencontres publiques, avoir observĂ© un changement de climat : « Dans la mĂȘme ville, parfois avec les mĂȘmes personnes, l’atmosphĂšre Ă©tait beaucoup moins ouverte. On pouvait observer une suspicion latente « avec une accusation qui effectue actuellement un grand retour et qui tient en quatre mots : « faire le jeu de » (p 14). « Vieille antienne. A l’époque du stalinisme dĂ©jĂ , le Ă©crivains qui dĂ©nonçaient le goulag Ă©taient accusĂ©s de faire le jeu du fascisme ».

En Ă©crivant ce livre, Jean Birnbaum se propose donc de nous offrir  « Un bref manuel de survie par temps de vitrification idĂ©ologique, pour faire piĂšce Ă  la suspicion. Non seulement parce qu’il cĂ©lĂšbre la nuance comme libertĂ© critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce qu’il est nourri par cette conviction que le livre, l’ancienne et fragile tradition du livre constitue pour la nuance le plus sĂ»r des refuges » (p 15). Et il Ă©crit un essai, car c’est un genre de livre oĂč la puissance de la nuance peut s’épanouir au mieux Ă  « la charniĂšre de la littĂ©rature et de la pensĂ©e » (p 16). Dans cette approche, Jean Birnbaum a eu l’idĂ©e de nous montrer combien on peut s’appuyer sur l’exemple « d’intellectuels et d’écrivains qui  illustrent un hĂ©roĂŻsme de la mesure ». Il fait appel Ă  « des figures aimĂ©es auxquelles il revient souvent et dont il est convaincu qu’en ce temps pĂ©rilleux, elles peuvent nous aider Ă  tenir bon, Ă  nous tenir bien » (p 17). Ce sont des personnes courageuses : Albert Camus, Georges Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillon ou encore Roland Barthes. Si ces noms nous sont pour la plupart connus, leur parcours ne l’est pas toujours et, avec Jean Birnbaum, il est bon de revisiter leur histoire et d’en apprĂ©cier le sens et la portĂ©e.

Cet essai n’est pas volumineux, mais il est riche et dense. Il appelle une lecture attentive et mĂȘme enthousiaste. Dans notre prĂ©sentation, nous nous bornerons Ă  situer ces auteurs dans l’histoire et, avec Jean Birnbaum, Ă©voquer quelques traits de leurs personnalitĂ©s.

https://youtu.be/o5fu8S1irZY

Le courage de la nuance face aux pressions totalitaires

Si il y a bien aujourd’hui une menace croissante de polarisation idĂ©ologique, la situation aujourd’hui ne nous paraĂźt pas aussi tendue et aussi dangereuse qu’elle a pu l’ĂȘtre, durant quelques dĂ©cennies au XXĂš siĂšcle, Ă  l’époque oĂč des rĂ©gimes totalitaires s’étaient installĂ©s en Europe et y exerçaient leur pression : Le fascisme, l’hitlĂ©risme et le stalinisme. Les auteurs mis en valeur dans ce livre ont vĂ©cu durant cette pĂ©riode.

Georges Bernanos

La menace fasciste s’est rĂ©vĂ©lĂ©e durant la guerre d’Espagne dans le putsch de l’armĂ©e contre la RĂ©publique espagnole et la guerre civile qui s’en est suivie. C’est lĂ  qu’on voit rĂ©agir Georges Bernanos dans son livre : « Les grands cimetiĂšres sous la lune » : « un tĂ©moignage sur la guerre d’Espagne rĂ©digĂ© Ă  chaud par le romancier connus pour engagements royalistes et chrĂ©tiens qui n’en proclame pas moins son dĂ©gout pour les crimes du GĂ©nĂ©ral Franco et ses complices en soutane »   (p 36). L’évĂ©nement est d’autant plus significatif que Georges Bernanos a longtemps Ă©tĂ© un militant d’extrĂȘme-droite. Or, il refuse de ne pas voir les atrocitĂ©s en cours et il intervient pour les dĂ©noncer. « NaguĂšre dĂ©vouĂ© au puissant mouvement monarchiste, Bernanos vient donc briser le consensus chez ses anciens compagnons et plus gĂ©nĂ©ralement chez les soutiens français de Franco » (p 31).

A quoi tient cet engagement ? Georges Bernanos se dit « un homme de foi ». Il refuse le dĂ©ni du mal et voit dans la mĂ©diocritĂ© une rĂ©alitĂ© spirituelle « qui mĂȘle dĂ©sinvolture morale, contentement de soi et furieuse cĂ©cité  Il en rĂ©sulte un parti-pris de ne pas voir ce qui crĂšve les yeux » (p 41). Georges Bernanos voit dans l’enfance « une grĂące Ă  prĂ©server, un Ă©lan qui se met Ă  travers de l’imposture et du fanatisme
 Nulle naĂŻvetĂ© ici… Sous la lumiĂšre de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté » (p 44-45).

Georges Orwell

La guerre d’Espagne a Ă©galement mis en Ă©vidence le courage d’un autre Ă©crivain : Georges Orwell. Dans les deux camps, la guerre d’Espagne apparaĂźt Ă  beaucoup comme « un combat contre le mal, une lutte finale ». Et dĂšs lors, « la prioritĂ© est de serrer les rangs, et dire la vĂ©ritĂ© devient inopportun, voire criminel si la proclamation de cette vĂ©ritĂ© sert « objectivement les intĂ©rĂȘts de la partie adverse » (p 82). C’est contre ce mĂ©canisme que Georges Orwell s’est Ă©levé en affirmant la primautĂ© de l’humain et de ce qu’il appelle « la dĂ©cence ordinaire ». (p 86). « Ce qui fonde toute Ă©mancipation, c’est la justesse des idĂ©es, mais surtout la vĂ©ritĂ© des sentiments » (p 87). On comprend pourquoi son grand roman antitotalitaire « 1984 » a pour hĂ©ros un amoureux des mots que le rĂ©gime prive bientĂŽt de la possibilitĂ© non seulement d’écrire, mais de ressentir » (p 87). Et, de mĂȘme qu’Orwell sait manifester de la sympathie, il aime la franchise. « Chez lui, ce franc parler se conjugue au doute ; Dire son fait Ă  autrui, certes, mais aussi assumer ses propres failles
 se montrer « fair play ». La meilleure façon d’ĂȘtre honnĂȘte, c’est de renoncer Ă  une illusoire « objectivité »  Si « Hommage Ă  la Catalogne » est un rĂ©cit bouleversant, c’est parce que l’esprit critique et l’ironie y annulent d’avance toute vellĂ©itĂ© dogmatique » (p 90). « Refusant de cĂ©der au chantage idĂ©ologique
, Orwell nous lĂšgue sa conception de la nuance comme franchise obstinĂ©e. Avec, pour corollaire ce principe si prĂ©cieux : jamais une vĂ©ritĂ© ne devrait ĂȘtre occultĂ©e sous prĂ©texte qu’en nommant les choses on risquerait de se mettre Ă  dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idĂ©ologie funeste » (p 95).

Hannah Arendt

La guerre d’Espagne fut un prĂ©lude Ă  l’expansion de l’Allemagne nazie. La philosophe Hannah Arendt a fui cette domination pour se rĂ©fugier aux États-Unis en 1941. Elle a Ă©prouvĂ© les effets de la « bĂȘtise », ce qu’elle dĂ©signe par : « un certain rapport Ă  soi, une maniĂšre de coller Ă  ses propres prĂ©jugĂ©s jusqu’à devenir sourd aux vues d’autrui » (p 58). « Pas de pensĂ©e sans dialogue avec les autres et pour commencer avec soi. Avoir une conscience aux aguets, se sentir capable d’entrer dans une dissidence intĂ©rieure, voilĂ  le contraire du mal dans sa banalité ; pour Arendt, la pensĂ©e a moins Ă  voir avec l’intelligence qu’avec le courage. C’est un hĂ©roĂŻsme ordinaire. D’oĂč son insistance sur « le manque d’imagination » d’Eichman, l’impossibilitĂ© qui Ă©tait la sienne de se mettre Ă  la place des autres. Aussi « cet hĂ©roĂŻsme de la pensĂ©e se confond-il largement avec le gĂ©nie de l’amitiĂ©. C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux parler avec moi-mĂȘme, c’est Ă  dire penser » (p 59).

Raymond Aron

Le sociologue et philosophe Raymond Aron, lui aussi, a Ă©tĂ© confrontĂ© avec le nazisme. En 1933, nommĂ© Ă  un poste d’assistant de philosophie en Allemagne, il dĂ©couvre la montĂ©e hitlĂ©rienne. C’est une Ă©preuve oĂč il va apprendre le caractĂšre prĂ©cieux de la dĂ©mocratie. Et dans cette tourmente, il forge un idĂ©al de luciditĂ©. La luciditĂ© est la « premiĂšre loi de l’esprit », Ă©crit-il dĂšs 1933 dans sa « lettre ouverte d’un jeune français Ă  l’Allemagne » (p 73). Et sa ligne de conduite repose sur le « pluralisme culturel ». Face aux emportements, le choix de Raymond Aron est « une Ă©thique intraitable du doute. « En ce sens, si l’on mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensĂ©e, on peut dire qu’Aron fut d’abord un disciple d’Aristote, ce grand philosophe de la prudence » (p 76). Ainsi cĂ©lĂšbre-t-il « le suprĂȘme courage de la mesure ». C’est dans cet esprit que Raymond Aron a fait face aux totalitarismes, du fascisme au stalinisme.

Germaine Tillon

Au cours des annĂ©es qui prĂ©cĂšdent la guerre 1939-1945, Germaine Tillon est ethnologue, en recherche en AlgĂ©rie chez les berbĂšres Chaouis (p 105). En 1940, elle choisit la rĂ©sistance  et « crĂ©e, avec d’autres, le cĂ©lĂšbre RĂ©seau du MusĂ©e de l’Homme, un des premiers rĂ©seaux de rĂ©sistance en territoire occupé » (p 106). Elle est dĂ©portĂ©e Ă  Ravensbruck en 1943. A sa libĂ©ration, elle poursuit son Ɠuvre de recherche oĂč elle tient ensemble « enquĂȘte serrĂ©e et expĂ©rience sensible» (p 108). Elle va Ă©crire surtout des « essais », « autrement dit des livres qui avancent Ă  tĂątons en assumant leurs propres fragilité » (p 104). Durant la guerre d’AlgĂ©rie, Germaine Tillon se bat, cĂŽtĂ© français pour que cessent les exĂ©cutions capitales, et, en mĂȘme temps, elle dialogue avec un des meneurs algĂ©riens de la lutte armé » (p 111). « Femme de conviction, elle prĂ©servait cependant comme un trĂ©sor fragile la nĂ©cessitĂ© de ne jamais leur sacrifier la vĂ©ritĂ© et la possibilitĂ© de nouer des liens authentiques avec des gens aux idĂ©es diffĂ©rentes, voire opposĂ©es » (p 111).

Albert Camus

Albert Camus est lui aussi interpellĂ© par la guerre d’AlgĂ©rie puisqu’il est originaire de ce pays. « NĂ© en AlgĂ©rie au sein d’une famille modeste, trĂšs tĂŽt orphelin de pĂšre, Ă©levĂ© par une grand-mĂšre pĂ©nible et une mĂšre illettrĂ©e, l’auteur de « La Peste » a Ă©tĂ© atteint par la tuberculose alors qu’il n’avait que 17 ans » (p 24). C’est une dure Ă©preuve. Ce fut une expĂ©rience subie, mais « sa patience n’en demeura pas moins active ». Contre les rigiditĂ©s « d’un rationalisme sans nuance, elle nourrit des engagements ancrĂ©s dans la vie sensible. Ainsi, on ne comprend rien aux positions de Camus sur la guerre d’AlgĂ©rie si on n’a pas en tĂȘte le lien si charnel qui a uni ce fils de pied noirs aux ĂȘtres et aux paysages de ce pays. Au moment de la guerre d’AlgĂ©rie, il formule l’impossible rĂȘve d’une formule « fĂ©dĂ©rale », qui aurait permis Ă  la fois la fin du systĂšme colonial et l’invention d’un nouveau « vivre ensemble », mais cela ne l’a pas empĂȘchĂ© de dĂ©fendre trĂšs tĂŽt les nationalistes algĂ©riens et leur lutte contre la puissance française, ses lois d’exception et ses « codes inhumains » (p 25). Inscrit au parti communiste dans sa premiĂšre jeunesse, Camus en a Ă©tĂ© banni. Il formule Ă  son Ă©gard deux griefs qu’il « relancera plus tard au fil des annĂ©es, en direction des intellectuels « progressistes » : d’une part, la prĂ©tention Ă  faire entre la rĂ©alitĂ© sociale dans un carcan thĂ©orique, d’autre part, le refus d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison » (p 26)
 « ManichĂ©isme politique et mensonge existentiel sont insĂ©parables. La langue de bois est secrĂ©tĂ©e par un cƓur en toc » (p 26).

Albert Camus a suivi un sentier Ă©troit, mais juste. « Comment concilier indignation et lucidité ? Un ĂȘtre humain peut-il donner libre cours Ă  son « goĂ»t pour la justice » et, en mĂȘme temps, « tenir les yeux ouverts ? » (p 26). « Il y a un courage des limites, une radicalitĂ© de la mesure » (p 27).

Roland Barthes 

Jean Birnbaum adjoint à cet ensemble de portraits, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue.

« Barthes s’est fixĂ© cette tĂąche impossible, non seulement prendre soin des mots, mais encore ne jamais laisser le langage se figer, toujours le maintenir dans cet Ă©tat de rĂ©volution permanente qu’on appelle littĂ©rature » (p 118). Roland Barthes distingue une « parole ouverte » en terme de souffle et une « parole fermĂ©e », hermĂ©tique, comme un bloc de clichĂ©s, ce qu’il appelle la « brique » (p 119). Lors d’un voyage dans la Chine MaoĂŻste, Roland Barthes saisit « la tyrannie des stĂ©rĂ©otypes » (p 121) et il Ă©touffe. A partir des annĂ©es 1970, « le sĂ©miologue fait de la nuance un souci constant et une mĂ©thode active. Je veux vivre selon la nuance », proclame-t-il » (p 122). Ainsi, « maitresse des nuances, la littĂ©rature est une permanente remise en question, une parade face aux dogmatismes » (p 122). Roland Barthes s’établit dans le « refus du surplomb », le « refus de l’arrogance ».

Des attitudes communes

Si le contexte d’une mĂȘme Ă©poque est un dĂ©nominateur commun entre les personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre, Jean Birnbaum voit chez eux des attitudes voisines. Et il Ă©voque cette perception dans de courts chapitres intermĂ©diaires, des « interludes ». Les titres en sont parlants : « Des mots libres pour des hommes libres » ; « Il faut parler franc » ; « La blague est quelque chose d’essentiel » ; « Vous avez dit : « faire le jeu de » ; « L’inconnu, c’est encore et toujours notre Ăąme » ; « La littĂ©rature, maitresse des nuances ». On reconnaitra lĂ  les remarques de l’auteur Ă  propos des personnalitĂ©s Ă©voquĂ©es dans ce livre. Jean Birnbaum les a choisis dans une communautĂ© d’attitudes et de dĂ©marches : « Les hommes et les femmes que j’ai voulu rĂ©unir dans ce livre, ne savaient pas oĂč se mettre. Ils Ă©taient trop nuancĂ©s pour s’aligner sur des slogans. Trop libres pour supporter la discipline d’un parti. Trop sincĂšres pour renoncer Ă  la franchise. Trop mobiles pour obĂ©ir Ă  une politique de frontiĂšres  » (p 129). Ces diverses figures « s’inscrivent dans une mĂȘme constellation de sensibilitĂ© et de vigilance », ce que Hannah Arendt nommait « une tradition cachĂ©e » (p 130). Alors, nous dit Jean Birnbaum, « J’ai voulu
 entendre cette petite troupe d’esprits hardis, dĂ©livrĂ©s de tout fanatisme, qui ont acceptĂ© de vivre dans la contradiction, et prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©flĂ©chir que haĂŻr » (p 137).

« Toute personne a droit Ă  la libertĂ© de pensĂ©e, de conscience et de religion » affirme la dĂ©claration universelle des droits de l’homme dans son article 18 et l’article 19 ajoute : « Tout individu a droit Ă  la libertĂ© d’opinion et d’expression » (3). Malheureusement, il y a encore certains Ă©tats oĂč ces libertĂ©s sont bafouĂ©es. Il y faut du courage pour penser, c’est Ă  dire penser librement. Cependant la menace vis Ă  vis de l’exercice de la pensĂ©e ne vient pas seulement des pouvoirs politiques dictatoriaux. D’une façon plus subtile, elle peut aussi s’exercer Ă  partir de pressions sociales et idĂ©ologiques dans une imitation servile. Des modĂšles s’imposent en terme d’oppositions simplistes, d’une pensĂ©e en blanc et noir. Ici, le courage de penser, c’est aussi le « courage de la nuance » pour reprendre le beau titre du livre de Jean Birnbaum. Les exemples vivants qu’il nous apporte en ce sens viennent nous accompagner et nous encourager.

J H

  1. Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil, 2021 Interview vidĂ©o de l’auteur : https://www.youtube.com/watch?v=o5fu8S1irZY
  2. Un silence religieux : https://vivreetesperer.com/un-silence-religieux/
  3. LibertĂ© de penser. LibertĂ© d’expression : http://www.francas40.fr/var/francas/storage/original/application/93286c030c46cedd732730e0917a7c13

Un nouvel an, ensemble, en route


Nouvel An. Un commencement
 Comment est ce que nous considĂ©rons l’avenir ? On sait que les reprĂ©sentations de l’avenir varient selon les religions, les civilisations. Notre reprĂ©sentation de l’histoire est inspirĂ©e, implicitement ou explicitement par le message que nous avons reçu Ă  travers la Bible, une foi en la promesse de Dieu qui nous met en mouvement Ă  l’exemple d’Abraham ou du peuple juif sortant d’Egypte pour une nouvelle destinĂ©e. Et pour les chrĂ©tiens, entendre que Christ est ressuscitĂ© d’entre les morts et que la puissance de Dieu est Ă  l’Ɠuvre, dĂšs maintenant, pour accomplir la rĂ©surrection des morts et la libĂ©ration de l’humanitĂ© et de la nature, nous parle « dans un mĂȘme mouvement du fondement de l’avenir et de la pratique de la libĂ©ration des hommes et de la rĂ©demption du monde » (JĂŒrgen Moltmann, JĂ©sus, le Messie de Dieu (Cerf), p. 328). C’est le fondement d’une thĂ©ologie de l’espĂ©rance. C’est une inspiration pour notre sociĂ©tĂ© en ce temps de crise oĂč les menaces abondent, et aussi, pour nous personnellement dans un chemin oĂč se mĂȘlent les joies et les Ă©preuves et oĂč parfois on ne voit plus clair.

 

A un moment oĂč on prend de plus en plus conscience des interrelations entre l’humanitĂ© et la nature dans laquelle elle s’inscrit, un exemple issu du monde animal vient nous apporter un Ă©clairage qui fonctionne comme une parabole.

Le magnifique film sorti en 2001 : « Le peuple migrateur » est prĂ©sent dans nos mĂ©moires 
 et aujourd’hui accessible sur internet :

http://www.youtube.com/watch?v=ks_nLiTSvb4

Et, sur le site Flickr, on trouve des photos parfois impressionnantes d’oiseaux en migration. En voyant les images des oies sauvages en vol pour Ă©chapper au froid de l’Arctique et gagner les pays du soleil, comment ne pas admirer l’instinct qui les conduit. On est saisi par la beautĂ© de ces crĂ©atures. Et lorsqu’on sait qu’un vol d’oies sauvages est aussi une expĂ©rience collective oĂč une solidaritĂ© se manifeste, n’est-ce pas pour nous une source d’inspiration, la mĂ©taphore d’un mouvement oĂč la foi s’exercerait dans la communion. Ainsi, en ce Nouvel an, une superbe photo de ces oies en vol nous interpelle :

http://www.flickr.com/photos/warmphoto/6320042255/lightbox/

Elle nous suggĂšre foi, courage, solidaritĂ©. N’aspirons-nous pas aussi Ă  faire route les uns avec les autres comme beaucoup d’hommes dĂ©jĂ  engagĂ©s sur ce chemin ?

 

JH

De la décharge publique à la musique

Au Paraguay, des jeunes forment un orchestre Ă  partir d’instruments fabriquĂ©s Ă  partir de dĂ©chets.

Quel contraste ! Dans une banlieue d’Asuncion, la capitale du Paraguay, au bidonville de Cateura, un lieu envahi de dĂ©tritus qui y sont rejetĂ©s, un orchestre formĂ© par des jeunes est nĂ©.  C’est le « Landfill Harmonic ». Le processus de dĂ©gradation a Ă©tĂ© retournĂ©. Une vidĂ©o (1) retrace pour nous une histoire Ă©mouvante de la maniĂšre dont des instruments de musique ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s Ă  partir du recyclage de dĂ©chets apportant ainsi une espĂ©rance Ă  des enfants, Ă  des jeunes dont l’avenir auraient Ă©tĂ©, sans  cela dĂ©pourvu de sens. Quel Ă©lan de vie ! « Le monde nous envoie des ordures. Nous lui renvoyons de la musique ».

Cette expĂ©rience a commencĂ©, il y a cinq ans. Favio Chavez, musicien, joueur de clarinette et de guitare, avait commencĂ© Ă  dĂ©velopper un petit orchestre dans un autre lieu. C’est alors qu’il trouve un nouvel emploi Ă  Cateura : un travail d’animateur dans une association environnementale en vue d’apprendre aux ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») Ă  se protĂ©ger eux-mĂȘmes. Favio Chavez reprend alors son activitĂ© d’animation musicale auprĂšs des jeunes. Mais pour cela, il a besoin d’instruments de musique. Favio Chavez en parle Ă  un ramasseur de dĂ©tritus, Nicolas Gomez, qui dĂ©couvre dans la dĂ©charge un  ancien tambour, puis le rĂ©pare. De fil en aiguille, comme il a Ă©tĂ© charpentier, il se met Ă  l’ouvrage et fabrique une guitare Ă  partir de matĂ©riaux trouvĂ©s dans la dĂ©charge. BientĂŽt, d’autres instruments vont apparaĂźtre. Alors, Favio Chavez peut crĂ©er un orchestre formĂ© par des jeunes qui vont commencer Ă  jouer de la musique de grande qualitĂ©, de Beethoven et Mozart Ă  Henry Mancini et les Beattles.

Et l’orchestre « Lanfill Harmonic » part maintenant en tournĂ©e dans d’autres pays d’AmĂ©rique Latine. Aujourd’hui, sa prestation est connue bien au delĂ , notamment aux Etats-Unis comme en tĂ©moignent les articles de presse paru sur un site qui soutient cette remarquable initiative et la prĂ©paration d’un film Ă  son sujet (2), et le visionnement de la vidĂ©o sur You Tube et Vimeo par plus d’un million d’internautes.

Combien l’enthousiasme manifestĂ© par les jeunes sur la vidĂ©o est capable des nous Ă©mouvoir. « Quand j’entend le son d’un violon, je sens comme des papillons qui s’envolent en moi. C’est un sentiment que je ne peux expliquer », dĂ©clare une jeune adolescente. « Sans la musique, ma vie serait sans valeur », nous dit une autre. Cette initiative ne change pas seulement la vie de ces jeunes. Elle transforme Ă©galement, par osmose, la vie de leur famille, la vie de la communautĂ© locale. Ainsi, a-t-on pu voir tel parent renoncer Ă  la drogue ou tel autre reprendre des Ă©tudes.

Ici, l’harmonie n’est pas seulement un effet de la musique. C’est aussi une harmonie entre les cƓurs. Sympathie, Ă©merveillement : une Ɠuvre de l’Esprit.

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J H

(1)            Landfill Harmonic : la vidĂ©o prĂ©sentant cette initiative : http://www.youtube.com/watch?v=fXynrsrTKbI  « Landfill » peut ĂȘtre traduit en français par : dĂ©charge publique. Les ramasseurs de dĂ©tritus (« garbage collectors ») travaillent pour une rĂ©utilisation, un recyclage des ordures. L’orchestre : « Landfill Harmonic » a pu ĂȘtre appelĂ© l’orchestre du recyclage.

(2)         Sur le site : Kickstarter, qui soutient, entre autres, cette initiative et la prĂ©paration d’un film Ă  son sujet, une vaste information sur « landfill harmonic », notamment Ă  travers un renvoi à  des articles de presse : http://www.kickstarter.com/projects/405192963/landfill-harmonic-inspiring-dreams-one-note-at-a-t

Comment une démocratie multiethnique peut-elle se développer en surmontant les obstacles?

La grande expérience

Selon Yascha Mounk

Nous vivons dans un rĂ©gime dĂ©mocratique, certes imparfait, mais qui nous assure des bĂ©nĂ©fices inestimables, une participation Ă  l’autoritĂ© politique, Ă  la puissance publique Ă  travers des Ă©lections libres, une garantie des droits fondamentaux tels qu’ils ont Ă©tĂ© proclamĂ©s par la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen Ă  travers un Ă©tat de droit. Bref, si il y a des frustrations, il y aussi un espace oĂč nous pouvons nous mouvoir pour susciter des changements et des amĂ©liorations. Nous vivons dans une rĂ©publique qui dĂ©pend de l’expression de chacun et est, en principe, l’affaire de tous. Mais avons-nous conscience de ce privilĂšge ?

Cependant, la propagation d’une agitation Ă  consonance autoritaire, se parant d’une rĂ©fĂ©rence au peuple, les divers populismes qui se sont rĂ©pandus dans les derniĂšres annĂ©es sous des formes variĂ©es viennent nous interpeller et sonner l’alarme. En regard, il importe de comprendre le phĂ©nomĂšne avec l’aide des sciences sociales. Ainsi, en 2018, un chercheur en sciences politiques Yascha Mounk a Ă©crit un livre : « Le peuple contre la dĂ©mocratie » (1).

Pourquoi des mouvements populistes en viennent-ils Ă  mettre en cause le bon fonctionnement des institutions dĂ©mocratiques ? On peut en distinguer quelques raisons comme la stagnation du niveau de vie depuis les annĂ©es 1980, l’arrivĂ©e des migrants qui compromettent l’entre-soi national, ou bien l’emballement de la communication Ă  travers les rĂ©seaux. Cependant, un des plus grands dangers est la montĂ©e d’un sentiment nationaliste et xĂ©nophobe dans une part de population qui se sent abandonnĂ©e, privĂ©e de son privilĂšge national et sans espoir de promotion. Dans beaucoup de pays, en regard de la diversification de la population, on peut effectivement observer des phĂ©nomĂšnes de rejet et une montĂ©e des tensions et des conflits. Le pouvoir politique devient alors un enjeu. Des forces contraires veulent se l’approprier pour neutraliser l’adversaire. Le dĂ©bat politique, et tout ce qu’il implique et requiert : respect et comprĂ©hension, est alors compromis.

Or, effectivement, dans de nombreux pays occidentaux, de l’Angleterre Ă  la SuĂšde, de la France Ă  l’Allemagne, une forte immigration est intervenue et la composition de la population a fortement changĂ©. Aux Etats-Unis, si la diversitĂ© est constitutive, la diversification se poursuit autrement, avec une correction relative, mais positive des rapports de domination traditionnels. Comment les transformations dĂ©mographiques en cours vont-elles modifier la vie politique ? L’enjeu est la rĂ©alisation d’une dĂ©mocratie multiethnique. Chercheur en sciences politiques, d’origine allemande et aujourd’hui installĂ© aux États-Unis, Yascha Mounk a intitulĂ© son dernier livre : « la grande expĂ©rience » (2). Les dĂ©mocraties occidentales vont-elles parvenir Ă  un nouveau stade, celui d’une dĂ©mocratie multiethnique ? Et comment ?

Yascha Mounk est bien qualifiĂ© pour aborder cette question. Car lui-mĂȘme a grandi dans une famille polonaise, juive de confession, immigrĂ©e en Allemagne. Par expĂ©rience, il est sensible aux relations interculturelles. Yascha Mounk a fait ses Ă©tudes universitaires en Angleterre Ă  Cambridge, puis il est devenu chercheur aux Etats-Unis. Il est maintenant professeur de politique internationale Ă  l’UniversitĂ© John Hopkins. Il Ă©crit dans de nombreuses revues et s’exprime dans de nombreuse confĂ©rences.

 

La transformation des sociétés et la question démocratique

 Yascha Mounk part d’abord d’un constat. C’est la diversification considĂ©rable de la population des dĂ©mocraties au cours des derniĂšres dĂ©cennies. « A la fin de la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni, moins d’une personne sur vingt-cinq Ă©tait nĂ©e Ă  l’étranger. Aujourd’hui, c’est une personne sur sept. Il y a quelques dĂ©cennies de cela, la SuĂšde Ă©tait l’un des pays les plus homogĂšnes du monde. Aujourd’hui, un habitant sur cinq a des origines Ă©trangĂšres » (p 16). La France et l’Allemagne vont dans le mĂȘme sens. La diffĂ©rence des europĂ©ens, le Canada et les Etats-Unis se sont pensĂ©s comme des nations d’immigrĂ©s dĂšs leur conception. « Et pourtant, Ă  leur maniĂšre, les deux grandes dĂ©mocraties du Nouveau Monde ont Ă©tĂ© profondĂ©ment excluantes durant la majeure partie de leur existence » (p 17). Aux Etats-Unis, la jeune rĂ©publique a composĂ© avec l’esclavage et refusĂ© aux noirs les droits les plus Ă©lĂ©mentaires. L’abolition de l’esclavage en 1865 a marquĂ© un grand tournant, mais les discriminations affectant les afro-amĂ©ricains sont revenus ensuite. Elles s’effritent aujourd’hui.

Dans ces diffĂ©rents pays oĂč s’opĂšre la transformation dĂ©mographique, des tensions sont apparues et affectent la vie dĂ©mocratique.

Yascha Mounk s’interroge Ă  partir de l’histoire. La dĂ©mocratie multiethnique ne va pas de soi. Ainsi, dans le passĂ©, « les citoyens des dĂ©mocraties les plus respectĂ©es du monde ont portĂ© leur puretĂ© ethnique en Ă©tendard. D’AthĂšnes Ă  Rome, de Venise Ă  GenĂšve, les tentatives prĂ©-modernes d’auto-gouvernance ont toutes Ă©tĂ© restreintes au groupe ethnique concerné » (p 14). A contrario, on a pu observer la rĂ©ussite de sociĂ©tĂ©s multiethniques au sein d’empires oĂč le pouvoir Ă©chappait Ă  toute compĂ©tition entre des groupes. Ainsi, l’élargissement des dĂ©mocraties rencontre des obstacles. Pour que la grande transformation s’effectue, « le rĂ©cit qu’elles se font d’elles-mĂȘmes, leur roman national, repose encore trop sur la fiction de leur homogĂ©nĂ©ité » (p 19). L’histoire d’une domination brutale exerce toujours son ombre dans telle sociĂ©tĂ© marquĂ©e par l’esclavage. Dans de  nombreuses sociĂ©tĂ©s apparait un risque de fragmentation culturelle. « Certains groupes d’immigrĂ©s forment aujourd’hui une classe socio-Ă©conomique dĂ©favorisĂ©e » (p 20). En regard des faits, Yascha Mounk observe une « ascension des pessimistes », mais son analyse porte rĂ©ponse au « besoin d’optimisme » (p 22-34).

 

Avancer vers une dĂ©mocratie multiethnique, c’est possible

Le terme de « dĂ©mocratie multiethnique » peut donner lieu Ă  des malentendus. En fait, l’ampleur est plus vaste. D’autres qualificatifs l’accompagnent : dĂ©mocratie multiculturelle et multiconfessionnelle. (p 11). L’évolution vers cette nouvelle forme de dĂ©mocratie est une traversĂ©e semĂ©e d’embuches, mais cette « grande expĂ©rience » n’est pas vouĂ©e Ă  l’échec. Elle est possible et d’autant plus possible qu’on en perçoit les diffĂ©rents aspects et qu’on croit Ă  sa rĂ©ussite. « Si nous voulons que la ‘grande expĂ©rience’ rĂ©ussisse, il nous faudra dĂ©velopper une vision optimiste » (p 27). Le livre aborde les diffĂ©rents aspects de la question en trois parties : Quand les sociĂ©tĂ©s multiethniques tournent mal ; de l’avenir souhaitable des dĂ©mocraties multiethniques ; comment les dĂ©mocraties multiethniques pourraient-elles s’épanouir ?

De fait, des recherches sur l’intĂ©gration en Europe montrent qu’à moyen terme, l’intĂ©gration en pays d’accueil se rĂ©alise. « L’intĂ©gration linguistique aussi bien que culturelle paraĂźt plus lente en Europe qu’en AmĂ©rique du Nord, mais les tendances sont les mĂȘmes. Il existe bien quelques exemples d’immigrĂ©s de deuxiĂšme ou mĂȘme de troisiĂšme gĂ©nĂ©ration parlant mal la langue locale, mais, en gĂ©nĂ©ral, les enfants nĂ©s en Italie, en France, en SuĂšde ou en GrĂšce la parlent avec beaucoup plus de facilitĂ© que la langue de leurs ancĂȘtres » (p 254).

Mais qu’en est-il du gouffre Ă©conomique qui sĂ©pare encore la majoritĂ© historiquement dominante et les groupes minoritaires ? En fait, lĂ  aussi, il faut du temps selon les gĂ©nĂ©rations. « Ceux qui sont curieux de l’état actuel de nos dĂ©mocraties multiethniques feraient bien de regarder les statistiques sur le parcours d’immigrĂ©s de trĂšs longue date afin de dĂ©terminer si leurs conditions de vie s’amĂ©liorent » (p 260). Et, dans l’ensemble, les conclusions sont positives. « Ainsi, aux Etats-Unis, les immigrĂ©s s’en sont trĂšs bien sortis, augmentant rapidement leurs revenus d’une gĂ©nĂ©ration Ă  la suivante. Par ailleurs, la vitesse de cette progression dĂ©pend Ă  peine de leur pays d’origine. Les enfants d’immigrĂ©s de presque tous les pays d’origine amĂ©liorent plus rapidement leurs conditions Ă©conomiques que les enfants de parents nĂ©s aux États-Unis» (p 261).

Par ailleurs, Ă  partir de diffĂ©rentes recherches, l’auteur tempĂšre nos inquiĂ©tudes concernant une insĂ©curitĂ© potentielle. « La plupart des immigrĂ©s partagent les valeurs de leur sociĂ©tĂ© d’accueil » (p 270). Si la menace terroriste est redoutable, elle n’a qu’une petite minoritĂ© pour origine.

« La dĂ©mographie n’est pas un destin ». L’auteur prend en exemple les Etats-Unis. Une partie de la population blanche redoute de devenir une minoritĂ© brimĂ©e Ă  l’avenir. Mais il y a de grandes diffĂ©rences dans l’évolution des groupes en croissance : les latinos, les asiatiques amĂ©ricains et les mĂ©tis. L’auteur montre par exemple le caractĂšre spĂ©cifique de la rĂ©ussite intellectuelle des asiatiques amĂ©ricains. « Les asiatique amĂ©ricains ne reprĂ©sentent qu’un dixiĂšme de la population des Etats-Unis, mais un quart des Ă©lĂšves qui rentrent Ă  l’UniversitĂ© Harvard. A l’UniversitĂ© Berkeley, presque la moitiĂ© des Ă©tudiants amĂ©ricains entrĂ©s en 2020 Ă©taient des asiatiques amĂ©ricains ». La rĂ©ussite Ă©conomique va de pair (p 288). L’auteur montre Ă©galement un dĂ©veloppement rapide du groupe des mĂ©tis. Il y a quelques dĂ©cennies, le mĂ©tissage rencontrait beaucoup d’hostilitĂ©. En 1980, seuls 3% des nouveau-nĂ©s Ă©taient mĂ©tis. A la fin des annĂ©es 2010, un enfant sur sept Ă©tait mĂ©tis (p 284). Ainsi, les trajectoires de ces groupes sont diffĂ©rentes. Elles permettent une Ă©volution des attitudes politiques. Elles vont Ă  l’encontre d’une fatale confrontation entre « blancs » et « gens de couleur ».

Yascha Mounk estime que l’exemple amĂ©ricain est instructif et que les tendances qui y sont observĂ©es peuvent l’ĂȘtre Ă©galement dans d’autres pays. « Des groupes qui nous semblent aujourd’hui soudĂ©s se fractureront sans prĂ©venir. La dĂ©mographie n’est pas un destin. Les habitants des dĂ©mocraties multiethniques, dans leur grande diversitĂ©, sont embarquĂ©s sur le mĂȘme bateau. Ceux d’entre nous qui pensons que la grande expĂ©rience peut rĂ©ussir, devons remplir une tĂąche clĂ© dans les dĂ©cennies Ă  venir : nous battre pour un avenir dans lequel le plus de personnes possibles se penseront non comme les membres de tribus mutuellement hostiles, mais comme citoyennes de dĂ©mocraties multiethniques fiĂšres et optimistes » (p 304). Yascha Mounk , conscient des dangers du nationalisme, prĂ©conise en regard un patriotisme civique, inclusif et capable de rassembler les divers composantes de la population.

Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles aider à hùter cet avenir ?

 

Quelles politiques mettre en Ɠuvre ?

Dans ce livre, Yascha Mounk ne se contente pas de proposer des analyses et des diagnostics ; en fin de parcours, il esquisse des orientations. « Quelles politiques publiques (aussi modestes soient-elles) pourraient contribuer à la réussite des démocraties multiethniques ? ».

Il importe d’abord d’identifier les obstacles majeurs.

« D’abord, de nombreuses personnes n’ont connu quasiment aucun progrĂšs dans leurs conditions de vie ces derniĂšres annĂ©es. Elles s’inquiĂštent mĂȘme d’une future dĂ©gradation. Comme l’a montrĂ© une Ă©tude sociologique, cela les rend beaucoup plus enclines Ă  regarder avec peur ou dĂ©dain les membres des autres groupes dĂ©mographiques.

DeuxiÚmement, certains groupes ethniques ou religieux subissent encore des conditions socio-économiques dégradées


TroisiĂšmement, les institutions des dĂ©mocraties multiethniques peinent aujourd’hui Ă  prendre des dĂ©cisions efficaces. Elles sont insuffisamment rĂ©actives aux yeux de l’opinion ou elles excluent des minoritĂ©s des processus de dĂ©cision. En consĂ©quence, les citoyens n’ont plus le sentiment d’ĂȘtre maitres de leur destin collectif, ce qui augmente le risque de tensions intergroupes.

Enfin, la polarisation croissant empĂȘche les citoyens des dĂ©mocraties multiethniques de considĂ©rer leurs opposants politiques avec bienveillance  » (p 307-308).

DĂšs lors, Yascha Mounk propose quelques orientations politiques majeures.

« Les dĂ©mocraties doivent offrir Ă  leurs citoyens une ‘prospĂ©ritĂ© garantie’ : encourager la croissance Ă©conomique et s’assurer que ses gains finiront dans la poche des citoyens ordinaires. Elles doivent accentuer encore la ‘solidaritĂ© universelle’ : construire un État-providence gĂ©nĂ©reux qui Ă©vitera la course Ă  Ă©chalote entre groupes ethniques » (les avantages accordĂ©s Ă  certains groupes peuvent susciter la jalousie et finalement s’avĂ©rer contre-productifs). Elles doivent bĂątir des institutions efficaces et inclusives : donner Ă  chaque citoyen le sentiment que ses prĂ©fĂ©rences seront prises en compte. Enfin, elles doivent fonder une culture de respect mutuel  » (p 308).

Traduit de l’anglais, trĂšs fondĂ© sociologiquement, comme en tĂ©moigne une annexe volumineuse de notes bibliographiques, ce livre se lit agrĂ©ablement en couvrant une question majeure puisqu’il s’agit de l’avenir des dĂ©mocraties multiethniques Ă  l’échelle internationale. Et, en France, nous sommes directement concernĂ©s. Nous dĂ©couvrons dans ce livre la pensĂ©e Ă©clairante d’un chercheur engagĂ© dans l’étude de problĂšmes politiques majeurs.

J H

 

  1. Yascha Mounk. Le peuple contre la dĂ©mocratie. L’Observatoire, 2018
  2. Yascha Mounk. La grande expĂ©rience. La dĂ©mocratie Ă  l’épreuve de la diversitĂ©. L’Observatoire, 2022

Interview de l’auteur https://www.youtube.com/watch?v=3aLoeIWTTUk

https://www.youtube.com/watch?v=lqhxrUdUiPU