C’est la connexion qui assure et sauvegarde la vie. A contrario, la déconnection mène à la dévastation. Richard Rohr, dans un texte de ses « Daily meditations » publié le 10 novembre 2024 (1) voit dans la déconnection l’origine du péril encouru aujourd’hui par l’humanité
La déconnection engendre la dévastation
« Richard Rohr se dit convaincu que, par derrière les manifestations hideuses de nos maux présents – corruption politique, dévastation écologique, guerre les uns contre les autres… – la plus grande maladie à laquelle nous sommes confronté aujourd’hui estnotre sensation pénible et profonde de déconnection. Nous nous sentons déconnectés de Dieu, certainement, mais aussi de nous-même (particulièrement de notre corps), des uns des autres, et de notre monde. Notre ressenti de cette quadruple isolement, plonge l’humanité dans une conduite de plus en plus destructive et une grande détresse mentale.
Une voie de salut en regard : le flux infini de Dieu trinitaire
Pourtant, aujourd’hui, beaucoup découvrent que le flux infini du Dieu trinitaire – et notre expérience ressentie et pratique de ce don – offre une profonde reconnexion avec Dieu, avec soi-même, avec les autres, et avec notre monde, ce que toute spiritualité et sans doute toute politique recherchent, mais que la religion et la politique conventionnelle ne parviennent pas à atteindre
C’est dans un Dieu trinitaire que réside la réponse de l’unité dans la diversité
La Trinité surmonte le problème philosophique fondamental de « l’un et dumultiple ». Des chercheurs sérieux admirent comment les choses peuvent à la fois être profondément connectées et cependant clairement distinctes : dans le paradigme de la Trinité, nous avons trois « Personnes », comme nous les appelons, qui sont néanmoins en parfaite communion, données, et se rendant l’une à l’autre, dans un amour infini. Considérant la diversité sans fin de la création, il est clair que Dieu n’est pas dutout engagé en faveur de l’uniformité, mais, à la place, désire l’unité – qui est la grande œuvre de l’Esprit – ou la diversité unie par l’amour. L’uniformité est une simple conformité et obéissance aux lois et coutumes, tandis que l’unité spirituelle est cette extrême diversité embrassée et protégée par un amour infiniment généreux. Voilà le problème que notre politique et notre religion superficielle sont encore incapables de résoudre.
Le flux trinitaire unit en abolissant la pensée dualiste
La Trinité est entièrement consacrée à la relation et à la connexion. Nous connaissons la Trinité en faisant l’expérience du flux lui-même. Le principe de l’un est solitaire. Le principe de deux tend à l’opposition et nous conduit vers la préférence ou l’exclusion. Le principe de trois est, d’une manière inhérente, en mouvement, dynamique et génératif. La Trinité est conçue de telle manière qu’elle sape toute pensée dualiste.Cependant, le christianisme l’a mise de côté parce que nos théologies dualistes ne pouvaient pas la traiter.
Dieu comme l’Être source de tous les êtres.
Dieu n’est pas un être parmi d’autres êtres, mais plutôt le fondement de l’Être lui-même (The Ground of Being itself) qui coule alors à travers tous les êtres. Comme Paul dira aux intellectuels à Athènes, « ce Dieu n’est pas loin de nous, mais il est l’Unique dans lequel nous vivons, nous bougeons et nous avons notre existence » (Actes 17.27-28). Le Dieu que Jésus nous révèle est présenté comme un dialogue sans entrave, un flux positif et inclusif, une roue à eau qui déverse un amour qui ne s’arrête jamais. Saint Bonaventure appelait Dieu une fontaine (fontain fullness) pleine d’amour.
Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin
Rien ne peut arrêter le flux de l’amour divin. Nous ne pouvons défaire cette réalité même avec notre pire péché. Dieu est toujours gagnant et l’amour de Dieu vaincra toujours à la fin. Rien que les humains puissent faire n’arrêtera la force qui se déverse sans relâche qui est la danse divine (2). Ni l’Amour, ni Dieu ne perdent. C’est ce qu’être Dieu veut dire.
Nous vivons aujourd’hui dans une période critique. La nature est en danger en raison de l’avidité humaine. Mais, en même temps, des transformations en profondeur s’opèrent. C’est, par exemple, la découverte de formes de conscience dans le monde animal. Et, plus généralement, l’humanité commence à accéder à une relation dimensionnelle qui la dépasse, un mouvement qui peut se décrire en terme d’écospiritualité. Une personne comme Jane Goodall s’inscrit dans ce paysage à travers son histoire de vie, une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique.
https://youtu.be/ji5tdtz5AMg
Notre attention la concernant a été attirée par son obtention du prix Templeton en 2021. En effet, le prix Templeton (1) se veut l’équivalant en excellence au prix Nobel dans le domaine des réalisations ayant une portée spirituelle. Décerné pour la première fois en 1973, il a d’abord concerné « le progrès en religion ». Aujourd’hui, le prix Templeton est un prix « pour le progrès de la recherche et des découvertes concernant les réalités spirituelles ». Un intérêt tout particulier est porté aux personnes travaillant à « l’intersection de la science et de la religion ». « Comment exploiter le potentiel de la science pour explorer les questions les plus profondes concernant l’univers et, en celui-ci, la place et le but de l’humanité ?». En recevant le prix Templeton, Jane Goodall s’inscrit dans un ensemble de personnalités remarquables parmi lesquelles le Dalaï Lama et l’archevêque Desmond Tutu. Mais, plus précisément, dans le champ de la science, elle succède à Francis Collins, généticien américain connu pour son œuvre marquante dans la découverte de l’ADN et titulaire du prix Templeton en 2020.
A de nombreuses reprises, Jane Goodall a été amenée à s’exprimer sur son expérience de vie et ses convictions. Nous nous inspirons ici particulièrement de son livre : « Reason for hope. Aspiritual journey » (2), initialement publié en 1999 et ensuite traduit en français. Ainsi, nous évoquons son histoire de vie, comment d’une enfance en Angleterre, dans la fraicheur d’une relation avec les animaux et l’encouragement de sa mère, elle est partie en Afrique, et, dans un contexte de recherche, a pu y découvrir une forme de conscience chez les chimpanzés. A l’époque, ce fut une découverte révolutionnaire. Dans son chemin qui fut difficile, elle a été portée par une foi chrétienne et une sensibilité spirituelle. Enfin, constatant les destructions en cours dans le monde vivant, elle s’est engagée dans une grande mission de conscientisation écologique.
Une histoire de vie
Si on peut accéder à de courtes biographies de Jane Goodall (3), le livre : « Reason for hope », relate de grandes étapes de sa vie. Comment une jeune anglaise est attirée par l’Afrique à une époque où cela n’allait pas de soi, comment elle fait l’apprentissage de la méthode scientifique et développe une approche originale dans l’observation des chimpanzés en devenant ainsi une personnalité scientifique reconnue, comment, à travers les aléas de la vie, elle est portée par une démarche de foi, une ouverture spirituelle qu’elle manifeste dans le titre de son ouvrage : « Reason for hope. A spiritual journey » (Raison d’espoir. Un voyage spirituel).
Jane Goodall est née en 1934 en Angleterre. Elle a vécu son enfance dans un pays en guerre, mais dans un lieu relativement privilégié, et dans un environnement familial où sa mère a joué un rôle marquant. Une des caractéristiques majeures de son enfance a été l’amour des animaux. Ainsi raconte-t-elle, dans son livre, des souvenirs précis, par exemple comment, à quatre ans, elle a découvert la manière dont une poule pondait un œuf. Elle nous décrit son attachement pour son chien et le plaisir de vivre dans un jardin.
Elles nous raconte également son éducation chrétienne, avec, dans l’adolescence à quinze ans, un poussée de ferveur au contact d’un pasteur dont elle apprécie l’enseignement. Ainsi évoque-t-elle la foi chrétienne vivante qu’elle a vécue à cet âge.
A 19 ans, elle s’oriente vers des études de secrétariat, un métier qui lui permet de travailler n’importe où. Et effectivement, elle nourrit un désir de se rendre en Afrique. Ce désir se réalise en 1957 lorsqu’elle peut se rendre au Kenya grâce à l’invitation d’une amie d’école.
Ainsi, de l’enfance à la jeunesse, on voit un fil conducteur dans la vie de Jane : « J’ai une mère qui n’a pas seulement toléré, mais encouragé ma passion pour la nature et les animaux, et qui, encore plus important, m’a appris à croire en moi. Tout a conduit, de la manière la plus naturelle, semble-t-il aujourd’hui, à l’invitation magique à me rendre en Afrique où je rencontrerai le docteur Louis Leakey (un paléontologue) qui me conduira sur le chemin de Gombé et des chimpanzés » (p 4).
A 23 ans, en 1957, Jane est donc partie en bateau pour l’Afrique. En faisant le point sur sa jeunesse, elle écrit : « Je pouvais entrer dans cette nouvelle vie sans peur, car j’étais équipée par ma famille et mon éducation, par de saines valeurs morales et par un esprit indépendant, pensant librement ». Au Kenya, elle est mise en relation avec le célèbre anthropologue, Louis Leakey qui lui offre un emploi comme sa secrétaire personnelle. Elle participe donc avec lui à ses campagnes de fouilles. Et c’est le docteur Leakey qui va l’inviter à s’engager dans une recherche de longue haleine sur les chimpanzés, car, bien que Jane ait été alors dépourvue de diplôme, il croyait en elle « un esprit ouvert avec la passion du savoir, avec l’amour des animaux et une grande patience » (p 55). A l’époque, on ne savait presque rien sur le comportement des chimpanzés dans un environnement naturel. Tout était à découvrir. Le docteur Leakey a trouvé un financement pour mener cette recherche. Jane s’est installée, en compagnie de sa mère, à Gombé, un espace de collines forestières en Tanzanie.
Et là, peu à peu, Jane a commencé à explorer les lieux. Tous les jours, de bonne heure, elle partait dans la forêt. Au départ, les chimpanzés fuyaient dès qu’ils la voyaient. Et puis, ils se sont habitués à elle et la découverte a commencé. Ainsi, elle a su mettre en évidence que les chimpanzés utilisaient des outils. « Ce fut une découverte majeure. A partir de là, on a commencé à redéfinir l’homme d’une façon plus complexe qu’auparavant ». Peu à peu, Jane est entrée « dans un monde magique qu’aucun humain n’avait exploré avant, le monde des chimpanzés sauvages » (p 71). Elle y découvre de mieux en mieux la personnalité des chimpanzés, mais elle entre aussi dans une harmonie. Animaux, arbres, étoiles « formaient un grand tout ». « Tout faisait partie d’un grand mystère et j’en faisais partie aussi ». « Un sentiment de paix descendait sur moi ».
Dans les années qui suivirent, Jane passa à l’Université de Cambridge et y obtint un doctorat. Si le séjour dans le centre de recherche qui s’était installé à Gombé connut des épisodes d’insécurité, la recherche sur les chimpanzés s’y est poursuivie. Le « noble singe » s’est révélé un mythe. La communauté des chimpanzés observée jusque là s’était séparée et ayant donné naissance à une autre communauté, un conflit entre les deux est apparu. « Notre monde paisible et idyllique, notre petit paradis a été bouleversé » (p 177). Des tueries ont été observées. « Soudain, nous avons trouvé que les chimpanzés pouvaient être brutaux » (p 177). Il a fallu en rendre compte scientifiquement, bien que dans ces années là, ce sujet se prêtait à des controverses idéologiques.
La recherche de Jane Goodall était désormais reconnue dans le monde scientifique. Elle publie un livre sur « les chimpanzés deGombé ». C’est alors qu’elle fut invitée en 1986 à une grande conférence sur les chimpanzés. A cette occasion, elle prit conscience de la destruction du milieu naturel en Afrique. La vie des chimpanzés était menacée de toutes parts, notamment dans la maltraitance des expériences médicales en laboratoire. Face à tous ces dangers, Jane Goodhall s’est sentie appelée à s’engager pour la protection de la nature et pour l’éducation. Elle va parcourir le monde dans le cadre de la fondation qu’elle a créé : le « Jane Goodall Institute ». En 2002, elle est institué « ambassadrice de la paix » par le Secrétaire Général des Nations Unies.
Dans son livre, Jane Goodall nous fait part également de sa vie privée. Un premier mariage en 1964 avec un photographe et réalisateur. Après une décennie passée ensemble, le couple divorce. En 1975, Jane se remarie avec Derek Bryceson, un membre du parlement de Tanzanie et directeur des parcs nationaux du pays. Son mari est atteint d’un cancer et décède en 1980. Ce fut un événement très douloureux dans la vie de Jane.
Une recherche pionnière
En participant à la recherche de Louis Leakey, à ses fouilles paléontologiques, Jane a été initiée à la méthode scientifique. Et Louis Leakey était à l’avant-garde de la recherche sur les origines de l’homme. N’était-il pas nécessaire d’aller au delà de la reconstitution du passé et de s’interroger sur « les descendants vivants des créatures préhistoriques ? « Louis Leakey était intéressé par les grands singes, parce qu’ils sont les plus proches et parce qu’il était important pour lui de comprendre que leurs comportements dans un état sauvage pouvait l’aider à mieux envisager comment nos ancêtresse comportaient »(p 52). Ainsi Leakey projetait une recherche sur les chimpanzés. Cette étude de terrain n’avait pas de précédent. Elle était difficile. Au total, Leakey pensait que Jane était la meilleure personne qui pouvait entreprendre une telle tâche. Et il trouva un financement pour cette entreprise. Ainsi, Jane alla s’installer à Gombé, un coin de forêttropicale au Tanganyka.
Au départ, les chimpanzés présents dans ce lieu la fuyaient. Et ce n’est que peu à peu qu’elle réussit à entrer en contact avec eux. Dans cette approche et cette attente, Jane aimait cette vie dans la forêt. Le temps passait et finalement, elle fit une grande découverte. C’était l’utilisation d’un outil par un chimpanzé. Et comme, à cette époque, l’homme était défini comme « le fabricant d’outil », les observations de Jane mettaient en question cette spécificité (p 67). Leakey obtint un crédit de la National Geographic Society pour poursuivre cette recherche. Ainsi, « Jane pouvait pénétrer, de plus en plus, dans un univers magique qu’aucun humain n’avait exploré avant elle : l’univers des chimpanzés sauvages » (p 71). Elle entra dans un dialogue familier avec les êtres vivants qui peuplaient la forêt. Et elle approcha de plus en plus des chimpanzés, reconnaissant en chacun une personnalité contrairement à une pensée scientifique « réductionniste et mécaniste » (p 74) dominante à l’époque. Elle put et elle sut entrevoir les émotions des chimpanzés. « Il était abondamment clair que ces animaux avaient une personnalité, pouvaient raisonner et résoudre des problèmes, avoir des émotions » (p 74). Peu à peu, elle apprit à reconnaître les liens affectifs et de soutien à long terme entre les membres d’une famille et les « proches amis » (p 76). Si, à l’époque, il était recommandé aux chercheurs d’éviter toute empathie, Jane ignorait cette recommandation. « Une grande partie de ma connaissance de ces êtres intelligents s’est construite justement parce que je nourrissais de l’empathie à leur égard « (p 77).
Un centre de recherche s’est installé à Gombé. L’étude a pu ainsi se poursuivre pendant des années. Un tournant est intervenu dans les années 70, car on a découvert alors une ombre dans la vie des chimpanzés. Le groupe central, bien connu de Jane, s’était séparé. Des conflits éclatèrent entre deux groupes devenus rivaux. On put observer des actes meurtriers, jusque dans la dévoration de jeunes chimpanzés par des congénères plus âgés. Ce fut un choc pour Jane et il ne fut pas facile d’en rendre compte dans la communauté scientifique, car des arguments furent opposés sur une possible instrumentalisation idéologique de ces résultats. Jane chercha à regarder la situation en face dans toute sa complexité.
Une ouverture spirituelle.
Dans son enfance et particulièrement dans son adolescence, Jane a vécu la foi chrétienne. Dans son livre, elle nous en décrit concrètement les expériences. Enfant, chez elle, le sentiment religieux s’étend à la nature comme il en sera de même par la suite. « Dieu était aussi réel pour moi que le vent qui passait à travers les arbres de notre jardin. D’une certaine manière, Dieu prenait soin d’un monde magique plein d’animaux fascinants et de gens qui, pour la plupart, étaient amicaux et bons. C’était pour moi un monde enchanté, plein de joie et de merveille et je me sentais beaucoup en faire partie » (p 10).
Dans son adolescence, la venue d’un nouveau pasteur dont l’enseignement était attirant, l’amena à fréquenter l’église congrégationnelle. « Le pasteur était hautement intelligent et les prédications étaient puissantes et suscitaient la réflexion » (p 21). « Soudainement, personne n’eut plus à m’encourager d’aller à l’église ». « Sans aucun doute, ce pasteur a eu une influence majeure sur ma vie. Comme j’écoutais ses prédications, la religion chrétienne devint vivante et, de nouveau, je permis aux idées de Dieu d’imprégner ma vie » (p 24). Jane nous raconte le contenu de sa foi et, entre autres, la manière dont elle lisait la Bible. Cette période a été marquante. « Clairement, à ce moment, je commençais à me sentir partie d’une grande puissance unificatrice ». Jane évoque l’émerveillement suscité par un magnifique coucher de soleil. Il y a des moments où « elle sentait profondément qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une grande puissance spirituelle – Dieu ». « Comme j’ai évolué dans la vie, j’ai appris progressivement comment chercher de la force dans cette puissance, cette source de toute énergie pour fortifier mon esprit troublé et mon corps épuisé en cas de besoin » (p 30). Dans les épreuves qu’elle a connu, Jane a eu des passages de doute. Devant la souffrance de son mari en train de mourir, « ma foi en Dieu vacilla. Durant un moment, j’ai cru qu’elle s’était éteinte » (p 159). Mais elle a gardé le cap. Et son histoire de vie a été ponctuée par des expériences spirituelles.
A Gombé, dans la forêt tropicale, elle a ressenti un grand émerveillement. Elle nous en parle abondamment. « Plus je passais de temps dans la forêt, plus je devenais un avec ce monde magique qui était maintenant mon habitat (p 73). Elle vit à l’unisson des éléments, des arbres, des animaux. Plus tard, dans son parcours à Gombé, elle vivra un jour dans la forêt un temps d’extase, un profonde expérience spirituelle. Dans un autre cadre, à un moment précédent de sa vie, elle avait vécu un moment de transcendance. C’était en visitant la cathédrale Notre-Dame à Paris. A l’époque, elle avait déjà perçu un lien entre cette expérience, le vécu chrétien de son adolescence et l’émerveillement dans le monde de la forêt tropicale (p 94). Là, à nouveau dans la forêt de Gombé, « Perdue dans l’émerveillement face à beauté autour de moi, j’ai du glisser dans un état de conscience élevée. C’est difficile – impossible en réalité – de mettre en mots le moment de vérité qui descendit sur moi… En luttant ensuite pour me rappeler l’expérience, il m’a semblé que le moi tourné vers lui-même (self) s’était absenté. Les chimpanzés, la terre, les arbres, l’air et moi, nous semblions devenir un avec la puissance de l’esprit de vie lui-même… J’ai entendu de nouvelles fréquences dans la musique des oiseaux… Jamais je n’avais été aussi consciente de la forme et de la couleur des feuilles… Les senteurs elles aussi étaient présentes » (p 173-174). Par la suite, elle a continué à penser à cette expérience. « Il y a beaucoup de fenêtres à travers lesquelles, nous les humains, qui cherchons du sens, pouvons voir le monde autour de nous ». La science est une de ces fenêtres, mais il y en a d’autres. « Les fenêtres à travers les mystiques et les saints hommes de l’Orient et les fondateurs des grandes religions du monde… ont contemplé les vérités qu’ils voyaient non seulement avec leurs esprits, mais aussi avec leurs cœurs et avec leurs âmes. Pour moi, cette après-midi là dans la forêt, c’est comme si une main invisible avait tiré le rideau, et que, pendant un bref moment, j’avais pu voir à travers une telle fenêtre. Dans un flash de vision, j’avais connu une extase où le temps avait disparu et ressenti une vérité à laquelle la science n’ouvre qu’une petite partie. Je savais que cette vérité serait avec moi tout le reste de ma vie, mémorisée imparfaitement et cependant toujours là à l’intérieur. Une source de force dans laquelle je pourrais puiser quand la vie paraitrait dure, cruelle ou désespérée » (p 175). Jane Goodall refuse qu’on oppose science et religion. « Albert Einstein, indéniablement un des plus grands savants et penseurs de notre temps, proposait une approche mystique au sujet de la vie qui était, selon lui, constamment renouvelée par l’émerveillement et par l’humilité qui l’emplissait quand il contemplait les étoiles » (p 177).
La vision de Jane Goodall est unifiante. « La forêt et la puissance spirituelle qui est si grande en elle, m’a donné la paix qui dépasse toute intelligence » (p 181).
Un engagement au service du vivant
Parce qu’elle aime, parce qu’elle vit pleinement, Jane Goodall est aussi sensible. Elle ressent les souffrances de ses proches. Elle ressent les maux qui affectent le vivant sur toute la terre. Qu’est-ce qui importe aujourd’hui pour notre avenir ? « Allons-nous continuer à détruire la création de Dieu, nous battons-nous les uns contre les autres, et faisons-nous du mal aux autres créatures de cette planète ? Ou allons-nous trouver les moyens de vivre en plus grande harmonie les uns avec les autres et avec le monde naturel ? » (p 172). En 1986, Jane Goodall a été invitée à un congres scientifique venant à la suite de la publication de son livre : « Les chimpanzés à Gombé ». La participation à ce congrès a eu un effet inattendu. Elle y arrive comme une chercheuse scientifique. Elle en est ressortie comme une militante décidée à s’engager dans la protection de la nature et dans l’éducation. Ainsi parle-t-elle de cet événement comme son « chemin de Damas » (p 206). En effet au cours d’une session sur la protection de la nature, elle a pris conscience de la manière dont l’espèce des chimpanzés était menacée dans toute l’Afrique (p 106). Et elle a entendu combien les chimpanzés étaient souvent torturés dans les conditions éprouvantes de leur détention en vue d’expériences de laboratoire. « j’ai vu qu’un des grands défis du futur est de trouver des alternatives à l’usage des animaux de toutes espèces dans des expérimentations, avec le but d’y mettre fin » (p 221). Et puis, bien entendu, Jane Goodall participe à la prise de conscience écologique qui grandit actuellement. Elle met en évidence la disparition des forets et la disparition ou le recul des espèces menacées. Ainsi, dans le cadre de sa fondation, le « JaneGoodall Institute », elle s’adresse à un vaste public (4) et parcourt le monde pour étendre la prise de conscience écologique, notamment auprès de la jeunesse. « Encourager les jeunes et leur donner du pouvoir est ma contribution à leur avenir et donc à l’avenir de la planète » (p 243). Elle a récemment pris part au film : « Animal » de Cyril Dion (5). Elle porte un message : « Ensemble, nous devons rétablir nos connections avec le monde naturel et avec la Puissance Spirituelle qui est autour de nous… » (p 267).
Jane Goodall participe à une émergence de conscience, la montée de la conscience du vivant, la reconnaissance de la conscience animale (6). Et, en même temps apparait une ouverture au Divin (7).
Jane exprime tout cela parfaitement. C’est son histoire de vie et, en même temps, c’est un moment de l’histoire de l’humanité, un moment où nous sommes appelés à un changement majeur qui est aussi un tournant de la conscience. Et, comme quelques autres, Jane Goodall nous invite à y entrer dans l’espérance (8).
(2) Jane Goodall (with Phillip Berman). Reason for hope. A spiritual journey. Grand Central Publishing, 1999 (édition 2003). En français : Jane Goodall (avec Phillip Berman). Le cri de l’espoir. Stanké, 2001. Jane Goodall est également l’auteur de plusieurs livres parus en français. En octobre 2021, est paru un entretien avec Jane Goodhall qui témoigne de sa force de vie et de ses « raisons d’espérer » au cours d’une existence riche en découvertes, en expériences et en engagements : Jane Goodhall. Le livre de l’espoir. Pour un nouveau contrat social. Entretien avec Douglas Abrams. Flammarion, 2021.
(5) Le film : « Animal » est accompagné par le livre de Cyril Dion : « Animal » présenté sur ce blog. Dans les deux cas, Jane Goodhall est très présente : https://vivreetesperer.com/animal-de-cyril-dion/
(6) Jane Goodall a été pionnière dans la reconnaissance d’une conscience animale qui est l’objet aujourd’hui de nombreuses recherches. Dans la revue : Théologiques, en 2002, la sociologue Nicole Laurin a publié un excellent article : « Les animaux dans la conscience humaine. Questions d’aujourd’hui et de toujours ». Nicole Laurin cite, entre autres, le théologien Jean-François Roussel : « L’hominisation ne peut être définie sur le « mode différenciatoire, c’est à dire visant à désigner la différence humaine, mais plutôt sous « le mode inclusif et ouvert », car elle recouvre des processus repérables au delà de notre espèce… Cela signifie, pour la théologie, que l’histoire du salut doit devenir celle de la nature et non seulement de l’humanité, le salut de l’humanité participant d’un salut plus originel. La théologie doit s’efforcer de penser l’émergence de l’esprit dans l’animalité… ».
Je travaille dans le génie climatique. J’interviens dans l’étude et la réalisation de la partie électricité et automatisme, la régulation du chauffage/climatisation et dans la recherche de solutions techniques pour répondre aux exigences des nouvelles réglementations thermiques. J’habite en Alsace et je travaille essentiellement dans la construction de plateformes logistiques dans toute la France. Je circule beaucoup et je rencontre des gens très différents : des ouvriers du bâtiment de différentes nationalités, des techniciens, des ingénieurs qui contrôlent mon travail, des responsables d’entreprise.
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Le milieu du bâtiment aujourd’hui est très tendu. Il y a de plus grandes exigences au niveau technique et délai d’exécution. Cela m’amène à pénétrer dans des univers où le stress est palpable. Dans ce contexte, j’apprends beaucoup sur le fonctionnement de l’être humain. De ce fait, j’apprends beaucoup sur moi. C’est un milieu où il y a de la souffrance physique liée à la pénibilité du travail et des souffrances psychiques liées à l’éloignement de la famille à travers de nombreux déplacements professionnels. Progressivement, dans ce contexte, j’ai appris à me rapprocher des autres. Au début, j’ai souvent été étonné de voir une personne d’apparence fermée s’ouvrir facilement dès que je lui posais des questions plus personnelles.
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Le sujet de la religion revient souvent. Je vois que dans l’esprit de la plupart des gens, il y a beaucoup de préjugés et de fausses idées sur le christianisme . Par exemple, pour certains, le christianisme est synonyme de non liberté, de formatage, de conflits entre les différentes églises. Le personnage de Jésus est vu comme un deuxième Moïse qui apporte des lois et des commandements. Il y a aussi la peur très prononcée des phénomènes sectaires.
L’évangélisation, souvent à juste titre, est perçue comme une imposition d’idées reçues, et, en même temps, paradoxalement, le chrétien prétendrait indiquer un chemin de liberté. Je constate une grande défiance vis à vis de tous les pouvoirs en général, et notamment vis à vis du pouvoir religieux qui touche à un côté sensible de la personne parce qu’on y développe des idées (toutes faites / impersonnelles) sur l’amour, l’âme, l’esprit, l’être, Dieu. On a plus de mal à confier sa personne au milieu religieux. Les gens sont très méfiants. J’ai découvert aussi des personnes se disant athées, mais, en creusant, on découvre qu’elles sont athées en opposition à un Dieu représenté sous une certaine forme par la religion: « Dieu pour moi, ce n’est pas ça ». C’est surprenant car ils décrivent ensuite un Dieu idéal, un Dieu proche, un Dieu ouvert, un Dieu qui ne soutient pas un clan, qui ne suscite pas une exclusion. Malheureusement, à cause de la religion, ils ont abandonné l’idée de trouver ce Dieu là.
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Je découvre dans les gens que je rencontre, au-delà d’une façade d’auto-défense, de réflexes d’autoritarisme, de colères exprimées, d’expressions grivoises, des perles précieuses qui jaillissent, comme la générosité, la bonté, l’authenticité, le partage… Je me sens naturellement en relation avec eux en voyant en eux l’image de Dieu. Ce que je remarque aussi, c’est une grande recherche de sens dans ce que l’on fait. Une fois, une personne me disait : « J’ai une belle maison, une belle voiture, une belle famille ; J’apprécie tout cela, mais j’ai envie de passer à autre chose : donner un sens à ma vie, être tourné vers les autres ». Un autre désir revient souvent : faire les choses avec joie, avec plaisir. La défiance vis-à-vis des autorités engendre une réflexion personnelle sur ce que ces autorités demandent et imposent. J’observe une plus grande autonomie et la volonté d’agir si cela résonne intérieurement. Un esprit critique se développe. Ce qui fédère aujourd’hui, c’est le produit d’une attirance par opposition aux impératifs du devoir. Je ne fais plus une bonne action par devoir. J’agis parce que cela résonne profondément en moi. Je me laisse attirer. Cela me rappelle les lois qui régissent notre univers : le mouvement des électrons autour du noyau, le mouvement des planètes suscitées par leur attirance mutuelle. C’est un mouvement synonyme de vie et l’être humain se sent vivant quand il se laisse naturellement attirer sans manipulation, sans contrainte. Peut-être, ce besoin d’exister en allant vers l’autre sans contrainte rappelle ce lien qu’on a découvert dans la science quantique.
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A l’âge de cinq ans, j’ai été touché par un amour profond et je peux dire que j’ai goûté à l’amour de Dieu. Pour moi, c’était très simple d’être chrétien. Cela s’est compliqué par la suite. En grandissant dans mon milieu d’église, j’ai été conditionné par des représentations légalistes et autoritaires de Dieu, de ce qu’est « un bon chrétien ». Des évènements dans ma vie m’ont permis de prendre du recul face à une religion enfermante.. J’ai toujours été convaincu de l’amour immense que Dieu avait pour les hommes. Quand je lis les évangiles, je vois Jésus-Christ très proche des gens non religieux. Je l’imagine passer la plupart de son temps avec les gens « païens ». Jésus attirait les foules jusqu’au point où il n’arrivait plus à entrer dans une ville. Il la contournait. Les foules sortaient des villes pour le rejoindre, attirées par sa personne. Je pense que les gens se sentaient reconnus tels qu’ils étaient. Ils se sentaient vivre dans ce mouvement. Ils ressentaient un esprit de liberté omniprésent.
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On m’a appris à être « religieux » et maintenant j’apprends à sortir de ce comportement. Plus j’apprends à me connaître, moins j’ai la crainte d’aller vers mon prochain et alors mon prochain s’ouvre. Cette ouverture se fait naturellement, sans effort. Les personnes que je rencontre ne savent absolument pas que je suis chrétien et me parle spontanément de Dieu, de la religion. A cette occasion, j’aime leur communiquer mon image personnelle de Jésus-Christ. Une personne merveilleuse ouvrant les yeux sur les magnifiques perles précieuses se trouvant dans les profondeurs de l’âme de chaque femme, chaque homme, chaque enfant. Voilà où se trouve aujourd’hui, le sermon, la prédication, la bible que je reçois. J’apprends énormément dans la relation avec l’autre, je chemine d’émerveillement en émerveillement. Est-ce que l’homme a besoin d’entendre que certaines de ses actions sont mauvaises, pas si sûr. Un jour, alors, que je travaillais sur mon échelle dans un faux plafond, un homme s’approche de moi et me raconte son parcours chaotique: « A peine marié, pendant mon voyage de noce, j’ai trompé ma femme et avons aussitôt divorcé, depuis je vais de femme en femme… » Je n’avais jamais discuté avec lui. Je prenais juste le temps de le saluer. Est-ce que la femme prostituée dans les évangiles avait besoin d’entendre que ses actions étaient mauvaises ? Ce qui permet un regard plus juste sur nous même, que ce soit des perles précieuses en nous ou un état d’esclavage, c’est l’amour. Jean-Baptiste exprimait cette voix venant du désert et s’adressant à l’extérieur de l’être: » repentez-vous, vos actions son mauvaise ! ». Jean-Baptiste symbolise la clôture d’une très très longue période où la crainte est omniprésente parce que l’homme a rejeté l’amour. Jésus a ouvert à toutes les femmes, à tous les hommes, à tous les enfants une nouvelle période: » Le royaume des cieux ! « . Jésus n’a-t-il pas dit ? : « Je vous le dis, c’est la vérité: il n’y a jamais eu un homme plus important que Jean-Baptiste. Pourtant, celui qui est le plus petit dans le Royaume des cieux est plus important que lui… » Matthieu 11:11
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Je pense que notre société n’a jamais été aussi prête à recevoir le royaume des cieux. Je découvre que j’ai juste à libérer ce royaume en étant naturellement moi-même, construit maintenant sur le chemin de l’amour.
Une culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, d’acceptation de la différence.
Jean Vanier (1), le fondateur de « l’Arche » (2), un ensemble de communautés qui accueillent des personnes handicapées mentales dans des lieux de vie partagée, a reçu le prix de la fondationTempleton (3), une organisation qui œuvre pour le développement spirituel dans la reconnaissance conjuguée de l’apport des sciences et des religions. A cette occasion, dans une interview en vidéo (4) ; « Jean Vanier parle sur les grandesquestions » et il nous communique sa vision d’une société plus humaine où chacun est reconnu, respecté, aimé, et où l’on peut trouver dans une petite voix intérieure l’inspiration pour œuvrer en ce sens. « La vision de Dieu, c’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns et les autre, qu’on voit chez l’autre, différent, le trésor de son être ». Cette interview ouvre notre cœur et notre regard. Ces quelques notations recueillies lors de son audition pourront contribuer à baliser notre réflexion et notre méditation.
Devenir pleinement humain
Etre pleinement humain, c’est reconnaître notre condition humaine dans ses limitations : « Nous sommes des êtres qui n’existaient pas, il y a quelques années et nous n’existerons pas, de la même façon, dans quelques années. Devenir pleinement humain, c’est accepter la réalité : je suis né un tout petit enfant. Je vais mourir, pauvre. Nous sommes tous des êtresvulnérables »
Mais l’être humain est aussi porteur d’un grand potentiel, car il est doté à la fois d’une tête et d’un cœur. « La tête, qui a besoin de savoir, de connaître, de rechercher, de chercher. C’est une intelligence extraordinaire pour faire des choses et prendre notre place. Et aussi lecœur, une capacité d’apprécier l’autre, différent ». Face à un monde marqué par les rivalités, « la question est de découvrir ce qui est le plus intime dans l’être humain, c’est à dire le cœur, la capacité d’aimer, la capacité de voir dans l’autre, différent, ce qui est bon : « Tu es beau. Tu as des choses à donner ».
« Il y a besoin d’une unité entre la tête et le cœur « pour que j’utilise mon intelligence non pas pour avoir plus de pouvoir, mais pour faire de belles choses, pour aller vers un monde où il y a plus de paix, plus d’accueil des gens, plus d’amour »
Dans le cœur de l’homme, il y a le désir constant de l’infini ». On cherche à avoir plus d’argent, plus de pouvoir, mais aussi « à découvrir que dans l’approche de l’infini, il y a une recherche de Dieu ».
Quel est le rêve de Dieu pour l’humanité ?
« Le rêve de Dieu pour l’humanité, c’est l’unité »
Mais d’où venons-nous ? Il fut un temps où il y a eu l’esclavage, l’horreur de l’esclavage »…il fut un temps où on parlait des gens d’Afrique où des premières nations du Canada comme des sauvages. Heureusement aujourd’hui, on les reconnaît comme des êtres humains et on considère leurs traditions comme des traditions importantes, profondément humaines…De la même façon, les personnes avec un handicap étaient longtemps considérées comme une honte pour les familles et même comme une punition de Dieu pour des péchés ou des méfaits des ancêtres… On est en train de découvrir que chaque personne (quelque soit son statut) est vraiment une personne »
Nous avons vécu une prise de conscience : « Avec la fin de la guerre 39-45, on a découvert Auschwitz. On a découvert aussi l’horreur de la bombe atomique. On peut connaître le suicide. Il faut qu’il y ait un changement »
Jean Vanier nous parle de la vision de Dieu : « La vision de Dieu, c’est une évolution progressive de l’humanité. C’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns les autres, qu’on voit chez l’autre différent le trésor de son être. Chaque personne est importante… Alors, c’est là la vision de Dieu. C’est que, petit à petit, dans la terrible lutte entre l’injustice et la justice, que progressivement de plus en plus de personnes prennent conscience que notre Dieu est le Dieu de la paix, le Dieu de la communion et le Dieu de l’unité. La vision de Dieu est que je change, que nous changions, pour que nous devenions plus juste et plus humain ».
Une expérience personnelle et collective : la rencontre avec les personnes ayant un handicap mental
Jean Vanier nous parle de l’expérience personnelle qu’il a vécu et qui a été le point de départ du développement des communautés de l’Arche.
« Je vais vous parler un petit peu de mon expérience. J’étais officier dans la marine. J’ai quitté la marine pour suivre Jésus. J’ai fait des études. Et, en 1964, j’ai découvert les personnes ayant une déficience intellectuelle. Je peux dire que je ne pouvais pas imaginer ce que j’ai vu, combien ces hommes et ces femmes sont humiliés, mis dans de grandes institutions, enfermés, mis de côté. Les parents ont honte d’avoir un enfant comme cela. Ils sont perçus comme débiles, idiots et, à l’école, on se moque d’eux ».
Un jour, Jean Vanier a été confronté personnellement à cette situation. « J’ai découvert des hommes dans une institution très violente et très fermée. Je sentais que je ne pouvais pas faire quelque chose dans cette institution, mais comme je voulais être disciple de Jésus, j’avais envie de faire quelque chose. Et la seule chose que j’ai fait, c’est de commencer à vivre ensemble avec Raphaël qui avait eu une méningite, qui était fragile, avec Philippe qui avait eu une encéphalite, qui parlait beaucoup. Ils n’avaient pas de famille. Et je ne pouvais pas imaginer qu’ils restent en institution toute leur vie. C’était donc pour moi évident : on allait vivre ensemble.
Et c’était extraordinaire parce qu’on s’amusait. Les personnes qui ont un handicap mental ne sont pas des gens qui vont parler d’économie, de philosophie, de politique. Ce qu’ils ont envie, c’est de rigoler, d’avoir de la joie, de vivre. Donc, il y a un langage : le langage de l’affectivité, le langage de la joie, le langage de la célébration. Et, parce qu’évidemment, ces hommes ont changé, ils ont découvert qui ils étaient.
A partir de là, un processus a commencé et s’est poursuivi dans la communauté de l’Arche. L’Arche a grandi et aujourd’hui on compte 147 communautés à travers le monde dans des pays aussi différents que le Bangladesh, le Japon, Haïti. Il y a là un même esprit. « L’amour, ce n’est pas faire des choses pour des gens, c’est révéler à chacun : « Tu as une valeur, tu as les dons que tu as, tu as les difficultés que tu as, et derrière tout cela, il y a toi ».
Jean Vanier nous rapporte comment une transformation des mentalités s’est opérée à l’Arche, non seulement chez les aidés, mais chez les aidants. « Au commencement de l’Arche, dans les années 60, les jeunes voulaient un changement dans les universités. Il y avait de la turbulence. Les jeunes ne voulaient pas être coincés par l’autorité, ils voulaient vivre. Alors beaucoup de jeunes sont venus. Mais ils venaient avec la culture (dominante), une culture du succès, du pouvoir. Ils venaient pour faire le bien aux personnes avec un handicap. Mais, ce qui est étonnant, ce sont les personnes avec un handicap qui ont touché le cœur de ces jeunes assistants et assistantes, elles dont le cœur du cœur est leur capacité, leur beauté dans la relation et dans l’amour… Au lieu de vouloir être dans une culture du succès, une culture du pouvoir, ils ont découvert qu’il y avait une autre culture qui est la culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, différent. Accepter la différence, accepter que l’autre, avec ses fragilités, avec ses capacités aussi, est une personne. Ce sont les personnes avec un handicap qui changeaient ces jeunes assistants et les rendaient plus humains. Donc, il y a quelque chose de très beau que nous avons découvert : ces jeunes gens, merveilleux en générosité, pouvaient devenir des hommes et des femmes exceptionnels capables d’aimer et de mettre leur intelligence au service de l’autre ».
La petite voix intérieure
« Si la grande question humaine est celle de la liberté, cela nous amène à parler de la petite voix intérieure. Il y a un document de l’Eglise catholique, au Concile Vatican II, qui définit la conscience personnelle. La conscience personnelle, c’est ce qui est le plus important. C’est ce qui donne sa dignité à l’être humain. La conscience personnelle est le sanctuaire sacré où chaque être humain entend la voix de Dieu qui l’oriente vers ce qui est juste, vrai et bon et qui le détourne de la haine et de l’injustice.
Le Mahatma Gandhi a beaucoup parlé de cette petite voix intérieure. Comme beaucoup d’autres hommes, il s’est opposé à la tyrannie de la normalité parce qu’ils voulaient faire ce qui est juste, ce qui est vrai, ce qui est aimant. La petite voix intérieure est comme une attraction vers la justice, comme une fleur qui est attirée vers la lumière, vers le soleil. La petite voix intérieure, qui est le cœur du cœur de l’être humain, c’est la capacité de lutter pour la justice, pour la vérité, pas seulement de lutter, mais de constamment chercher ce qui est vrai, ce qui est juste, pour que nous soyons des hommes et des femmes de paix. Gandhi, Martin Luther King et Mandela, et de grands hommes comme ceux-là, sont tous des hommes qui ont cru qu’ils étaient des êtres uniques et qu’ils étaient libres, libres de ne pas faire comme tout le monde, de ne pas chercher à être acclamés, mais libres comme un être humain ».
« Cette petite voix intérieure, qui est le plus profond de l’être humain, doit être cultivée ». Cette petite voix me permet « d’être libre pour suivre ma conscience, pour œuvrer pour la justice, l’amour et la vérité dans un monde où il y a tellement d’injustice et tellementde peur ».
(3) Par ses prix annuels, la fondation Templeton a mis en valeur des personnalités oeuvrant pour le développement spirituel : http://www.templetonprize.org
Découvrir les merveilles de la forêt à travers un esprit de découverte alliant un savoir ancestral aux découvertes scientifiques les plus récentes
La voix des arbres
Par Diana Beresford-Kroeger
Nous entrons aujourd’hui dans la découverte de merveilles du monde vivant jusque là inconnues. Ainsi, nous portons un regard nouveau sur les animaux, et plus récemment encore sur les végétaux, en particulier le monde de la forêt (1). Certaines personnes peuvent particulièrement nous en entretenir, car, elles-mêmes, sont engagées avec passion dans un chemin de découverte. C’est le cas de Diana Beresford-Kroeger, auteure d’un livre : « To speak for the Tree », traduit et publié en français sous le titre : « La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découverts de la botanique » (2). Cette œuvre est le fruit d’un parcours original qui nous est résumé ainsi : « Une jeune orpheline en Irlande dans les années 1950 que les femmes de la vallée de Lisheens ont prise sous leurs ailes pour lui transmettre un savoir ancestral. Un esprit brillant, une scientifique accomplie, à la double compétence en biochimie médicale et en botanique. Une amoureuse passionnée de la forêt. Diana Beresford-Kroger est tout cela à la fois, et son itinéraire résolument atypique l’amène à opérer la synthèse de son héritage celte et des connaissances scientifiques actuelles pour réconcilier l’homme et la forêt. Depuis des années, elle consacre toute son énergie à préserver la biodiversité forestière, aussi bien en apportant sa caution scientifique à différentes luttes que dans l’espace de son arboretum canadien ,où elle s’acharne à regrouper et à hybrider des espèces particulièrement adaptées au changementclimatique… » (page de couverture).
Harmonie celte. La vallée de Lisheens
Diana a eu un père anglais et une mère irlandaise. Son père et sa mère se séparent. A l’âge de 12 ans, Dina perd sa mère dans un accident. Elle se retrouve seule, orpheline. Elle échappe à la menace, enfermée dans un pensionnat de mauvaise réputation, car un oncle accepte de la prendre sous sa responsabilité jusqu’à sa majorité à 21 ans. La relation avec celui-ci ira en s’améliorant dans le temps. Adolescente, elle bénéficie de la grande bibliothèque de son oncle et une conversation s’établit avec lui. Par ailleurs, sa réputation scolaire va croissante. A la fin de ses études secondaires, elle entrera à l’université. Cependant, Diana fait état des souffrances, de la solitude et de la peur, qui ont marqué ses jeunes années. En contre point, les vacances d’été qu’elle a passées dans la vallée de Lisheens ont été pour elle une planche de salut, car non seulement elle y a trouvé une chaleur affective, mais elle y a accédé à une sagesse, la sagesse celte encore présente dans le refuge de cette vallée.
« Aujourd’hui encore, Liesheens tient un place unique dans le paysage de mon esprit. Une générosité presque tangible y imprégnait l’atmosphère. J’ai eu la chance d’en bénéficier pendant le temps que j’ai passé là-bas avec Nellie (sa grand-tante) et Pat. En matière d’hospitalité, les lois (celtes) des brehons s’appliquaient toujours avec la même vigueur, or, en vertu de ces lois, en tant qu’orpheline, je devenais enfant de tous. Même le plus pauvre des pauvres se devait de me donner quelque chose… Après la mort de mes parents, mes liens avec les habitants de la vallée sont devenus plus profonds. Les gens me regardaient différemment. Ils me saluaient avec une chaleur qui me faisait monter les larmes aux yeux » (p 36-37).
« Pendant mon enfance, cette vallée rurale était peut-être le site le plus riche et le mieux conservé de la culture celte dans tout le pays (p 38). Diana en décrit différents aspects : les artefacts en pierre, l’alphabet ogham, la langue gaélique. « D’habitude, le transfert de savoir d’une génération à l’autre n’avait lieu que dans le cadre de la famille ». Ici, on fit une exception pour Diana. Elle apprit par la voix douce de sa tante le projet de lui donner une éducation celte. « Elle m’a expliqué que j’allais bénéficier de ce qu’elle appelait « une tutelle brehonne », un arrangement grâce auquel on m’enseignerait tout ce que je devais savoir pour être autonome en tant que jeune fille, bientôt femme. J’aurais de nombreux professeurs qui m’enverraient chercherle moment venu. Elle serait la première et nos leçons devaient commencer sur le champ » (p 41).
Effectivement, Nellie emmena Diana dans des chemins et dans des lieux où poussaient de multiples plantes et de multiples fleurs. Elle cueillit une feuille parmi bien d’autres et la présenta à Diana en lui demandant de la sentir, de la mémoriser et en l’appelant par son nom. Elle poursuivit son instruction en lui présentant une plante médicinale « Il s’agit d’un remède important pour de nombreux maux. On s’en sert pour guérir les rhumes en hiver et pour éloigner les insectes ou traiter les piqûres en été. C’est une herbe très ancienne qu’on utilisait il y a bien longtemps dans les cérémonies et dont les propriétés sont puissantes… Elle passa à une autre plante avant de se lancer dans l’exposé de ses propriétés médicinales. C’est ainsi que s’est déroulée une promenade pharmaceutique… » (p 42). Déconcertée au départ, Diana s’est mise à apprendre petit à petit. « Entre les leçons de Nellie, ou à l’occasion celles de Pat, s’intercalaient d’autres leçons avec des professeurs répartis dans toute la vallée. L’effectif final dépassait les vingt personnes et l’infirmière, Madame Creedon, qui connaissait tout le monde à l’entour, était la grande organisatrice de mon planning » (p 43). Les leçons portaient sur différents sujets : poésie, propriétés des ‘simples’, compétences pratiques, psychologie de la vie quotidienne, méditation celte par le silence… Et puis, il y avait l’école de la vue : une relation heureuse avec les animaux de la ferme, et parfois un conseil thérapeutique comme celui qui lui permit de se débarrasser de verrues. Diana recevait des leçons très variées. « Ce n’est qu’en grandissant que certaines leçons ont pris un sens renouvelé pour des raisons diverses. Les unes m’ont appris des vérités profondes sur moi-même, des compétences et des manières d’approcher le monde qui m’ont propulsée vers mes plus grandes réussites. D’autres m’ont montré qu’on pouvait avoir un vision plus globale de la nature… » (p 63). En apprenant l’alphabet oghamique, Diana a découvert que la plupart des lettres portaient le nom d’un arbre. Dans la deuxième parie de son livre, elle entreprend une description des arbres et de leurs qualités ense référant aux lettresde cet alphabet.
« A la fin de la troisième année d’enseignement, Nellie m’a emmenée au cabinet de l’infirmière… Quand nous sommes arrivés, il y avait là tous les gens de la vallée qui avaient contribué à mon éducation au cours de ma tutelle. C’était une cérémonie de fin d’études. Au milieu de la salle et de toutes ces vieilles personnes chères à mon cœur, je me suis sentie enveloppée d’amour, baignée dans une chaleur inouïe. J’étais capable de tout réussir, une certitude dont j’aurais besoin plus tard. Mary Cronin était là pour mettre un point final à ma tutelle en se penchant sur mon avenir. Mary était la prophétesse locale. Le don de clairvoyance se transmettait dans sa famille… A la fin, elle ouvrit les bras pour englober toute la salle et j’ai compris qu’elle m’indiquait ainsi que ces derniers mots venaient de tous les présents, de toute la vallée et de la tradition celte. « Diana, tu as reçu une charge sacrée », a-t-elle dit d’une voix brisée par l’émotion. « Nous sommes vieilles, nous ne vivrons pas éternellement. A notre mort, tu seras la dernière voix de l’ancienne Irlande. Il n’y en aura plus après toi » (p 84).
Une recherche intégrative
Une approche interdisciplinaire prenant en compte les savoirs ancestraux
Scolairement excellente, après ses études secondaires, Diana est entrée à l’Université de Cork. Elle a opté « pour un double cursus en biochimie médicale et en botanique ». Et très vite, elle exprime un grand enthousiasme pour des découvertes qui traduisent un lien entre les savoirs reçus dans son éducation celte et les connaissances botaniques. « Mon deuxième TD de Botanique portait sur Chondras crispus, une algue rouge connue sous le nom de « moussed’Irlande ». La voir là sur la table du labo, c’était comme tomber sur un vieil ami dans un nouveau décor. Ma grand-tante Nellie m’avait parlé de cette algue à Lisheens… Elle m’avait appris qu’au temps de la grande Famine, au milieu du XIXe siècle, les gens étaient particulièrement exposés à la tuberculose à cause de la malnutrition. Chondras crispus, disait-elle, recelait le remède à ce mal. Il fallait arracher la plante du rocher et la faire bouillir entière, et elle libérait alors un mucilage visqueux aux puissantes vertus curatives efficaces dans le traitement de la tuberculose… En disséquant l’algue, j’ai constaté qu’elle contenait effectivement du mucilage. A la fin du TD, je me suis précipité à la bibliothèque de médecine. Et j’y ai appris que la substance gélatineuse issue du Chondras crispus avait de puissantes propriétés antibiotiques… » (p 89-90).
Ce fut là le premier croisement entre les savoirs reçus par Diana dans la vallée celte et son enseignement universitaire. Et cela a compté pour elle. « Il est difficile de décrire le sentiment que m’a procuré la confirmation des enseignements de Nellie. J’aimais beaucoup mes professeurs de Lisheens, mais je n’avais pas totalement exclu l’idée qu’ils m’avaient transmis de vieilles superstitions. J’avais besoin de vérifier par moi-même ce qu’ils m’avaient appris… Lire dans un volume de la faculté de médecine que Chondras crispus contenait bel et bien des actifs que Nellie avait évoqués, après avoir moi-même tiré de cette algue la substance dont elle m’avait parlé, voilà qui constituait la première preuve irréfutable que les leçons dispensées pendant ma tutelle étaient fondées sur des faits. J’en tirai du soulagement, un sentiment d’accomplissement et la joie que l’on éprouve face à la vérité de la nature ». Diana a compris là quelle serait sa mission. « Le savoir que j’avais reçu à Lisheens se transmettait oralement. Il n’existait sous aucune autre forme. Or, dans la bibliothèque de médecine, je retrouvais ces mêmes connaissances, obtenues et présentées de manière totalement différente, puisque consignées dans un livre. A cet instant, j’ai compris que je pouvais servir de pont entre ces deux mondes, celui de mes ancêtres et le monde scientifique. Cette prise de conscience extrêmement motivante me donna envie de mettre à l’épreuve tout ce qu’on m’avait enseigné à Lisheens (p 91).
Diana s’est donc engagée, au fur et à mesure, dans cette recherche. « Mon double cursus m’a équipée de l’association idéale pour éprouver les connaissancesde Lisheens. J’ai pu très tôt déceler les liens entre le monde médical et le monde botanique » (p 92). Diana s’est intéressé aux propriétés biochimiques des plantes et elle a établi un lien avec ses nouvelles connaissances en biochimie humaine. Elle a poursuivi ensuite son approche intégrative expérimentée lors de son premier cycle universitaire. « Le modèle de recherche grossier que j’ai créé pour moi-même au premier cycle est celui dont je me suis servi pendant toute ma carrière universitaire. Les sources de connaissance sur lesquelles il est fondé – les savoirs celtiques ancestraux, la botanique classique et la biochimie médicale – ontfaçonné ma pensée. Quand j’étudie une plante, mon esprit a tendance à travailler dans deux directions à la fois. A partir de ma compréhension du végétal, je vais vers le corps humain, et à partir de ma compréhension du corps humain, je vais vers le végétal. Je n’ai jamais échoué à trouver un ou plusieurs points où se rejoignent ces deux directions. Chaque plante est intimement liée aux êtres humains et à notre santé. Les gens de Lisheens le savaient aussi bien que d’autres choses encore. De ces toutes premières recherches jusqu’à aujourd’hui, j’ai pu confirmer scientifiquement presque tout ce qu’ils m’ont enseigné lors de ma tutelle. La seule chose qui ait échappé à mon entendement, c’est la télépathie, ces liens invisibles dont ils m’ont dit qu’ils existaient entre les esprits humains. Je travaille encore dessus » (p 93).
Diana réussit brillamment son premier cycle universitaire et elle se pose alors la question de son orientation. Elle en a envisagé deux : « poursuivre vers un diplôme de médecine – la suite logique de ma formation de biochimie – ou passer en maitrise » (p 98). Finalement, « elle a opté pour un master dans la continuité de ses études de biochimie et de botanique. C’était la voie qui m’offrait la vision et la compréhension les plus larges possibles du monde naturel. Mon sujet de recherche portait sur les hormones qui régulent les plantes et sur la résistance au gel de toutes les espèces… Je voulais comprendre les limites du monde végétal et l’une des clés pour cela consistait à comprendre l’action régulatrice des hormones chez les plantes ». Diana développait une vision globale : « La biochimie de l’humanité liée à celle des arbres et des plantes, ce qu’on pouvait voir dans les hormones ». Et, de même, elle a pris connaissance du processus de la photosynthèse et de son rôle crucial dans le maintien de l’équilibre climatique. « Que se passerait-il si les plantes – disons les forêts – disparaissaient de la planète ? La réponse est évidente : la vie s’éteindrait » (p 102-103). Dans les serres de l’université, « Diana a mesuré la taille, la croissance et les proportions d’un vaste éventail d’espèces placées dans différentes conditions environnementales. Elle examinait le plus largement possible la façon dont les plantes réagissent aux modifications de leur environnement… » (p 101). Ces premières recherches terminées en 1965, « ont permisd’identifier des caractéristiques permettant de déterminer les espèces les mieux équipées pour survivre dans un monde en transformation. J’ai moi-même suivi ce guide pour sélectionner et sauvegarder des espèces patrimoniales de plantes et d’arbres rares sur la ferme que j’habite aujourd’hui » (p 105).
Les excellents résultats universitaires de Diana lui permettaient de postuler à de nombreux postes. Elle a accepté une bourse fédérale américaine pour étudier la chimie nucléaire sur le campus de Storrs, université du Connecticut. Ella a choisi ensuite pour son doctorat l’Université Carleton à Ottawa au Canada. Le champ d’étude serait leshormones chez les plantes. « Me basant sur ma compréhension préexistante de la biochimie médicale, j’ai élargi mon champ d’investigation au delà de la botanique et comparé la fonction des hormones chez les plantes et les êtres humains. L’action de ces substances avaient été étudiées chez les hommes, mais leur existence chez les arbres n’était pas connue… J’ai prouvé que ces voies métaboliques existaient chez les plantes, plus chez certaines que chez d’autres, et surtout chez les arbres » (p 211). Ainsi, selon Diana, « les arbres contiennent lesmêmes substances que notre cerveau ». Après avoir obtenu son doctorat, Diana a travaillé dans une ferme expérimentale, puis à la faculté de médecine d’Ottawa.
L’itinéraire professionnel de Diana a donc été riche et fécond. Et néanmoins, elle a du « faire face aux frustrations familières à toute femme tentant de s’imposer au milieu professionnel dans les années 1970 et 1980 » (p 115). Cependant elle va s’installer définitivement au Canada. Elle se dit « redevable aux peuples autochtones d’Amérique du Nord qui, globalement, ont gardé intact le continent » ; à son arrivée, le Canada lui est apparu comme « un pays d’une grande beauté où l’eau était abondante… Ici le système botanique était phénoménal. J’avais envie de crier au monde que ce pays était fabuleux… » (p 110). C’est là, dans une soirée à Carleton qu’elle rencontre celui qui va devenir son mari ChristianKroeger. « Nous sommes sortis ensemble, nous avons acheté un terrain, nous nous sommes mariés et nous nous sommes mis au travail, marteau en main, pour construire cette ferme où nous vivons maintenant depuis plus de quarante ans » (p 114).
La voix des arbres et des forêts
Diana va s’installer dans ce lieu et, avec Christian, elle va y réaliser un nouvel écosystème en partant à la recherche d’espèces en voie de disparition pour les accueillir dans cet ensemble. En se libérant de ses contraintes professionnelles, elle va consacrer à cette tâche toute son énergie. « Arrivée à un point où je ne supportais plus la situation à mon travail, je suis rentrée et j’ai dit à Christian que j’en avais assez des brimades, du harcèlement sexuel et de la mesquinerie typique des sciences à l’université. Nous avions déjà construit une maison, et planté des jardins et un verger » (p 115).
Lors de son mariage avec Christian en 1974, Diana s’était vu offrir par ses collègues les fruitiers rustiques qu’elle avait sollicité. Pour le développent du jardin potager, elle avait recours à « un large éventail de semences patrimoniales. « Quand nous avions tous les deux un peu de temps libre, nous nous lancions dans des expéditions pour dénicher des plantes locales dans l’est de l’Ontario… Je voulais des arbres aussi proches que possibles de la forêt primaire. ». Ils recherchaient tout particulièrement les lieux sauvages qui avaient ainsi échappé à l’éradication systématique des colons. « C’est là qu’on trouvait encore des arbres indigènes de qualité ». « Quand Christian et moi cherchions des fruitiers à ajouter à notre verger, nous nous mettions en quête de vestiges de ferme dans des secteurs inhabités identifiés comme des terres agricoles sur de vieilles cartes et toutes mes roses proviennent de boutures prélevées dans des cimetières oubliés… j’ai également créé mon allée de ‘simples’ perdus d’Amérique du Nord. La philosophie biochimique qui préside à ce secteur du jardin est basée sur les aérosols, ou composés organiques volatils, libérés par les plantes, fondement scientifique de bon nombre de vieux remèdes autochtones. Leurs propriétés curatives m’intéressent particulièrement en tant que scientifique… » (p 123).
Diana et Christian ont parlé avec de vieux fermiers. Ils sont partis à la recherche d’espèces d’arbres perdues de vue.
« Toutes les Premières nations connaissaient le Prela trifoliata et s’en servaient dans leur médecine traditionnelle. Cet arbre contient un actif synergique qui stimule les principaux organes et augmente leur métabolisme… » (p 126). Elle a entamé une enquête pour le retrouver. Pas de réponse. « Cet arbre avait autrefois une immense valeur et je pense qu’il pouvait toujours en avoir une pour l’avenir, mais au lieu de cette puissance positive, capable de soigner, nous avons une soustraction, un trou en forme d’arbre – et du remède qui allait avec » (p 127). Cinq ans plus tard, dans une invitation au Texas, Diana a rencontré une riche personne qui possédait des terres au Nouveau Mexique, et notamment des terres rocailleuses. Or Prelea pousse dans la rocaille. Diana lui demanda donc si on pouvait trouver un Prelea dans son domaine. Et finalement, à la grand joie de Diana, on en a effectivement trouvé un au Nouveau Mexique.
Avec son mari, Diana est parvenu à développer un écosytéme bien pensé et bien géré. « Je peux dire aujourd’hui que l’intégralité de nos soixante-cinq hectares estpensée de façon à encourager la vie. Les haies que nous avons plantées en périphérie attirent des oiseaux et des insectes qui trouvent amplement de quoi se nourrir et se loger quand ils arrivent, ainsi qu’un répit face à l’offensive chimique qu’ils subissent presque partout ailleurs. Des détails tels que l’emplacement des nichoirs sur notre promenade des Merles bleus ou la décision de laisser les pics maculés tranquilles, s’inscrivent dans une démarche cohérente. En contemplant le tout, on pourrait facilement croire qu’un plan unique a présidé à l’aménagement de notreferme. Ce n’est pas faux. Dès le début, le plan consistait à tendre vers le plan inhérent de la nature… J’ai commencé à sauver des espèces parce que je les estimais trop importantes pour qu’on les laisse disparaitre. Quand j’ai choisi d’insister sur les résistances au gel et à la sécheresse, c’est parce que le travail fait pendant mon master m’avait convaincu que la déforestation mènerait tout droit au changement climatique » (p 137).
Un jour, Diana a pris conscience de l’originalité de ce processus. « Un matin, je me suis réveillée devant le spectacle d’un cardinal rouge qui me fixait depuis une branche de l’abricotier couvert de fleurs roses en étoile. J’ai alors vécu un instant d’harmonie, ou j’ai mesuré pour la première fois tout ce que j’avais construit en partenariat avec le monde naturel… J’ai inventé le terme « bioplanification » pour décrire ma démarche… Le « bioplan » est un « schéma directeur de toute l’interconnexion de la vie dans la nature ». C’est la toile visible et invisible qui relie le saule au pic maculé, au papillon, à l’ichneumon, et qui les relie tous à nous… La bioplanification, c’est l’acte de faciliter et d’encourager le bioplan. Dans un jardin ou sur une ferme, cela implique de réaligner le jardin pour faciliter son utilisation comme habitat naturel » (p 138).
Comme nous avons pu nous en rendre compte jusqu’ici, Diana accorde une grande importance aux arbres. Elle en connaît les vertus. Face au changement climatique, elle proclame l’importance des forêts (p 140-141). Diana consacre un chapitre à ce qu’elle appelle l’arbremère. Elle évoque là de grands arbres qui entretiennent tout un écosystème, des oiseaux qui viennent se poser dans leurs branches jusqu’aux plantes qui poussent à l’ombre de leur feuillage. « Ce sont des points focaux d’activitéet de vitalité… Les arbres mères sont des individus dominants dans n’importe quel système forestier. Ils produisent acides aminés, acides gras, protéines végétales et sucres complexes qui nourrissent le monde naturel… Bon nombre d’arbres mères protègent le sol qu’ils occupent en produisant un arsenal de composés allélochimiques qui, dès le printemps, se déversent automatiquement dans la terre. Cela permet à l’arbre de préparer son propre terrain à recevoir les minéraux dont il a besoin. L’arbre mère adulte diffuse dans l’air qui l’entoure des aérosols incitatifs ou dissuasifs. Il peut nourrir et protéger d’autres individus sous sa canopée. Il est un des meneurs de cette communauté que nous appelons forêt, et partout sur terre, les forêts représentent la vie » (p 149).
Un engagement
La vie de Diana se manifeste dans la recherche et dans l’expérimentation, mais aussi dans la promotion d’une vision et dans une action militante. Elle intervient pour protéger la forêt. Elle rend hommage à ceux qui en prennent soin. Ainsi raconte-t-elle comment dans un colloque consacré à la forêt, elle a fait l’éloge des peuples autochtones du Canada, des Premières Nations (p 154).
Cet engagement s’inscrit dans une vision spirituelle.
« J’ai eu la chance immense de naître juste à temps pour recevoir une instruction celtique… C’est armée de cette vision spirituelle de la nature que je suis entrée dans les cercles universitaires et j’ai découvert qu’elle n’y était pas la bienvenue. On m’a dit que la science et le sacré ne faisait pas bon ménage. Chez les universitaires, un scientifique n’est pas censé se fier au savoir des cultures autochtones. C’est cette attitude, entre autres, qui m’a éloignée des institutions scientifiques et éducatives et poussée dans la marge ; j’y ai œuvré de longues années avant de trouver un public avec qui partager ce que j’avais appris, ce que j’avais toujours su et ce que j’avais à dire. A présent, toutefois, je sais que cette foi dans la valeur spirituelle et scientifique des forêts n’est pas condamnée à rester à la marge de notre culture. Un mouvement de masse peut naître… » (p 160).
Ainsi, le livre de Diana s’achève par une vision mobilisatrice. « Une divinité que nouscomprenons tous semanifeste dans la nature. Quand on marche en forêt, qu’elle soit petite ou grande, on arrive dans un certain état d’esprit et on en ressort plus calme. On a cette sensationd’arpenter une cathédrale, et on n’est plus jamais le même. On sort du bois en sachant qu’il nous est arrivé quelque chose de plus grand. La science nous permet d’expliquer en partie cette expérience sacrée. Nous savons à présent que les alpha – et le bêta – pinènes produits par la forêt améliorent l’humeur et affectent le cerveau à travers le système immunitaire, que les pinènes libérés dans l’air par les arbres sont absorbés par notre corps, qu’ils nous recentrent et nous inspirent de la pitié par rapport à ceux que nous voyons. Une simple marche en forêt agit comme des vacances sur l’esprit et sur l’âme, et permet à votre imagination et à votre créativité de fleurir. A mon sens, c’est un miracle et il nous reste tant d’autres miracles à découvrir. Nous éprouverons la joie de ces miracles. Nous sauverons les forêts et notre planète… » (p 164).
Un livre original
Ce livre nous présente un parcours particulièrement original puisque, pour une part essentielle, il témoigne du passage d’une civilisation traditionnelle à la culture moderne. La civilisation celte nous apparaît aujourd’hui comme une grande civilisation. Elle a même réussi à se maintenir pendant de siècles à l’ouest de l’Europe. Diana Beresford-Kroeger a pu en recueillir la substance avant qu’elle ne disparaisse sous la pression de la culture scientifico-technique occidentale. Cette dernière cependant entre aujourd’hui dans une crise profonde, parce que ses dérives ont entrainé et entrainent de redoutables dérèglements. Si un courant se lève pour promouvoir un âge de vivant, il se heurte aux crispations de la culture moderne individualiste et à une mentalité technico scientifique analytique et réductionniste. La philosophe CorinnePelluchon exprime clairement cette réalité : « Le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doit être examiné ave la plus grande attention… Dans les dérives, Corinne Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut », et un dualisme séparant l’humain du vivant » (3).
De fait, l’approche écologique présente une dimension holistique. Les conceptions du monde qui prévalent dans de nombreuses sociétés, non occidentales, ne s’alignent pas sur la pensée mécaniste qui s’attarde en Occident. A cet égard, le parcours de Diana Beresford-Kroeger est extraordinairement éclairant. En effet, elle nous prouve la validité et la consistance de savoirs ancestraux fondés sur une expérience collective de longue durée et elle nous invite à reconnaître des valeurs spirituelles et éthiques en phase avec unerecherche desens renouvelée. On pourrait croiser cette approche avec celle de certains anthropologues.
Cependant, l’apport de Diana montre également l’efficacité et l’utilité de disciplines scientifiques comme la biochimie et, bien sur, la botanique. Et aujourd’hui, le scientisme est en recul. Comme le montre Vinciane Despret dans son livre : « Le loup habitera avec l’agneau » (4), aujourd’hui, en éthologie, le méthodologies rigides sont contestées. Pionnière de la recherche sur les chimpanzés, Jane Goodhall s’est distinguée par son ouverture, sa reconnaissance du vivant (5) et elle vient de recevoir le prix Templeton ; ce prix, décerné depuis plusieurs dizaines d’années montre que science et spiritualité peuvent faire bon ménage. Diane Beresford-Kroeger évoque « uneexpérience sacrée » enprésence de la forêt. Jane Goodhall éprouvait un sentiment comparable dan la forêt de Gombé. Aujourd’hui, à l’âge du vivant, la spiritualité va de pair avec l’écologie. Ainsi, théologien, sociologue et acteur dans la vie civile, Michel Maxime Egger a écrit un livre intitulé : « Ecospiritualité » (6) : « L’écospiritualité affirme que l’écologie et la spiritualité forment un tout parce que sans une nouvelle conscience et un sens du sacré, il ne sera pas possible de faire la paix avec la Terre ». Et il nous appelle à « réenchanter notre relation avec le vivant » (7).
Le témoignage de Diana Beresford-Krueger apporte une note originale dans cette littérature. C’est d’abord l’histoire d’une vie qui a souffert de sa condition d’orpheline et qui ayant trouvé un réconfort dans une vallée d’Irlande peut nous entretenir de la grandeur de la civilisation celte juste avant qu’elle ne disparaisse. Elle nous lègue ainsi le trésor de ses savoirs et de ses pratiques, mais en en montrant la fécondité et l’actualité grâce aux études scientifiques qu’elle a pu entreprendre et à la recherche de grande ampleur qui s’en est suivie et qui a mis en valeur l’apport des arbres et des forêts
Jean Hassenforder
Peter Wohlleben. La vie secrète des arbres. Les Arènes, 2017
Diana Beresford-Kroeger. La voix des arbres. Une vie au service des arbres, du savoir des druides aux plus récentes découvertes de la botanique. Tana éditions, 2023. Les éditions Tana publient des livres concernant la pratique écologique