La raison pour laquelle le seul futur qui mérite d’être conçu inclut tout le monde

 

Intervention du pape François à la conférence TED 2017 : The future, you 

Il y a  aujourd’hui dans le monde un espace dans lequel les gens voulant exprimer une idée qui leur tient à cœur, souvent à travers leur histoire de vie, une idée reconnue par ailleurs comme digne d’être diffusée dans le monde (« worth spreading ideas »), peuvent en rendre compte à travers un court exposé (talk) ne dépassant pas 18 minutes et enregistré en vidéo. Si au départ le sigle TED correspond à : « Technology. Entertainment. Design » (1), tous les domaines de l’activité et de la pensée humaine sont aujourd’hui couverts. Des conférences TED ont commencé à se tenir annuellement aux Etats-Unis à partir de 1990. En 2006, on décide d’en diffuser le contenu à travers le monde en ligne sur internet. Et, par ailleurs, les lieux d’expression se démultiplient en apparaissant dans des villes de nombreux pays sous l’appellation TED X (2).

 

 

Cette année, la conférence internationale à Vancouver vient de se dérouler sur le thème : « The future, you ». Comment sommes-nous personnellement impliqué dans l’avenir en gestation ? Le pape François a été invité à s’exprimer dans un exposé intitulé : « La raison pour laquelle le seul futur qui mérite d’être conçu inclut tout le monde » (3). Cet exposé s’adresse à des gens très divers à travers le monde et il nous paraît communiquer un message d’amour et d’espérance qui porte la vie.

 

Un espace interconnecté

Le pape François constate que les êtres humains ne peuvent pas vivre isolés, mais que, de fait, nos vies sont interconnectées.

« L’avenir est fait de rencontres, car la vie n’existe que dans nos relations avec les autres. Mes quelques années de vie ont renforcé ma conviction que notre existence à tous est profondément liée à celle des autres. La vie n’est pas un temps qui s’écoule, la vie est interraction. Aujourd’hui, même la science suggère que la réalité est un lieu où chaque élément se connecte et interagit avec tous les autres ».

François Bergoglio, aujourd’hui le pape François, sait combien nos itinéraires s’entrecroisent. « Je suis né dans une famille de migrants. Mon père, mes grands-parents, comme beaucoup d’autres italiens, sont partis en Argentine et ont connu le destin de ceux qui ont tout quitté. J’aurais très bien pu devenir moi aussi un laissé-pour-compte. C’est pourquoi je m’interroge encore au plus profond de moi : pourquoi eux et pas moi ? »

Mais, puisqu’en réfléchissant à la réalité du monde et au déroulement de nos vies, nous constatons qu’il y a partout interrelation, nous percevons également qu’une vie harmonieuse requiert des connexions saines entre les hommes. « Nous avons tous besoin les uns des autres. Aucun de nous n’est seul au monde, un « moi » autonome et indépendant, séparé des autres. Nous ne construirons l’avenir qu’en étant ensemble, en n’excluant personne. Nous n’y réfléchissons pas souvent, mais tout est connecté, nous devons rétablir des connections saines entre nous ». Cela requiert par exemple d’entrer dans un processus de pardon et de réconciliation.

Plus généralement, « De nos jours, beaucoup d’entre nous semblent croire qu’il sera impossible d’avoir un avenir heureux. Bien qu’il faille prendre ces préoccupations très au sérieux, on peut inverser la tendance. Nous les dépasserons si nous ne fermons pas notre porte au monde extérieur. Le bonheur ne peut être trouvé que s’il y a une harmonie entre le tout et l’individuel ».

 

Un élan de solidarité et de générosité.

         Nous ne pouvons ignorer la pauvreté, la misère engendrées par les inégalités, la polarisation sur la production de biens marchands au dépens de la vie humaine. « Comme ce serait merveilleux si la solidarité, mot magnifique et parfois dérangeant, n’était pas réduite au travail social et devenait au contraire l’attitude naturelle dans les choix politiques, économiques et scientifiques et dans les relations entre les individus, entre les peuples, entre les pays ».

Loin d’exprimer à ce sujet une attitude pessimiste sur la nature humaine, le pape François met en valeur un potentiel de générosité et de bonté . « La solidarité est une réaction naturelle qui vient du cœur de chacun. Oui, une réaction naturelle ! Quand on réalise que la vie, même au milieu de tant de contradictions, est un don, que l’amour est la source et le sens de la vie,  comment peut-on réprimer cette envie de faire le bien à autrui. Pour faire le bien, il faut de la mémoire, il faut du courage, il faut de la créativité. Et je sais bien que Ted réunit beaucoup d’esprits créatifs. Oui, l’amour requiert une attitude créative, concrète et ingénieuse. Les bonnes intentions et les formules convenues, qu’on utilise si souvent pour apaiser notre conscience, ne suffisent pas. Aidons-nous les uns les autres à nous rappeler que l’autre n’est ni une statistique, ni un nombre. L’autre est toujours une présence, une personne dont il fait prendre soin ».

Alors, pour nous éclairer, peut remonter cette parole si unique : l’histoire du Bon Samaritain racontée par Jésus (Evangile Luc10. 25-36). « L’histoire du Bon Samaritain est l’histoire de l’humanité actuelle. La voie des hommes est pavée de blessures, car tout est centré sur l’argent, les possessions et non sur les hommes. Les gens qui se disent respectables ont souvent l’habitude de ne pas s’occuper des autres, laissant des populations entières abandonnées sur la route. Heureusement, il y a ceux qui créent un monde nouveau en  prenant soin des autres »…. «  Nous avons tant à accomplir, nous devons le faire ensemble. Mais comment le faire avec tout le mal que nous respirons ?  Grâce à Dieu, aucun système ne peut annihiler notre désir de nous ouvrir au bien, à la compassion, ni notre capacité de réagir face au mal ; tout ça vient du plus profond de notre cœur… Dans les ténèbres des conflits actuels, chacun d’entre nous peut devenir un cierge éblouissant, une preuve que la lumière peut vaincre les ténèbres, et jamais l’inverse ».

 

Une dynamique s’espérance

 Dans les dernières décennies, en christianisme, l’espérance est devenue inspiratrice d’une action collective. C’est ce qu’exprime ici le pape François. « Pour les chrétiens, le futur a un nom, et ce nom est l’Espérance. Espérer ne veut pas dire être un optimiste naïf et ignorer la tragédie que vit l’humanité. L’Espérance est la vertu d’un cœur qui ne demeure pas dans le passé, qui ne fait pas que passer dans le présent, mais qui est capable de voir des lendemains. L’Espérance est la porte qui mène vers l’avenir. L’Espérance est une graine de vie, cachée, humble, qui, avec le temps, deviendra un arbre immense… L’Espérance commence avec une seule personne. Quand il y a un « nous », c’est une révolution qui commence ».

 

La révolution de la tendresse

 Le message se poursuit à travers un appel à la tendresse. Qu’est-ce que la tendresse ? C’est l’amour qui se rapproche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles et aux mains. La tendresse nous demande de nous servir de nos yeux pour voir l’autre, et de nos oreilles pour l’écouter, pour écouter les enfants, les pauvres, ceux qui ont peur de l’avenir, pour entendre le cri silencieux de notre maison commune, notre terre polluée et malade. La tendresse nous demande de nous servir de nos mains et de notre cœur pour réconforter l’autre, pour prendre soin de ceux dans le besoin ». Quel merveilleux registre de relation !

« La tendresse, c’est se mettre au niveau de l’autre ». Et, à nouveau, un geste, une parole vient nous éclairer. « Dieu est descendu en Jésus pour être à notre niveau. C’est le chemin que le Bon Samaritain a suivi. C’est le chemin que Jésus lui-même a pris. Il s’est abaissé, il a vécu toute son existence humaine à parler le langage vrai, le langage concret de l’amour ». Le pape François nous appelle à suivre le chemin de la tendresse. « La tendresse n’est pas une faiblesse, c’est une force. C’est le chemin de la solidarité, le chemin de l’humilité ». Combien cette humilité est nécessaire chez les puissants !

Dans le monde d’aujourd’hui, chacun a un rôle à jouer. « L’avenir est entre les mains des hommes qui reconnaissent l’autre comme un individu et eux-mêmes comme un élément du « nous ».  Nous avons tous besoin de l’autre ».

 

En accueil 

Voici un message en affinité avec les orientations développées dans ce blog.

Oui, il y a bien aujourd’hui une prise de conscience des interconnections qui interviennent à tous les niveaux. Comme l’écrit Jürgen Moltmann : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté de toutes les créatures , avec  Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu »… L’« essence » de la création est par conséquent la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber ») (4).

De fait, cette conscience de l’interconnexion se manifeste maintenant jusque dans l’existence quotidienne. Ainsi, dans son livre : « Sa présence dans ma vie », Odile Hassenforder peut écrire : « Assez curieusement, ma foi en notre Dieu, qui est puissance de vie, s’est développée à travers la découverte de nouvelles approches scientifiques qui transforment notre représentation du monde. Dans cette nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie à tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans ces interrelations »(5).

 

Dans cette perspective, nos vies personnelles et aussi bien la vie sociale dépendent de la qualité des relations humaines. Avec le pape François, Jürgen Moltmann met en évidence l’importance « des connexions saines entre les hommes ». « Une vie isolée et sans relations, c’est à dire individuelle au sens littéral du terme et qui ne peut être partagée est une réalité contradictoire en elle-même. Elle n’est pas viable et elle meurt… La vie nait de la communauté, et là où naissent des communautés qui rendent la vie possible et la promeuvent, là l’Esprit de Dieu est à l’oeuvre » ( 6) Ainsi, c’est bien à travers la solidarité que l’humanité peut subsister et s’épanouir.

 

Tout se tient, mais tout est également en mouvement. Et c’est pourquoi le papa François proclame la vertu de l’espérance qui ouvre notre horizon vers l’avenir. Sa pensée rencontre là aussi celle de Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance (7). « Le christianisme déborde d’espérance… Il est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau… L’avenir n’est pas un aspect du christianisme, mais l’élément de la foi qui se veut chrétienne… La foi est chrétienne lorsqu’elle est la foi de Pâques. Avoir la foi, c’est vivre dans la présence du Christ ressuscité et tendre vers le futur royaume de Dieu » (8).

 

Le pape François appelle tous les hommes à une révolution de la tendresse, car il perçoit en chacun un potentiel de générosité. Et nous savons qu’il est entendu en retour. Nous quittons les rives d’une civilisation où l’homme était écrasé par un regard mortifère et culpabilisant. Aujourd’hui, nous voyons apparaître des courants nouveaux qui portent la bienveillance (9) et appellent un  regard positif (10). La théologienne Lytta Basset intitule un de ses livres : « Oser la bienveillance » (11). Ce blog est témoin du changement de sensibilité qui est en train d’advenir. En évoquant une révolution de la tendresse, en rappelant l’histoire du Bon Samaritain, à l’époque un message inouï (12), le pape François montre comment la graine semée par Jésus est en train de grandir aujourd’hui. Si la violence est présente aujourd’hui dans nos sociétés, en entendant le pape François, on peut constater également que la bonté éveille la bonté. Et, comme il le dit : « la lumière peut vaincre les ténèbres, et jamais l’inverse ».

 

J H

 

(1)            Histoire et présentation de Ted sur Wikipedia. The free Encyclopedia :  https://en.wikipedia.org/wiki/TED_(conference)

(2)            Les  conférences Ted X sont maintenant présentes dans de nombreuses ville de France et, sur ce blog, nous mettons souvent les « talks » correspondants en valeur

(3)            « La raison pour laquelle le seul futur qui mérite d’être conçu inclut tout le monde » : Talk du pape François (avril 2017) sous titré en français (avec un script du texte en français) :  https://www.ted.com/talks/pope_francis_why_the_only_future_worth_building_includes_everyone?language=fr

(4)            Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1988 (p 24-25)

(5)            Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie.  Empreinte, 2011 (p 219)   Sur ce blog : « Dieu, puissance de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1405

(6)            Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 (p 298)

(7)            Le livre de Moltmann : « Theology of hope » paru en 1967 a ouvert un nouvel horizon. Sur la vie et la pensée de Jürgen Moltmann,  un texte à partir de son autobiographie : « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/

(8)            Jûrgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte, 2012 (p 109-110)    Présentation du livre : https://vivreetesperer.com/?p=572

(9)            Ce mouvement vers la mise en valeur et la mise en œuvre de la bienveillance est visible sur le web, notamment dans des talks TED X . Sur ce blog, les articles indexés à ce terme : https://vivreetesperer.com/?s=bienveillance+

(10)      La psychologie positive est en plein développement en France depuis le début du siècle. Voir le site : http://www.psychologie-positive.net/spip.php?article8            Sur ce blog, analyse de plusieurs livre de Jacques Lecomte, un pionnier de la psychologie positive en France : « La bonté humaine. Est-ce possible ? » : https://vivreetesperer.com/?p=674

(11)      « Lytta Basset. Oser la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842

(12)      Dans son livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain », Michel Serres met en valeur la figure pionnière du Bon Samaritain : « Une philosophie de l’histoire » : https://vivreetesperer.com/?p=2479

 

Sur ce blog, on pourra lire aussi :

« Une belle vie se construit sur de belles relations » : https://vivreetesperer.com/?p=2491

« Devenir plus humain » :

https://vivreetesperer.com/?p=2105

« Briser la solitude » :

https://vivreetesperer.com/?p=716

« Dans un monde difficile, un témoignage porteur de joie et d’espérance » :

https://vivreetesperer.com/?p=2358

Quelle espérance ?

Un espoir pour l’avenir humain

Le Royaume de Dieu en train de venir.

Selon quel horizon vivons-nous ? Réduisons-nous plus ou moins notre vision à notre condition présente jusqu’à ce que nous passions à un autre état ? Ou nous sentons-nous en marche vers un univers nouveau où Dieu sera tout en tous ? En route dans le Royaume de Dieu, percevons-nous l’œuvre de l’Esprit en nous, autour de nous et dans le monde ? Comment faisons-nous la relation entre  l’œuvre vivifiante de l’Esprit et notre présence dans le monde ? Vivons-nous plus ou moins sur la défensive dans un monde relativement clos ou, au contraire, avançons nous librement et avec empathie dans un espace ouvert en sachant que l’Esprit de Dieu nous conduit dans l’espérance ?

« Puisse le Dieu de l’Espérance vous remplir de toute joie et toute paix dans la foi, de telle manière que, par la puissance du Saint Esprit, vous puissiez abonder en espérance, écrit Paul aux Romains (Romains 15-13).

Jürgen Moltmann nous montre combien cet accent est original, unique parmi les différentes religions. « Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu est ainsi associé à un espoir humain pour l’avenir… Le futur est un élément essentiel de la foi, qui est spécifiquement chrétien. C’est la foi de Pâques.. La foi signifie vivre dans la présence de Christ ressuscité et nous mouvoir dans le Royaume de Dieu qui vient. Notre expérience de la vie quotidienne prend place dans une attente créative de Christ en train de venir. Nous attendons et nous avançons, nous espérons et nous endurons, nous prions et observons, nous sommes à la fois patients et curieux. » (p. 87-88).

 La vision chrétienne de l’espérance nous parle de Jésus-Christ et de l’avenir qu’il nous ouvre. A ce point, il est important d’avoir une juste représentation. « Si nous parlons uniquement de la « seconde venue » du Christ, le présent est vide et tout ce qui nous est laissé est d’attendre quelque jugement final… Mais si nous parlons de Christ qui vient, il est déjà  dans le processus de venir, et, dans la puissance de l’espérance, nous nous ouvrons nous-même aujourd’hui avec tous nos sens aux expériences qui marquent sa venue » (p. 89).

 Ce sont des « paraboles du royaume de Dieu en train de venir » (p.92). Nous pouvons connaître déjà ici et maintenant quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes choses que nous attendons dans l’avenir. Dans son royaume, Dieu commence à se manifester sur la terre »

Et si nous partagions notre regard sur ce que nous percevons de l’œuvre de Dieu dans le monde d’aujourd’hui ?

 J. H.

        

Source :

Jürgen Moltmann. In the end…the beginning. Fortress Press, 2004

Chapitre : The living power of hope. p. 87-95

Ce livre vient d’être traduit en français : Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte, 2012

 

Le texte intégral : www.laparolequidonnelavie.com

Dedans… Dehors ! : Face à l’exclusion, vivre une commune humanité

 

Avons-nous tendance à nous installer dans un groupe en ignorant ou en rejetant ceux  qui sont à l’extérieur ? Sommes-nous enclins à catégoriser les gens en termes contraires jusqu’à la position extrême : les bons et les méchants ? Ou bien, à l’inverse, sommes-nous disposés à la bienveillance vis à vis de ceux qui nous entourent en reconnaissant la diversité des comportements. Notre attitude dans la vie sociale dépend évidemment de nos mouvements intérieurs qui s’inscrivent dans les dimensions psychologique et spirituelle de notre être. Comment gérons-nous l’agressivité et l’angoisse ? Y a-t-il en nous un courant de vie positive qui s’exprime dans l’empathie et la sympathie ?

Cependant, quelque soit notre attitude personnelle, nous sommes confrontés au climat des groupes sociaux dans lesquels nous vivons. Cette ambiance exerce sur nous une influence dont nous avons plus ou moins conscience et face à laquelle nous ne sommes pas toujours en mesure d’opposer une réflexion critique ? Et pourtant, lorsqu’on y réfléchit, la manière de vivre dans un groupe en opposant plus ou moins consciemment les gens qui sont dedans à ceux qui sont dehors, en termes positifs pour les uns, négatifs pour les autres, est beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine.

 

L’exclusion : une question sociale très actuelle .

 

Les historiens nous décrivent le mépris orgueilleux affichés par la classe dominante vis à vis des pauvres et des exclus dans différents contextes de notre passé. Le livre de Guillaume Le Blanc : « Que faire de notre vulnérabilité ? » (1) nous montre combien le phénomène de l’exclusion est encore très présent aujourd’hui en décrivant et analysant les processus correspondants. « Aujourd’hui nombreux sont ceux qui ont le sentiment d’être exclus, d’être rejetés du mauvais côté de la frontière. Nombreux sont ceux également qui redoutent de l’être… La crainte de l’exclusion ne porte pas seulement sur ce qu’elle entraîne dans les conditions d’existence, mais aussi sur une perte d’humanité… Dans l’effroi de l’exclusion, le sentiment même d’une communauté des vies humaines est potentiellement annulé.. . Exclure ne revient pas seulement, de ce fait, à tracer une ligne entre dedans et dehors, mais à contester le caractère pleinement humain de celles et ceux qui sont perçus, à tort ou à raison, comme étant dehors » (p 26-27). Une frontière est érigée. « L’exclusion précipite l’exclus au delà de la frontière et crée un fossé entre celles et ceux qui sont dedans et celles et ceux qui sont dehors » ( p 26). Si, comme « sujets travailleurs, raisonnables, citoyens, cherchant, dans le centre de nos ville, plaisir de vie », nous nous protégeons par un sentiment de supériorité vis à vis des exclus, le remède n’et-il pas dans une conception de l’homme qui accepte de reconnaître sa propre vulnérabilité. « Contre la suffisance d’une communauté qui se proclame invulnérable, l’accueil de l’exclu fait advenir une autre humanité, vulnérable tout autant qu’imprévisible » (p.211).

 

Hors de l’Eglise, point de salut… !?

 

Dedans. Dehors. Un autre exemple se présente à nous. Il est emprunté au domaine religieux.

Au long des siècles, l’Eglise a été le berceau d’œuvres charitables. Mais il y a aussi la mémoire d’une puissance qui imposait sa loi. Un historien, Jean Delumeau, nous rapporte la présence d’une culture de la peur fondée sur la menace de l’enfer, une exclusion éternelle. Certes, on doit éviter de généraliser et de caricaturer, mais il y a bien eu des théologiens qui ont transposé la violence de leur époque, violence du pouvoir et violence des mœurs, dans leur conception de Dieu et de la destinée humaine (2). On se rappelle l’adage : « Hors de l’Eglise, point de salut ». Bien sûr, les mentalités ont considérablement évolué, mais la croyance en une division entre « sauvés et perdus » persiste encore dans certains cercles chrétiens. Là ou elle est latente, les non croyants ne sont pas perçus comme des personnes à part entière où l’Esprit est à l’œuvre, mais, plus ou moins, comme des gens à convertir. Alors l’Eglise se vit en terme de dedans par rapport au dehors. Quelle différence avec l’attitude de Jésus qui s’en va à la rencontre des « pécheurs et des publicains ».

 

Jésus en lutte contre les forces d’exclusion

 

Jürgen Moltmann nous aide à sortir d’une catégorisation qui engendre l’exclusion. Théologien, il rejoint l’analyse du philosophe, Guillaume Le Blanc, lorsqu’il écrit  dans un livre : « Jésus, le messie de Dieu » (3) : « Dans toute les sociétés, il existe les catégories alpha qui déterminent ce qui doit être considéré comme bon et ce qui doit être considéré comme mauvais. Et il existe les catégories oméga dont la bonne société doit se démarquer parce qu’elle représente ce qui est mal . Lorsque cette dualité conduit à la formation de classes commence alors une lutte sans pitié des « bons » contre  les « mauvais ». (p166) Dans les récits des Evangiles, le concept de pécheur a une signification sociale comme le montrent les couples de concepts : bien portants-malades, justes-pécheurs, pharisiens-publicains ». De fait, les pécheurs sont des juifs qui ne sont pas en mesure d’observer la Torah.

Or Jésus déclare qu’il est venu appeler non pas des justes, mais des pécheurs (Marc 2.17). « En entrant dans la compagnie des pécheurs et des publicains, Jésus s’engage dans un conflit social à connotation religieuse qui creuse un  abîme entre justes et injustes, entre bons et mauvais… Les justes revendiquent pour eux-mêmes la justice de Dieu et imposent socialement leur système de valeurs. De même que la « possession de la richesse » fait que les pauvres restent pauvres, de même, la « possession du bien » creuse le fossé entre les bons et les mauvais, et fait que les mauvais restent mauvais ».

Jésus prend parti en faveur des discriminés. « En faisant cela personnellement, il leur révèle, à eux et à ceux qui les oppriment, la justice messianique de Dieu qui, par le droit de la grâce, rend juste ceux qui sont injustes, bons ceux qui sont mauvais et beaux ceux qui sont laids. Il s’agit là d’une attaque en règle contre la morale religieuse et bourgeoise ».

Jésus va à la rencontre des exclus, partage la table des pécheurs et des publicains. « Jésus anticipe le festin des justes dans le royaume de Dieu et fait ainsi lui même la démonstration de ce que signifient l’accueil  par le Dieu de miséricorde et le pardon des péchés.  Etre invité au grand festin du Royaume de Dieu… Jésus célèbre le repas des temps messianiques avec les discriminés de son temps. S’il est le Fils de Dieu messianique, il représente ainsi le comportement de Dieu lui-même » (p166).

L’attitude à laquelle Jésus nous invite dans les Béatitudes (Matthieu 5.1-11) va dans le même sens. Il s’adresse à un peuple divers confronté à de nombreuses difficultés. Il aide chacun à reconnaître ses vulnérabilités, mais aussi les dons qu’il a reçus. Il répand un courant de vie.

 

Pour une commune humanité, accepter nos vulnérabilités

 

Dedans. Dehors. Nous sommes fréquemment confrontés en nous même et dans les groupes sociaux où nous vivons à des tentations de repli, à des attitudes d’exclusion. Nous observons les mêmes tendances à une échelle plus vaste dans le champ politique. C’est le cas, par exemple, dans la manière de considérer les étrangers .

En regard, l’Evangile nous apporte un souffle d’universalité. C’est la source d’une dimension fraternelle.

En analysant les processus d’exclusion et les dispositions d’esprit qui les favorisent, Guillaume Le Blanc apporte une compréhension qui est aussi un horizon de vie et d’action : « L’angoisse d’être exclus, la hantise d’être débarqué, la peur de tomber, n’ont jamais imprimé aussi fortement nos vies. D’où vient ce sentiment de vulnérabilité et que peut-on en faire ? Au moment même où il semble nous priver de tout pouvoir, il nous faut reconnaître notre commune fragilité et l’irréductible humanité de ceux qui ont déjà été rejetés » (en couverture). Et il nous invite à un nouveau regard : « C’est seulement en reconnaissant que nous sommes vulnérables que nous pourrons affronter l’exclusion et la comprendre malgré tout comme une possibilité humaine et aussi comme une possibilité de vie humaine «  (p22).

Il y a bien des exemples où cet esprit est à l’œuvre. C’est le cas par exemple dans les « communautés de l’Arche », mais aussi dans de nombreuses associations. Dans un livre récent : « le grain de sable et la perle », Laurent de Cherisey, bien connu pour l’œuvre remarquable qu’il a accompli pour faire connaître des pionniers du développement social et environnemental à travers le monde, « les passeurs d’espoir », nous raconte comment, à partir d’un accident intervenu dans sa famille, il a été amené à s’engager dans la réalisation d’un lieu de vie pour accueillir des handicapés à la suite d’un traumatisme cranien. Son témoignage rejoint la réflexion de Guillaume Le Blanc : « Les personnes handicapées m’on fait le merveilleux cadeau de découvrir que nos fragilités ne sont pas un mal honteux à dissimuler, mais des opportunités de fécondité. Dans l’alliance de nos vulnérabilités se tissent les liens de fraternité les plus solides. La force de notre société dépend de leur qualité » (p145).

 

Des questions à se poser

 

En quoi cette réflexion peut-elle nous concerner personnellement ? Je suis attristé lorsque j’approche un milieu dont je sens qu’il est plus ou moins fermé vis à vis du monde extérieur. Je ressens la violence des attitudes d’exclusion. Quelle perte par rapport au potentiel qu’engendre l’ouverture ! Et puis, dans certaines circonstances, comme une moindre forme physique, un temps de maladie, l’impact d’un deuil, je puis ressentir l’indifférence de certains comme pouvant entraîner mon exclusion de certains circuits. Pour une part, nous avons l’habitude de communiquer dans une expression de nos capacités.  On peut appréhender le devenir de cette communication si ces capacités se trouvent quelque part limitées. Des relations équilibrées impliquent le partage non seulement des produits de notre créativité, mais aussi une expression partagée de nos manques et de nos besoins.  Les Béatitudes exprimées par Jésus : bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui suscitent la paix décrivent un style de communication qui s’opposent à la violence de ceux qui se croient forts et permettent à leur agressivité de se manifester en terme d’exclusion. Elles impliquent une reconnaissance de nos manques. Lorsque Guillaume le Blanc nous invite à accepter nos vulnérabilités , de fait à nous accepter tel que nous sommes avec nos dons et nos manques, il  nous montre les incidences de cette attitude non seulement pour nous même, mais pour la vie sociale. C’est ainsi que se manifeste une vraie humanité. Voilà de bonnes questions à nous poser. Parlons en !

 

JH

 

(1)            Le Blanc (Guillaume). Que faire de notre vulnérabilité ? Bayard, 2011. Guillaume Le Blanc est professeur de philosophie à l’université de Bordeaux III Il est notamment l’auteur de « Dedans, dehors. La condition d’étranger (Seuil). Nous avons découvert ce livre à travers un commentaire de Ségolène Royal.

(2)            A travers son œuvre, le théologien Jürgen Moltmann nous aide à comprendre comment les  conditions du pouvoir et l’état des mentalités ont influencé les doctrines émises par certains théologiens menant ainsi à une pensée d’exclusion. Voir le blog sur la pensée de Moltmann : L’Esprit qui donne la vie. http://www.lespritquidonnelavie.com/

(3)            Moltmann (Jürgen). Jésus, le messie de Dieu. Cerf,1993

(4)            Cherisey (Laurent de). Le Grain de sable et la Perle. Quand les personnes handicapées nous redonnent le goût du bonheur. Presses de la Renaissance, 2011. Du même auteur : Passeurs d’espoir (2 vol.), 2005-2006.  Recherche volontaire pour changer le monde, 2008. Laurent de Cherisey est cofondateur de l’association Simon de Cyrène.

Un silence religieux

 En regard d’un manque qui engendre le pire, quelle dynamique d’espérance ?

 «  Un silence religieux. La gauche face au djihadisme », c’est le titre d’un livre de Jean Birnbaum qui vient de paraître au Seuil » (1).

Pour qui cherche à comprendre, dans le contexte de notre histoire politique, les réactions aux évènements récents, ces drames causés par le djihadisme, ce livre apporte un éclairage original, à partir d’une analyse du rapport entre la gauche française et le fait religieux au cours des dernières décennies. Jean Birnbaum met en évidence une forte propension au silence sur la dimension religieuse de la menace djihadiste. Certes, il était et il est légitime de prévenir un amalgame entre islam et terrorisme. Mais, « par delà ces motivations politiques, ce silence fait symptôme d’un aveuglement plus profond qui concerne le rapport que beaucoup d’entre nous entretenons avec la religion. Ce qui est en jeu, c’est la réticence… à envisager la croyance religieuse comme causalité spécifique, et d’abord comme puissance politique » (p 23). A partir de sa trajectoire idéologique et d’un héritage historique, la majorité de la gauche française « a le plus souvent refusé de prendre le fait spirituel au sérieux » (p 37). A partir de plusieurs exemples comme l’anticolonialisme en Algérie ou l’attitude vis-à-vis de la révolution iranienne, l’auteur montre comment la sous-estimation du facteur religieux a engendré des erreurs d’interprétation. « Incapables de prendre la religion au sérieux, comment la gauche comprendrait-elle ce qui se passe actuellement, non seulement le regain de la quête spirituelle, mais surtout le retour de flamme d’un fanatisme qui en est la perversion violente » (p 39).

Aujourd’hui où le djihadisme est un phénomène complexe qui est la résultante de nombreux facteurs, on en méconnaît trop souvent la dimension religieuse. L’auteur nous fait voir combien certains jeunes s’engagent dans une vision du monde inspiré par le fondamentalisme islamique : « C’est une certitude vécue, une conviction qui a de la suite dans les idées, une croyance logique à l’extrême. Si l’on acceptait de délaisser un instant l’approche policière pour parler politique, si l’on déplaçait aussi l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance » (p 184). C’est dire combien l’enjeu est à la fois idéologique et théologique. « Pour lutter contre le djihadisme, plutôt que d’affirmer qu’il est étranger à l’islam, mieux vaut admettre qu’il constitue la manifestation la plus récente, la plus spectaculaire et la plus sanglante de la guerre intime qui déchire l’islam. Car l’islam est en guerre avec lui-même » (p 43).

La situation actuelle nous appelle ainsi les uns et les autres à un renouvellement et un élargissement de notre regard. Ainsi Jean Birnbaum revisite l’histoire de la pensée marxiste et il met en évidence des contradictions. Il fait appel à l’analyse de quelques philosophes comme Foucault et Derrida qui ont su percevoir les implications de la dimension religieuse. Dans un beau chapitre : « L’espoir maintenant. Des brigadistes aux djihadistes », il revisite la guerre d’Espagne et effectue une comparaison particulièrement éclairante entre les volontaires des brigades internationales et les djihadistes partis en Syrie. A cet égard, il cite Régis Debray marquant la différence des époques et des croyances. « Le surmoi révolutionnaire, à gauche, s’est effondré… Ce qui l’a remplacé chez les exigeants, pour qui « tout ce qui n’est pas l’idéal est misère », c’est le surmoi religieux » (p 185).

Cependant, comparer les visions du monde à l’œuvre chez les combattants des brigades internationales et les djihadistes, fait ressortir une opposition radicale. « Si l’avant-garde du djihad peut ainsi donner congé à l’histoire humaine, c’est qu’elle accorde un privilège absolu à l’au delà… Mais cette valorisation exclusive de l’au delà commande aussi un mépris de la vie… Ici, le choc entre les imaginaires brigadistes et djihadistes est non seulement frontal, mais viscéral, car les volontaires d’Espagne partaient à la guerre pour bâtir les conditions d’une vie pleinement humaine… Du reste, ils se sont affrontés à des forces politiques et militaires qui revendiquaient leur amour de la mort : « viva la muerte !», « vive la mort ! », dans un contexte catholique intégriste ((p 210-213). En développant une théologie pour la vie, Jürgen Moltmann (2) rappelle cet épisode sinistre. Aujourd’hui, dans la lutte engagée contre tout ce qui menace la vie humaine, les représentations comptent. Et, à ce sujet, la théologie est convoquée tant en christianisme qu’en islam.

Pour sa part, Jean Birnbaum appelle à une réflexion critique qui prenne en compte les différentes dimensions de l’humain. « Paradoxe d’une tradition qui esquive sans cesse les croyances, mais dont plusieurs figures fondatrices (Engels, Rosa Luxembourg, Jaurès) se sont reconnues comme les seules héritières authentiques d’une quête de justice jadis portée par les prophètes bibliques. Paradoxe d’un mouvement révolutionnaire qui fait l’impasse sur le spirituel alors que son propre imaginaire est celui d’une religion séculière et qu’il s’est déployé dans un mimétisme permanent à l’égard du messianisme judéo-chrétien » (p 219). Jean Birnbaum met en évidence l’apport d’une poignée de penseurs critiques qui ouvrent la voie. « Aucun d’entre deux n’a considéré que la politique moderne avait pour condition le « dépassement » du religieux. Tous avaient conscience que pour bien distinguer ces deux domaines, le mieux est encore de donner une place à l’un comme à l’autre. C’est en niant leur existence respective qu’on risque de sombrer dans une violente indistinction. Qui veut séparer le politique et le théologique doit d’abord mener à leur égard, un travail de vigilante réarticulation » (p 231-232).

Ce livre passionnant apporte un nouvel éclairage et ouvre un horizon. Il vient à un moment où on peut observer une effervescence  du religieux (3). C’est ce que note un journaliste du « Monde », Benoît Hopkin, dans un article intitulé : « Et Dieu dans tout ça » (4) où il présente en regard l’ouvrage de Jean Birnbaum.

Naviguer dans ce monde en pleine mutation requiert une bonne compréhension, mais appelle aussi une vision. « Quand il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes  29.18). Comme l’écrit Jean Birnbaum, « Si l’on déplaçait l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance ». Nous avons besoin d’espérance, individuellement et collectivement.  La vie implique le mouvement.  Les barrières qui s’y opposent  sont destructrices. Nos activités, nos engagements dépendent de notre motivation. Elle-même requiert la capacité de regarder en avant, un horizon de vie, une dynamique d’espérance (5). Si la fragilité de la condition humaine est une constante, dans un monde en mutation où les menaces abondent, l’humain a d’autant plus besoin de s’inscrire dans une perspective qui le dépasse et qui lui donne sens. Cette requête est personnelle. Elle est aussi sociale. Ce livre : « Un silence religieux » traite du rapport entre le politique et le religieux en France, mais, dans notre démarche, nous y voyons apparaître plus généralement un manque dans la prise en compte des  aspirations spirituelles. On pourrait à cet égard évoquer le débat sur la laïcité qui se poursuit depuis des années (6). Dans la réalité de notre temps, nous avons d’autant plus besoin d’une laïcité inclusive. Le livre nous interpelle sur un phénomène complexe. C’est aussi un phénomène spécifique. Mais le djihadisme peut être envisagé aussi comme un symptôme qui traduit un dysfonctionnement plus général. Et, parmi d’autres facteurs, il y a un  manque spirituel. Jean Birnbaum nous apporte à ce sujet un éclairage original.

Face au manque, comme chrétiens, quelle vision alternative pouvons-nous proposer en sachant la pesanteur des héritages historiques ? Le théologien Jürgen Moltmann nous parle de la force vitale de l’espérance. « Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi, pour que vous abondiez en espérance, par la puissance du Saint-Esprit ! » (Rom 15.13). C’est unique. Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est lié à l’expérience humaine de l’avenir. Dieu est l’éternel présent, la divinité est le tout autre, le divin est l’intemporel éternel. Voilà des notions familières. Dieu est « au dessus de nous », en tant que tout-puissant ou, en nous, en tant que fondement de l’être : ce sont des notions connues. Mais un « Dieu de l’espérance » qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette notion que dans le message de la Bible. C’est le Dieu de l’exode d’Israël… C’est le Dieu de la résurrection de Christ… C’est le Dieu qui « habitera » parmi les hommes comme le révèle l’Apocalypse de Jean (21.3)… Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau… » (7). Cette vision vient à l’appui d’un état d’esprit qui s’oppose aux égarements actuels que nous décrit si bien Jean Birnbaum. Elle accompagne le mouvement pour une humanité responsable de la planète.

J H

 

(1)            Birnbaum (Jean). Un silence religieux. La gauche face au djihadisme. Seuil, 2016. Jean Birnbaum dirige « Le Monde des livres ». Il est l’auteur de plusieurs essais concernant le vécu politique caractéristique d’une génération.

(2)            Jürgen Moltmann a commencé son parcours par une théologie de l’espérance, qui a nourri, entre autres, la théologie de la libération. Tout récemment, Jürgen Moltmann, « probablement le plus influent des théologiens contemporains » au Conseil œcuménique des églises : http://protestinfo.ch/201601157774/7774-la-theologie-va-prendre-un-virage-ecologique.html?utm_medium=twitter&utm_source=twitterfeed                                                                                              Il a développé également une théologie pour la vie. « La vie contre la mort » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841                             On pourra découvrir les apports successifs de Jürgen Moltmann dans son autobiographie : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages

(3)            Sur le site de Témoins : « Les paradoxes de la scène religieuse occidentale.  Conférence de Danièle Hervieu-Léger, le 5 février 2014 » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages

(4)            Benoît Hopkin. Et Dieu dans tout ça ? Le Monde, 12 janvier 2016

(5)            « Espérer et agir. Agir et espérer » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=900

(6)            « Les rapports entre le politique et le religieux » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/les-rapports-entre-le-politique-et-le-religieux

(7)            Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. La force vitale de l’espérance. p 109

Vois la beauté en moi ! Un appel à entendre

Marshall Rosenberg

Marshall Rosenberg et la communication non violente

 

Une nouvelle approche de la relation se développe et se répand aujourd’hui dans un mouvement intitulé : Communication non violente (CNV). Cette approche est apparue aux Etats-Unis à partir des années 1960 sous l’impulsion de Marshall Rosenberg . Marshall Rosenberg a grandi dans une famille juive très unie en contraste avec le climat de violence raciste qui sévissait à l’époque et dont il a beaucoup souffert. Dans son parcours d’étude et de recherche en psychologie, il trouve inspiration chez Carl Rogers, un psychologue américain innovant qui met l’accent sur une approche centrée sur la personne. Dans sa découverte de la non violence, il s’inspire de l’exemple de Gandhi. Aujourd’hui, en France, la communication non violente commence à pénétrer dans de nombreux secteurs d’activité où la relation a un rôle majeur. La pensée de Marshall Rosenberg est relayée par des personnalités comme Thomas d’Ansembourg (1), bien apprécié sur ce blog. De nombreux témoignages apparaissent sur le Web. L’approche de Marshall Rosenberg est accessible à travers de livres et de nombreuses vidéos auxquelles on se reportera (2). Marshall Rosenberg veut promouvoir une relation fondée sur un « don naturel », la capacité de donner et de recevoir dans une joie désintéressée . Cependant,  cette aptitude positive est aujourd’hui contrecarrée par une culture qui traduit une vision pessimiste de l’homme entrainant une pratique en terme de punition et de récompense, et qui se manifeste dans la volonté d’avoir raison. Communiquer avec l’autre, c’est savoir reconnaître dans ses réactions, les besoins et les sentiments qui en sont les ressorts. La communication pourra alors s’établir en profondeur sur ce registre. On cherche également à observer les comportements plutôt que de formuler des impressions subjectives sur leurs auteurs. Bref, il y a là un savoir-être et un savoir-faire qui se révèlent très efficaces pour dépasser et dénouer les conflits aux différents niveaux où ils peuvent advenir, y compris dans des situations sociales et politiques dangereuses. La communication non violente apparaît ainsi comme une sagesse en action.

 

Vois la beauté en moi : « See me beautiful »

La vidéo de Marshall Rosenberg, que nous présentons ici, témoigne de la dimension humaine de cette approche d’une façon émouvante. En effet, Marshall commence son propos par un chant qu’il émet et accompagne sur sa guitare (3). Ce chant exprime une aspiration humaine à une pleine reconnaissance alors que celle-ci est en réalité bien souvent refoulée :

« Vois la beauté en moi

Cherche le meilleur en moi

C’est ce que je suis vraiment

C’est tout ce que je veux être

Peut-être que cela prendra du temps

Peut-être que cela sera difficile à trouver

Vois la beauté en moi

Est-ce que tu peux saisir l’occasion

Est-ce que tu peux trouver une manière

De me voir briller avec toutes les choses que je fais

Vois la beauté en moi »

 

Dans cette vidéo, Marshall Rosenberg donne ensuite quelques exemples  qui permettent de comprendre la mise en œuvre de la communication non violente. Ainsi, nous raconte-t-il une rencontre mouvementée dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient.

« Lorsque mon interprète m’a présenté, il a mentionné que j’avais la nationalité américaine. Alors, un des participants a bondi et il a crié : « assassin ». Ce que j’ai entendu lorsqu’il s’est exprimé, c’est « Vois la beauté en moi ». Pour faire cela, on voit la vérité. Cette personne se sent comment ? Quel est le besoin chez lui qui a engendré ce sentiment ? Ainsi, lorsqu’il a crié : « assassin », j’ai dit : « Monsieur, est ce que vous êtes furieux parce que mon gouvernement n’a pas répondu à votre besoin de soutien ? Il a été un peu surpris par cette réponse. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un cherche à savoir son besoin lorsqu’il essaye de communiquer. « Oui, tu as fichtrement raison. On n’a pas de maison. On n’a pas d’argent. Pourquoi est-ce que vous envoyez vos armes ? » Alors, je suis resté en lien avec ses besoins. « Si je comprend bien, c’est difficile pour vous lorsque vos besoins ne sont pas satisfaits, de voir arriver des armes ». Tant que je reste en lien avec ce qui est vivant dans cette personne, je n’entend aucune critique, je n’entend aucun reproche. Je vois la personne qui chante : « Vois la beauté en moi ». Et quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sent que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde. Alors cela, c’est l’autre moitié de la communication non violente. On a la possibilité d’utiliser la communication non violente sans devoir tenir compte de la façon dont l’autre personne s’exprime, parce que nous avons ces oreilles là. Nous nous mettons en lien avec les sentiments et les besoins de l’autre quelque soit sa façon de communiquer ».

Et voici un exemple familier. Lorsque nous demandons à nos enfants de fermer la télé, nous recevons parfois une réponse violente : « Non ». On n’entend pas « non ». Nous entendons : « Vois la beauté en moi » ». Nous entendons ce que la personne sent et ce qui l’habite. Cela ne veut pas dire que nous renoncions à nos besoins. Mais cela montre à l’autre personne que ses besoins sont importants pour nous, que ses besoins sont sur un pied d’égalité avec les nôtres. Et  quand les gens ont confiance, on est sur le chemin de l’apprentissage réciproque ».

 

Dépasser les obstacles

 

« Vois la beauté qui est en moi »… C’est affirmer, c’est reconnaitre que, quelque soit le marasme dans lequel il est embourbé, il y a , en tout homme, un potentiel de vie. c’est reconnaître le positif pour lui permettre de se développer. Cela ne va pas de soi. Ce chant est un appel qui trace un chemin, qui autorise les humains en déshérence à être reconnu dans leur potentiel, à exprimer leur dignité intrinsèque. Et ne sommes pas nous-même interpellés ? N’y a-t-il pas parfois en nous un déni de nous-même ? N’y a-t-il pas dans  notre culture des éléments qui peuvent s’opposer à l’expression d’une pleine appréciation de notre être comme si il y avait une inconvenance ?

Un souvenir remonte à notre mémoire. Dans un colloque qui a eu lieu aux Etats-Unis sur la réception de la  théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann, son épouse, Elisabeth  Moltmann-Wendel, une pionnière de la théologie féministe était intervenue pour exprimer le malaise de beaucoup de femmes chrétiennes de l’époque face à un état d’esprit répressif (4). Et, pour exprimer la valeur de la femme,  elle avait conclu sa prise de parole par une affirmation percutante : « I am good. I am full. I am beautiful ».  « Je suis bonne. Je vis pleinement. Je suis belle ».  Elle rapporte ses sources : la plénitude mise en valeur par la théologie féministe et le théologie afro-américaine : « Black is beautiful ».  Aujourd’hui, notre contexte de vie est différent, mais sommes-nous tous à l’aise avec une affirmation personnelle dans les termes de Marshall Rosenberg et d’Elisabeth Wendell Moltmann ?

Dans une de ses interventions (5), Thomas d’Ansembourg, sur un registre un peu différent, nous rapporte combien il a ressenti dans sa culture environnante, catholique traditionnelle, une méfiance vis à vis de la recherche et de l’expression du bonheur.  Il y a effectivement un héritage culturel à dépasser.

 

Marshall Rosenberg nous montre combien une image négative de l’humain a régné pendant des siècles et comment elle a engendré le malheur  « Lorsqu’on pense que, par nature, l’être humain est malfaisant, quel est le processus correctif : la pénitence. Il faut que les gens se détestent eux-mêmes ». Et, aujourd’hui encore , plutôt que de rester dans une attitude de partage, on entre dans une pratique de confrontation : « qui a raison ? », et, en conséquence, un engrenage de punitions et de récompenses ».

 

Dans ces oppositions à la non violence, il y a donc un héritage culturel à dépasser, et cet héritage renvoie à une culture religieuses fondée sur une théologie du péché originel. Dans son livre : « Oser la bienveillance »  (6),  Lytta Basset nous apporte un  utile éclairage. « Nos contemporains ont un besoin  brulant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai cherché du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle sous l’influence de saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle, avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11). Lytta Basset nous montre également en quoi une doctrine aussi « toxique » est contraire à l’enseignement et à la vie de Jésus, et à la théologie chrétienne des premiers siècles, relayés sur ce point par l’Orthodoxie et  reformulés aujourd’hui par des théologiens contemporains (7). Notons par ailleurs que cette représentation pessimiste de l’homme se trouve également aujourd’hui chez certains psychanalystes athées comme Freud (8). Et, comme l’observe Lytta Basset : « Comment peut-on accompagner quelqu’un sur son chemin de guérison, de pacification, de libération lorsqu’on a une vision négative de l’être humain ? ».  La bienveillance, telle que la décrit Lytta Basset, notamment dans l’exemple de la relation entre Jésus et Zachée, est un processus libérateur.

« Vois la beauté en moi ». Lytta Basset nous paraît rejoindre Marshall Rosenberg : « En toute lucidité, on peut opter pour la bienveillance : se focaliser sur l’être de la personne, ce qu’elle est essentiellement et éternellement quoiqu’elle fasse : une créature bénie « capable de Dieu ». A cette profondeur, on n’est jamais déçu ni trompé…. On ne dira jamais assez  combien le simple geste bienveillant que nous posons, la moindre parole, peut nous remettre instantanément dans le courant puissant de la bienveillance. C’est à notre portée parce que c’est de l’ordre du respect : je salue en toi, malgré tout, un être humain semblable à moi. Puisque tu es en vie, je prend le risque de faire confiance à ton potentiel, que je ne prétend pas connaître » (p 23). Oui, le chant de Marshall Rosenberg ouvre le chemin de la confiance. « Quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sait que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde ».

 

J H

 

(1)            Site de Thomas d’Ansembourg : http://www.thomasdansembourg.com   Sur ce blog, plusieurs articles autour d’interviews ou de conférences de Thomas d’Ansembourg, et notamment, présentation de son dernier livre : « la paix, ça s’apprend » : https://vivreetesperer.com/?p=2596

(2)            On  trouvera un enseignement de base dans trois vidéos sous titrées en français : https://www.youtube.com/watch?v=f99Xvp3yFPg

(3)            Le chant de Marshall Rosenberg : « See me beautiful » : https://www.youtube.com/watch?v=XJJ6PQhX8og

(4)            Intervention d’Elisabeth Moltmann-Wendel dans le colloque sur la réception de la rhéologie de l’espérance. Sur ce blog : « Quelle vision de Dieu, de l’humanité et du monde en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque » : https://vivreetesperer.com/?p=2674

(5)            Thomas d’Ansembourg. Comprendre l’humain dedans pour comprendre l’humain devant : https://www.youtube.com/watch?v=7THnCPe7qUo

(6)            Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2017. Mise en perspective sur ce blog : « Bienveillance divine. Bienveillance humaine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842

(7)             On suivra sur ce point l’œuvre de théologiens très présents sur ce blog : Jürgen Moltmann et Richard Rohr. C’est une théologie qui met en évidence la communion divine en un Dieu Trinitaire, une communion à l’œuvre pour inspirer notre humanité. Voir la vie et l’oeuvre de Jürgen Moltmann : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/  « The divine dance » par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/?p=2758

(8)            Dans son livre : « Vers une civilisation de l’empathie », Jérémie Rifkin, traite entre autres, de la sombre vision de l’humanité soutenue par Freud et de ses conséquences : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/