Notre relation avec le passé varie selon notre contexte de vie et les circonstances. Lorsque nous ressentons des difficultés psychologiques, nous savons aujourd’hui que notre passé n’y est pas étranger. D’une façon ou d’une autre, nous voici appelés à le revisiter. Mais, dans d’autres situations, nous pouvons trouver un réconfort en évoquant des souvenirs heureux. Jusque dans la vie courante, nous sommes appelés à faire des choix, à nous engager dans telle ou telle orientation. Nous envisageons l’avenir en fonction du sens que peu à peu nous avons donné à notre vie. Or, à chaque fois, les pensées qui nous animent dépendent de notre personnalité Et cette personnalité s’est formée peu à peu en fonction de nos rencontres et de nos découvertes qui se rappellent dans nos souvenirs. Quelle conscience avons-nous de nous-même?
Qui sommes-nous ? En regard de ces questions, nous envisageons la rétrospective de notre vie. Cette vie s’enracine dans un passé, non pas pour y demeurer, mais pour se poursuivre et aller de l’avant. Ainsi, lorsqu’un livre parait avec le titre : « Vivre avec son passé. Une philosophie pour aller de l’avant » (1), nous voilà concerné. En même temps, nous découvrons l’auteur, le philosophe Charles Pépin (2). Auparavant, celui-ci a écrit d’autres livres qui nous amènent à réfléchir au cours de notre vie : « Les vertus de l’échec », « la confiance en soi ». Dans ses livres, et dans celui-ci, Charles Pépin témoigne d’une vaste culture. Ainsi, éclaire-t-il son expérience et ses observations à travers la pensée des philosophes, mais aussi les textes des écrivains, sans oublier l’apport des sciences humaines. En traitant ici de la mémoire, il recourt au nouvel apport des neurosciences. En montrant abondamment combien le passé ne disparait pas, mais est toujours là sous une forme ou sous une autre, Charles Pépin nous incite « à établir une relation apaisée et féconde avec notre mémoire…. Les neurosciences nous apprennent que la mémoire est dynamique, mouvante. Nos souvenirs ne sont pas figés…En convoquant sciences cognitives, nouvelles thérapies, sagesses antiques et classiques de la philosophie, de la littérature ou du cinéma, Charles Pépin nous montre que nous pouvons entretenir un rapport libre, créatif avec notre héritage… » (page de couverture). C’est un livre qui ouvre la réflexion et donc entraine des relectures. Cette présentation se limitera donc à quelques aperçus.
Une présence dynamique du passé
Notre passé n’est pas bien rangé dans une armoire close. Nous devons sortir d’une « représentation de la mémoire, statique… accumulative ». Ce n’est pas « un simple espace de conservation du passé » ( p 15).
Cependant, elle a été longtemps peu considérée par la philosophie jusqu’à ce que « Henri Bergson (3) la place au cœur de sa réflexion à la toute fin du XIXè siècle ». « Il a l’intuition assez folle pour son époque, mais confirmée par la science d’aujourd’hui, que notre mémoire n’est pas statique, mais dynamique, que nos souvenirs sont vivants, sujet à des flux et des reflux, affleurant à notre conscience avant de repartir. Et surtout que notre mémoire est constitutive de notre conscience, et donc de notre identité » ( p 16). Nous ne pouvons faire table rase de notre passé. « Nos souvenirs, notre passé irriguent la totalité de notre activité consciente. Notre passé resurgit constamment dans nos perceptions, dans nos intuitions, dans nos décisions… Nous sommes imprégnés d’un passé qui nous parle et nous oriente… » ( p 21). « Notre passé est bien vivant. Il n’est pas seulement passé, mais bien toujours présent » ( p 24). Cette présence peut nous affecter de diverses façons, dérangeante, mais aussi encourageante, réconfortante.. Tout dépend également de l’accueil que nous offrons à nos souvenirs. Charles Pépin nous incité à écouter Bergson qui « nous engage à une attitude d’accueil créatif et d’ouverture à ce passé qui nous constitue. Si notre personnalité condense la totalité de notre histoire personnelle, l’acte libre devient l’apanage de celui qui « prend son passé avec soi », qui l’emporte tout entier pour le propulser vers l’avenir. Nous pouvons nous saisir en même temps de notre passé et de notre liberté : Bergson ne propose rien d’autre qu’une méthode pour y parvenir » ( p 26) .
Ce que nous savons aujourd’hui sur la mémoire
La recherche sur la mémoire a beaucoup progressé. L’auteur dresse un bilan de ces avancées. Ainsi, on identifie aujourd’hui trois mémoires principales : la mémoire épisodique (ou mémoire autobiographique) qui correspond à la « mémoire souvenir » de Bergson, la mémoire sémantique qui est la mémoire des mots et des idées et la mémoire procédurale, rattachée à nos réflexes et à nos habitudes qui se rapproche de la « mémoire habitude » de Bergson ; auxquelles s’ajoutent les mémoires de court terme, de travail et sensorielle ( p 27-28). L’auteur consacre un chapitre à la présentation de ces différents mémoires et de leurs usages telles qu’elles nous apparaissent aujourd’hui grâce à l’apport des neurosciences.
« Notre mémoire épisodiqueest le souvenir de notre vécu : ces épisodes prêts à se rappeler à notre conscience pour nous réchauffer l’âme ou nous affliger d’un pincement au cœur…. La mémoire épisodique est le siège de notre histoire » (p 28-29). C’est ainsi que nous pouvons nous remémorer notre vie en un récit.
« Le souvenir n’est pas une trace mnésique localisée… mais une manière dont notre cerveau a été affecté, impacté par ce que nous avons vécu ». « Des expériences ont prouvé que notre mémoire ne peut être localisée dans une zone précise du cerveau … Notre mémoire est dynamique et notre cerveau en continuel mouvement et évolution » ( p 33-34). Notre représentation de cette activité est vraiment nouvelle. Elle s’exerce en terme de réseau et dans des modifications constantes. « Notre cerveau se définit par sa plasticité, sa capacité à évoluer sans cesse… Le cerveau se modifie en permanence, et nous pouvons toujours le transformer à nouveau » ( p 35). Dans ces interconnexions, « le souvenir est comme reconfiguré par ce que nous avons vécu depuis, par le contexte présent ». L’imagination prend part au processus.
« Le sens que nous donnons à nos souvenirs dépend également des idées et des valeurs que nous leur attribuons, C’est le rôle de la mémoire sémantique » ( p 37). « La mémoire sémantique contient les mots que nous posons sur les objets, les notions, les concepts, les « vérités générales ». En elle s’inscrit notre connaissance du monde. Elle ne se charge pas, comme la mémoire épisodique, des épisodes, mais de ce que nous en avons déduit ». ( p 38) .Si, à partir de certains évènements vécus, nous avons développé des représentations négatives, une dépréciation de nous-même, cela fait partie également de la mémoire sémantique.. Or, à ce niveau, nous pouvons corriger les croyances qui sont néfastes pour nous en réinterprétant les situations dont elle sont originaires. « Il est tout à fait possible de substituer des croyances dans notre mémoire sémantique implicite. Nous pouvons ainsi « échapper au ressassement d’un souvenir douloureux en travaillant sur celui-ci pour changer d’éclairage » ( p 42). L’auteur cite un écrivain marqué par ses origines sociales et qui parvint à se libérer de ses croyances dévalorisantes en développant une nouvelle interprétation ( p 42-46).
Il y a une troisième mémoire. C’est la mémoire procédurale.C’est « la mémoire de nos habitude ou réflexes, celle qui nous permet de conduire une voiture, de faire du vélo, de jouer du piano… » ( p 46). Les savoir-faire enregistrés dans cette mémoire procédurale résistent au temps qui passe, et même aux atteintes d’Alzheimer.
Aux trois mémoires à long terme évoquées précédemment, s’ajoutent deux mémoires é court terme : la mémoire de travail et la mémoire sensorielle ( p 52-55). « Nous vivons ainsi dans un présent constitué de différentes couches du passé… ».
Le passé, socle de notre identité
« La question de l’identité personnelle est un des problèmes philosophiques les plus passionnants, mais aussi les plus complexes » nous dit Charles Pépin. « Qu’est ce qui nous définit en tant qu’individu singulier, nous distingue de tout autre ? Qu’est ce qui demeure en nous de manière permanente et constitue ainsi le socle de notre identité ? » ( p 85).
Si nous nous interrogeons en ce sens, nous sentons bien combien nous pensons notre être, notre personnalité à travers notre histoire personnelle. L’auteur interroge les philosophes. Ici, nous rejoignons la thèse du philosophe anglais, John Locke : « Les souvenirs nous disent que nous sommes nous-mêmes, ils fondent notre conscience de soi, de cette continuité entre toutes nos perceptions » ( p 86). L’auteur poursuit sa réflexion sur « la fabrique de l’identité » : « Notre mémoire n’est pas seulement le réceptacle de notre itinéraire de vie, susceptible d’éclairer nos comportements, nos réactions et émotions. Nos souvenirs fondent la conviction que la personne qui a vécu tous ces évènements est bien identique à celle qui s’en souvient. Ils fondent la conscience d’une identité qui perdure » ( p 89).
L’auteur évoque ensuite l’œuvre de Marcel Proust : « A la recherche du temps perdu ». Celui-ci explore la portée de ses réminiscences. « Bien que soumis, comme toute chose au passage du temps, le narrateur qui trempe sa madeleine dans son thé et se remémore son enfance réalise que, en dépit des années écoulées, charriant leur lot de plaisirs et de peines… quelque chose de lui est demeuré que Proust nomme « le vrai moi…Ce « vrai moi » prend chez Proust de accents mystiques : il s’agit d’un mois profond, d’un moi immuable, d’une essence de moi qui semble indiquer la possibilité d’une vie éternelle. Et si en effet
ce moi résiste au temps, pourquoi ne résisterait-il pas éternellement ? » ( p 95).
Cette lecture du livre de Charles Pépin nous renvoie à une autre : la lecture du livre de Corinne Pelluchon : « Paul Ricoeur. Philosophie de la recontruction » (4), où elle aborde le thème de l’identité à partir du livre de Paul Ricoeur : « Soi-même comme un autre ». L’auteure envisage l’identité comme « une identité narrative, c’est-à-dire qu’elle se recompose sans cesse » ( p 119). « Parler d’identité narrative signifie d’abord que la connaissance de soi passe par le fait de se raconter, de tisser les différents éléments de sa vie pour leur conférer une unité et un sens qui n’est pas définitif et n’exclut pas les mises en question…. L’identité n’est pas figée ni à priori ; elle se transforme et se construit à travers des histoires que nous racontons sur nous-même et sur les autres, et elle se nourrit des lectures et des interprétations qui enrichissent notre perception du monde et de nous » ( p 120).
Remédier aux blessures du passé
Le passé de chacun est différent. Il s’y trouve des joies et des souffrances, des moments de bonheur et des souffrances, des libérations, mais aussi des blessures dont les effets se poursuivent en forme de ruminations et de dépendances. On peut chercher à oublier ces emprises, mais les souvenirs sont vivaces et parfois reviennent au galop. On peut aussi entrer dans la mémoire pour en transformer les effets. Il y aujourd’hui, de nombreuses approches en ce sens, nous rapporte Charles Pépin. C’est une bonne nouvelle.
Alors on peut rejeter la tentation de l’oubli.
Cependant, l’auteur nous décrit les nombreux comportements qui traduisent une volonté de « tourner le dos à son passé ». Si cette attitude peut réussir dans l’immédiat, elle comporte des risques et peut engendre des situations désastreuses. « L’évitement a un coût psychique ». « Nous n’ignorons pas le passé si aisément…Le garder à l’écart impose une lutte constante, qui peut devenir inconsciente, mais certainement pas gratuite » ( p 110). « Plus dangereux est le traumatisme, plus dangereux est le piège de l’évitement » ( p 116). L’auteur décrit des conduites pathologiques en recherche de l’oubli : travailler pour oublier, boire pour oublier… La situation de l’alcoolique est particulièrement critique. Car son addiction peut déboucher sur une altération de la mémoire « antérograde », c’est-à-dire de la capacité à se constituer de nouveaux souvenirs, à garder en mémoire ce qui vient d’être vécu », une faculté compensatrice.. ( p 122-124). « Puisque l’évitement est dangereux, l’oubli impossible, il nous faut donc apprendre à vivre avec notre passé, à « faire la paix » avec lui » ( p 142).
Durant ces dernières décennies, de grands progrès ont été réalisé en psychologie (5) et la gamme des approches s’est considérablement élargie. C’est dans ce contexte que Charles Pépin a écrit un chapitre : « intervenir dans son passé ». Son approche est globale et ne se limite pas à telle ou telle thérapie. « La vie nous offre parfois de porter un autre regard sur notre passé, de changer notre perception de celui-ci. L’élément déclencheur peut aussi bien être une discussion avec un aïeul, une rencontre qui nous ouvre denouvelles perspectives, une empathie nouvelle pour quelqu’un qui nous a causé du tort, ou encore le temps qui passe et qui crée une distance salutaire…ou tout simplement une joie de vivre retrouvée, une période plus heureuse qui recolore le passé… Notre histoire nous apparait sous un nouveau jour… Nous voilà tout naturellement apaisés, libérés… » ( p 182)..
« Mais il arrive que la vie ne nous offre pas les conditions suffisantes, propices à une rémission de l’hier…. Nous sommes enfermés dans nos ruminations. Certains passés traumatiques rendent alors nécessaires d’intervenir dans notre passé, parfois avec l’aide d’un thérapeute. Les techniques développées dans ce chapitre sont pour la plupart issues des « thérapies de reconsolidation de la mémoire », mais elles dessinent une voie d’intervention que chacun de nous peut mettre en œuvre seul… Ces techniques reposent sur la méthode suivante : intervenir sur le souvenir en modifiant l’émotion ou l’interprétation qui y sont attachées » ( p 183-184). L’auteur propose donc trois approches : Changer la règle de vie implicite attachée au souvenir ; développer une technique d’habituation au mauvais souvenir ; faire intervenir un personnage fictif dans ses souvenirs : les techniques de reparentage (imaginer une figure aimante et bienveillante appelée figure de « reparentage » qui intervient au cœur de l’épisode douloureux remémoré).
A titre d’exemple, rapportons la première approche. Elle consiste à sortir un souvenir de notre mémoire à long terme pour le retraiter dans notre mémoire de travail avant de le « renvoyer » dans notre mémoire de long terme…. Si nous ne pouvons pas effacer un souvenir de notre mémoire épisodique, nous pouvons en revanche effacer ou réinterpréter une règle de vie implicite dans notre mémoire sémantique, déconstruire cette « vérité émotionnelle, héritée de notre passé qui nous entrave » ( p 184).
Charles Pépin évoque trois penseurs contemporains en fin de de XIXè et début de XXè siècle : Bergson, Freud et Proust qui, tous les trois, ont porté une grande attention à la mémoire et à la question du temps ( p 204-206). Il aborde ensuite « la psychanalyse freudienne, un retour au long cours sur son passé ». il rapporte l’évolution de la pratique psychanalytique. « La cure psychanalytique nous guide dans une nouvelle manière de dire les choses, comme elles viennent, sans souci de cohérence, ni de censure morale. Elle nous apprend à diverger et éclairer soudain notre passé d’un jour nouveau ». L’auteur voit dans « cet art de la divergence », « le meilleur antidote du ressassement » ( p 214).
Prendre appui sur son passé
Si le passé peut nous déranger par le souvenir de certaines expériences malheureuses qui stagnent encore et viennent nous assombrir, à l’inverse nous pouvons y trouver force, soutien et consolation. Charles Pépin évoque cet apport positif dans un chapitre : « Prendreappui sur son passé ». Ici, l’auteur se réfère de nouveau à Bergson. « Un désir authentique, en adéquation avec soi-même, explique Bergson, ressaisit toute notre histoire et nous conduit à un objectif qui prend un sens profond pour nous ».
« Lors d’une conférence donnée à Madrid, Henri Bergson synthétise cette idée de ressaisir notre passé pour nous projeter dans l’avenir sous le concept de « récapitulation créatrice » ( p 149). Comme à son habitude, et c’est un apport très riche de son livre qui, par définition, ne peut être mis en valeur par un simple compte-rendu, Charles Pépin appuie son propos par des exemples vivants. Fils de boulanger, dans sa première jeunesse, cet homme avait quitté sa ville natale pour monter à Paris. A l’aube de la trentaine, il fut pris de doutes. Lassé par un travail qui ne lui apportait pas les satisfactions que procure l’artisanat, il reprit l’affaire familiale et fit prospérer cette boulangerie en usant des savoirs appris par ailleurs. Ainsi doit-il le succès de sa reprise de l’entreprise paternelle à la synthèse qu’il a su faire entre ses souvenirs d’enfance et ses expériences professionnelles. Il a récapitulé l’ensemble de son histoire en se montrant créatif pour inventer sa manière personnelle d’être boulanger » ( p 150).
« Dans son « Essai sur les données immédiates de la conscience », Bergson écrit : « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment… ». Cette réflexion peut éclairer nos choix. « Notre acte est libre parce que nous nous y « retrouvons ». Toute notre identité s’y exprime comme si notre vie entière devait nous avoir conduit à ce point et à cette prise de décision ». ( p 156-157).
Dans « La pensée et le mouvement », Bergson emploie une jolie expression, « la mélodie continue de notre vie intérieure » pour évoquer ce moment ou nous rencontrons une activité qui nous correspond et nous offre un espace d’expression nouveau : c’est comme si nous entendions notre mélodie intérieure » ( p 165).
Chez Bergson, ce regard sur la vie s’inspire d’une pensée, d’une métaphysique : « la Vie et un « Elan vital », une force de créativité fondamentale qui pulse au cœur même du vivant, de tous les vivants…l’Elan vital se particularise en chacun de nous et, en ce sens, nous manifestons tous une part de cette Vie, de cette force métaphysique que Bergson qualifie de divine » ( p 186-174). « Notre personnalité est plus que le résultat de notre passé, que « la condensation » de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance » comme l’écrit Bergson dans « L’Evolution créatrice ». Elle est notre identité, mais propulsée vers l’avant, traversée par cette force de vie qui nous pousse à agir, à créer » ( p 174). « Cet Elan vital nous pousse aussi à nous tourner vers les autres, vers le monde, vers l’avenir. Il nous appelle à prendre notre part de responsabilité et nourrir nos élans de générosité. Ainsi l’Elan vital devient une force de décentrement… Nous sentons que la vie qui pulse en nous n’est pas simplement la nôtre, que nous sommes plus que de simples individus isolés : nous appartenons à un tout dont nous sommes solidaires » ( p 178). Tout cela contribue à éviter de ressasser en nous ouvrant au mouvement de la vie ( p 181).
Aller de l’avant avec son passé
Ainsi, dans un chapitre final, Charles Pépin nous invite à aller de l’avant avec notre passé ». L’auteur aborde là des questions sensibles comme la question du pardon ou l’épreuve du deuil. Ce sont là des passages difficiles à franchir. Comme ces thèmes sont complexes, ils demanderaient une analyse approfondie, et après la présentation déjà approfondie de ce livre, nous renvoyons à une lecture directe de ces textes.
Charles Pépin évoque également le soutien que les souvenirs peuvent apporter dans cette marche en avant. Notre mémoire vivante. De nouvelles expériences, de nouveaux intérêts, de nouvelles joies peuvent susciter de nouveaux souvenirs. Et, le cas échéant, ceux-ci pourront « empiéter » sur les mauvais souvenirs, les diluer, et faciliter ainsi notre acceptation du passé (p 231).
Cependant, en terminant cette présentation, nous mettrons l’accent sur un aspect qui nous parait essentiel : l’usage de notre mémoire positive, la remémoration émotionnelle de nos bons souvenirs. « Nous l’oublions trop souvent, mais nous avons ce pouvoir de redonner vie aux belles choses du passé, de les convoquer avec créativité : nos souvenirs heureux, eux aussi, doivent être reconsolidées. Quel dommage de les laisser à l’état de veille, enfouis dans les limbes de notre mémoire, de nous priver de leur éclat, du réconfort qu’ils peuvent nous apporter, du désir de vivre qu’ils peuvent nourrir ici et maintenant » ( p 217). L’auteur ajoute : « Pour goûter à nouveau les plaisirs passés, il faut se montrer non seulement disponible, mais aussi capable de leur ouvrir la porte, d’en tirer le fil avant de se laisser envahir. Comme Proust nous l’a montré, il faut donner au souvenir l’opportunité de revenir dans sa richesse, et non simplement le laisser passer…» ( p 219). Cette culture de la mémoire peut se développer sur tous les registres. L’auteur cite ainsi un texte paru dans « Les confessions » de Saint Augustin une invitation inspirée à retrouver l’éblouissante présence du passé : « Et j’arrive aux plaines, aux vastes palais de la mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables… ». « iI n’appartient qu’à nous d’exhumer ces trésors pour les contempler » (p 217).
Le livre de Charles Pépin ne nous apporte pas seulement des orientations de réflexion. Il est nourri par des récits d‘expérience. Il permet à un vaste public de s’interroger sur la manière de mieux vivre avec le passé. Bien sûr, ce livre éveille des échos
Dans nos épreuves, c’est bien aux fondations de notre personnalité que nous faisons appel, telles qu’elles sont imprégnées par l’inspiration qui nous porte. C’est bien la mémoire qui entre en jeu. Nous pouvons évoquer d’autres expériences où les souvenirs peuvent nous encourager et nous soutenir. Ainsi pour ceux qui sont assignés à des lieux clos dans toute leur variété de l’ehpad à la prison, les souvenirs heureux peuvent être revécus et importer une forme de bonheur. Una amie, accompagnatrice de nuit dans un ehpad, nous rapportait que le positif dans ses conversations avec les personnes âgées résidait souvent dans leur évocation de souvenirs heureux.
Si nous savons porter notre regard sur le bon et le beau que nous pouvons voir dans le passé, alors nous pouvons exprimer de la gratitude. Pour moi, j’aime le petit chant qui nous invite à « compter les bienfaits de Dieu » et à manifester ma reconnaissance. La gratitude est une composante de la vie spirituelle (6). Comme nous sommes des êtres interconnectés, cette reconnaissance n’est pas seulement individuelle. Elle est collective et elle apparait ainsi dans l’expression biblique. Et si nous pouvons trouver dans notre passé des motifs de gratitude, on sait maintenant, grâce à la recherche en psychologie et en neurosciences, les bienfaits qu’une expression de gratitude engendre en terme de santé mentale et corporelle (7). En inscrivant le déroulement de notre passé dans cet « Elan vital » que Bergson nous décrit, Charles Pépin nous appelle à entrer dans une dynamique pour « vivre avec notre passé »`
Dans la morosité du temps, lorsqu’au désarroi et à la détresse de beaucoup de gens, s’ajoutent le manque de vision des politiques et la focalisation des médias sur les mauvaises nouvelles, alors on a besoin d’analyser plus profondément les changements en cours et de mettre en évidence des évolutions positives, de discerner des pistes d’espérance. Voilà pourquoi le recueil d’entretiens publié par » mérite notre attention. Et le sous-titre précise le propos : « Entretiens avec dix grands témoins pour retrouver confiance » (1).
Les chapitres correspondants méritent d’être énoncés, car on perçoit, à travers cette liste, des thèmes privilégiés comme la transitionécologique (Nicolas Hulot, Anne-Sophie Novel, Pierre Rabhi), une pratique nouvelle de l’économie (Cynthia Fleury, Anne-Sophie Novel, Dominique Méda), une aspiration spirituelle et morale (Frédéric Lenoir, Pierre-Henri Gouyon, Abdal Malik, Françoise Héritier). Et, il y a, chez chacun des auteurs, un choix de l’espérance tant pour la vie personnelle que pour une vision de l’avenir de notre société. C’est un dénominateur commun entre les personnes interviewées par Olivier Le Naire. Celles-ci ont même exprimé leur démarche dans un manifeste publié au début du livre : « Nos voies d’espérance ».
Le déroulé des titres dans le sommaire exprime bien le cheminement de cette pensée et de cet engagement :
° Refonder la vie publique, réussir la transition écologique (Nicola Hulot)
° Combattre les inégalités, choisir notre liberté (Cynthia Fleury)
° Apprendre à partager, humaniser l’économie (Anne-Sophie Novel)
° Donner un sens à sa vie (Frédéric Lenoir)
° Réinventer le travail et la croissance (Dominique Méda)
° Se réconcilier avec la nature (Pierre Rabhi)
° Réapprivoiser les sciences (Pierre-Henri Gouyon)
° Réussit l’intégation, relancer la citoyenneté (Abd al Malik))
° Trouver notre identité et notre place dans le monde (Eric Orsenna)
°Apprendre à vivre ensemble, éduquer autrement (Françoise Héritier)
Conscience écologique
La prise de conscience de la valeur de la nature et du respect qui doit lui être porté, est un des fils conducteurs
Aujourd’hui, le parcours de Pierre Rabhi est de plus en plus connu dans notre pays. Son interview témoigne à la fois d’un constat des impasses d’une technologie sans conscience et d’une dimension morale et spirituelle. Pierre Rabhi œuvre pour la promotion d’une agroécologie. « L’agroécologie, ce n’est pas un marché, ce n’est pas un business, mais quelque chose qui participe à un véritable changement de société. Un autre rapport à la vie, un autre rapport spirituel, esthétique, éthique au monde » (p 132).
Dans ce recueil, Nicolas Hulot est une autre grande figure de l’écologie. Engagé dans une action à grande échelle, confronté à l’inconscience de certains cercles dirigeants, il sait mettre en valeur les expériences positives et les situations à portée de la main.
Une nouvelle approche économique et sociale
#Un autre fil conducteur est la mise en évidence du changement qui commence à se manifester dans la pensée économique. Ainsi plusieurs auteurs dénoncent l’abus actuel du terme de crise qui sous-tend l’idée qu’on pourrait revenir au modèle antérieur. On ne peut croire qu’ « avec un hypothétique retour de la croissance, tout pourrait redevenir comme avant. La croissance se heurte à des limites physiques. Comme les ressources de la planète connaissent leur finitude, nous devons donc accepter que tout retour au passé, non seulement ne soit pas souhaitable, mais impossible » (p 19). Mais là aussi, on voit apparaître des voies nouvelles qui renouvellent la pratique économique. Anne-Sophie Novel met en évidence l’émergence de l’économie collaborative (2) où le changement des pratiques économiques va de pair avec la transformation des pratiques sociales. Cynthia Fleury évoque la transformation de la vie professionnelle et, face à une évolution où l’emploi se raréfie, elle propose d’offrir « à tout individu, dès sa naissance, une allocation universelle, versée chaque mois et tout au long de la vie, ce revenu étant précisément dissocié du travail et de l’emploi » (p 53). Dominique Méda critique une fixation sur la croissance du PIB et esquisse une conception nouvelle du travail.
Aspirations spirituelles
A partir de leur champ d’intervention, les auteurs présents dans ce recueil s’entendent pour mettre en évidence une transformation des genres de vie. Cette nécessaire transformation, déjà en route, requiert un changement personnel. Abd al Malik nous raconte comment, dans le contexte d’un quartier défavorisé, il a traversé une période de petite délinquance, en est sorti et vit une expérience spirituelle. En exergue de sa contribution qui est aussi un appel à la fraternité, Abd al Malik cite une pensée de Ludwig Wittgenstein : « La meilleure des choses que l’on puisse faire pour améliorer le monde, c’est s’améliorer soi-même » (p 159).
C’est aussi l’appel de Frédéric Lenoir : « Vous connaissez la fameuse phrase de Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde ». Il faut le dire, le répéter. Cela ne sert à rien de vouloir changer le monde si on ne change pas soi-même, si on n’a pas des comportements éthiques, des engagements, une justesse de vie dans nos actes quotidiens » (p 91). La transformation en cours appelle et suscite des aspirations spirituelles. Frédéric Lenoir identifie les obstacles, et, en regard, il met en évidence quelques pistes de cheminement spirituel (3). Il nous parle des spiritualités asiatiques qui, « telles qu’elles ont été importées -j’insiste sur ce point- ont été adaptés à nos besoins. Elles nous aident à vivre mieux parce ce qu’elles proposent des outils de lien entre le corps et l’esprit… » (p 96). S’il y a eu des dérives dans la religion dominante en France, « un christianisme qui est devenu une religion sociale », Frédéric Lenoir nous montre comment « le message de l’Evangile a, au contraire, pour but de nous aider à acquérir une liberté intérieure, à aller vers une recherche de la vérité qui libère (« La vérité vous rendra libre », dit Jésus). C’est aussi un message d’amour du prochain qui pose comme priorité la communion des uns avec les autres » (p 95).
Sur un autre registre, un scientifique, biologiste spécialisé en sciences de l’évolution, Pierre-Henri Gouyon s’interroge sur les risques encourus par l’humanité face à un changement technologique extrêmement rapide et incontrôlé. « Les actions que nous décidons dans la précipitation et l’aveuglement sont-elles bonnes pour l’avenir de l’humanité ? » (p 143). Trop souvent, la science génère et couvre aujourd’hui une « course folle de la technologie » (p 148). Et il en donne des exemples, des OGM aux nanotechnologies. Il évoque la menace d’un eugénisme ravageur. Pour faire face à ces menaces, on a besoin de principes. « Nous avons besoin de principes sur la manière de considérer la vie et pas seulement la vie humaine. Globalement, existe-t-il quelque chose de respectable dans tout ce qui est vivant et que signifie respecter le vivant ? (p 157)
Du pessimisme à une espérance active
Il y a donc aujourd’hui à la fois des menaces, des prises de conscience et des pistes pour des transformations positives. Cependant, il semble que le pessimisme des français quant à leur avenir collectif est aujourd’hui encouragé par les attitudes de certains milieux influents dans différents cercles de pouvoir ou dans des médias. Dans un de ses derniers livres : « Une autre vie est possible » (4), Jean-Claude Guillebaud dénonce un pessimisme répandu dans l’intelligentsia parisienne. Frédéric Lenoir abonde dans ce sens. « En France, la plupart des intellectuels entretiennent une sorte de cynisme. Pour eux, par exemple, le bonheur est une chimère et très peu osent encore en parler » (p 85)… Je constate un décalage entre ceux qui vivent à Paris et les autres… Les provinciaux se montrent en général plus optimistes, cherchent des solutions et sont davantage prêts à se mobiliser. Le mal français vient aussi du fait que la majorité des médias et des élites vit justement à Paris dans un milieu stressé et, en général, assez cynique, ce qui offre une caisse de résonance nationale à ce pessimisme » (p 86). Et, par ailleurs, Frédéric Lenoir rejoint un diagnostic qui est exprimé par plusieurs autres auteurs dans ce livre : « Au lieu de tenir le discours d’une remise à plat, trop d’experts ou d’hommes politiques français prétendent revenir au modèle des Trente Glorieuses, à ce qu’on aurait perdu, alors que je suis convaincu -et je ne suis pas le seul- qu’on n’échappera pas à une remise en question très profonde de notre modèle de développement. Bien sûr l’économie est importante, mais, pour aller mieux, il faut avant tout se reposer cette question essentielle : Qu’est ce que bien vivre ? Comment vivre de manière harmonieuse, à la fois individuellement et collectivement, dans un monde globalisé où les ressources sont limitées ? » (p 86)
Ce livre met ainsi en évidence des convergences entre des auteurs aux cheminements divers. Il exprime un nouvel état d’esprit. Il met en valeur des pistes de changement balisées par de nombreuses innovations. C’est bien une perspective à partager sur un blog qui veut se fonder sur une dynamique d’espérance (5).
J H
(1) Le Naire (ed). Nos voies d’espérance. Entretiens avec 10 grands témoins pour retrouver confiance. Actes Sud/ LLL Les liens qui libèrent, 2014. Sur le site d’Actes Sud, voir les interviews des auteurs en vidéo : http://www.actes-sud.fr/nos-voies-desperance
(2) Sur ce blog : « Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975 « Une révolution de l’être ensemble… Présentation du livre d’Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot : « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1394
(3) Sur ce blog : « Un chemin de guérison pour l’humanité. Présentation du livre de Frédéric Lenoir : « La guérison du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1048
(4) Sur ce blog « Pour vivre ensemble, il faut être orienté vers l’avenir. Le livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » : https://vivreetesperer.com/?p=1986
(5) Si certaines formes religieuses sont marquées par les séquelles du passé, nous nous référons ici à la pensée d’un théologien de l’espérance : Jürgen Moltmann. Il écrit : « De son avenir, Dieu vient à la rencontre des hommes et leur ouvre de nouveaux horizons qui débouchent sur l’inconnu et les invite à un commencement nouveau… Le christianisme déborde d’espérance… Il est résolument tourné vers l’avenir ». (p 109, in : Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte, 2012). Voir : https://vivreetesperer.com/?p=572 Voir aussi : « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, théologie et spiritualité » : https://vivreetesperer.com/?p=757 Ouverture à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/
Sur ce blog, voir aussi :
« Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture. OuiShare, comunauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866
Une rencontre entre Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir
La crise actuelle multiforme et menaçante nous interpelle. Quelles en sont les origines et comment y faire face ? Ces questions sont partout posées . Parmi les réponses, on peut retenir un livre rapportant une rencontre entre Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir : « D’un monde à l’autre. Le temps des consciences » (1).
Ces deux personnalités ont un parcours original et leur rencontre est donc prometteuse. « Nicolas Hulot a passé une partie de sa vie à voyager dans les parties les plus reculées du monde au fil de son émission de télévision : Ushaïa. Engagé depuis trente ans dans la protection de l’environnement , il fut ministre de la transition écologique et solidaire de mai 2017 à août 2018. Auteur de nombreux ouvrages, il a créé la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme ». « Frédéric Lenoir est philosophe et sociologue, auteur de nombreux essais et romans traduits dans une vingtaine de langues. Il est notamment l’auteur des best sellers : « Du Bonheur », « Un voyage philosophique », « La puissance de la joie » ou « Le miracle Spinoza ». Il est cofondateur de la fondation Seve (Savoir Être et Vivre Ensemble) qui propose des ateliers de philosophie avec des enfants » (page de couverture). Le parcours de Frédéric Lenoir est diversifié à la fois quant à ses fonctions et quant à ses intérêts (2). En effet, si ses nombreux livres témoignent de son évolution spirituelle (3), il est connu aussi pour avoir été directeur du Monde des religions. Nous avons ici présenté son remarquable livre : « La guérison du monde » paru en 2012. Dans ce livre, Frédéric Lenoir envisage la crise qui affecte nos sociétés et il en présente les menaces et les opportunités : « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. Le début d’une renaissance » (4). On retrouve l’approche de Frédéric Lenoir dans ce livre : « Le temps des consciences » et on y trouve aussi l’authenticité et l’originalité de la démarche de Nicolas Hulot. De la crise du progrès à la recherche de sens, le livre se déroule en abordant de grandes questions de société comme « le règne de l’argent » ou « les limitations de la politique » ou un examen de nos attitudes : « Tout est question de désir », « Du toujours plus au mieux-être ». Les auteurs nous font part de leur réflexion, mais aussi de leur expérience. Ainsi, dans le chapitre : « Les limites de la politiques», Nicolas Hulot nous fait part des démêlés qui l’ont affecté dans son passage au gouvernement.
La crise du progrès
« En s’interrogeant sur ce qui appartient au progrès ou ce qui n’en est qu’une illusion, nous touchons d’emblée au cœur de la réflexion que nous devons engager en ce début de siècle. Sous bien des aspects, le projet s’est vidé de sens et est devenu une machine incontrôlable » (p 13), nous dit Nicolas Hulot. Mais il rappelle aussi les avancées majeures que sont l’augmentation de l’espérance de vie, les acquis sociaux et les libertés individuelles. Il y a un siècle, 80% de la population mondiale vivait dans l’extrême pauvreté contre 10% aujourd’hui en 2020. Mais, on doit « redéfinir ce que nous estimons relever du progrès afin de distinguer ce qui est une addition de performances technologiques de ce qui participe de notre raison d’être et à l’amélioration durable de la condition humaine » (p 12).
Frédéric Lenoir met en évidence les origines de cette crise. Déjà, dans son livre « La guérison du monde », il déplore le passage d’une conception « organique » du monde à une approche mécanique. C’est le philosophe René Descartes qui induit ce passage : « Au XVIIè siècle, le philosophe René Descartes considère que la nature n’est que de la matière qu’on peut utiliser pour ses ressources. L’être humain devient, selon son mot célèbre, « maitre et possesseur de toutes choses ». Cette pensée réductionniste et utilitariste ouvre le champ de la science expérimentale, mais elle s’allie aussi au capitalisme naissant. La nature est totalement désenchantée. Elle abandonne ses dimensions sacrées pour devenir une chose… L’être humain n’est plus relié au cosmos ce qui pose une question fondamentale : comment vivre en étant déraciné du monde naturel ? » (p 25-26).
Nicolas Hulot dénonce aussi l’exploitation de la nature comme une marchandise. Comme le rappelle Frédéric Lenoir, la prise de conscience actuelle n’est pas sans précédent. Déjà les romantiques, au tournant du XVIIè et du XIXè siècle « offrent une vision du réel plus profonde que celle proposée par la vision cartésienne et reprise par l’idéologie capitaliste ». Pour eux, le monde « n’est pas fait de matière inerte, mais il est un organisme vivant. Ils invitent l’être humain à s’épanouir non pas en regardant la matière désenchantée, mais en contemplant l’âme du monde » (p 244-245), cette âme que le philosophe Platon avait mis en valeur. Frédéric Lenoir fait aussi référence au mouvement transcendentaliste américain : Henry David Thoreau et Ralph Wado Emerson qui tentent de reconnecter l’être humain à ses racines naturelles, et un siècle plus tard à la « Beat generation » (p 246-247).
Face aux déviances du monde actuel, Nicola Hulot partage avec nous la vision puissante et prémonitoire de Victor Hugo : « La grande erreur de notre temps, cela a été de pencher, je dis même de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien-être matériel. Il faut relever l’esprit de l’Homme vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C’est là et seulement là que vous trouverez la paix de l’Homme avec lui-même et par conséquent avec la société » (p 246).
Appel à la recherche de sens
« Actuellement, face à la crise actuelle, nous subissons comme des esclaves, alors que nous devrions prendre des décisions et faire des choix. La révolution qui se présente actuellement à nous n’est pas technologique. Elle est celle de l’esprit. Et nous devons l’accueillir ensemble… » (p 35) « L’homme doit faire fonctionner son esprit pour sortir du désarroi tragique de ne plus être relié à rien. » « Aujourd’hui, pense Nicolas Hulot, nous devons effectuer un nouveau saut, celui du sens » (p 37). Frédéric Lenoir évoque de même les besoins humains décrits dans la « pyramide d’Abraham Maslow » : « On peut cependant contester le fait que l’être humain passe à une aspiration supérieure lorsqu’un besoin plus fondamental a été satisfait… Ce n’est pas ce que l’expérience de la vie m’a montré. J’ai rencontré à travers de nombreux voyages des gens qui avaient parfois de la peine à survivre et dont la dimension spirituelle les aidait fortement à vivre et à être joyeux… C’est la réaction de notre esprit face aux événements que nous ne pouvons pas maitriser qui fait de nous des êtres joyeux ou tristes. C’est aussi la réflexion intellectuelle et morale qui nous permet de grandir en humanité et de vivre en harmonie avec les autres humains et espèces sensibles. Alors, je te rejoins complètement : La grande aventure du siècle doit être celle de du sens » (p 36-37).
Le livre se termine donc par un chapitre : « donner du sens » avec une citation de Friedrich Hegel en ouverture : « Ce qui s’agite dans l’âme humaine, c’est la quête de sens ». Or, trop souvent, cette quête est méconnue, nous dit Nicolas Hulot : « Boutée hors des débats publics, cantonnée à la sphère privée, voire réduite au non-dit, la question du sens est la grande absente des médias. C’est pourtant elle qui nous permettra de retrouver la pureté de ce qui se dissimule derrière le mot ‘progrès’ trop souvent confondu avec une addition de puissance et une augmentation de l’efficacité. La dimension spirituelle a été engloutie par la société technologique, matérialiste et consumériste » (p 290).
Ce chapitre, riche et diversifié, nous apporte des pistes de réflexion. Ainsi Frédéric Lenoir nous appelle à reconnaitre « la vibration spirituelle qui rassemble tous les humains ». « J’ai constaté cela en rencontrant des gens très éloignés de moi, notamment lors de voyages à l’étranger. Il est possible de vibrer sur la même « longueur d’onde » grâce à un simple sourire, un échange de regard ou quelques gestes… Comme l’ensemble du monde animé, l’être humain a une intériorité qui donne du sens à son corps, l’anime ou l’oriente de telle ou telle manière (p 292-293). « C’est un peu cela que j’appelle le sacré, cette vibration qui relie tous les individus entre eux et qui nous relie tous au monde », commente Nicolas Hulot. Frédéric Lenoir évoque la dimension anthropologique du sacré (5), développée notamment par Rodolf Otto et William James, dans un univers qui nous dépasse, face auquel nous ressentons crainte, émerveillement et qui nous bouleverse. C’est cette expérience profonde qu’on peut qualifier de sacrée ainsi que le lien mystérieux qui nous rassemble au-delà de toutes nos différences. « L’expérience la plus profonde et la plus belle que peut faire l’homme est celle du mystère », a dit Albert Einstein » (p 293). Frédéric Lenoir poursuit sa réflexion dans une rétrospective historique. « Les grands courants de spiritualité et de sagesse du monde sont nés au sein ou en marge des religions en réaction contre leur politisation, leur ritualisation et leur formalisme excessifs » (p 297).
Aujourd’hui, comment vivre ensemble harmonieusement ? « Puisque nous partageons une même communauté de destins, il s’agit de redéfinir des valeurs universelles communes. Ces valeurs nous permettent de déterminer ce qui est essentiel dans notre vie et ce qui ne l’est pas. Elles sont l’objectif ou l’horizon vers lequel l’être humain tend pour croitre de manière harmonieuse : solidarité, fraternité, liberté, beauté, respect, justice » (p 299). En réponse, on découvre un Nicolas Hulot particulièrement sensibleà labeauté : « L’un de mes premiers guides a été la beauté, car j’ai eu la chance d’en être le témoin privilégié tout au long de ma vie. Source d’humilité sur le mystère du monde, elle fait prendre conscience de la sacralité de la nature. Je suis intimement convaincu que c’est la beauté qui relie tous les êtres humains. Elle est un langage universel… La beauté de la nature nous enseigne l’harmonie, l’équilibre, la juste mesure qui font défaut dans les comportements humains. Du monde fractal à l’espace, il y a un ordre. La beauté se loge partout jusqu’au fond des abysses… La beauté est ce qui nous guide peut-être jusqu’à ce que certains appellent Dieu et nous ramène au premier matin du monde. Elle est une force d’émerveillement pour celui qui sait orienter son regard, ses sensations, ses champs émotionnels et de conscience Je dois tout mon chemin à cette rencontre avec la beauté qui m’a mené vers le respect, le juste, le vrai et le nécessaire (p 299). En communion avec Frédéric, cet éloge de la beauté se poursuit. « Il n’y a pas que la beauté des paysages, mais aussi la beauté des esprits, des gestes, des pensées, des regards, des corps, des mots. Elle se niche partout pour nous donner des joies durables… La beauté est universelle ». (p 303-304). On reconnaît là une capacité d’émerveillement et tout sur ce quoi elle débouche (6). Ces propos rejoignent ceux de Jean-ClaudeGuillebaud dans son livre : « Sauver la beauté du monde » (7).
La conversation se poursuit à propos d’autres valeurs fondamentales comme la solidarité, la fraternité, la liberté. Les deux intervenants évoquent les personnalités qui les inspirent dans leurs parcours : Nelson Mandela pour Nicolas Hulot et le Dalaï Lama pour Frédéric Lenoir, et en remontant dans le passé, Victor Hugo pour N. Hulot et Baruch Spinoza pour F. Lenoir, et, en fin de chapitre, on en revient à la recherche d’une vision collective : « Je me demande si ce n’est pas la catastrophe écologique doublée par des crises sanitaires, qui lui sont corrélées, qui pourrait susciter un idéal collectif. Il s’agit de redécouvrir des valeurs universelles qui permettent de vivre une meilleure harmonie ensemble et avec notre environnement : La beauté, la justice, la solidarité, la liberté tant politique qu’intérieure » (p 339-340). Et, comme l’écrit Nicolas Hulot, « Cette crise économique et sanitaire a la vertu de nous rappeler que nous vivons en équilibre sur un fil de soie et que nous faisons partie d’un miracle… N’oublions jamais que, dans le domaine du vivant, l’homme est une possibilité parmi des milliards d’autres qui a eu la chance de tomber sur la combinaison gagnante… S’il fait partie d’un tout, l’homme ne peut se substituer au tout… Nous devons être les jardiniers. Il faut les faire jaillir en chacun d’entre nous pour échapper au sable mouvant de la profusion des moyens, accéder au bonheur, et décider de la direction à prendre ensemble… Le sens doit être un opérateur de conscience permettant de faire le tri. » (p 341).
Face à la crise actuelle, nous cherchons quelles en sont les origines et comment y faire face. Nous comprenons mieux aujourd’hui comment un changement de mentalité et des représentations correspondantes a entrainé la crise actuelle. Ce livre nous aide à mieux percevoir les conséquences d’une affirmation de la toute puissance de l’homme : « L’homme, maitre et possesseur de toutes choses », selon Descartes. En regard, à travers la recherche de Frédéric Lenoir et l’expérience de Nicolas Hulot, cet ouvrage nous appelle à reconnaître que l’homme n’est pas détaché de la nature, qu’il s’inscrit dans une dimension spirituelle dans la rencontre avec le sacré et le mystère du monde. Si nous sommes tous aujourd’hui à la recherche de sens, est-ce seulement en raison d’une déviation matérialiste ? Est-ce que cela ne tient pas aussi aux manquements d’une religion occidentale trop centrée sur la destinée individuelle de l’homme ? A cet égard, la parution de l’encyclique : « Laudato Si » (8) apparaît comme un tournant révolutionnaire. Et le dernier demi-siècle a été marqué par l’apparition d’une théologie nouvelle, la théologie de Jürgen Moltmann, une théologie de l’espérance dans la perspective d’une seconde création à l’œuvre en Christ ressuscité (9). Ainsi, pour comprendre et agir, nous pouvons accéder aujourd’hui à différentes ressources. Ce livre est significatif par la qualité et la complémentarité de ses auteurs.
Mieux comprendre l’évolution spirituelle de Frédéric Lenoir à travers une vidéo rapportant une interview conjointe de Carolina Costa, pasteure et Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue
Grâce à des recherches comme celles de Rebecca Nye (1), nous apprenons aujourd’hui à découvrir la spiritualité del’enfant comme un univers original, original et merveilleux… Pour nous qui sommes devenus adultes, cette découverte nous invite à revisiter notre enfance comme une ressource qui peut nous éclairer et nous inspirer. C’est ce à quoi Rebecca Nye nous encourage lorsqu’elle écrit : « Nous avons vu que la spiritualité de l’enfant et celle de l’adulte ne sont pas complètement distinctes. Elles ont beaucoup en commun. Les enfants deviennent des adultes pour lesquels les expériences avec Dieu pendant l’enfance sont souvent très formatrices. Il serait précieux de vous interroger sur votre propre vie avec Dieu, celle que vous vivez aujourd’hui et celle que vous viviez étant enfant… Une des façons d’être à l’écoute de votre être et, en particulier de votre âme d’enfant est de faire l’inventaire de quelques moments marquants de votre enfance » (p 41).
Un moment d’enfance
Nous voici donc en train de nous remémorer un moment d’enfance. Dans cette enfance environnée par la guerre et finalement protégée, il y a eu bien des moments heureux. Cependant, dans la réévocation d’une histoire spirituelle, il y a un événement qui est toujours revenu à ma mémoire. C’est un moment où, dans le mouvement de ce qui était alors la « communion solennelle », sans doute au moment où on me prenait en photo, j’ai remis en pensée ma vie à Jésus. Mais quand je me remémore ce printemps 1942, il y a eu finalement une « période sensible » que je découvre comme une oasis à l’orée d’une adolescence inquiète. Mon père était médecin militaire. Fin 1941, on lui confie la direction de l’hôpital Bégin qui accueille des prisonniers de guerre rapatriés pour raison de santé. A Noël 1941, j’arrive donc avec ma mère habiter le grand appartement de fonction qui nous était destiné. Mon père était très bon. Ce fut une grande joie de le retrouver après la séparation de la guerre, puis de son poste à Chateauroux en « zone libre ». Enfant unique, j’étais aussi objet d’affection et d’attention pour mon père, et je me rappelle combien, dans ces mois là, j’ai cherché à l’initier à ma jeune culture, à mes lectures, à mes apprentissages scolaires. Je lui faisais partager mes découvertes avec mon intuition enfantine, source de bonheur pour l’un et pour l’autre. On avait finalement trouvé pour moi à Vincennes une petite école privée destinée à un public de filles, mais où on acceptait un petit groupe de garçons. Le climat était familial et j’en perçois rétrospectivement la douceur. L’hôpital se situait dans un grand parc où je me promenais librement. Dans les beaux jours lorsque des familles s’installaient sur la pelouse, j’aimais jouer avec les plus petits et participer à ce bonheur. Cependant, il me revient aussi la forte mémoire des rencontres que j’ai eu à cette période avec des prisonniers de guerre africains rapatriés pour raison de santé. Je les rencontrais au tournant d’une allée. J’allais vers eux, je leur manifestais ma sympathie, parfois en leur offrant des fleurs cueillis au bord du chemin. Spontanéité et empathie de l’enfance…
Au printemps 1942, il y eut donc cette communion solennelle dans une grande église bondée. Avec papa, j’avais été acheter à Saint Sulpice des images de Jésus, de Marie, de saints et j’en avais tapissé le mur de ma chambre. Et sur la cheminée de ma chambre, initiative quelque peu singulière, j’avais disposé un Ancien et un Nouveau Testament illustrés par des grands dessins peut-être de Gustave Doré. Tous les soirs, j’invitais mon père à venir prier. Je ne me rappelle pas ce qui se disait, mais c’était un vrai élan de foi. Cependant, le point d’orgue de tout ceci, c’est la paix qui m’a imprégné pendant ces quelques semaines alors que j’étais un enfant très peureux, vivant dans la crainte des bombardements. C’est un souvenir très prégnant d’autant que j’ai vécu ensuite à nouveau dans la peur de cette menace. Ce fut donc une oasis par rapport aux craintes et aux tourments qui allaient monter par la suite. Je me souvenais de ce mouvement de mon cœur où j’avais confié ma vie à Jésus… En revisitant cette période, je me rends compte qu’il y a eu là une « période sensible » où amour, confiance et foi se sont conjugués dans mon vécu, un moment de grâce. Et puis les nuages sont arrivés. Le paysage intérieur s’est brouillé. Des années difficiles ont suivi.
Enfance : nos racines
A la suite de l’invitation de Rebecca Nye dans son livre sur « la spiritualité de l’enfant », nous nous sommes donc engagés dans cette exploration de la mémoire en faisant le choix de ce moment d’enfance. Certes, nous avons chacun une relation différente avec les différentes étapes de notre vie. Et de telle ou telle période, on peut garder des souvenirs qui, pour les uns, ont besoin d’être guéris (2), et qui, pour les autres, nous porteront. Pour moi, si l’adolescence a été souffrante, je puis entrer dans la vision d’Antoine de Saint-Exupéry lorsqu’il écrit dans « Pilote de guerre » (1942) : « D’où suis-je ? Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Cette dynamique nous paraît correspondre à l’émerveillement que suscite le livre de Rebecca Nye.
A travers les expériences positives qui transparaissent dans nos vies, sachons apprécier l’œuvre de l’Esprit, et, par delà, sa puissance de guérison et de transformation dans l’immédiat et dans la durée (4).
(2) Lecomte (Jacques). Guérir de mon enfance. Odile Jacob, 2004
(3) Nous renvoyons ici à nouveau à la pensée théologique de Jûrgen Moltmann : Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. Sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
Mise en perspective de la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com
Peut-on imaginer qu’un groupe d’enfants indiens illettrés, sans instruction préalable, puisse apprendre l’anglais au contact d’un ordinateur, puis, dans l’année qui suit, acquérir une culture équivalente à celle d’une secrétaire occidentale ? Cela paraît invraisemblable et pourtant cette situation a été observée pendant plusieurs années dans des lieux différents par un chercheur indien, Sugata Mitra, aujourd’hui professeur de technologie de l’éducation à l’université de Newcastle upon Tyne (Grande Bretagne).
Et s’il y avait dans la motivation de ces enfants en contact avec un ordinateur un germe d’avenir qui nous concerne tous ? Laisser les enfants apprendre avec un ordinateur plutôt que de répéter les anciennes méthodes pédagogiques… Désormais l’ordinateur apporte à la fois un savoir polyvalent et un savoir-faire (1). Et s’il y avait dans la rencontre des enfants avec cette dynamique du savoir véhiculée par l’ordinateur, un phénomène émergent porteur d’avenir ?
The hole in the wall : une expérience fondatrice
En 1999, Sugata Mitra travaille comme responsable scientifique dans une entreprise d’ordinateurs à NewDelhi en Inde. Il a une formation de physicien théorique, mais son travail quotidien porte sur les technologies. Comme on lui demande d’explorer le champ de l’usage public de l’ordinateur, l’idée lui vient d’en mettre un à la portée des enfants d’un quartier déshérité, un bidonville (« slum »), en bordure du bâtiment dans lequel il travaille. Alors il perce un trou dans le mur (« hole in the wall », et sans plus d’information, il offre à ces enfants la possibilité d’accéder à un ordinateur. Ces enfants sont pour la plupart illettrés et qui, de plus, à l’époque, n’ont jamais vu un objet de cet ordre. Cependant, ces enfants commencent à explorer cet objet inconnu et, peu à peu, sans information d’aucune sorte, en s’entraidant, ils en découvrent les fonctionnalités comme, en premier, l’usage de la souris. Quels ne sont pas la surprise et l’émerveillement de Sugata Mitra quandil découvre ce processus d’exploration et d’appropriation de l’ordinateur par les enfants et les conséquences qui vont s’en suivre dans leur autoapprentissage de l’anglais et de la culture correspondante. Plus tard, dans un autre lieu, il aura l’idée de mettre à la disposition des enfants, à travers l’ordinateur, un savoir en biologie, et il constatera, à sa grande stupeur, que peu à peu, ils parviennent à décrypter une partie de ce message complètement étranger dans une langue qui leur est extérieure.
Pendant des années, cette expérience d’autoapprentissage a été répétée en différents lieux. Ces observations permettent à Sugata Mitra de pouvoir déclarer qu’en 9 mois, à partir d’une absence de connaissance de la langue anglaise, ces enfants parviennent à un savoir équivalent à celui d’une secrétaire dans un pays occidental.
Parce que cet homme a été inventif, curieux d’esprit, ouvert à l’inconnu, persévérant, un phénomène qui sort de l’ordinaire a été mis en évidence et est aujourd’hui connu sous le terme de « trou dans le mur » (« hole in the wall »), expérience qui a abouti à cette grande découverte (2).
Un environnement pour organiser l’autoapprentissage
La découverte de Sugata Mitra est reconnue par le dispositif TED (3) qui diffuse les idées nouvelles dans l’univers anglophone à travers des « talks », courtes interventions diffusées en vidéo. Sugata Mitra expose son expérience en 2010 et, en 2013, un prix Ted lui est décerné, accompagné d’un crédit qui va lui permettre d’engager une expérimentation à grande échelle en créant 7 espace propices à cette pédagogie, 2 en Grande- Bretagne et 5 en Inde. Ces espaces sont définis en terme de « Self organising learning environment » (« SOLE »), des environnements pour organiser un auto-apprentissage. Ce sont des lieux confortables (lounge) avec des ordinateurs et des sièges permettant des se regrouper dans le travail. On peut découvrir le concept de SOLE comme la conjugaison d’internet à haut débit, d’une activité collaborative et d’un esprit d’encouragement et d’admiration. A chaque session, on propose aux enfants une question pour susciter leur curiosité et leur désir de recherche. Ainsi, par exemple, « Pourquoi vos dents repoussent une deuxième fois ? ». Les enfants se lancent alors dans une recherche sur ordinateur pour récolter les informations et les rassembler pour en rendre compte dans un texte. On constate que la collaboration et la curiosité naturelle des enfants catalysent leur apprentissage même si ces enfants vivent dans les endroits les plus pauvres et ne reçoivent aucune instruction.
Une autre innovation vient de renforcer le dispositif. Elle a pour but de soutenir et d’encourager la motivation des enfants vivant dans des régions défavorisés. Ce dont on a besoin, ce n’est pas d’enseignants qui pourraient tendre à évaluer et à contrôler prématurément, ce sont des personnes capables de sympathiser avec les enfants, d’apprécier leurs découvertes et de les encourager par une expression d’enthousiasme et d’admiration. Et c’est là que l’on découvre encore une fois la créativité de Sugata Mitra. Il a pensé que des grand-mères anglaises, (« grannies ») pourraient, à travers skype, rencontrer chaque semaine un groupe d’enfants indiens et établir avec eux un contact chaleureux, bref un réseau de volontaires aidant les enfants les plus pauvres à apprendre en favorisant leur motivation. Voici un exemple de conversation telle qu’elle est souhaitée dans ce dispositif. La grand-mère manifeste son enthousiasme : « Magnifique ! C’est fantastique ! Comment est-ce que tu as fait cela ? D’où cela vient-il ? Quand j’étais enfant, jamais je n’aurais pu faire une chose pareille. Et l’enfant répond : « O, tu es stupide ! Je vais te montrer ! ». Cette approche des grand-mères exprimant leur admiration comme une force motrice, est originale. Et bien, cela marche. « La présence d’une médiation amicale peut accroître l’autoapprentissage ».
Cette approche commence à se diffuser dans le monde. Mais elle se heurte aussi à des obstacles dans mes mentalités. On peut se demander si dans des pays « riches », il n’y a pas parfois un manque d’appétit parce qu’il y aurait satiété (4). On peut s’interroger sur les conditions culturelles qui interviennent dans ce processus. Des milieux conservateurs peuvent entrer en opposition. Cette nouvelle approche rompt avec des habitudes séculaires. Comme Sugata Mitra le fait observer, pendant des décennies, on a formé les élèves dans la perspective de répondre aux besoins d’un système hiérarchisé dans lequel régnaient discipline, uniformité et interchangeabilité. Il y avait une sorte de machine qui gouvernait le monde. L’école avait pour but de produire les travailleurs correspondants. Les écoles servaient un empire et, si elles ne changent pas, elles vont être démodées. Pour changer le système, il y aujourd’hui une priorité : réformer les examens en y permettant l’accès à internet.
Bref, ce qui importe aujourd’hui, c’est de permettre l’expression de la créativité. A cet égard, deux personnalités se rejoignent dans le monde anglophone : Sugata Mitra et Ken Robinson (5). En France, le développement de « l’éducation nouvelle » s’est longtemps heurté à beaucoup d’obstacles. Mais progressivement les mentalités changent. L’école se transforme. On assiste aujourd’hui à une nouvelle vague qui se manifeste notamment dans « le printemps de l’éducation » (6).
La pédagogie nouvelle, c’est partir des intérêts et des représentations des enfants pour leur permettre d’aller plus loin (7). Une bibliothécaire, Geneviève Patte, a écrit un livre qui montre l’enthousiasme des enfants à qui l’on propose un environnement de livres et un accompagnement chaleureux. Ce livre est intitulé : « Laissez les lire ! » (8). Le mouvement engagé par Sugata Mitra se développe aujourd’hui dans un esprit analogue : « Ce n’est pas provoquer l’apprentissage, c’est laisser l’apprentissage advenir » (« It is not making learning happen. It is about letting him happen ». Laissez les lire ! Laissez les apprendre !
Comme physicien, Sugata Mitra médite sur le caractère inédit de cette entreprise. Il écrit : « Learning can emerge in spontaneous order at the edge of the chaos » : « L’apprentissage peut émerger dans un ordre spontané à la frontière du chaos ». C’est une pensée éclairante qui nous ouvre sur une autre dimension (9).
Au total, dans ce mouvement, nous pouvons ensemble reconnaître l’apparition d’un phénomène émergent qui a été mis en évidence par un homme suffisamment humble pour se laisser surprendre par la nouveauté et suffisamment persévérant et créatif pour poursuivre l’expérience. Voici un mouvement porteur d’avenir. A nous de savoir observer et écouter.
J H
(1) « Une nouvelle manière d’être et de connaître. « Petite Poucette » de Michel Serres ». Sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=820
(2) On pourra consulter à ce sujet différentes sources :
Un article très bien informé et, de plus présentant une perspective synthétique, vient de paraître dans le Guardian : Carol Cadwallabr. « The « granny cloud » The network of volunteers helping poorer children learn » 2 aout 2015 : http://www.theguardian.com/education/2015/aug/02/sugata-mitra-school-in-the-cloud… On pourra également entendre Sugatra Mitra dans plusieurs vidéos comme cette courte intervention : « Beyond the Hole in the Wall. AERO conference 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=vPjWiZaMtVc
(4) On observe chez les enfants des pays pauvres une belle soif d’instruction : Sur ce blog : « Sur le chemin de l’école » : https://vivreetesperer.com/?p=1556
(7) Sur ce blog : « Une nouvelle manière d’enseigner : participer ensemble à une recherche de sens. L’approche pédagogique de Britt Mari Barth » : https://vivreetesperer.com/?p=1169
Dans notre contexte personnel, cette réflexion évoque la pensée théologique de Jürgen Moltmann sur la création. La pensée théologique de Moltmann est présentée sur le site : « L’Esprit qui donne la vie ». http://www.lespritquidonnelavie.com Nous nous reportons ici à un des derniers livres de Moltmann : Ethics of hope. Fortress Press, 2012 (Evolution and emergence p 124-126) : « Dans l’histoire de la nature, il y a l’irruption de systèmes de matières et de formes de vie et, dans ce processus, de nouveaux ensembles émergent… On en parle comme l’auto-organisation de l’univers et de la vie… L’interprétation théologique donne à cette idée une nouvelle profondeur à travers la vision d’une auto-transcendance… J’interprète personnellement ces signes de la nature comme la présence de l’Esprit divin qui pousse vers la transcendance et, à travers l’apparition de nouveaux ensembles, anticipe le futur de la nature dans le Royaume de Dieu… Nous comprenons le présent, pas simplement comme l’aboutissement d’une évolution passée. Nous comprenons aussi le passé comme un « passé futur », parce que nous comprenons le présent comme le présent de ce qui est à venir et tend vers le futur de Dieu » (Extraits en traduction). Dans ce registre, nous interprétons le phénomène émergent de l’auto-apprentissage interrelationnel comme une anticipation et comme un « signe des temps ».