Un message de Robert Waldinger, directeur de la « Harvard study of adult development »
Qu’est ce qui contribue le plus à notre bonheur ? C’est une question qui se pose à tout âge, et aussi dans les jeunes générations qui s’interrogent sur leur devenir. On peut entendre parfois un désir de richesse, de célébrité ou bien l’éloge d’un travail acharné. Une recherche menée à l’Université de Harvard éclaire singulièrement notre réponse à ces questions. Directeur du projet » Harvard study ofadult development », dans un exposé à Ted X (1), Robert Waldinger nous décrit une enquête exceptionnelle parce qu’elle s’effectue dans une longue durée. « Pendant 75 ans, nous avons suivi les vies de 724 hommes, année après année », en les interrogeant sur toutes les dimensions de leur vie : travail, vie de famille, santé…. Ainsi, depuis 1938, les chercheurs enquêtent auprès de deux groupes initiaux : « Le premier est entré dans l’étude alors que les jeunes gens étaient dans la deuxième année d’Harvard. Le deuxième était un groupe de garçons d’un des quartiers les plus pauvres de Boston ». Aujourd’hui, 60 de ces 724 hommes sont encore vivants. Les trajectoires de ces personnes sont extrêmement diverses. « Ils ont grimpé toutes les marches de la vie. Ils sont devenus ouvriers, avocats, maçons, docteurs… Certains ont grimpé l’échelle sociale du bas jusqu’au sommet et d’autres ont fait le chemin dans l’autre sens ». Répétée tous les deux ans, la recherche menée auprès d’eux a permis de collecter un ensemble de données approfondies et variées depuis des interviews en profondeur jusqu’à des informations médicales.
Quelles sont les données qui résultent des dizaines de milliers de pages d’information qui ont été ainsi recueillies ? A partir de là, Robert Waldinger peut répondre à la question portant sur les conditions qui favorisent le bonheur. « Le message le plus évident est celui-ci : les bonnes relations nous rendent plus heureux et en meilleure forme. C’est tout ». Ainsi, « les connexions sociales sont vraiment très bonnes pour nous et la solitude tue. Les gens qui sont les plus connectés à leur famille, à leurs amis, à leur communauté, sont plus heureux, physiquement en meilleure santé et ils vivent plus longtemps que les gens moins bien connectés ». L’isolement est vraiment un fléau.
Mais on peut aller plus loin. « Il y a une deuxième leçon que nous avons apprise. On peut se sentir seul dans une foule ou dans un mariage. Ainsi, ce n’est pas le nombre d’amis que vous avez ou que vous soyez engagé ou non dans une relation, mais c’est la qualité de vos relations proches qui importe ». Cette qualité de la relation ressort également d’une autre démarche de la recherche. « Une fois que nous avons suivi les hommes jusqu’à leur quatre-vingtième année, nous avons voulu revenir vers le milieu de leur vie, vers la cinquantaine » et voir si nous pouvions prédire ce qu’ils deviendraient plus tard. « Nous avons rassemblé tout ce que nous savions sur eux à cinquante ans. De fait, ce n’est pas le taux de cholestérol qui prédit comment ils allaient vieillir. C’est le niveau de qualité de leurs relations ». « Les gens qui étaient les plus satisfaits de leurs relations à cinquante ans étaient également ceux qui étaient en meilleure santé à quatre vingt ans ». Robert Waldinger ajoute un troisième observation. « les bonnes relations ne prolongent pas seulement la santé, mais aussi l’état du cerveau. La mémoire de ces gens restent en forme plus longtemps. »
Cependant, en conclusion, Robert Waldinger commente ainsi sa recherche. Ne recherchons pas le spectaculaire. C’est tout un processus qui est en cause, une attitude « tout au long de la vie ». « Cela ne finit jamais ». « Les gens de notre étude qui étaient les plus heureux dans leur retraite, étaient ceux qui ont activement remplacé leurs collègues de travail par de nouveaux amis ». « Les possibilité sont pratiquement sans fin. Ce peut être quelque chose d’aussi simple que de remplacer le temps d’écran par du temps vécu avec des gens, ou raviver une vieille relation en faisant quelque chose de nouveau ensemble, ou rappeler ce membre de la famille à qui vous n’avez pas parlé depuis des années.. »
Le bienfait des bonnes relations ; c’est « une sagesse qui estvieille comme le monde ». « Une belle vie se construit avec de belles relations ».
Cette recherche nous apprend beaucoup sur les fondements d’une vie humaine accomplie. Dans la conscience croissante de l’interconnection qui prévaut dans l’univers, c’est seulement dans la relation que l’être humain peut s’épanouir. Et d’ailleurs, la spiritualité a pu être définie comme une « conscience relationnelle » (2) avec soi, avec les autres, avec la nature et avec Dieu. L’emploi croissant du terme « reliance » (3) est également significatif.
Cependant, cette importance primordiale de la relation telle qu’on peut la constater dans cette recherche, nous paraît s’inscrire dans une dimension plus vaste. Nous nous référons ici à JürgenMoltmann, un théologien qui nous invite à reconnaître l’œuvre de l’Esprit dans la communauté de la création. « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est… « la collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (4). A la fin de son exposé, « Robert Waldinger évoque « une sagesse qui est vieille comme le monde ». Dans l’Evangile, Jésus nous invite à nous aimer les uns les autres.
A une époque où se manifeste à la fois un progrès de l’individualisation et un désir de relation, Jürgen Moltmann évoque « la multiplicité dans l’unité ». « Les créatures font l’expérience de la « communion de l’Esprit Saint » aussi bien sous la forme de l’amour qui nous unit que sous celle de la liberté qui permet à chacune d’advenir à elle-même selon son individualité propre ». Il y a en nous, les humains, un besoin profond de relation et la recherche menée à Harvard confirme l’importance vitale de ce besoin. Jürgen Moltmann exprime bien cette réalité et l’inscrit dans une perspective plus vaste.
« Il n’y a pas de vie sans relations…. Une vie isolée et sans relations, c’est à dire individuelle au sens littéral du terme et qui ne peut pas être partagée, est une réalité contradictoire en elle-même. Elle n’est pas viable et elle meurt… La vie naît de la communauté, et là où naissent des communautés qui rendent la vie possible et la promeuvent, l’Esprit de Dieu est à l’œuvre. Instaurer la communauté et la communion est manifestement le but de l’Esprit de Dieu qui donne la vie dans le monde de la nature et dans celui des hommes » (5).
La recherche menée à Harvard nous montre le bienfaits d’un vécu en relation. Bien sûr, ce vécu dépend de plusieurs variables. Certains peuvent le désirer et ne pas y parvenir pour diverses raisons. Mais l’objectif est pertinent.
Dans certains contextes, pour vivre pleinement en relation, il y a des obstacles à surmonter (6). C’est pourquoi nous sommes appelés à susciter des environnements propices à cette dimension essentielle de la vie (7). Les conclusions que Richard Waldinger tire de la « Harvard study of adult development » sont pour nous un éclairage et un encouragement.
(3) Origine et évolution du terme sur Wiktionnaire : https://fr.wiktionary.org/wiki/reliance Céline Alvarez, dans un remarquable livre sur « Les lois naturelles de l’enfant » (Les Arènes, 2016) consacre un chapitre entier sur les bienfaits de la reliance dans une classe d’école maternelle mettant en œuvre une pédagogie d’inspiration montessorienne confirmée scientifiquement : « La puissance de la reliance » (p 353-374)
(4) Jürgen Moltmann . Dieu dans la création. Traité écologique de la création . Cerf, 1988 (p 25)
(5) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 ( p 298)
(7) Rappelons ici le chapitre du livre de Céline Alvarez sur la reliance qui se réfère également à la recherche que nous venons de présenter. Sur ce blog, voir aussi : « Un environnement pour la vie » : https://vivreetesperer.com/?p=2041 et une méditation de Guy Aurenche : « Briser la solitude » . https://vivreetesperer.com/?p=716
En mai 2016, Alain est parti avec un ami marcher en suivant le chemin de Compostelle associé au pèlerinage qui a fleuri au cours de l’histoire et se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes. Il nous fait part de son vécu et de son ressenti en répondant à quelques questions.
Alain, qu’est ce qui t’a poussé à accomplir cette marche ?
« C’est un projet qui était depuis longtemps dans un coin de ma tête. C’est un horizon un peu mythique, n’est ce pas ? Un ami, arrivant à la retraite, voulait marquer par cette marche, son entrée dans un nouveau mode de vie. Sa proposition de l’accompagner a été pour moi l’élément déclencheur ; nous sommes partis ensemble sur le ‘Camino’ ».
Comment cette marche s’est-elle déroulée ?
« De Puy-en-Velay à Pampelune en quatre semaines… Nous sommes partis au printemps, avec le concours d’une très belle nature explosant de vie, de fleurs innombrables.
Par ailleurs, cette marche s’est déroulée en conformité avec mon attente ; aspirant avoir des moments de solitude et bien que partant à deux, j’ai parcouru en solitaire la plupart du chemin ».
Qu’est-ce que cette expérience t’a apporté ?
Cela a été pour moi une occasion unique, exceptionnelle de pouvoir vivre une longue période détaché des obligations la vie quotidienne. J’ai pu quitter un certain quotidien pour entrer dans un autre espace de réflexion, de prière, de disponibilité à l’Esprit. Cela a été un temps exceptionnel pour m’ouvrir à une nouvelle configuration propice à la prière et à la réflexion.
Ce qui m’a frappé, c’est qu’au bout d’une semaine, j’ai perçu, presque physiquement, une libération de la fatigue induite par la vie quotidienne ; s’échappait le poids déposé par les préoccupations passées.
Par ailleurs, en partant je m’étais promis de ne surtout pas « perdre » ce temps précieux. Je voulais l’utiliser pour monter comme à l’assaut du Ciel, pour prier, pour louer. Or, au bout de trois semaines, je me suis rendu compte que plutôt que d’aller à l’assaut du Ciel, j’étais appelé à accueillir la présence de Dieu, un Dieu déjà là. Je me suis rendu compte que je n’avais pas à être un virtuose spirituel, mais plutôt à ressentir que Dieu est déjà là et que déjà il m’aime. C’est alors que ma conscience s’est ouverte à des réalités jamais perçues auparavant. Une clairvoyance s’est faîte sur des aspects importants de ma vie. Ainsi, j’ai vécu la quatrième semaine en méditant ce reçu ».
Y a-t-il eu quelques moments marquants pour toi ?
« Se sentir invité dans la « maison nature », rencontrer la beauté et la diversité des fleurs ! J’en retiens une perception accrue de la beauté.
Par ailleurs je me souviens de quelques moments marquants : au matin, traversant un sous bois, j’assiste à un exceptionnel concert d’oiseaux, une véritable explosion de chants accompagnée de centaines d’instruments… J’ai le sentiment d’être invité à communier avec eux dans ce chant de louange.
A une autre moment, alors que je reçois un texto qui m’attriste beaucoup, instantanément un oiseau se met à chanter avec un éclat jusqu’alors jamais entendu, comme s’il me reprenait et me disait avec autorité : Alain, ne te laisse pas abattre, ne te laisse pas aller au découragement, regarde en haut, la Vie est là !
Autant de moments ressentis de façon très intimes et donc très difficiles à transmettre…
Sur le chemin en France, les rencontres de pèlerins étaient peu nombreuses, mais directes, très faciles, sans barrières ; si l’échange ne durait jamais longtemps, une même appartenance se partageait ».
Ce parcours a-t-il été à l’origine de découvertes spirituelles ?
« Dans une chambre d’hôte, j’avais acheté un petit livre rassemblant des textes spirituels ; parmi eux j’ai été très touché par une prière de Charles de Foucault. Elle exprimait un besoin d’absolu dans la relation, un désir d’abandon dans la confiance en Dieu, un appel à se donner, mais aussi à recevoir. Comme pour tellement de pèlerins avant moi, ce chemin offre un espace de rencontre avec soi-même, de révélation de soi et de Dieu.
Même l’ami avec qui j’ai fait ce chemin, bien que n’ayant pas d’attente spirituelle, s’interroge sur sa présence sur ce chemin : « J’aurais pu marcher sur des routes très diverses, mais si j’ai marché sur le chemin de Compostelle, cela doit avoir une signification… ».
Éclairages apportés par la pensée de Jürgen Moltmann
Dans son livre : « The living God and the fullness of life » (Le Dieu vivant et la plénitude de vie » (1), Jürgen Moltmann nous parle de la puissance de vie, active dans le message du Christ qui se déclare « La résurrection et la vie », une force présente chez les premiers chrétiens et qui peut tout autant se déployer dans le monde d’aujourd’hui. Jürgen Moltmann exprime également une vision du monde en ce sens. Voici, à ce sujet, quelques brefs extraits de son livre, que, sans expertise d’une traduction professionnelle, nous avons rapporté en français, en espérant que ce livre sera bientôt traduit et publié dans notre langue. En lisant ces passages, on se reportera au texte anglais.
Le livre de Jürgen Moltmann est très riche et très dense. Ces quelques passages ne sont pas représentatifs de l’ensemble. Simplement, ils ont été retenus ici comme une invitation à la réflexion et à la méditation.
J H
Dieu vivant, Dieu trinitaire
Le Dieu vivant ne peut être nul autre que le Dieu trinitaire. Le Dieu trinitaire vit une vie éternelle comme un amour mutuel au sein de Dieu. L’histoire du Christ est son histoire de vie pour nous, parmi nous et avec nous. Dans l’Histoire du Christ, sa vie éternelle absorbe en elle notre vie finie. Et, ceci étant, cette vie mortelle est alors déjà une vie éternelle. Nous vivons dans sa vie éternelle même quand nous mourrons. (p 69)
Plus forte est la résurrection
Pourquoi le christianisme est-il uniquement une religion de la joie, bien qu’en son centre, il y a la souffrance et la mort du Christ sur la croix ? C’est parce que, derrière Golgotha, il y a le soleil du monde de la résurrection, parce que le crucifié est apparu sur terre dans le rayonnement de la vie divine éternelle, parce qu’en lui, la nouvelle création éternelle du monde commence. L’apôtre Paul exprime cela avec sa logique du « combien plus ». « Là où le péché est puissant, combien plus la grâce est-elle puissante ! » (Romains 5.20). « Car le Christ est mort, mais combien plus il est ressuscité » (Romains 8.34. Trad. de l’auteur). Voilà pourquoi les peines seront transformées en joies et la vie mortelle sera absorbée dans une vie qui est éternelle.
« Tout ce qui venait de la souffrance s’évanouissait rapidement
Et ce que mon oreille entendait n’était rien d’autre qu’un chant de louange » ( Werner Bergengruen) (p 100-101).
La vie éternelle nous est donnée
Si nous cessons de considérer la fin temporelle de la vie humaine, mais à la place, regardons à son commencement éternel, alors la vie humaine est entourée et acceptée par le divin et le fini fait partie de l’infini. Cette vie actuelle, cette vie joyeuse et douloureuse, aimée et souffrante, réussie et infructueuse, est vie éternelle. Dieu a accepté cette vie humaine et l’a interpénétrée, réconciliée et guérie, qualifiée en immortalité. Nous ne vivons pas seulement une vie terrestre et, pas seulement une vie humaine, mais simultanément, nous vivons aussi une vie qui est divine, éternelle et infinie.
« Celui qui croit a la vie éternelle » (Jean 6.47). Mais ce n’est pas la foi humaine qui acquiert la vie éternelle. La vie éternelle est donnée par Dieu. Elle est présente dans chaque personne humaine, mais c’est le croyant qui la perçoit. On la reconnaît objectivement et on l’absorbe subjectivement comme vérité dans sa propre vie. La foi est la joie dans la plénitude divine de la vie. Cette participation à la vie divine présuppose deux mouvements qui traversent les frontières : l’incarnation de Dieu dans cette vie humaine, et la transcendance de la vie humaine dans la vie divine. (p 73-74)
Dieu présent et proche
La foi chrétienne n’est pas tournée vers un Dieu lointain, mais elle se vit dans la présence de Dieu qui nous entoure de tous côtés.
« Tu m’entoures par derrière et par devant. Tu mets ta main sur moi. Une science aussi merveilleuse est au dessus de ma portée. Elle est trop élevée pour que je puisse la saisir » (Psaume 139. 5-6). Il est vrai que nous ne pouvons voir Dieu. Cependant, ce n’est pas parce que Dieu est si loin, mais parce qu’il est si près… « Dieu est plus près de nous que nous ne pouvons l’être de nous-même », déclare Augustin. « En lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Actes 17.28).
Mais cela n’est pas seulement vrai pour nous-même. Cela s’applique à tout ce que Dieu a créé. Il n’y a rien là dedans qui échappe à la présence de Dieu. Nulle part, nous ne pourrions ne pas rencontrer Dieu. En conséquence, nous rencontrerons toute chose avec révérence… Alors nous voyons toute chose dans la présence de Dieu et la présence de Dieu en toute chose…
Au moment où nous croyons cela, une spiritualité cosmique commence. Nous commençons à voir toute chose avec étonnement et nous sommes saisis par une profonde révérence envers la vie… Dieu nous attend en toute chose qu’Il a créée et nous parle à travers elles. Celui qui a des yeux pour voir le voit. Celui qui a des oreilles pour entendre l’entend. La création entière est un grand et merveilleux sacrement de la présence de Dieu qui y réside. (p 170-171)
Marcher dans l’espérance
L’espérance ne signifie pas se fixer sur l’attente d’un temps meilleur dans le futur. C’est une attente tendue vers le jour nouveau. L’espoir d’une vie en plénitude nous rend curieux et ouvre nos sens à ce qui vient nous rencontrer. En vertu de cette espérance, nous sommes ouverts à l’étonnement et nous nous ouvrons à l’émerveillement à chaque nouvelle journée. Nous nous éveillons parce que nous savons que nous sommes attendus. Dans la force de l’espérance, nous ne capitulons pas face à la puissance de la mort, de l’humiliation et de la déception. Nous poursuivons la tête haute parce que nous voyons au delà du jour actuel. La personne qui abandonne l’espoir dans la vie et se désespère se tient aux portes de l’enfer au sujet duquel Dante a écrit : « Abandonnez toute espérance, vous qui entrez ici ». La personne qui garde l’espoir dans la vie est déjà sauvée. Cette espérance la garde en vie. Cette espérance la rend capable de vivre à nouveau. (p 169)
Une vision du futur
L’espérance eschatologique appelle le futur de Dieu « qui est à venir » (Apocalypse 1.4) dans le présent, qualifiant ainsi le présent pour être un présent de ce futur, en conformité avec le Christ, « Celui qui est venu dans ce monde » comme l’exprime la confession de foi de Marthe (Jean 11.27). La proclamation de l’Evangile aux pauvres, la guérison des malades par Jésus, et les béatitudes du Sermon sur la montagne sont des signes de la présence du futur de Dieu dans ce monde. « Le royaume de Dieu est au milieu de vous ».
D’autre part, l’espérance eschatologique ouvre chaque présent au futur de Dieu. « Portes, relevez vos linteaux ; haussez-vous, portails éternels pour que le grand roi fasse son entrée. » (Psaume 24.7).
On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte au futur. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent au dépens des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent. Elles voient leur futur dans le futur de Dieu, le futur de la vie et le futur de la création éternelle…
La vie dans la joie est déjà une anticipation de la vie éternelle. La bonne vie est déjà le commencement d’une vie rayonnante là-bas. La plénitude de la vie ici pointe au delà d’elle-même à la plénitude de la vie là-bas. Dans la joie, en perspective de ce qui est espéré dans le futur, nous vivons ici et maintenant, nous pleurons avec ceux qui pleurent et nous nous réjouissons avec ceux qui se réjouissent (Romains 12.15). La vie dans l’espérance n’est pas une vie à moitié sous condition. C’est une vie pleine qui s’éveille aux couleurs de l’aube de la vie éternelle. (p 189-190)
Liberté : une attente créatrice
Si la foi chrétienne est une foi en la résurrection, alors elle est tournée vers l’avenir et peut être énoncée comme la passion créatrice pour une vie future éternellement vivante. Ainsi elle transcende les limitations du présent et elle traverse la réalité actuelle pour entrer dans les potentialités de l’avenir…
L’espérance chrétienne n’est pas une simple attente ou le fait d’ « attendre et voir ». C’est une attente créatrice des choses que Dieu a promis par la résurrection du Christ. Ceux qui attendent quelque chose avec passion se préparent à cette intention, eux et leur communauté. Dans cette préparation, le chemin de Celui qui vient est préparé à travers des essais pour correspondre à ce qui est anticipé, avec toutes les capacités et les potentialités dont on dispose.
Ces correspondances avec l’avenir que Dieu a promis, sont des anticipations du futur. La personne qui espère un monde de liberté désirera ici et maintenant une libération par rapport à la répression politique et l’exploitation économique…La personne qui espère une vie éternellement vivante, sera déjà saisie, ici et maintenant, par cette vie « unique, éternelle et rayonnante » et rendra la vie vivante partout où elle peut. La liberté n’est pas une conscience de la nécessité (« Insight into necessity »), c’est une conscience de la potentialité (« insight into potentiality »). La liberté n’est pas une harmonie des formes actuelles de pouvoir. C’est leur harmonisation avec ce qui est à venir, comme l’annonce le prophète Esaïe : « Lève toi. Sois éclairée, car ta lumière arrive. Et la gloire de l’Eternel se lève sur toi » (Esaïe 60.1). (p 115)
Prier en liberté
Jürgen Moltmann évoque diverses attitudes corporelles mises en œuvre dans certains milieux pour la prière (s’agenouiller, courber la tête, fermer les yeux) dont il s’interroge sur le conception de Dieu et du rapport à lui qu’elles expriment. En regard, il décrit l’attitude des premiers chrétiens.
Nous découvrons une attitude d’adoration complètement différente parmi les premiers chrétiens tels qu’ils sont décrits dans les catacombes de Rome et de Naples. Ils se tiennent droits avec la tête levée et les yeux ouverts. Leurs bras sont étendus, leurs mains ouvertes et tournées vers le haut (1Timothée 2.8). C’est une attitude qui dénote une grande attente et une ouverture à embrasser l’autre avec amour. Ceux qui s’ouvrent à Dieu de cette manière sont manifestement des hommes et des femmes libres… Cette attitude était traditionnellement utilisée dans les prières pour la venue de l’Esprit Saint. C’est l’attitude des prêtres orthodoxes dans l’épiclèse de l’Esprit. Le mouvement pentecôtiste moderne l’a adoptée dans son culte. Cela devient aussi l’attitude des personnes qui sont remplies par une espérance messianique et qui font face aux incertitudes de leur temps. « Redressez-vous et relevez la tête parce que votre délivrance approche » (Luc 21.28).
Dans le Nouveau Testament, prier n’est jamais mentionné d’une façon isolée, mais toujours en lien avec : observer, faire attention : « observer et prier » (« watch and pray »). Aussi, en termes métaphoriques, prier n’est jamais tourné seulement vers le haut, mais toujours en même temps dans un regard en avant. Ici, Dieu n’est pas craint comme celui qui a le pouvoir suprême, mais il est perçu comme le grand espace (« broad place ») dans lequel une personne entre en prière et peut se développer (Psaume 31.8 et 18.19). La première attitude chrétienne dans l’adoration et la prière montre que le christianisme est, dans sa forme sensorielle, une religion de liberté. La posture debout devant Dieu est étonnante et incomparable. Les personnes qui prient, prient alors dans un esprit qui s’appelle : liberté. C’est la liberté en Dieu. (p 203)
La foi, participation à la puissance créatrice de Dieu
Dans la foi chrétienne, la liberté ne signifie pas la conscience de la nécessité (« Insight into necessity »), ni un pouvoir indépendant et souverain de l’individu sur lui-même et ses capacité. Juste comme la foi d’Israël est ancrée dans le Dieu de l’Exode, la foi chrétienne est ancrée dans la résurrection du Christ. A travers la foi, hommes et femmes prennent conscience de leur libération et entrent dans le vaste espace divin. A travers la foi, ils participent à la puissance créatrice de Dieu. « A Dieu, tout est possible » (Mat 19.26). Car « Tout est possible à celui qui croit » (Marc 9.23). La personne qui fait confiance à un Dieu qui libère et ressuscite des morts, participe à travers l’Esprit de Dieu à l’abondance des potentialités de Dieu. Paul met cela en évidence à partir de l’exemple d’Abraham qu’il décrit comme un modèle pour une vie vécue dans la foi. « Il est notre père devant Dieu auquel il a cru, le Dieu qui rend la vie aux morts et fait exister ce qui n’existait pas… Il crut, espérant contre toute espérance » (Romains 4.16-18). Face au non être, la liberté de Dieu se révèle une puissance créatrice, et, en face de la mort, elle se montre une force qui donne la vie… Dans la foi, les êtres humains correspondent au Dieu créateur, au Dieu qui donne la vie, et, dans le respect de Dieu, participent aux énergies divines. Cela va bien au delà des limites de ce qui paraît humainement possible, comme l’indique la parole : « Tout est possible à celui qui croit ». Dans leur liberté limitée, empreinte de finitude, les êtres humains découvrent en Dieu des possibilités insondables. Ainsi la liberté de l’homme ne peut être limitée par Dieu, mais, dans le nom de Dieu, elle se révèle sans limites. (p 108)
(1) Moltmann (Jürgen). The living God and the fullness of life. World Council of Churches publications, 2016
Sur ce blog, voir aussi : « Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » : https://vivreetesperer.com/?p=2267
La Pentecôte… à la suite de Pâques, c’est l’émergence d’un monde nouveau, c’est le partage d’un émerveillement, c’est une communion qui fait tomber les barrières… Voici un message qui nous dit : Oui, c’est possible. En Christ ressuscité, un autrement se prépare et, dès maintenant, l’Esprit de Dieu est à l’œuvre et nous participons à la communion divine.
Dieu nous ouvre à sa communion
« La communion du saint Esprit soit avec vous tous », tels sont les termes d’une formule chrétienne de bénédiction très ancienne (2 Cor 13.13) (p 295). Jürgen Moltmann nous montre comment cette parole nous éclaire sur la dimension et la portée de cette communion (1).
« Cette communion de l’Esprit saint « avec vous tous » correspond à sa communion avec le Père et le fils. Elle n’est pas un lien extérieur seulement avec la nature humaine, mais provient de la vie de communion intime du Dieu tri-un riche en relations et elle l’ouvre aux hommes en sorte que ces hommes et toutes les autres créatures soient accueillis afin d’y trouver la vie éternelle.
L’Esprit œuvre dans la communauté humaine
A une époque qui commence à prendre conscience des excès de l’individualisme, Moltmann exprime l’importance du lien social. « L’expérience de la communauté est expérience de vie, car toute vie consiste en échanges mutuels de moyens de subsistances et d’énergie, et en relations de réciprocité » (p 297). La vie de l’être humain dépend de son accomplissement comme être en relation. « Une vie isolée et sans relations, c’est à dire individuelle au sens littéral du terme et qui ne peut pas être partagée, est une réalité contradictoire en elle-même. Elle n’est pas viable et elle meurt. C’est pourquoi la « communion de l’Esprit saint » n’est qu’une autre expression pour désigner « l’Esprit qui donne la vie ». Par ses énergies créatrices, Dieu-Esprit crée dans la communion avec lui, le réseau des relations de communion dans lesquelles la vie surgit, s’épanouit et devient féconde. De ce point de vue, la « communion de l’Esprit saint » est l’activité de l’Esprit créatrice de communauté. La vie naît de la communauté, et là où naissent des communautés qui rendent la vie possible et la promeuvent, là l’Esprit de Dieu est à l’œuvre. Là où nait une communauté de vie, il y a également communion avec l’Esprit de Dieu qui donne la vie » (p 298).
Amour et liberté
Cette vie communautaire requiert la prise en compte de la diversité. « Le concept trinitaire de la communion considère d’emblée la multiplicité dans l’unité … La vraie communauté ouvre les possibilités individuelles dans la plus grande des multiplicité… Les créatures concernées font l’expérience de la « communion de l’Esprit saint » aussi bien sous la forme de l’amour qui unit que sous celle de la liberté qui permet à chacune d’advenir à elle-même selon son individualité propre… La communion qui est au service de la vie ne peut être comprise que comme une communion qui intègre et qui réalise l’unité comme la multiplicité, et qui, en même temps, différencie et fait accéder à la multiplicité dans l’unité » (p 299).
Expérience de soi-même et expérience sociale
A partir d’une recherche auprès d’enfants, la spiritualité a pu être définie comme « une conscience relationnelle » (2). La pensée théologique de Moltmann s’oriente dans la même direction. « Les expériences de Dieu ne sont pas faites seulement de façon individuelle dans la rencontre de l’âme solitaire, propre à chacun, avec elle-même. Elles sont faites aussi et en même temps, sur le plan social, dans la rencontre avec les autres…Dans l’expérience de la bienveillance des autres, nous faisons l’expérience de Dieu. Dans le fait d’être aimés, nous ressentons la proximité de Dieu… L’expérience de Dieu dans l’expérience sociale et l’expérience de Dieu dans l’expérience de soi-même, ne doivent pas être opposées sous la forme d’une alternative. Il s’agit en vérité de deux faces de la même expérience de la vie, au sein de laquelle nous faisons l’expérience des autres et de nous-mêmes » (p 300).
Une expérience de la nature
« Au delà de l’expérience de soi-même et de l’expérience sociale, l’expérience de Dieu devient aussi, grâce notamment à la communion de l’Esprit, une expérience de la nature, puisque l’Esprit est celui qui crée et qui renouvelle toutes choses…. L’expérience de l’Esprit qui donne vie, qui est faite dans la foi du cœur et dans la communion de l’amour, conduit d’elle-même au delà des frontières de l’Eglise, vers la redécouverte de ce même Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les écosystèmes de la terre » (p 28).
Un chant vient à notre mémoire :
« Dans le monde entier, le Saint Esprit agit…
Au fond de mon cœur, le Saint Esprit agit… »
Cette action est la manifestation et l’expression d’une communion.
Participer à cette communion, c’est aussi mieux la reconnaître dans ses différents aspects. Dieu est vivant et nous appelle à vivre pleinement (3).
J H
(1) Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. L’article renvoie aux paginations de ce livre. Introduction à la pensée théologique de Jürgen Moltmann : http://www.lespritquidonnelavie.com
(2) Hay (David). Something there. The biology of the human spirit. Darton, Longman and Todd, 2006 (Voir p 139). Voir sur ce blog : « Les expériences spirituelles » : https://vivreetesperer.com/?p=670
(3) Moltmann (Jürgen). The living God and the fullness of life. World Council of Churches, 2016. Voir sur ce blog : « Dieu vivant. Dieu Présent. Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » : https://vivreetesperer.com/?p=2267
Dans l’inquiétude et l’incertitude actuelle concernant l’évolution de notre société, nous sentons bien que nous vivons à une époque de grandes mutations. Et d’ailleurs, nous sommes éclairés à ce sujet par des auteurs capables d’analyser cette évolution historique (1). Plus nous nous situons dans ce mouvement, plus nous voyons en regard émerger de nouvelles pensées et de nouvelles pratiques, plus nous sommes à même de nous diriger. Et comme le nouveau monde qui apparaît est aussi un puzzle dans lequel des éléments très variés viennent prendre place, nous avons avantage à recourir à des œuvres de synthèse. A cet égard, le livre de Jean Staune : « les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science » (2) est particulièrement éclairant.
En effet, son auteur met ici en œuvre une culture fondée sur une observation et une recherche qui se développent dans des champs différents. Ainsi, le texte de quatrième de couverture, présente JeanStaune comme philosophe des sciences, diplômé en économie, management, philosophie, mathématiques, informatique et paléontologie. Jean Staune est enseignant dans la MBA du groupe HEC et expert de l’Association Progrès du Management (APM). Il est notamment l’auteur d’un best-seller : « Notre existence a-t-elle un sens ? (Presses de la Renaissance, 2007) ». Ce livre témoigne du rôle pionnier de l’auteur dans l’exploration des nouveaux rapports entre sciences, religions et spiritualités. A travers la démarche internationale de l’Université Interdisciplinaire de Paris (3), Jean Staune a fait connaître en France une vision nouvelle des implications philosophiques et métaphysiques de la révolution scientifique. Cette culture a inspiré la rédaction des « Clés du futur » qui nous invite à « réinventer ensemble la société, l’économie et la science ».
Et effectivement, l’auteur tient son engagement. Dans un livre de 700 pages, préfacé par Jacques Attali, il nous emmène à la découverte de la mutation en cours en une quinzaine de chapitres particulièrement accessibles si bien, que d’un bout à l’autre, on entre ainsi dans un grand mouvement qui se déroule en cinq parties : « Les deux révolutions qui vont changer notre vie. Aux racines de la crise. Les germes d’une nouvelle société. Les bases d’une nouvelle économie. De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain ». A travers une immense information qui s’exprime dans une multitudes d’exemples et d’études de cas, ce livre se lit avec une joie d’apprendre constamment renouvelée. Devant la richesse de ces données et de ces analyses originales, on ne peut procéder à un compte-rendu détaillé. Nous donnerons un bref aperçu des principaux mouvements de ce livre pour encourager la lecture de ce qui nous apparaît non seulement comme un livre ressource, mais aussi comme un livre clé.
Les deux révolutions qui vont changer notre vie
Dans la mutation en cours, comment Jean Staune envisage-t-il le moteur du changement ? « Deux grandes révolutions vont changer notre vie ». Il y a « une révolution fulgurante » : la révolution internet que constituent les « quatre internets ». L’auteur sait dégager les évènements significatifs qui ponctuent cette histoire. Cependant, si nous sommes tous plus ou moins conscients de cette transformation accélérée, il y a également une évolution plus profonde, plus discrète qui est souvent sous-estimée, voire inaperçue : un changement de paradigme scientifique et une nouvelle vision du monde qui commencent à influencer nos manières de penser. Jean Staune est bien placé pour nous parler des effets de cette révolution scientifique : « Cette révolutionsilencieuse, c’est celle qui nous fait passer du monde de la science classique, déterministe, mécaniste et réductionniste qui s’est développée après les travaux de Galilée, Copernic et Newton, et sur laquelle reposent les fondements de la modernité à un monde beaucoup plus complexe, subtil et profond lié à la physique quantique, à la théorie du chaos, à la relativité générale, à la théorie du Big Bang et aux découvertes que l’on peut prédire dans le monde des sciences de la vie et de la conscience… Comme toute civilisation dépend pour son organisation sociale et économique, de la vision du monde qui domine parmi ses membres, les changements de vision du monde sont les évènements les plus importants de l’histoire humaine. Cette révolution, malgré son caractère théorique est porteuse de profonds changements sociétaux que viendront renforcer à terme ceux issus de la révolution fulgurante » (p 180).
Aux racines de la crise.
Si Jean Staune nous aide ainsi à percevoir les grands mouvements dans lesquels nous sommes engagés, il nous éclaire aussi sur les racines de la crise financière et économique qui a ravagé le monde au cours de ces dernières années et sur les attendus idéologiques des menaces qui pèsent encore sur nous aujourd’hui.
Pendant toute une période, le capitalisme a réussi à élever notre niveau de vie. Mais, constate Jean Staune, « Aujourd’hui, c’est un véritable champ de ruines qui se dresse sous nos yeux … Nous sommes passés très près d’un effondrement général du système en 2008, et si celui-ci a pu être rafistolé, les solutions adoptées dans l’urgence ne sont à l’évidence que provisoires » (p196). L’auteur nous fait comprendre de l’intérieur les mécanismes qui ont entraîné en 2008, la chute du système économique. De fait, les mécanismes financiers secrétés peu à peu par les banques étaient devenus des « armes financières de destruction massive ». En analysant ainsi l’apparition de la crise et son déroulement, Jean Staune nous montre en quoi elle est le produit d’une pensée sur l’économie alors devenue dominante. Il évoque deux erreurs fondamentales. « La première est une erreur idéologique qui consiste à affirmer de façon répétitive : « le marché le sait mieux que nous… », ce que le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a appelé « le fanatisme du marché »…L’autre est une erreur théorique qui amène à sous estimer de façon systématique le risque que prennent réellement les acteurs économiques et financiers dans un monde globalisé… » (p 237). L’absence croissante de régulation a mené l’économie financière américaine à sa perte. De nombreux exemples montrent les dangers d’une déréglementation irréfléchie.
En bref, « comme la crise des « subprimes » l’a parfaitement démontré, la recherche de l’intérêt économique d’un petit nombre d’acteurs peut aller à l’encontre des intérêts de quasiment tous les acteurs économiques et gravement menacer l’équilibre de la société… Nous avons ensuite fait une grande erreur théorique, celle qui a conduit à minimiser les évènements extrêmes et les risques qu’ils représentent dans le monde économique et financier… enfin, par avidité, pour mieux multiplier les profits grâce aux effets de levier et parfois tout simplement pour pouvoir mieux soustraire les risques potentiels aux yeux des acheteurs, nous avons créé volontairement de l’hypercomplexité dans un monde déjà complexe… » (p 304)
Les bases d’une nouvelle économie
Face à la décomposition actuelle, une recomposition s’impose et s’esquisse. Le diagnostic de la crise du capitalisme ayant été posé, Jean Staune peut reprendre sa marche en avant en étudiant les bases de la nouvelle économie qui s’annonce. Ainsi il décrit l’essor d’une économie du savoir qui ouvre l’ère du postcapitalisme. Il plaide pour l’intégration du bien commun au cœur des processus économiques et montre en quoi des innovations positives commencent à apparaître en ce domaine. Oui, une évolution morale est possible ! Enfin il fait le point sur l’impact de la prise de conscience écologique et les transformations qui en résultent. Certains d’entre nous sont déjà avertis des évolutions en cours (4), mais, comme pour le reste du livre, on découvre sans cesse dans ces chapitres des innovations percutantes et des points de vue originaux. Oui aujourd’hui, « nos pratiques économiques connaissent une triple évolution, conceptuelle, écologique et éthique » (p 527).
De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain
Dans cette évolution, les entreprises peuvent être des vecteurs privilégiés de changement. Déjà certaines montrent le chemin. Expert en management, bien informé sur toutes les innovations significatives au plan international, dans la dernière partie du livre, l’auteur traite « des nouveaux types d’entreprise, pilier du monde de demain ».
Ces innovations sont en phase avec un changement en profondeur des aspirations sociales et culturelles, le refus d’une imposition hiérarchique et le désir de participation et de collaboration, une créativité et un élan d’initiative, le développement d’attitude empathiques qui débouchent sur un climat de confiance. On retrouve ici l’inspiration positive qui irrigue le livre de Jacques Lecomte : « Les entreprises humanistes » (5) dans sa démonstration des effets bénéfiques de « la motivation par le sens donné au travail, la confiance dans la collaboration, le leadership serviteur, le sentiment de la justice organisationnelle, la finalité humaniste de l’entreprise, sa responsabilité sociétale, et environnementale , y compris dans des moments difficiles ».
Jean Staune nous montre dans quelles directions la finalité de l’entreprise commence à être repensée : « Il existe deux grands mouvements qu’il faut pousser les entreprises à adopter et à développer : la mise en place de processus pouvant permettre aux salariés de mieux se réaliser et une série de pratiques incitant les entreprises à travailler pour le bien commun et non pas seulement pour celui des actionnaires » (p 649). Dans un monde plus complexe, et donc selon la théorie du chaos, plus incertain, pour s’adapter, l’entreprise est appelée à devenir plus flexible, moins hiérarchique, mieux insérée dans son environnement et moins tournée vers le profit d’un petit groupe.
Les germes d’une nouvelle société
Les « germes d’une nouvelle société » sont déjà apparus. Jean Staune nous présente ce phénomène en faisant appel aux concepts aujourd’hui de plus en plus répandus de « modernité, postmodernité et transmodernité ». Aujourd’hui, après le rejet des cadres rigides de la modernité dans la révolution culturelle de la postmodernité, une nouvelle phase apparaît : celle de la transmodernité « susceptibles de reconstruire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs et d’autres modes de fonctionnement ».
Un groupe moteur apparaît comme le fer de lance de cette transformation, celui des « culturels créatifs ». A plusieurs reprises, nous avons déjà présenté ce groupe socio-culturel, identifié pour la première fois aux Etats-Unis à la fin des années 1990, et aujourd’hui en pleine croissance dans les pays occidentaux et au Japon (6). Jean Staune nous présente en ces termes le nouvel état d’esprit qui se développe chez les créatifs culturels : « Ils se définissent par un intérêt pour l’écologie, la préservation de la nature, les médecines douces et les civilisations traditionnelles. Ils pratiquent au quotidien des gestes qui contribuent au développement durable, achètent des produits de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, voire investissent dans des produits éthiques…. Ces personnes recherchent une dimension spirituelle, mais pas forcément dans le cadre des grandes religions constituées, ont une morale qui implique le retour à la fidélité, mais pas forcément dans le mariage, la sincérité et la transparence, valeurs qui s’accompagnent d’une ouverture à l’autre, aux autres civilisation, aux autres religions et au rejet du dogmatisme » (p 383).
Ainsi s’organise une société nouvelle : « Même si les contours de cette nouvelle société sont encore flous, on voit bien qu’une grande partie de nos pratiques et de nos attitudes vont en être – et en sont déjà – profondément bouleversés ». Cela vaut dans tous les domaines, y compris dans le champ religieux. Ainsi, dans le chapitre : « Les métamorphoses de Dieu » (p 370-382), l’auteur met en évidence une puissante expression personnalisée des aspirations spirituelles qui interpelle les modes hiérarchisées et structurés des religions traditionnelles (7).
Jean Staune nous propose une vue globale sur l’évolution actuelle du monde en montrant les interrelations entre « cinq révolutions quasiment simultanées dont les effets se renforcent : une révolution technologique, une révolution conceptuelle, une révolution sociétale, une révolution économique, une révolution managériale ». Mais grâce à son expertise dans le domaine scientifique, il peut nous montrer l’influence majeure exercée par la révolution conceptuelle : « L’ambition de cet ouvrage est de vous donner des clés pour comprendre non seulement comment le monde change, mais aussi pourquoi. Et c’est ici qu’il faut se tourner vers la révolution scientifique et conceptuelle qui a commencé il y a plus d’un siècle » (p 661). De fait, à partir d’un ensemble d’observations que nous avons rapporté de temps à autre, tant sur notre manière d’agir que sur notre manière d’être, Jean Staune affirme que « la courbe de l’évolution de la société et, de façon souterraine et indirecte, dirigée par la courbe de l’évolution des idées scientifiques » (p 655). Si on peut s’interroger sur le caractère causal de certains rapports, l’analyse de l’auteur nous paraît éclairante et on abonde dans son sens lorsqu’il proclame que « la vision du monde est première ».
Quelles sont les incidences majeures de cette approche sur notre manière de voir et de penser aujourd’hui ? « Ce monde d’incertitude, d’incomplétude, d’imprédictibilité est certes un monde qui peut être angoissant, mais aussi un monde plein d’opportunités. Mais c’est surtout, sur le plan spirituel, un monde ouvert » (p 687). Tout est dit là. Nous voyons dans cette conjoncture une invitation à reconnaître l’œuvre de l’Esprit, une ouverture à ce qui advient (8). A tous égards, ce livre nous paraît une lecture indispensable. Il nous éclaire dans la compréhension du nouveau monde qui est en train d’apparaître. Il nous montre les voies des potentialités positives. Il nous invite à un dépassement.
J H
(1) « Quel avenir pour le monde et pour la France ? » (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » (Frédéric Lenoir. La guérison du monde) : https://vivreetesperer.com/?p=1048
(2) Staune (Jean). Les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science. Préface de Jacques Attali. Plon, 2015
(3) Université interdisciplinaire de Paris : http://uip.edu. L’UIP a tenu, en janvier 2016, un colloque : Science et Connaissance. De la matière à l’Esprit. Sur ce blog, nous avons rapporté l’intervention de Mario Beauregard : pour une approche intégrale de la conscience : https://vivreetesperer.com/?p=2341
(5) « Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales » (les entreprises humanistes. Jacques Leconte) : https://vivreetesperer.com/?p=2318
(6) Sur le site de Témoins : « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française »
(7) Dans son livre : « La guerre des civilisations n’aura pas lieu », Raphaël Liogier met en évidence un courant religieux ascendant qui allie souci de soi et conscience du monde. « Dynamique culturelle et vivre ensemble dans un monde globalisé » : https://vivreetesperer.com/?p=2296
(8) La pensée théologique de Jürgen Moltmann nous apprend à regarder vers le nouvel univers que Dieu prépare en Christ ressuscité et à en reconnaître les manifestations. « Vivre dans l’espérance de la parousie… C’est vivre dans l’anticipation de ce qui vient, dans l’attente créatrice (Jésus. Le messie de Dieu, p 462). Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com Notamment : « L’avenir de Dieu pour l’humanité et la terre » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798