Une belle vie se construit avec de belles relations

 

Un message de Robert Waldinger, directeur de la « Harvard study of adult development »

 

Qu’est ce qui contribue le plus à notre bonheur ? C’est une question qui se pose à tout âge, et aussi dans les jeunes générations qui s’interrogent sur leur devenir. On peut entendre parfois un désir de richesse, de célébrité ou bien l’éloge d’un travail acharné. Une recherche menée à l’Université de Harvard éclaire singulièrement notre réponse à ces questions. Directeur du projet » Harvard study of adult development », dans un exposé à Ted X (1), Robert Waldinger nous décrit une enquête exceptionnelle parce qu’elle s’effectue dans une longue durée. « Pendant 75 ans, nous avons suivi les vies de 724 hommes, année après année », en les interrogeant sur toutes les dimensions de leur vie : travail, vie de famille, santé…. Ainsi, depuis 1938, les chercheurs enquêtent auprès de deux groupes initiaux : « Le premier est entré dans l’étude alors que les jeunes gens étaient dans la deuxième année d’Harvard. Le deuxième était un groupe de garçons d’un des quartiers les plus pauvres de Boston ». Aujourd’hui, 60 de ces 724 hommes sont encore vivants. Les trajectoires de ces personnes sont extrêmement diverses. « Ils ont grimpé toutes les marches de la vie. Ils sont devenus ouvriers, avocats, maçons, docteurs… Certains ont grimpé l’échelle sociale du bas jusqu’au sommet et d’autres ont fait le chemin dans l’autre sens ». Répétée tous les deux ans, la recherche menée auprès d’eux a permis de collecter un ensemble de données approfondies et variées depuis des interviews en profondeur jusqu’à des informations médicales.

 

 

Quelles sont les données qui résultent des dizaines de milliers de pages d’information qui ont été ainsi recueillies ? A partir de là, Robert Waldinger peut répondre à la question portant sur les conditions qui favorisent le bonheur. « Le message le plus évident est celui-ci : les bonnes relations nous rendent plus heureux et en meilleure forme. C’est tout ». Ainsi, « les connexions sociales sont vraiment très bonnes pour nous et la solitude tue. Les gens qui sont les plus connectés à leur famille, à leurs amis, à leur communauté, sont plus heureux, physiquement en meilleure santé et ils vivent plus longtemps que les gens moins bien connectés ». L’isolement est vraiment un fléau.

Mais on peut aller plus loin. « Il y a une deuxième leçon que nous avons apprise. On peut se sentir seul dans une foule ou dans un mariage. Ainsi, ce n’est pas le nombre d’amis que vous avez ou que vous soyez engagé ou non dans une relation, mais c’est la qualité de vos relations proches qui importe ». Cette qualité de la relation ressort également d’une autre démarche de la recherche. « Une fois que nous avons suivi les hommes jusqu’à leur quatre-vingtième année, nous avons voulu revenir vers le milieu de leur vie, vers la cinquantaine » et voir si nous pouvions prédire ce qu’ils deviendraient plus tard. « Nous avons rassemblé tout ce que nous savions sur eux à cinquante ans. De fait, ce n’est pas le taux de cholestérol qui prédit comment ils allaient vieillir. C’est le niveau de qualité de leurs relations ». « Les gens qui étaient les plus satisfaits de leurs relations à cinquante ans étaient également ceux qui étaient en meilleure santé à quatre vingt ans ». Robert Waldinger ajoute un troisième observation. « les bonnes relations ne prolongent pas seulement la santé, mais aussi l’état du cerveau. La mémoire de ces gens restent en forme plus longtemps. »

Cependant, en conclusion, Robert Waldinger commente ainsi sa recherche. Ne recherchons pas le spectaculaire. C’est tout un processus qui est en cause, une attitude « tout au long de la vie ». « Cela ne finit jamais ». « Les gens de notre étude qui étaient les plus heureux dans leur retraite, étaient ceux qui ont activement remplacé leurs collègues de travail par de nouveaux amis ». « Les possibilité sont pratiquement sans fin. Ce peut être quelque chose d’aussi simple que de remplacer le temps d’écran par du temps vécu avec des gens, ou raviver une vieille relation en faisant quelque chose de nouveau ensemble, ou rappeler ce membre de la famille à qui vous n’avez pas parlé depuis des années..  »

Le bienfait des bonnes relations ; c’est « une sagesse qui est vieille comme le monde ». « Une belle vie se construit avec de belles relations ».

 

Cette recherche nous apprend beaucoup sur les fondements d’une vie humaine accomplie. Dans la conscience croissante de l’interconnection qui prévaut dans l’univers, c’est seulement dans la relation que l’être humain peut s’épanouir. Et d’ailleurs, la spiritualité a pu être définie comme une « conscience relationnelle » (2) avec soi, avec les autres, avec la nature et avec Dieu. L’emploi croissant du terme « reliance » (3) est également significatif.

Cependant, cette importance primordiale de la relation telle qu’on peut la constater dans cette recherche, nous paraît s’inscrire dans une dimension plus vaste. Nous nous référons ici à Jürgen Moltmann, un théologien qui nous invite à reconnaître l’œuvre de l’Esprit dans la communauté de la création. « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est… « la collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation »   (Martin Buber) (4). A la fin de son exposé, « Robert Waldinger évoque « une sagesse qui est vieille comme le monde ». Dans l’Evangile, Jésus nous invite à nous aimer les uns les autres.

A une époque où se manifeste à la fois un progrès de l’individualisation et un désir de relation, Jürgen Moltmann évoque « la multiplicité dans l’unité ». « Les créatures font l’expérience de la « communion de l’Esprit Saint » aussi bien sous la forme de l’amour qui nous unit que sous celle de la liberté qui permet à chacune d’advenir à elle-même selon son individualité propre ». Il y a en nous, les humains, un besoin profond de relation et la recherche menée à Harvard  confirme l’importance vitale de ce besoin. Jürgen Moltmann exprime bien cette réalité et l’inscrit dans une perspective plus vaste.

« Il n’y a pas de vie sans relations….  Une vie isolée et sans relations, c’est à dire individuelle au sens littéral du terme et qui ne peut pas être partagée, est une réalité contradictoire en elle-même. Elle n’est pas viable et elle meurt… La vie naît de la communauté, et là où naissent des communautés qui rendent la vie possible et la promeuvent, l’Esprit de Dieu est à l’œuvre. Instaurer la communauté et la communion est manifestement le but de l’Esprit de Dieu qui donne la vie dans le monde de la nature et dans celui des hommes » (5).

La recherche menée à Harvard nous montre le bienfaits d’un vécu en relation. Bien sûr, ce vécu dépend de plusieurs variables. Certains peuvent le désirer et ne pas y parvenir pour diverses raisons. Mais l’objectif est pertinent.

Dans certains contextes, pour vivre pleinement en relation, il y a des obstacles à surmonter (6). C’est pourquoi nous sommes appelés à susciter des environnements propices à cette dimension essentielle de la vie (7). Les conclusions que Richard Waldinger tire de la « Harvard study of adult development » sont pour nous un éclairage et un encouragement.

 

J H

 

(1)            What makes a good life ? Lessons from the longest study on happiness. Sur You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=8w9QwRAumBA         Sur Ted. Ideas worth spreading : https://www.ted.com/talks/robert_waldinger_what_makes_a_good_life_lessons_from_the_longest_study_on_happiness

(2)            « La vie spirituelle comme « une conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » : http://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(3)            Origine et évolution du terme sur Wiktionnaire : https://fr.wiktionary.org/wiki/reliance  Céline Alvarez, dans un remarquable livre sur « Les lois naturelles de l’enfant » (Les Arènes, 2016) consacre un chapitre entier sur les bienfaits de la reliance dans une classe d’école maternelle mettant en œuvre une pédagogie d’inspiration montessorienne confirmée scientifiquement : « La puissance de la reliance » (p 353-374)

(4)            Jürgen Moltmann . Dieu dans la création. Traité écologique  de la création . Cerf, 1988 (p 25)

(5)            Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999 ( p 298)

(6)            « Solidaires face à la solitude » : https://vivreetesperer.com/?p=561

(7)            Rappelons ici le chapitre du livre de Céline Alvarez sur la reliance qui se réfère également à la recherche que nous venons de présenter.                                                                       Sur ce blog, voir aussi : « Un environnement pour la vie » : https://vivreetesperer.com/?p=2041 et une méditation de Guy Aurenche : « Briser la solitude » . https://vivreetesperer.com/?p=716

Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres

Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort.

 004060553A travers une culture encyclopédique, Michel Serres a développé une pensée créative et originale dans un style imagé. Il ouvre de nouvelles compréhensions plus vastes, plus profondes. Les ouvrages de Michel Serres nous entraînent dans une vision nouvelle du monde. C’est le cas dans son livre : « darwin, bonaparte et le Samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1).

En page de couverture, quelques lignes explicitent le titre  concernant ce regard nouveau sur l’histoire de l’humanité.

« Darwin raconte l’ouverture de Faune et de Flore. Devenu empereur, Bonaparte, parmi les cadavre sur le champ de bataille, prononça, dit-on, ces mots : « Une nuit de Paris réparera cela ». Quant au Samaritain, il ne cesse, depuis deux mille ans, de se pencher sur la détresse du blessé. Voilà trois personnages qui scandent sous mes yeux, trois âges de l’histoire.

Le premier âge est plus long qu’on ne croit, le deuxième est pire qu’on ne pense, le dernier meilleur qu’on ne dit.

Histoire ou utopie ? Il n’y a pas de philosophie de l’histoire sans un projet, réaliste et utopique. Réaliste : contre toute attente, les statistiques montrent que les hommes pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence. Utopique : puisque la paix devint notre souci ainsi que la vie. Tentons de les partager avec le plus grand nombre. Voici un projet aussi réaliste et difficile qu’utopique, possible et enthousiasmant ».

 

Le livre se répartit en trois parties : « Premier âge, long : le Grand récit. Deuxième âge, dur : trois morts. Troisième âge, doux : trois héros. » et se termine par une réflexion sur « les sens de l’histoire ». Le regard de Michel Serres renouvelle notre vision du passé dans une approche si dense, si riche, si originale qu’elle ne peut être résumée. Nous mettrons l’accent sur l’émergence actuelle d’un nouvel âge, cet « âge doux » évoqué par l’auteur. Et nous commenterons cette prise de conscience.

 

Le Grand Récit

Au départ, l’auteur montre comment les progrès récents de la science, à travers une capacité nouvelle de dater les phénomènes, nous ouvrent à une mémoire de l’univers, à une mémoire de la terre dans laquelle l’histoire humaine vient s’inscrire. Une nouvelle synthèse peut ainsi s’élaborer. Nous voici en présence d’un « Grand Récit ».

 

C’est une situation nouvelle. Michel Serres dégage quelques caractéristiques fondamentales de ce temps long. « Le couple énergie-entropie régit le monde physique ; analogue, le couple vie-mort régit le monde vivant » (p 33). Ainsi, dans l’évolution, pendant que la vie irrésistible perpétue son développement, la mort frappe espèces et individus. Dans notre humanité, on observe une évolution analogue. « D’une part, l’énergie et la vie prennent des figures nouvelles comme l’invention et la paix, d’autre part, l’entropie et la mort réapparaissent en guerres et répétitions » et menacent l’existence de l’humanité (p 33).

 

Cependant, en regard, l’auteur distingue deux formes, deux pratiques : les pratiques dures qui mobilisent des hautes énergies et les pratiques douces qui font appel à des basses énergies, à l’échelle informationnelle. Parallèlement, Michel Serres oppose deux âges : un « âge dur » caractérisé par la violence et par la guerre, et un « âge doux » convivial et inventif en lutte contre la mort.

 

Un âge dur

Dans son regard sur la plus grande part de l’histoire humaine, Michel Serres fait ressortir les composantes d’un âge dur. C’est la prépondérance de la guerre avec les massacres qui l’accompagnent. Cette importance des conflits militaires ne nous avaient sans doute pas échappé, mais l’auteur éveille en nous une prise de conscience de cette réalité dévastatrice. « Toute notre culture baigne dans le sang versé au cours de violences qui s’enchainent et nous enchainent à la guerre perpétuelle » (p 47). Ainsi a-t-on calculé qu’au cours des derniers millénaires, moins de 10% des années ont été consacrées à la paix, c’est à dire à la vie (p 48). Et l’auteur évoque les massacres tels qu’ils apparaissent dans des textes littéraires comme l’Iliade et se manifestent dans des données chiffrées que nous ignorons bien souvent. Sait-on par exemple que les guerres de la Révolution Française et celles de Napoléon ont engendré la mort d’un million cinq cent mille français plus que le million trois cent mille victimes provoquées par la Première Guerre Mondiale entre 1914 et 1918… (p 79). Dans ce contexte, un culte a été voué à l’héroïsme patriotique. « Chacun doit donner sa vie pour sa patrie » ( p 53). Les religions ont participé à cette idéologie mortifère. Michel Serres nous rappelle les analyses de René Girard. La violence se manifeste jusque dans le sacrifice animal.

 

L’auteur nous amène également à entrevoir les rapports entre économie et violence. Et il nous invite à réfléchir au phénomène de la dette. « Avoir et Dû : voilà le titre de deux colonnes dans un bilan comptable. « Je dois » signifie à la fois une obligation morale et une dette à restituer » (p 64). Si la dette asservit les gens et les peuples, elle s’exprime aussi en termes religieux. C’est ici que Michel Serres met l’accent sur le pouvoir libérateur de la Passion du Christ. « A partir du Vendredi saint, nous n’aurons plus jamais de vains devoirs, ni de dettes… Ces péchés nous sont remis… » (p 67). Et plus encore, « le caractère intégral de la remise de nos dettes s’efface devant l’annonce triomphale que cesse le règne même de la dette, c’est à dire de la mort…De même que la Résurrection du Christ ne marque pas une vengeance sur ceux qui l’ont tué, mais positivement une victoire sur la mort elle-même » (p 67) ». Il y a là un tournant. Mais, dans un monde dominé par la violence et par la mort, le potentiel de la libération se fraye difficilement un chemin.

 

Et, de même, dans son inventaire des raisons d’espérer, l’auteur se refuse à croire à une méchanceté irrémédiable de l’homme. Les recherches (2) vont à l’encontre des théories et concepts abstraits prétendant l’homme, en général mauvais, en général, égoïste et violent, incapable d’empathie… En la plupart d’entre nous, une manière d’amour l’emporte sur la haine… l’humain est humain » (p 87).

 

Pendant des millénaires, la « thanocratie » a prévalu. « Déclinée trois fois dans la religion, longtemps sacrificielle, les armes, létales toujours, et l’économie, exploitant les faibles et blessant le monde, la mort me paraît le moteur de l’histoire » ( p 72). Il a fallu la menace d’anéantissement collectif éveillée par l’usage de la bombe atomique en 1945 à Hiroshima et Nagasaki pour qu’une prise de conscience s’effectue. Mais dans la période sombre qui a précédé, on peut entrevoir un mouvement de libération qui s’est frayé un chemin. Ce mouvement débouche aujourd’hui. Dans cette histoire, Michel Serres, évoque la part du christianisme : « Sa leçon majeure n’enseigne-t-elle pas l’incarnation, l’allégorie vive de la Naissance, enfin la Résurrection, soit une victoire non pas contre nos ennemis, comme pendant le règne de la Mort, mais contre la Mort elle-même ? Par ce rééquilibrage, un tout autre monde semble annoncé, promis, espéré… » (p 77).

 

Un âge doux

Nous voici aujourd’hui au début d’un nouvel âge : un âge doux. Michel Serres y voit la mise en œuvre de la néguentropie, selon Wikipedia : « Une entropie négative, un facteur d’organisation des systèmes physiques et, éventuellement sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation ». « Comme la vie produit des individus nouveaux, l’esprit inventif et novateur, effet de la néguentropie, devient source de nouveautés, produit à nouveau de la néguentropie. Puisque celle-là se trouve déjà là ensemencée dans l’Univers et au sein du réseau évolutif, l’âge de l’Esprit, doux par rapport aux hautes énergies, dites entropiques, perdure donc  en tous temps, travaillant à se libérer d’un étranglement mortel » (p 92). « L’âge doux, celui des esprits, advient dès que ceux-ci se mettent à lutter contre la mort de manière efficace. Nous y sommes. De même qu’il y eut trois manières de s’entre égorger durement, armée, religieuse, économique, de même l’âge que j’appelle doux se décline de trois manières, portant sur la vie et l’esprit : médicale, pacifique et numérique » (p 93).

 

Un  premier fait est le développement de la médecine et son efficacité accrue. C’est un état d’esprit. « En refusant les lois de la jungle, nos pratiques combattent l’évolution, la sélection naturelle » (p 103). « Il y a deux âges : assassin-victime ; malade-médecin » (p 104). Par sa faiblesse et le fait qu’il détienne, miraculeusement, parmi la violence usuelle, d’être pansé par et parmi les siens, le malade est un personnage emblématique décisif, rare, faible, mourant même, mais producteur d’humanité » (p 103).

Dans cette perspective, la parabole du Samaritain résonne avec une force particulière, comme une injonction révolutionnaire à l’encontre d’un univers de violence. L’émotion nous gagne lorsque nous entendons ces paroles. Michel Serres célèbre la figure du médecin : « Celle qui se penche sur les blessés ; celui qui écoute les plaintes de l’agonie ; celle qui s’incline ; l’attentive qui cherche à comprendre et peut-être guérira…. Non, il ou elle, n’est pas seulement le héros de ce temps, mais sans doute, celle et celui de toute l’histoire » (p 107).

 

Très concrètement, l’auteur met l’accent sur l’espace de paix qui s’est créé en Europe occidentale après 1945 au sortir d’une guerre dévastatrice. « De 1945 à 2015, comptons soixante-dix ans de paix, laps de temps exceptionnel, inconnu en Europe depuis au moins la guerre de Troie ». Bien sûr, il y a un abcès au Moyen-Orient, mais au total dans le monde, homicides et violences ne cessent de reculer. L’industrie du tabac est bien  plus meurtrière que le terrorisme (p 122). On assiste à des changements profonds comme le recul de la peine de mort. « Sortant à peine de l’enfer, nous avons construit une sorte d’utopie dont nous ne pouvons connaître la nouveauté que par comparaison avec ce qui se passe alentour qui ressemble trait pour trait à ce qui se passait chez nous avant cette ère nouvelle ».

 

Cependant la paix est constamment à maintenir et à construire. L’auteur évoque une figure exemplaire, celle de François de Callières (1645-1717) qui publia un livre décisif : « De la manière de négocier avec les souverains ». Conseiller de Louis XIV, un roi qui ne cessa de faire la guerre – plus de trois cent mille morts- , François de Callières sait de quoi il parle. Il définit le rôle du négociateur : éviter au maximum les conflits. « Tout prince chrétien doit avoir pour maxime principale de n’employer la voie des armes pour soutenir et faire valoir ses droits qu’après avoir tenté et épuisé celle de la raison et de la persuasion (p 126). Promouvoir la paix, c’est aussi construire un vivre ensemble. Michel Serres évoque les réalisations coopératives du « socialisme utopique » qui ont porté du fruit alors que les théories prétendument « scientifiques » du socialisme ont durement échoué. « Pas un seul mort de leur fait, du concret, de la continuité » (p 134). Et aujourd’hui, on peut se réjouir de toutes les réalisations du mouvement associatif. L’auteur nous appelle à prendre en compte, à prendre en charge : « le personnage commun, banal, minuscule, individuel, faible, malade, infirme, virtuel, oui, miraculeux, si délaissé dans son fossé, si oublié dans sa bonté, si concret dans son humilité qu’il passe pour inexistant… » (p 135).

 

Ainsi, trois sens au terme « doux » : la vie prolongée par le biologiste et le médecin ; la paix nouvelle, mais qui dure, les basses énergies. Voici les trois composantes de l’âge doux » (p 138). Les nouvelles technologies qui ouvrent l’ère du virtuel s’inscrivent dans cet univers de basses énergies. Face aux puissants qui prédominent, face au déploiement de la violence, un texte biblique « prophétise exactement le troisième âge, celui là même que nous vivons aujourd’hui et qui, à l’écart du feu et des hautes énergies, destructrices, cultive les basses, l’information, les signaux, les signes, les paroles… que le tonnerre rend inaudible » : « Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan…Après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voilà le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint qui dit… » (I Rois  19, 11-13) (p 139).

En se rappelant les effets démocratiques de l’imprimerie, l’émergence d’internet peut nous émerveiller. C’est là que Michel Serres évoque Petite Poucette, cette jeune fille emblématique des usages révolutionnaires d’internet qu’il a brillamment évoquée dans un précédent livre (3). « Face à l’aristocratie des puissants, des riches, des représentants, le portable dans la paume, Petite Poucette annonce : « Maintenant, tenant en main le monde… ». Elle a accès à tout. Tout lui appartient. « Troisième héroïne de l’âge doux, Petite Poucette monte ainsi sur la plus haute marche du podium, entre le médecin et le négociateur. Elle incarne une nouvelle démocratie du savoir  dont l’utopie fait peur aux anciens… » (p 142).

Le paysage de la communication change. Tout se lie, tout se relie. « Il me paraît prévisible que la main du marché devra un jour adapter sa puissance relationnelle à celle, concrète, du monde et, sans doute, s’adapter, voire obéir à sa loi. Nous entrons dans un temps où se joue un « mano a mano » décisif pour notre survie entre l’homme individuel ou global et la planète entière » (p 147).

 

Quel avenir ?

Nous voyons bien aujourd’hui des menaces s’élever à l’encontre de la civilisation nouvelle en train de grandir (4). Michel Serres est bien conscient de ce danger. « Je ne suis ni sourd, ni aveugle aux forces atroces qui pendant cet âge si court s’opposent à la prégnance neuve de la paix ». Pour faire face aux attitudes passées qui remontent parfois, « nous devons trouver des stratégies propres à notre temps et délaisser celles que nous venons de quitter. Secourir, soigner, partager, négocier, dialoguer, suivre les trois modèles qui nous guident pour vivre dans notre âge… » (p 118).

Cependant, lorsqu’on voit la violence se propager jusque sur internet, on peut s’inquiéter. L’auteur est attentif à ce danger. « Libérer le nombre impose des risques… Combien de temps faut-il pour qu’une multiplicité désordonnée s’organise et forme une communauté d’autant plus nouvelle que ce type de libération, inattendu, n’a aucun équivalent dans le passé ? Peut-on éviter une violence interminable avant de parvenir à une cohésion ? Confirmé par l’advenue du troisième âge où le multiple se libère vraiment, mon utopie espère échapper à cet étau (p 145).

 

Ce livre ouvre pour nous une compréhension originale de l’histoire humaine. Il met en évidence une dynamique qui suscite l’espérance. Ainsi, Michel Serres nous y parle de survie dans un triple sens :

« Survivre : laisser survivre ou conserver

Survivre : mettre l’accent sur une nouvelle histoire, un nouveau sens de l’histoire

Survivre : vivre mieux que la vie, accéder avec joie à l’esprit.

Créer ces trois survies en compagnie du plus grand nombre possible, voilà le projet aussi réaliste, dangereux, difficile qu’utopique, possible et enthousiasmant » (p 161).

 

Une vision prophétique

Ces dernières années, le ciel s’est assombri. Des orages éclatent. Mais, comme en toute navigation, il importe de garder le cap. Dans ce temps de crise, on a besoin de ne pas perdre confiance, mais de discerner les courants porteurs, parfois peu visibles et souterrains. « Sans vision, le peuple meurt », nous dit un verset de la Bible  (Proverbes 29.18). Le livre de Michel Serres nous communique une telle vision. C’est l’émergence d’un âge doux où la paix l’emporte sur la guerre et la vie sur la mort. Et, si on perçoit bien les menaces envers cette nouvelle manière de vivre, Michel Serres met en valeur la dynamique du processus.

 

Il se trouve que d’autres chercheurs mettent également en évidence un changement positif intervenu au cours de ces dernières décennies. Ainsi, d’une certaine façon, le livre de Jérémie Rifkin : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (5) converge avec le texte de Michel Serres. En effet, à partir d’une rétrospective  historique approfondie, Jérémie Rifkin perçoit, dans ces dernières décennies, « la plus grande poussée empathique de l’histoire de l’humanité » . Et d’après la recherche de Ronald Inglehart sur les valeurs dans le monde (World values survey) (6), on enregistre depuis 1981, une évolution, certes diversifiée, mais rapide vers une valorisation de l’expression personnelle et la recherche d’une qualité de vie. Une autre recherche a montré l’expansion du courant des « culturels créatifs » (6) qui valorise ce qu’on pourrait appeler une sobriété heureuse et conviviale.

Jérémie Rifkin nous montre une évolution vers une pacification des esprits. Ainsi rejoint-il Michel Serres sans encourir le reproche qu’on peut parfois faire à celui-ci de présenter une catégorisation trop tranchée entre « âge dur » et « âge doux » . Il est également très attentif au potentiel de changement à travers et dans l’économie.

Dans son analyse, à plusieurs reprises, Michel Serres met en lumière l’incidence du récit évangélique et de la foi qui s’en inspire sur l’évolution des esprits Ces passages nous paraissent particulièrement importants. Au cœur de l’histoire, nous percevons la singularité, l’originalité, le potentiel de vie et d’espérance de cette inspiration. Si, pendant les siècles de l’âge dur, les institutions religieuses ont souvent pactisé avec l’idéologie ambiante, on voit bien ici combien les textes évangéliques ont joué le rôle de ferment. Et, aujourd’hui dans ce livre, ils contribuent à interpréter l’histoire.

Rappelons cette citation : « La leçon majeure du christianisme n’enseigne-t-elle pas l’incarnation, l’allégresse vive de la naissance, enfin la Résurrection, soit une victoire non plus contre les ennemis comme pendant le règne de la Mort, mais contre la Mort elle-même » (p 77).

 

Ici, Michel Serres est en phase avec Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance . Leurs pensées se rejoignent à plusieurs égards

Engagé très tôt dans une théologie écologique (7), Moltmann inscrit l’histoire de l’humanité dans celle de la nature.

« La nouvelle vision du monde écologique part de l’idée que la terre est notre maison. L’humanité fait partie d’un grand univers en évolution. La terre, notre maison, est vivante avec une communauté de vie singulière…  La protection de la vitalité, de la diversité et de la beauté de la terre est une responsabilité sacrée…. Cela rejoint la richesse des traditions bibliques concernant la terre » (8).

Cependant, c’est aussi sur la question de l’attitude vis-à-vis de la mort que la pensée théologique de Moltmann appuie la recherche de Michel Serres. En effet, dans une civilisation dominée par la guerre et par la mort, cet « âge dur » qui nous a été décrit, la religion a pu se résigner dans une acceptation de la mort comme une fatalité, détournée vers une émigration de l’âme vers l’au delà. Au contraire, avec force, Moltmann proclame la lutte contre la mort. « La résurrection du Christ porte le « oui » de Dieu à la vie et son « non » à la mort et suscite nos énergies vitales. Les chrétiens sont des gens qui refusent la mort ( « Protest people against death »)….L’origine de la foi chrétienne est, une fois pour toutes, la victoire de la vie divine sur la mort. « La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Corinthiens 15.54). C’est le cœur de l’Evangile. C’est l’Evangile de la vie ».

Et Jürgen Moltmann poursuit : « Cette théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde, aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (9).

Comme Michel Serres, Jürgen Moltmann  porte également attention aux émergences : « L’histoire présente des situations qui contredisent le Royaume de Dieu et sa justice. Nous devons nous y opposer. Mais il existe également des situations qui correspondent au Royaume de Dieu et à sa justice. Nous devons les soutenir et les créer lorsque c’est possible. Il existe ensuite dans le temps présent des paraboles du Royaume futur et nous y voyons ce qui arrivera au jour de Dieu. Nous entrevoyons déjà maintenant quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes chose que nous attendons. Nous le traduisons par une attente créatrice… » (10).

 

Si la vision de Michel Serres est particulièrement originale, elle est aussi en convergences avec la pensée de quelques autres penseurs contemporains. Son livre nous appelle à un regard nouveau. La pensée de Michel Serres nous ouvre à la reconnaissance d’une civilisation nouvelle en train d’apparaître et de s’étendre, cet « âge doux » déjà suffisamment avancé pour que Michel Serres puisse le décrire et le caractériser. Il y a dans ce discernement un aspect prophétique. Michel Serres nous invite à entrer dans une nouvelle manière de vivre.

 

J H

 

(1)            Serres (Michel). darwin, bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire. Le Pommier, 2016                                           Une conversation particulièrement éclairante avec Michel Serres sur cet ouvrage au Monde Festival en vidéo : http://www.lemonde.fr/festival/video/2016/09/20/le-monde-festival-en-video-conversation-avec-michel-serres_5000685_4415198.html

(2)            Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. Mise en perspective sur ce blog :   https://vivreetesperer.com/?p=674

(3)            Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=820

(4)            Menaces multiples et même, menaces de guerres, comme en traite Pierre Servent dans son livre : « Extension du domaine de la guerre » (Robert Laffont, 2016)

(5)            Rifkin (Jérémie). Une nouvelle conscience pour le monde. Vers une civilisation de l’empathie. Les liens qui libérent, 2010.  Mise en perspective sur le site de Témoins :  http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

(6)            « Emergence d’une nouvelle sensibilité spirituelle et religieuse », sur le site de Témoins :  http://www.temoins.com/emergence-dune-nouvelle-sensibilite-spirituelle-et-religieuse-en-regard-du-livre-de-frederic-lenoir-l-la-guerison-du-monde-r/

(7)            « Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/?p=2151

(8)            « In the fellowship of the earth », p 80-85, in : Jürgen Moltmann. The Living God and the fullness of life. World Council of Churches, 2016.   Présentation du livre sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2413

(9)            Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « la vie contre la mort » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841

(10)      Moltmann (Jürgen) . De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte temps présent, 2012 (p 115)                                               Présentation sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=572

 

Bonheur simple

 

Cosy, réconfort, joie partagée dans un bonheur simple… Il y a dans nos vies et notamment dans nos vies familiales, des moments où nous éprouvons très concrètement la joie d’aimer et d’être aimé, un bonheur sans mélange qu’il est bon de pouvoir exprimer avec reconnaissance. Hélène nous fait part d’un de ces moments de grâce où tout s’accorde harmonieusement…

 

J H

 

Réconfort intérieur

 

Notre Papi, aux couleurs argentées, au regard patient et sage, aux paroles souvent pleines d’encouragements, de maturité et faites d’expériences justes, enrichissantes et éclairantes : Nous l’aimons beaucoup !

 

Pour tout ce qu’il est et tout ce qu’il donne…pour son soutien et sa compréhension si précieuses à nos yeux.

 

A son âge , lui offrir un cadeau d’anniversaire demande réflexion, alors voilà nous voulions quelque chose à l’image du réconfort qu’il distille autour de lui…de jolis verres à vin, pour des moments en partage, et pour lui, oui pour lui, un plaid, doux, chaud, bleu gris, et qu’elle fut sa surprise en découvrant ce grand carré de tissus tout en s’enveloppant dedans : « une sensation d’extrême protection et de confort réconfortant ». « C’est mon doudou !! »

 

Et alors une partie des plus petits enfants sont venus se blottir tout contre lui, un moment d’une tendresse inouïe qui nous restera en mémoire. Papi nous t’aimons, et dans un bout de tissus nous te prenons nous aussi tous dans nos bras. Merci à toi !!

 

Avec ma sympathie

H.R.

La gratitude : un mouvement de vie

 

 « Le pouvoir de la gratitude »

D’après les propos de Florence Servan-Schreiber

 

Et si nous reconnaissions aujourd’hui tout ce que nous avons reçu des autres et qui fait que nous sommes là, vivant, tout ce qui nous a permis de grandir en amour, en joie, en compréhension, en confiance (1). Et si nous exprimions cette reconnaissance dans un mouvement de vie bienfaisant à la fois pour ceux à qui nous l’exprimons, mais aussi pour nous-même. Car au cœur de ce mouvement, il y a une dynamique à la fois personnelle et collective où nous pouvons percevoir l’inspiration de l’Esprit. C’est dire combien il est bon d’entendre parler de gratitude, d’en découvrir la portée et les effets. C’est pourquoi l’intervention de Florence Servan-Schreiber à Ted X Paris sur « le pouvoir de la gratitude », accessible en vidéo sur internet (2) est particulièrement bienvenue. Cet exposé est remarquable parce qu’il allie une compétence de psychologie ayant accès aux meilleures sources et une démarche personnelle exprimée dans un esprit de recherche, de dialogue, de conviction et d’authenticité. Cousine de David Servan-Schreiber (3), un médecin particulièrement innovant, dont en sait l’intelligence et le courage dans sa lutte contre la maladie, Florence s’est formée à la psychologie transpersonnelle en Californie et elle s’inscrit aujourd’hui dans le courant de la psychologie positive à la fois par sa pratique et par ses écrits qui en diffuse les apports auprès du grand public (4). Cependant, dans cet exposé, Florence Servan-Schreiber s’implique personnellement et elle nous décrit comment elle a vécu la découverte de la gratitude, une dimension bien souvent méconnue dans certains contextes culturels.

 

 

Florence commence son « talk » en nous parlant de son cousin, David Servan-Schreiber, un jeune psychiatre, qui, à 30 ans, menacé par un cancer au cerveau, « a mobilisé toutes les connaissances, toute son énergie pour essayer de voir comment, dans ces circonstances, il pouvait vivre, non seulement le plus longtemps possible, mais surtout le mieux possible ». On sait qu’en conséquence, il a adopté de nouvelles pratiques de vie. « Mais ce que l’on sait moins, parce qu’il ne l’a pas publié, c’est l’attention qu’il a porté aux détails et aux petites choses de la vie. Jusqu’à son dernier souffle, David a été un phénomène de gratitude ». Ainsi, la gratitude, c’est une disposition extrêmement concrète. « La gratitude, c’est un sentiment de reconnaissance lorsque nous réalisons la saveur ce que nous vivons. C’est, par exemple, un rayon de soleil sur la joue. C’est l’odeur d’un bébé surtout quand c’est le sien… C’est le fait de se déplacer pour vous apprendre des choses… ». Pourquoi David m’a-t-il mis sur la voie de tout cela ? Parce que nous parlions beaucoup de psychologie ensemble. Parce que, aux Etats-Unis, il existe des laboratoires entiers qui étudient les circonstances et les conséquences de la gratitude ».

Ainsi, depuis douze ans, au centre de recherche « Greatergood » de l’Université de Berkeley, Robert Emmons (5) travaille dans le courant de la psychologie positive pour essayer de comprendre, le processus de la gratitude et les effets que cela peut avoir sur nous. Florence nous rapporte les conclusions de ses recherches.  « D’abord, sur le plan psychologique, quand nous savons nous émerveiller des petites choses… ne serait-ce que la température qu’il fait dans cette salle, le fait que nous ayons pu arriver à l’heure… ne serait-ce que cela… Et bien, nous nous sentons plus heureux, plus relié aux autres, plus vivants. Ensuite, les bénéfices sur le plan relationnel, sont, en tout premier, de nous sentir beaucoup moins seul parce que la gratitude provient toujours de quelque chose ou de quelqu’un qui est à l’extérieur de nous. C’est un sentiment qui nous rend humble, qui nous donne envie de donner à notre tour ».

Et puis, il y a aussi des conséquences positives sur le plan physiologique. Florence évoque une recherche menée depuis 1986 dans un centre universitaire au Minnesota (USA). Un chercheur a émis l’hypothèse d’un lien entre le fait d’éprouver de la gratitude, de savoir s’émerveiller et la longévité. Mais comment trouver deux populations comparables en tous points, excepté l’attitude à tester ? « Ils ont trouvé dans un couvent où on conserve 150 ans d’archives. La première chose qu’on demande aux jeunes femmes entrant au couvent à l’âge de 20 ans, c’est d’écrire une lettre qui les présente, qui raconte leur vie. Elles refont la même chose à 40 ans et à 70 ans. Et parallèlement, les dossiers médicaux ont été archivés. On a remis ces lettres à des sémanticiens qui étudient la teneur du vocabulaire et on leur a demandé de quantifier la nature des mots qui expriment de l’émerveillement, de l’optimisme et de la gratitude. Et ensuite on a corrélé la densité de gratification de ces femmes avec leur état de santé et la durée de leur vie. On s’est aperçu que plus il y avait de termes qui expriment de la gratitude et de l’émerveillement, plus elles ont vécu longtemps. Et ainsi, on a trouvé un écart de sept ans entre les deux groupes contrastés. Dans des enquêtes menés dans d’autres milieux, on a obtenu les mêmes résultats ».

 

Cette valorisation du positif n’est pas toujours bien reçue dans certaines formes de culture, en particulier en France. « Moi, je suis née à Paris. J’ai grandi à Paris. Ici, cela ne va pas de soi de parler de ce qui va bien, de ce qui nous émerveille. Mais à force d’avoir fréquenté David, d’avoir lu toute cette documentation, j’ai quand même voulu essayer. Chercheur à l’Université de Pennsylvanie (et leader dans le courant de la psychologie positive), Martin Seligman (6) nous propose une méthode adaptée. Il suffit de repérer dans sa journée trois situations : moments, interactions, goûts, sensations qui vous ont fait du bien et pour lesquelles vous avez envie de dire : « Alors là, merci ! », pour faire progresser son niveau de bonheur d’une façon durable ».

Florence nous raconte comment, rentrée à la maison, elle parle de tout cela à table avec son mari et ses trois enfants qui, à ce moment là, ont entre 8 et 14 ans. « Si on sait repérer 3 kifs (7) dans sa journée, on vivra plus longtemps, on vivra en meilleure santé, on sera plus heureux. On s’est lancé. Ce n’est pas facile pour tout le monde. Notre rapport avec la gratitude est un peu différent. Pour Léon, le plus jeune, c’était très difficile. Mais une des plus grande fierté de maman, c’est qu’aujourd’hui, Léon a 14 ans et qu’il a adopté cette pratique. Il peut vous dire les 3 kifs de sa journée. Quand on fait cela avec les gens qu’on connaît, avec les gens avec lesquels on travaille, il se passe quelque chose de particulier, parce que ce n’est pas un sujet courant de conversation. Si cela vous touche, cela me touche. Il y a une règle. Un kif, cela ne se commande pas, cela ne se critique pas si on le fait publiquement. On écoute les autres et, éventuellement, on peut y ajouter le sien ».

 

Mais on peut aller plus loin. Si on n’a pas envie de parler, on peut avoir, sur sa table de nuit, un carnet de kifs, un journal de gratitude qui permet de tout noter avant de se coucher. Robert Emmons s’est aperçu que si c’est la dernière chose que je fais dans la journée, le sommeil est plus profond, le sommeil est plus long et,

si on souffre de douleurs chroniques, les douleurs se dissipent.

Et ensuite, il y a le niveau suivant. C’est « la lettre de gratitude ». Quand nous sommes habités par un sentiment de reconnaissance, le cerceau ne peut pas éprouver en même temps du ressentiment et de la colère. Pendant un an, je n’ai fait aucun cadeau. Le seul cadeau que j’ai fait pour l’anniversaire de mes amis, c’est de leur écrire une lettre de gratitude. J’ai donc revisité mes relations et je me suis rendu compte de la chance que j’avais. « Si tu n’étais pas dans ma vie, voilà ce que je ne serais pas ». Cela permet de mesurer la profondeur de la relation avec les amis ». On peut aller plus loin encore. « Martin Seligman a suggéré des visites de gratitude. Vous préparez la lettre, vous prenez rendez-vous et vous lisez votre lettre. J’ai écrit une lettre de gratitude à mon mari. Nous sommes ensemble depuis 25 ans. En 25 ans de vie commune, ma liste des reproches est facile à faire. Mais là, il ne s’agit pas de cela. « Si tu n’étais pas dans ma vie,  si je ne t’avais pas rencontré ce jour là, voilà ce que je ne serais pas devenu, tout ce qui m’aurait manqué… ».

 

« Voilà ce quoi cela sert la gratitude.  C’est simplement vivre exactement la même vie, mais en mieux. Je ne change pas les personnages. Je ne change pas le décor. Et cela devient extraordinairement utile lorsque cela ne va pas, lorsque la vie ne vous donne pas ce que vous voulez, vous donne le contraire de ce que vous voulez, lorsque le temps que vous avez à passer avec quelqu’un que vous aimez est compté, alors, en appliquant ce filtre là, on réalise, malgré tout cela, la chance que l’on a ».

 

Le message que nous communique Florence sur « le pouvoir de la gratitude » passe d’autant mieux qu’il est le fruit d’une expérience personnelle et qu’il nous est communiqué avec beaucoup de convivialité, de simplicité et d’authenticité. Ce message parle à notre intelligence, mais il parle aussi à notre cœur.

Les sources citées par Florence Servan-Schreiber s’inscrivent dans le courant de la psychologie positive. Et lorsqu’on va à la rencontre de ces sources sur internet, à travers les personnalités de Roger Emmons (5) et de Martin Seligman (6) et des centres de recherche où ils travaillent, on découvre une approche de recherche qui porte un véritable changement de paradigme en psychologie. Comme le déclare Martin Seligman (6), il s’agit de ne plus se focaliser uniquement sur ce qui ne va pas, mais de prendre en compte également ce qui va pour le mettre en valeur et en tirer des enseignements. Ce développement de la psychologie positive (8), témoigne d’une évolution actuelle dans les mentalités qui rend possible un changement de regard. C’est le passage d’un regard pessimiste sur la nature humaine et peu sensible au potentiel humain à un regard qui met en valeur un processus reconnaissant et développant le positif dans l’existence humaine. Ce mouvement est profond. Dans son livre : « Vers une civilisation de l’empathie » (9), Jérémie Rifkin nous montre comment nous sortons d’une idéologie qui a assombri la psychologie à la prise de conscience d’un potentiel jusque là méconnu. Et ce mouvement commence à se faire sentir en France dans le champ des sciences humaines (10).

Ce changement nous paraît se manifester également dans une transformation profonde qui est en train de s’opérer dans le champ religieux. Comme le fait remarquer la théologienne Lytta Basset, la conception du péché originel, telle que l’a développé Saint Augustin, a assombri le christianisme occidental pendant des siècles en induisant la culpabilisation et la peur. Lytta Basset nous invite à sortir de cette emprise dans un livre : « Oser la bienveillance » (11) qui montre combien celle-ci est au cœur d’un message évangélique bien entendu.

Avec du recul, on comprend mieux ce qui a été et est contesté dans l’héritage religieux traditionnel. Cependant, les idéologies adverses qui ont prospéré, sont, elles aussi, en perte de vitesse. Ainsi, un nouveau regard sur le monde est en train d’apparaître dans une vision holistique. On a pu définir la spiritualité comme « une conscience relationnelle » qui s’exerce dans le rapport ave soi-même, avec les autres, avec la nature et avec Dieu (12). En christianisme, Jürgen Moltmann ouvre des pistes nouvelles dans une théologie de l’Esprit attentive à l’émergence et la présence de Dieu dans l’immanence et une théologie de l’espérance ouverte aux potentialités de l’avenir (13).

Dans un contexte où les anciennes barrières s’affaissent et où une interconnexion s’opère, Martin Seligman s’inspire des valeurs fondamentales ancrées dans les traditions religieuses et spirituelles de l’humanité (6). Parler de la gratitude, c’est s’inscrire dans une inspiration spirituelle qui irrigue les siècles. En termes chrétiens, la gratitude et l’émerveillement se rejoignent à travers les psaumes dans l’expression de notre relation à Dieu. C’est une reconnaissance continuelle. « Mon âme bénis l’Eternel ! N’oublie aucun de ses bienfaits » (Ps 103.2). Il y a des vies qui sont animées par un mouvement de gratitude et d’émerveillement. C’est ce qui apparaît dans le témoignage d’Odile Hassenforder dans son livre : « Sa présence dans ma vie » (14). A travers les épreuves, ce mouvement apparaît constamment comme une présence de vie. « Que c’est bon d’exister, pour admirer, m’émerveiller, adorer. C’est gratuit. Je n’ai qu’à recevoir, en profiter, goûter sans culpabilité, sans besoin de me justifier (Justifier quoi ? de vivre ?). D’un sentiment de reconnaissance jaillit une louange joyeuse, une adoration au créateur de l’univers dont je fais partie, au Dieu qui veut le bonheur de ses créatures… Comme il est écrit dans un psaume : Cette journée est pour moi un sujet de joie. Une joie pleine en sa présence, un plaisir éternel auprès de toi, mon Dieu… Louez l’Eternel, car il est bon. Son amour est infini » (Ps 16.118). La vie est vraiment trop belle pour être triste. Alleluia » (p 174).

Notre commentaire vient témoigner en faveur de l’importance du thème de la gratitude. A travers son expérience personnelle et sa compétence psychologique, Florence Servan-Schreiber nous invite à une découverte, celle d’un mouvement du cœur et de l’esprit qui se révèle bienfaisant pour chacun en nous reliant les uns aux autres.

 

Jean Hassenforder

 

(1)            Sur ce blog, un poème : « Nos vies dépendent l’une de l’autre » : «… Je tisse le lange de l’être qui naît. Sans lui, rien ne serait… Si tu ne m’avais dit : « avance ». D’autres attendent que tu crées. Rien ne serait… »  https://vivreetesperer.com/?p=12

(2)            « Le pouvoir de la gratitude. Florence Servan Schreiber à TED X Paris. Salon 2012 » (Vidéo sur You Tube) https://www.youtube.com/watch?v=nZUfJpVxUNI

(3)            Le parcours de David Servan-Screiber est impressionnant. Une formation originale et créative en psychiatrie et dans le domaine des neurosciences, principalement aux Etats-Unis. Atteint d’un cancer au cerveau au début des années 90, il va expérimenter un ensemble de pratiques innovantes qui vont lui permettre de résister à la maladie pendant 20 ans et qu’il va mettre au service de tous dans un ensemble d’écrits. Une créativité qui se manifeste également à travers des avancées comme l’EMDR. Un article dans Wikipedia rend bien compte de cette exceptionnelle contribution. https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Servan-Schreiber

(4)            Formée à la psychologie transpersonnelle aux Etats-Unis, Florence Servan-Schreiber développe en France des pratiques innovantes et, par ses activités et ses écrits, elle participe à la diffusion des idées nouvelles. Au cours des dernières années, elle met en valeur les apports de la psychologie positive, notamment à travers plusieurs livres. https://fr.wikipedia.org/wiki/Florence_Servan-Schreiber     Voir aussi « L’hyper pouvoir de l’amour. Florence Servan-Schreiber. Vidéo TED X Lille 2015)   https://www.youtube.com/watch?v=ES0qIGoXtCA

(5)            Robert Emmons est professeur de psychologie à l’Université de Californie et expert mondial dans le domaine de la gratitude. Il travaille au Centre de recherche : « Greater Good The science of a meaningful life ». Ce centre travaille, entre autres, sur des sujets comme l’empathie, la compassion, le pardon, l’émerveillement. Une excellente communication avec de nombreuses vidéos. Une ressource où l’on viendra puiser. http://greatergood.berkeley.edu/topic/empathy

(6)            Professeur à l’Université de Pennsylvanie, psychologue éminent, Martin Seligman est pionnier de la psychologie positive. Cette approche scientifique s’appuie notamment sur des « valeurs millénaires dans toutes les traditions du monde : sagesse/connaissance, courage, humanité, justice, tempérance, transcendance ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Martin_Seligman Sur Ted, une interview de Martin Seligman sur la psychologie positive : https://www.ted.com/talks/martin_seligman_on_the_state_of_psychology?language=fr

(7)            Kif est un mot qui s’est introduit récemment dans le langage courant. « Un « kif » ou « kiff » est une passion, un plaisir personnel ou simplement un moment de bonheur ». Wikipedia nous rapporte l’origine et la popularisation de ce thème. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kiffer

(8)            Le courant de la psychologie positive est bien présent aujourd’hui en France. On pourra consulter le site : « Psychologie positive » animé par Jacques Lecomte : http://www.psychologie-positive.net

Sur ce blog, présentation du livre de Jacques Lecomte sur « la bonté humaine » : https://vivreetesperer.com/?p=674

(9)            Sur ce blog : « la force de l’empathie » : https://vivreetesperer.com/?p=137                                     Le livre de Jérémie Rifkin sur l’empathie mis en perspective sur le site de Témoins : « Vers une civilisation de l’empathie… » : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

(10)      « Quel regard sur la société et sur le monde ? Un changement de perspective » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(11)      « Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand » (« Oser la bienveillance » par Lytta Basset)  https://vivreetesperer.com/?p=1842

(12)      « La vie spirituelle comme « une conscience relationnelle ». La recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » : http://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(13)      « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann » : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/     Un blog concernant la pensée théologique de Jürgen Moltmann : http://www.lespritquidonnelavie.com

(14)      Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Parcours spirituel. Empreinte Temps présent, 2011

Présentation : http://www.temoins.com/sa-presence-dans-ma-vie-odile-hassenforder-temoignages-d-une-vie-et-commentairres-de-lecteurs/

Sur ce blog, nombreuses expressions d’Odile Hassenforder : https://vivreetesperer.com/?p=2345 

Ainsi, une attitude de gratitude et d’émerveillement dans les petites choses : « De petits riens de grande portée. La bienveillance au quotidien » : https://vivreetesperer.com/?p=1849

 

La gratitude et le bonheur sous un autre aspect :

« Une boite à soleil. Reconnaître les petits bonheurs comme un flux de vie. De l’archéologie de la souffrance à une psychologie des ressources, par Jeannne Siaud Fachin » (TED X Paris Vaugirard Road) : https://vivreetesperer.com/?p=2002

Comment la bienveillance peut transformer nos relations

 

La stratégie de la bienveillance, selon Juliette Tournand

 

Une intervention dans un colloque TEDx Rennes (1) commence, avec beaucoup d’humour, par l’évocation d’une petite scène de la vie quotidienne. A partir de cet exemple, Juliette Tournand nous explique comment elle a  créé et développé une stratégie de la bienveillance dans le cadre de sa profession  de coach dans les milieux d’entreprise (2). Avec beaucoup de finesse, de compréhension et d’humour, elle nous permet de découvrir le rôle moteur de la bienveillance dans la manière de communiquer. Juliette Tournand nous explique comment elle est parvenue à élaborer une « stratégie de la bienveillance » (3), capable d’induire des relations positives dans le champ professionnel.

 

Au départ, Juliette Tournand nous raconte une rencontre familiale. « Vous êtes invité chez une tante que vous aimez beaucoup et, quand vous arrivez chez elle, lorsqu’elle  vous accueille, adorable : « Ma chérie, j’espère que tu aimes les tripes »… Imaginez que vous ayez horreur des tripes… Cette situation, pour modeste qu’elle soit, vous dépasse et vous obligez à vous dépasser ». La nièce est confrontée à un dilemme. Si par peur de contrarier ou par politesse, elle ne dit rien, alors elle va manger des tripes, et même entrer dans un engrenage : « C’est bon, alors reprends en ! ». Et si cette nièce réagit vivement : « Les tripes, j’ai horreur de ça », alors, vous n’y pouvez rien, votre tante entendra qu’elle vous fait horreur ». « Dans les deux cas, vous aurez dépassé les limites de l’affection qui vous lient à cette adorable tante ».

 

 

Comment sortir de ce dilemme ? « Il y a forcément une solution, mais de quel coté se tourner pour la trouver ? J’ai commencé à me poser cette question à l’âge de 15 ans. La question a pris de l’ampleur quand je suis devenu salariée et que j’entendais : « il faut respecter le cadre ». Et puis, un beau matin, « Mais voyons, il faut savoir sortir du cadre ! ». Oui, mais dans quelle direction ? ». Juliette Tournand s’est donc beaucoup interrogé jusqu’au jour où elle a découvert une stratégie, c’est à dire « une ligne de conduite constante pour réussir ». C’était une stratégie biomathématique, les mathématiques de la vie. Mais en fait, elle se réduisait à du donnant-donnant ; « Si tu es sympa, je suis sympa. Si tu tapes, je tape. La cour de récré ! Il n’y a pas besoin de mathématiques pour en arriver là ! ». Et pourtant, cette stratégie avait été championne dans un tournoi organisé à l’université du Michigan en 1979 précisément sur la gestion des relations humaines (4). Et son auteur, Anatol Rapoport, russe, puis américain et canadien, avait fait une brillante carrière : pianiste virtuose, docteur en biomathématique, puis professeur émérite à l’université de Toronto. Et, bien plus, il avait fait partie du petit groupe de négociateurs pour la paix nucléaire dans les dernières années de la guerre froide de 1975 à 1985. Quoiqu’il en soit, cette stratégie avait deux grandes limites. Si, dans un environnement compétitif, elle réussissait à attirer le plus grand nombre de coopérateurs, elle ne pouvait pas amener quelqu’un en particulier à coopérer. Et, si elle avait été gagnante dans un jeu de tournoi, ce jeu modélisait la vie, mais ce n’était pas la vraie vie.

 

Alors, Juliette Tournand a continué à s’interroger « jusqu’au jour où elle a commencé à voir cette stratégie comme une enveloppe, une carrosserie ». « J’ai ouvert le capot et j’ai trouvé trois forces très simples, si simples qu’on passe à coté lorsqu’on n’y prend pas garde ». « La première, ce n’était pas la réciprocité qu’on entend dans le terme de donnant-donnant. La première, la force majeure, l’axe, le nord de la boussole, c’était la bienveillance. La réciprocité arrivait après en deuxième. Et ça change tout. La réciprocité arrive en face de la bienveillance déjà émise à l’autre, aux autres. Et la troisième force, c’était la clarté qui permet de repérer le point où bienveillance et réciprocité se rejoignent. C’était clair. La bienveillance, accompagnée de ses deux dames de compagnie : la réciprocité et la clarté, constituaient l’axe que je cherchais.

 

Et ça marche bien dans la vraie vie, parce que ce que vous réussissez spontanément, facilement, longtemps, vous le réussissez depuis le centre de ces trois forces ! ». Alors Juliette Tournand revient à la petite scène de vie par laquelle elle avait commencé sa causerie : La visite chez une tante qui a préparé pour vous un plat que vous détestez. Un bon test pour cette stratégie n’est-ce pas ? Et un test qu’on se plait voir raconter avec un tel humour. « Alors bien sur, il restait à faire passer à ces trois forces les limites de la vraie vie pour le jour où vous allez chez une tante que  vous aimez beaucoup et qui vous fait un plat que vous détestez. A ce moment, vous êtes tenté de vous dire :  tout ça, c’est de la théorie, mais soyons pragmatique. Soit je m’écrase. Soit je t’écrase. Mais soyons plutôt vraiment pragmatique. Laissez-vous inspirer par ces trois forces. Et si vous disiez à votre tante : »Des tripes, mais je déteste ça autant que je t’aime toi ». Alors, chez certains d’entre vous, une petite voix malveillante retient l’idée en disant : « Les déclarations d’amour pour un plat de tripes, n’est-ce pas un peu gros ? N’est-ce pas un peu facile ? Non ce n’est pas trop facile : vous détestez les tripes et vous aimez votre tante. C’est clair. Cette réponse est bienveillante pour vous : vous ne mangerez pas de tripes, bienveillante pour votre tante. Et elle est parfaitement claire. Alors, peut-être que dans votre famille, on ne se dit pas qu’on s’aime comme cela. Ce ne sont pas des mots qu’on dit, mais justement, votre tante, surprise par cette réponse qui l’étonne et, bien sur, l’enchante, éclate de rire et décide de battre une omelette à votre intention… ». A cette configuration, s’ajoute ainsi « la force de la vie, la liberté d’innover qui « s’appuie sur la situation pour rejoindre bienveillance, clarté et réciprocité ».

 

Juliette Tournand nous rapporte que cette nouvelle vision a trouvé très vite écho chez les clients du cabinet de consultants dans lequel elle travaillait. Cela a suscité de beaux contrats. Mais cela a suscité de la jalousie envers elle dans toute la ligne hiérarchique de son entreprise. « Incroyable, mais banal ! ». Un conflit est apparu. Juliette s’est laissée entrainer dans « une réciprocité de la malveillance ». Quand elle en a pris conscience, elle a réagi. Elle est sortie du système et finalement cette épreuve a concouru au projet qu’elle entretenait de devenir un jour son propre patron. Elle pouvait s’appuyer sur la confiance des clients. Le système qui l’avait servi, puis desservi, avait été une étape qui lui permettait de réaliser son rêve. « La voie de la bienveillance stratégique m’avait poussé à l’endroit particulièrement ajusté à ma situation ».

 

« Depuis dix ans que j’accompagne des dirigeants d’entreprise et aussi des sportifs de haut niveau, je me suis aperçu que les stratégies qui réussissent prennent toutes appui sur l’originalité, la singularité de situations difficiles qui sont regardées depuis la bienveillance stratégique : bienveillance, clarté et réciprocité… La bienveillance qui réussit, c’est la bienveillance qui part de vous pour rejoindre les autres. Entrainez vous dans des situations familières, avec des gens qui ne vous font pas peur. Entrainez-vous au plaisir qu’il y a, dans des situations difficiles, de vous arracher à la frustration pour savourer le plaisir qu’il y a à faire mieux que gérer les conflits, les dépasser pour aller jouir de la liberté d’innover et de rencontrer le concours des autres. Mon rêve, c’est que nous soyons nombreux à partager cette vision et cette pratique, à découvrir que nous avons le pouvoir de modifier notre microclimat, que nos microclimats se rejoignent ».

Et on peut considérer le monde dans cet esprit. Aujourd’hui, le climat est un enjeu planétaire et cet enjeu est entre nos mains. Développer une ambiance de bienveillance et de collaboration entre nous,  nous dit Juliette Tournand,  c’est aussi réduire les frustrations et le besoin de nous en consoler dans une consommation excessive.  Dans cette esprit, « il y a des chances que « bienveillants mutuellement entre nous les humains, nous le devenions naturellement  vis à vis de notre planète ». Si cet objectif peut paraître ambitieux, tout ce qui concourt à un changement de mentalité est précieux. La stratégie de la bienveillance est une démarche qui participe à une évolution positive de notre vision du monde et y concourt.

 

La causerie de Juliette Tournand est particulièrement attirante parce que celle-ci s’exprime avec beaucoup de finesse, d’empathie, d’humour, et parce qu’à travers son analyse, elle nous ouvre un horizon et un chemin pour de meilleures relations humaines.

Aujourd’hui, nous assistons à une prise de conscience. On perçoit mieux les effets positifs d’attitudes classiquement reconnues comme ayant une valeur spirituelle, religieuse ou morale. Cette évolution avait déjà été remarquée, il y a quelques années, dans les écrits en sciences humaines. Ainsi, en février 2011, le magazine : Sciences humaines a publié un dossier : « Retour de la solidarité, empathie, altruisme, entraide » (5). Récemment, un des pionniers de la psychologie positive en France, Jacques Lecomte a écrit un livre sur « Les entreprises humanistes » (6) dans lequel il montre comment « certaines valeurs et attitudes fondamentales (confiance en l’autre, empathie, respect, coopération, bienveillance, esprit de service etc) peuvent avoir un impact positif au sein des organisations ».  La « stratégie de la bienveillance » s’inscrit dans cette évolution en cours et y contribue.

Bien entendu, la bienveillance a toujours été présente dans les relations lorsque des personnes bienveillantes s’y exprimaient. Et on peut s’interroger sur le danger d’instrumentalisation de certaines valeurs. Cependant, leur affirmation dans des formes élaborées est généralement positive.   Et, au total, nous percevons dans ce mouvement , une inspiration. Si Juliette Tournand a mis en forme l’efficacité de la bienveillance, n’est-ce pas parce qu’elle était elle-même prédisposée à en vivre et à en percevoir la valeur. Il y aujourd’hui une prise de conscience renouvelée de ce qui élève l’humanité à travers les siècles. A propos de sa démarche, Juliette Tournand a pu écrire par ailleurs : « En mettant cette stratégie en tension avec le texte biblique relu par une psychanalyste laïque, j’avais ainsi l’accord rarissime de deux grandes directions de conscience ». Pour nous, nous trouvons un éclairage dans un récent livre de Lytta Basset qui, en théologienne, nous invite à « oser la bienveillance » (7). Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand.

La bienveillance est une force motrice. Voilà une dynamique qui apparaît dans « la stratégie de la confiance » mise en œuvre par Juliette Tournand.

 

J H

 

(1)            Stratégie de la bienveillanee. Juliette Tournand à TEDx Rennes : https://www.youtube.com/watch?v=7G-a2A9faK4

(2)            Site de Juliette Tournand : « Juliette Tournand. Coopération et réussite durable avec la stratégie de la bienveillance » : http://www.juliette-tournand.com

(3)            Juliette Tournand est l’auteur de plusieurs livres dont :                      La stratégie de la bienveillance ou l’intelligence de la coopération. 3è éd. Interéditions, 2014

(4)            Coopération, réciprocité, pardon. La théorie d’Anatol Rapoport sur Wikipedia :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Coopération-réciprocité-pardon

(5)            Sur ce blog :  « Quel regard sur la société et sur le monde ? » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(6)            Sur ce blog : « Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humaniste et conviviales : un parcours de recherche avec Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=2318

(7)            Sur ce blog : « Bienveillance humaine. Bienveillance divine. une harmonie que se répand. Lytta Basset : Oser la bienveillance » : https://vivreetesperer.com/?p=1842