Apprendre à s’aimer. S’aimer soi-même. S’aimer toi et moi. S’aimer entre nous, ensemble.
Si on ne s’aime pas soi-même, comment peut-on recevoir le flux de l’amour et le répandre autour de soi ? C’est une étape majeure, mais elle ne va pas de soi. Parce qu’elle peut rencontrer des oppositions dans un héritage psychologique, et parce que, culturellement et religieusement, cette étape peut être sous-estimée, voire déniée.
Comment apprendre à s’aimer ? Au fond de notre cœur, nous savons bien que l’amour partagé est la source qui porte la vie et qui fonde la communauté humaine. Alors, quels chemins pouvons nous emprunter ? Quel bonheur lorsque, à ce sujet, nous pouvons entendre une parole authentique fondée sur une expérience personnelle ! Et justement, c’est ce que nous apprécions dans l’intervention de Camille Syren, en octobre 2017, à TED X La Rochelle (1). Comment fait-on pour s’aimer soi-même, toi et moi et tous ensemble ? C’est une question qui a été et qui est au cœur de Camille. Il y a, dans ses paroles, non seulement une expérience murie et une réflexion construite, mais aussi un engagement affectif. Et, dans cette expression d’un amour vécu, il y a un courant qui passe. Accompagnons l’écoute de cette vidéo par des notes qui vont nous permettre de méditer doublement à partir de cette contribution.
Un chemin
« S’aimer (m’aimer), S’aimer (toi et moi). S’aimer (les uns les autres), c’est pareil. Et je crois que dans la vie, c’est pareil ». C’est tout un chemin. Pour Camille Syren, « Cela fait 43 ans de recherche appliquée. Le voyage certainement le plus intéressant et le plus utile que j’ai jamais fait. Ce qui m’amène à vous dire aujourd’hui que le bien le plus utile et le plus précieux que j’ai, c’est justement mon aptitude à aimer. Et la bonne nouvelle, c’est que cette aptitude s’apprend. Il n’y a pas ceux qui naissent avec et ceux qui naissent sans… Apprendre à tisser des relations de qualité, c’est de l’or en barre. On n’y croit pas assez. C’est puissant. Si il y avait une seule chose à cultiver, c’est bien celle-ci ».
Dans la vie de Camille, il y a eu un déclic et puis, tout un processus s’est mis en marche. « Quand j’avais 14 ans, j’ai reçu de son auteur, un autocollant : « Déclaration des droits à l’amour ». Quand j’ai lu cela, je me suis dit : « Ouah, je rêve ! Si un jour, j’arrive à faire cela ! ». Et du coup, je me suis dit : Si quelqu’un l’a écrit, donc c’est possible. Et je décide d’y croire. Je me suis dit aussi : je décide d’y avoir droit. Même moi, qui avait été abimée, pour bien savoir aimer ou me laisser aimer. Et puis, troisième chose que je me suis dit : je veux savoir comment on fait. Et, depuis, je n’ai jamais arrêté de chercher… ».
«La cabane à gratter » : une association de quartier
Camille nous donne un premier exemple de l’esprit qui l’anime : sa participation à une association de quartier.
« La cabane à gratter », c’est une petite association dans mon quartier que j’ai rencontré pour la première fois, il y a quelques années. Installée sur le trottoir, une petite cahute en bois de toutes les couleurs. Quand j’ai fait connaissance, elle était tenue par Gervais, un grand « black » avec un cœur d’or, qui savait très bien s’y prendre pour faire de la place à chacun, qui qu’il soit, d’où qu’il vienne. Cette rencontre a accroché mon cœur. Moi qui ai toujours eu à cœur de mettre de la diversité dans ma vie, déjà pour mourir moins bête, car la réalité est toujours complexe. Alors, moi aussi, j’ai commencé à fréquenter la cabane comme ces gens isolés du quartier, comme les personnes déracinées, en transition, loin de chez elle, comme il peut y en avoir dans un quartier de la gare.
Ce que j’ai aimé dans « la cabane à gratter », ce sont deux choses. Une petite phrase d’une habituée de la cabane : « Quand onne gratte pas, on ne peut pas savoir ». Et bien, je trouve que c’est vrai pour tout. Nejamais se contenter des apparences. En ce qui me concerne, en ce qui te concerne, en ce qui nous concerne. Toujours gratter un peu derrière. On y trouve des pépites… A la fin d’une fête de Noël, une des plus belles fêtes de Noël que j’ai passé, je rentre chez moi à la maison avec mes enfants qui vont à l’école, qui sont au chaud… Depuis ma place à moi, il n’est pas si simple d’être à parité, de passer une fête de Noël avec quelqu’un qui a une histoire à coucher dehors, pour de vrai, avec quelqu’un qui n’a plus rien, avec quelqu’un qui n’a personne autour de lui pour l’aimer… Cette capacité d’être profondément connecté d’humain à humain, quelque soient les statuts, être ensemble, c’est un plaisir profond. Des moments comme cela, il devrait y en avoir plus souvent ».
Apprendre à vivre la rencontre
Cependant, si on peut être prédisposé à cette expérience de la rencontre, on a besoin aussi de s’y familiariser, de développer en nous cette aptitude, car « cette aptitude là, elle se cultive ». Camille nous fait part de son apprentissage. Comment a-t-elle appris à s’aimer, à se rencontrer, à rencontrer l’autre ?
« Je parle de traversée. Il ne suffit pas d’avoir des bottes de sept lieues. Il y a quelques passages obligés. Et la première rencontre àfaire, c’est soi. Cela tombe bien, car pour se rencontrer, on a la matière première la plus infinie qui existe, renouvelable, gratuite, hyperperformante, disponible tout le temps et chez tout le monde. Tout est là et tout est juste. C’est ma sensibilité. C’est votre sensibilité. Réapprendre à sentir. Apprendre quelque chose que je sens. Comprendre quelque chose que je sens et agir.
Mais il y a deux idées reçues qui me révoltent.
La première, c’est qu’il y aurait des émotions négatives. Or, toutes les émotions sont importantes. Cela rappelle le petit jeu pour guider une recherche : « Tu brûles. Tu refroidis ». Si on ne disais que « tu brûles » à celui qui cherche, il pourrait chercher longtemps ! De même, dans la vie, on a besoin des autres indications : traces de peur, de colère, de tristesse. Toutes ces indications sont juste celles dont on a besoin pour aller vers la satisfaction suffisante de nos besoins. Et là est le plaisir. On appelle cela le plaisir chez les humains. Pas d’émotions négatives. Elles sont toutes bonnes à prendre.Et quand cela prend le tour d’une émotion destructrice, voire violente, que ce soit pour soi-même ou pour les autres, ce n’est pas une émotion, c’est un mécanisme de défense. Ce n’est pas la même chose. Et en général, cela nous vient de loin et même de très loin. Et les mécanismes de défense, on en a tous. C’est un court-circuit. Et cette zone d’ombre vulnérable, nous devons être capable de la respecter, de la regarder avec tendresse, car il n’y a que comme cela qu’elle nous délivrera l’information dont on a besoin pour pouvoir faire différemment.
Deuxième idée reçue : Cela ne peut pas changer. Entendre cela medésespère. Quand j’entendais dire, à 14 ans, on ne peut pas changer, quelle bonne excuse pour ne pas bouger les lignes. Et les siennes d’abord ! »
Toi et moi
Apprendre à s’aimer, c’est un processus. C’est s’aimer soi, mais c’est aussi s’aimer, toi et moi.
« Une seconde rencontre à faire : toi et moi. Que ce soit mon conjoint, mon voisin, mon boss, ma boulangère… Or, parfois, la diversité nous agace. Je ne sais pas si vous avez déjà rempli le coffre d’une voiture avec votre compagne, votre compagnon… On n’a pas la même façon ! Cette deuxième rencontre, c’est dépasser le « ou toi, ou moi » pour penser : « tout moi et tout toi ». Cela m’émerveille, car je vois que cela marche. Quand je suis « tout moi » et que je ne lâche pas ce moi, cela me laisse assez tranquille pour permettre à l’autre d’être « tout toi ». Il y a quelque chose qui arrive que jamais je n’aurais inventé tout seul et qu’il (elle) n’aurait jamais inventé tout seul. C’est encore mieux qu’on aurait pu l’imaginer. Bienvenue dans la vraie vie, mais en mieux. C’est la réalité augmentée.
Assumer la diversité. Mais se rencontrer comme cela, c’est du courage. La première chose dont vous devez vous équiper, c’est la sensibilité. Et puis, pour moi, j’aime quand cela marche et j’aime les gens. Et quand je décide d’aimer quelqu’un, et bien, je décide de ne pas lâcher si facilement. Et, du coup, je m’occupe du « entre » en mettant de l’énergie dans le courage d’aller au contact et dire lebien. Quand vous voyez quelque chose de bon et que vous ne le dites pas, un compliment que vous retenez, il manque à l’univers. C’est quelque chose de perdu pour l’univers.
Et puis, bien sûr, il y a toujours des choses qui restent en touche, des tensions dont on ne s’est pas occupé parce que : pas de temps, parce que : pas si important, parce que : autre chose à faire. Et bien, quand cela reste en travers, c’est qu’il y a quelque chose à faire. Sinon, cela pourrait bien se mettre en travers de ma santé, en travers de notre relation, mettre à distance »
Se rencontrer entre nous, ensemble
Cette dynamique interpersonnelle débouche sur un mouvement de convivialité, de vie commune, un vrai savoir-faire pour le vivre ensemble
« Se rencontrer, c’est se rencontrer soi-même, se rencontrer toi et moi, se rencontrer entre nous. Quand on sait faire cela de mieux en mieux, cela se pratique, cela se décide, cela se tisse. Se rencontrer entre nous, c’est plus complexe encore, car il y a un lien entre plusieurs personnes, toutes celles qui participent au collectif. Il va falloir s’occuper de chaque personne et s’occuper du « entre ». Si on sait bien faire cela, le résultat dépasse nos espérances.
Pourquoi cela se complique au moment où on devient un collectif ? Parce qu’on vit là avec une question. On vient au monde avec une question. Quelle est ma place ? Trouver ma place dans ma famille même si elle est toute petite, trouver ma place dans mon collectif d’amis, dans mon job, dans mon entreprise, dans mon association… Et dès que j’ai peur pour ma place, dès que je ne suis pas sûr d’en avoir une, les choses se crispent. Quand chacun dans un groupe ose prendre sa place, s’occupe du « entre » pour que chacun ait la permission réelle de prendre sa place, alors il y a un espace, un « truc magique » qui se passe, qui est : « il y a de la place pour tout le monde ».
A partir de cette intelligence là, à la fois émotionnelle, relationnelle, mais aussi une forme de saut dans le vide, ne pas avoir de plan préétabli au départ, quand on mise sur ce qu’on a,sur ce chacun aime, ses limites, ses handicaps, ses « pas possible », la complémentarité fera forcément quelque chose de bien. C’est un sacré lâcher prise par rapport à notre envie de contrôler, de savoir à l’avance. Et cette attitude est valable aussi bien quand je pilote la campagne à gratter que quand j’élabore ma stratégie d’entreprise : faire de la place à chacun et, pour le reste, laisser faire l’univers. Et bien, ces choses là, jamais l’intelligence artificielle ne pourra le faire à notre place.
Savoir s’aimer, cela s’apprend, c’est notre bien le plus précieux, alors cultivons-le ! ».
Un message émouvant, éclairant, mobilisateur
En rapportant les propos de Camille Syren dans les termes familiers où elle nous communique son expérience personnelle, nous accompagnons ici sa parole par un écrit pour nous permettre de mieux en apprécier la portée. Apprendre à s’aimer dans tous les registres de la rencontre : s’aimer soi-même, s’aimer toi et moi, s’aimer entre nous ensemble, pour Camille, cette visée se réalise à travers un engagement personnel qui allie émotion, observation et réflexion. C’est une dynamique qui se répand, car si on apprend à s’aimer, l’affection reçue peut y contribuer.
Nous sentons bien qu’il y a dans l’expérience de l’amour une dimension qui nous dépasse et que nous pouvons évoquer en des termes différents, par exemple, cet « univers » que Camille Syren nous invite à « laisser faire » ou bien nous le présente comme « nous appelant à exprimer tout ce qui est bon ». Pour nous, nous nous reconnaissons dans la vision du monde du théologien Jürgen Moltmann lorsqu’il nous parle de « l’Esprit qui donne la Vie » : « L’essence de la création dans l’Esprit est « la collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font connaître « l’accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (2). L’amour est au coeur du message de Jésus.
Cette intervention nous instruit sur bien des obstacles dont nous n’avons pas toujours conscience. Sans se référer directement à des savoirs, comme des connaissances psychologiques ou l’approche de la communication non violente, Camille nous éclaire par une réflexion à partir de son expérience personnelle, une réflexion que nous recevons d’emblée. Il y a dans ce témoignage l’expression d’une émotion qui éveille la nôtre et nous met en mouvement. En suivant le chemin de l’amour vécu : s’aimer, toi et moi, s’aimer entre nous, nous entrons dans une dynamique. C’est un souffle de vie.
(2) Dans ce blog, nous faisons souvent appel à l’éclairage de Jürgen Moltmann. Citation p 25 (Dieu dans l’Univers, Cerf, 1988). Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999
Devenir plus humain. Une culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, d’acceptation de la différence (Jean Vanier) : https://vivreetesperer.com/?p=2105
L’espérance comme motivation et accompagnement de l’action.
Nos activités, nos engagements dépendent de notre motivation. Et notre motivation elle-même requiert la capacité de regarder en avant, un horizon de vie, une dynamique d’espérance. Quel rapport entre espérance et action ? Cette question concerne tous les registres de notre existence. Jürgen Moltmann apporte une réponse théologique à cette question dans l’introduction à son dernier ouvrage qui porte sur l’éthique de l’espérance (Ethics of hope ») (1)
Qu’est-ce que nous pouvons espérer ? Que pouvons-nous faire ? Un espace pour l’action.
L’espérance, nous dit Moltmann, suscite notre motivation. Peut-on agir si nous avons l’impression de nous heurter à un mur ? A un certain point, le volontarisme trouve sa limite. Dans l’histoire, on a vu des groupes se déliter parce qu’ils avaient perdu une vision de l’avenir. Pour agir, nous avons besoin de croire que notre action peut s’exercer avec profit. « Nous devenons actif pour autant que nous espérions », écrit Moltmann. « Nous espérons pour autant que nous puissions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible ».
Ce regard inspire nos comportements sur différents registres, dans la vie quotidienne, mais aussi dans la vie en société. « Si, par exemple, nous espérons que le monde va continuer comme maintenant, nous garderons les choses telles qu’elles sont. Si, par contre, nous espérons en un avenir alternatif, alors nous essaierons dès maintenant de changer les choses autant que faire se peut ».
Que dois-je craindre ? Qu’est-ce que je peux faire ? L’action : une nécessité.
« Nous pensons à l’avenir, non seulement en fonction d’un monde meilleur, mais aussi, et peut-être plus encore, en fonction de nos anxiétés et de nos peurs ». Il est important et nécessaire de percevoir les dangers. Nos peurs interviennent alors comme une alerte.
La peur affecte également nos comportements. L’anxiété attire notre attention sur les menaces. Nous faisons face au danger avec d’autant plus d’énergie que nous percevons l’efficacité de notre action. « Une éthique de la crainte nous rend conscient des crises. Une éthique de l’espérance perçoit les chances dans les crises ».
Espérance chrétienne. D’un monde ancien à un monde nouveau.
Dans les textes apocalyptiques juifs et chrétiens, la fin des temps est évoquée dans des scénarios catastrophiques, « mais, en même temps, la délivrance à travers un nouveau commencement divin est proclamé avec d’autant plus de vigueur ». Ainsi, « rien de moins que l’Esprit de Dieu sera répandu pour que tout ce qui est mortel puisse vivre ». (Joël 2. 28-32. Actes 2 16-21). Porté par l’Esprit divin, la nouvelle création de toutes choses commence lorsque le monde ancien s’efface . Motmann cite le poète Friedrich Hölderlin : « Là où est le danger, la délivrance croit aussi ». « L’éthique chrétienne de l’espérance apparaît dans la mémoire de la résurrection du Christ crucifié et attend donc l’aube du nouveau monde suscité par Dieu dans l’effacement de l’ancien ». C’est une forme de métamorphose. La transformation est déjà en cours. « L’espérance chrétienne est fondée sur la résurrection du Christ et s’ouvre à une vie à la lumière du nouveau monde suscité par Dieu. L’éthique chrétienne anticipe, dans les potentialités de l’histoire, la venue (« coming » universelle de Dieu ».
Prier et observer.
Si l’on espère, la prière s’inscrit dans une attente et, en conséquence, elle s’accompagne d’une observation de ce qui se passe et va se passer : prier et observer. « En observant, nous ouvrons nos yeux et reconnaissons le Christ caché qui nous attend dans les pauvres et les malades (Matthieu 25. 37)… L’attention à l’éveil messianique se manifeste à travers les signes des temps dans lesquels le futur de Dieu est annoncé de telle façon que l’action chrétienne inspirée par l’espérance, devienne anticipation du royaume qui vient, dans lequel justice et paix s’embrassent mutuellement ».
Attendre et se hâter.
« Dans l’espérance de l’avenir divin, tous les théologiens de Coménius à Blumhardt ont mis l’accent sur ces deux attitudes : attendre et se hâter ». Attendre ne veut pas dire adopter une attitude passive, mais au contraire regarder en avant : « La nuit est avancée. Le jour est proche » (Romains 15.12). Attendre, c’est aussi s’attendre. « La venue de Dieu, Dieu qui vient, engendre une puissance de transformation dans le présent ». « Dans la tension de l’attente, nous nous préparons à l’avenir divin et cet avenir gagne en force dans notre présent ».
Et aussi, nous ne nous résignons pas à l’injustice et à la violence. Les gens qui attendent la justice de Dieu ne peuvent plus supporter la réalité actuelle comme un fait obligé « parce qu’ils savent qu’un monde meilleur est possible et que des changements sont aujourd’hui nécessaires ».
L’attente s’exerce dans une foi fidèle : « L’espérance ne donne pas seulement des ailes à la foi. Elle donne aussi à cette foi le pouvoir de tenir ferme et de persévérer jusqu’au bout ».
Il y a aussi un double mouvement : attendre et se hâter. « Se hâter dans le temps signifie traverser la frontière entre la réalité présente et la sphère de ce qui est possible dans l’avenir ». En traversant cette frontière, nous anticipons l’avenir que nous espérons. « Ne pas prendre les choses comme elles sont, mais les voir comme elles peuvent être dans l’avenir et amener dans le présent cette potentialité, ce pouvoir être, c’est nous ouvrir à l’avenir ». Le présent apparaît comme une transition entre ce qui a été et ce qui sera.
« Regarder en avant, percevoir les possibilités et anticiper ce que sera demain, tels sont les concepts fondamentaux d’une éthique de l’espérance. Aujourd’hui, attendre et se hâter dans la perspective du futur signifient résister et anticiper ».
Jean Hassenforder
(1) Moltmann (Jürgen). Ethics of Hope. Fortress Press, 2012. Ce livre a été traduit par Margaret Kohl à partir de la première édition publiée en allemand en 2010 : Ethik der Hoffnung. Dans cet ouvrage, Jürgen Moltmann fait le point sur sa pensée après plusieurs décennies de réflexion théologique. Ce texte est écrit à partir de l’introduction à laquelle les citations sont empruntées (p 3-8).
Sur ce blog , d’autres articles sur la pensée de Jürgen Moltmann :
Il y eu des années d’activité, de vie intense, et puis, tout s’est effondré. C’est le marasme. Ce peut être une situation individuelle ou collective. Et bien souvent, les deux à la fois. C’est l’impasse. On se résigne. On s’installe ou bien tout continue à se dégrader. Où aller ? Comment rebondir ?
Mais pour aller de l’avant, on a besoin de changer de regard. C’est une nouvelle manière de voir. C’est pouvoir apercevoir les signes d’un renouveau, des pistes qui apparaissent et jalonnent les nouvelles orientations. Jean-François Caron nous raconte l’histoire du renouveau du pays minier dans le Pas de Calais. Il en est un des principaux acteurs. Cette histoire est émouvante parce qu’elle nous parle d’un peuple courageux qui, à l’arrêt des houillères, avait perdu sa raison de vivre. Cette histoire est exemplaire parce qu’elle nous montre qu’un nouvel espoir peut grandir et un nouvel horizon apparaître. Ici, la mutation écologique est le moteur de la grande mutation à laquelle nous assistons. Dans cette intervention à TED x Vaugirard Road (1), Jean-François Caron nous raconte cette histoire.
Un pays en souffrance
« Je viens d’un pays où il n’y avait plus de futur et j’ai passé 25 années de ma vie à construire un cheminement de reconversion. Ce pays, ce petit pays, ça s’appelle le pays minier dans le Pas de Calais ». Ce pays a beaucoup souffert dans le travail des mines. « Dans ma commune, le sol a baissé de quinze mètres à cause des affaissements miniers. Les réseaux d’eau sont fracturés. Et les hommes mourraient à quarante ans à cause de la silicose. C’était normal de donner sa vie pour ses enfants. C’était la règle. Un de mes grands oncles est mort à 34 ans de la silicose, cette maladie qui ronge les poumons. Voilà. C’était assez pénible… ».
L’oiseau de l’espérance. Un « traquet motteux » s’installe sur un terril.
Et voici que Jean-François Caron nous parle des oiseaux. C’est une image de vie. Et c’est aussi un objet d’attention pour les écologistes. « Les oiseaux étaient partis. Je vous parle des oiseaux parce qu’un oiseau est revenu et qu’il a tout changé… Figurez-vous que, chez nous, à l’arrière, il y a quelques montagnes noires ; on appelait cela les terrils. Les terrils, c’est ce qui a été extrait du fond jusqu’à moins mille mètres dans notre commune. C’est du schiste, de la pierre, de la poutrelle. On appelle cela des crassiers, des tas de déchets. Et puis, parce que je suis ornithologue, un jour j’observe un « traquet motteux » avec un petit croupion blanc, admirable, étincelant. C’est un oiseau qui vit en montagne. Il a besoin de pierres pour nicher sous la pelouse alpine. Il vit dans les Alpes et en Scandinavie. Cet oiseau, qui remontait en migration prénuptiale, a trouvé dans les terrils un milieu qui lui convenait. Et mon terril hébergeait un oiseau rare. Cela a complètement changé mon regard sur les terrils que je voyais là depuis que j’allais à l’école et qui faisait partie du paysage ».
Un regard nouveau sur les terrils.
« J’ai donc commencé à changer de lunettes sur ce terril qui hébergeait un oiseau rare. A ce sujet, j’ai rencontré des gens qui sont devenus mes amis. J’ai rencontré, par exemple, des urbanistes qui disaient que, dans ce pays plat du Nord, les terrils, ce sont nos points de repère, ce sont nos beffrois. Ils structurent le territoire. J’ai rencontré des artistes qui sont devenus mes amis. Ils me disaient : regarde ces triangles merveilleux qui montent au ciel, tout noirs, tout purs. Il fallait y penser. Mais c’est vrai que c’était beau. J’ai rencontré des mineurs, bien sûr. Ils disaient : « Les terrils, c’est passé dans nos mains. C’est plein de sueur. C’est plein de notre sang. C’est nous, les terrils ». Et donc, avec ces pionniers, nous avons changé de lunettes. Nous avons décidé de nous organiser. Nous avons créé une association qui s’appelle : « la chaine des terrils ». Parce qu’on en avait marre qu’en plus de nous imposer le chômage, on nous dise que ces terrils n’étaient pas beau et parce qu’à l’époque, tout me monde disait : « il faut raser tout ça ». C’était terrible, cette volonté de négation. Alors que 29 nationalités étaient venues travailler chez nous, qu’on avait un système de valeurs extraordinaire, que la vie dans les cités minières était mille fois plus joyeuse et agréable.
Le bassin minier recélait plein de systèmes de valeurs et donc, on s’est organisé et quand on a remonté la dernière gaillette (morceau de charbon) à la fosse de Oignies, France III a organisé un débat avec le grand patron de l’empire des Houillères, un monsieur qui avait des tas de diplômes, qui faisait son job pour faire gagner des sous à sa boite. Et, pour lui, les terrils, c’était des tas de matériaux. Ça se vendait. Et moi, j’étais en face parce que j’étais un peu le représentant du monde qui va venir. On ne savait pas quoi, mais on avait créé « la chaine des terrils ». On avait un regard. On avait une idée de ce que pouvait être ce monde à venir. Donc, on fait ce débat.
Je n’était pas seul. Avec moi, il y avait mon arrière grand-père qui avait été délégué mineur durant les grandes grèves de 1900. Et j’avais le traquet motteux, la nature avec moi. Finalement, on a gagné. Le ministre de l’intérieur (1995) a imposé à Charbonnages de France, l’institution par excellence, une partition entre les terrils qu’on allait garder pour la nature, les terrils qu’on allait garder pour la fonction symbolique comme par exemple le terril Renard à Denain que Zola avait décrit dans Germinal, et puis, quand même, les terrils pour les matériaux. Et, à partir de là, on a commencé à regagner un peu de dignité et de fierté, tout simplement. Nous nous sommes organisé. Et on a commencé à avoir un certain nombre de résultats. J’ai créé une école de parapente. On a développé une action culturelle. Des mineurs qui jouaient leur propre rôle. Des sons et lumières participatifs. On a fait du « land art » sur les terrils ».
Un projet collectif pour transformer le territoire
« Entre temps, j’ai été élu au Conseil régional parce que les gens ont estimé que tous ces combats là avaient de l’importance. Et puis, je suis devenu élu local. Et là, j’ai eu à m’occuper de l’urbanisme, du plan d’occupation des sols et, très vite, il m’est apparu qu’on ne pourrait pas faire un plan d’occupation des sols sans un vrai projet de ville. Comme au Far West, quand on a abandonné les mines et que tout est resté dans l’état, on n’avait plus de futur. Mais où voulez-vous mettre un million de personnes ? Un petit peu à Dunkerque, au Havre, à Paris ? Ce n’était pas possible. Et donc, très vite, il m’est apparu qu’on ne pourrait plus faire un véritable plan d’occupation des sols, de l’agriculture et des usines, là où on pouvait construire, donc sans un vrai projet de ville. Dans notre représentation, cette ville nouvelle ne pouvait s’édifier que dans une œuvre collaborative. Ce ne pouvait pas être à dire d’expert. Même si nous en avions besoin, ce n’est pas un expert qui pouvait nous dire notre futur. Ce n’étaient pas non plus les élus, même si j’en faisais partie. Ce ne pouvait se faire que dans un processus collectif. C’est comme cela qu’on a installé le rôle d’habitant acteur, qu’on a mis les gens en situation de coproduire la ville. Et nos premières expérimentations ont découlé de là. On avait une eau absolument catastrophique, le double de la dose de nitrate. Alors, dans le plan d’occupation des sols et dans les actions de ville, il fallait être draconien sur la protection de l’eau. Les maisons de mineurs avaient eu du charbon gratuit pour le chauffage. Thermiquement, elles étaient comme des passoires. Alors l’écoconstruction et la réhabilitation thermique devenaient absolument stratégiques et c’est comme cela que nos premières expérimentations sont sorties et que, progressivement, on a commencé à dessiner une vision ».
Inventer une transition
« C’était la vision d’un nouveau modèle de développement, même à travers des signaux faibles. Comme on dirait aujourd’hui : sortir de la société du gaspillage. On voit bien que le nouveau modèle de développement ira plutôt vers la sobriété et le recyclage en prenant le contre pied de nos pratiques actuelles. Ce nouveau modèle de développement n’était pas encore apparu, mais nous avions vu l’homme et la nature martyrisés et on se rendait compte de ce que ce modèle pourrait devenir progressivement. On doit en même temps construire la transition. Et c’est très compliqué d’emmener une communauté, un collectif et de dire : on va changer le monde, mais on ne sait pas vers quel monde on va.
Progressivement, la confiance s’est installée par la qualité des collectifs qu’on avait monté, par le travail qu’on faisait ensemble, par la façon dont on posait des actes sur la manière de reconquérir notre espace. Et puis, j’ai beaucoup insisté sur cette idée qu’il fallait libérer les initiatives. On sortait d’une société encadrée. Quand vous devez inventer un monde, il faut faire des innovations. Et une innovation, c’est une désobéissance qui a réussi, mais c’est d’abord une désobéissance. Et donc, on travaille la question du droit à l’erreur parce que, si vous n’avez pas le droit de vous tromper, je vous garantis que jamais vous ne ferez quelque chose. On a travaillé ces questions. On a multiplié les processus et les initiatives et on est progressivement devenu une ville pilote du développement durable ».
En marche
Jean-François Caron nous rapporte les excellents résultats de son action municipale : un maire réélu avec 82% des voix. Et, comme il dit avec humour : « un écolo au pays des gueules noires ». C’est un parcours significatif.
« Nous, on était dans le gouffre, pas au bord du gouffre, dans le gouffre. Il y a vingt cinq ans, on n’avait pas le choix. On avait l’épée dans les reins. Paradoxalement, on avait de la chance.
On est parti de nos valeurs : l’homme et la nature ne sont pas des variables d’ajustement. On a choisi un nouveau regard. Ça nous a changé nous-mêmes. On a retrouvé de la confiance, de la vision, une place pour chacun dans l’effort collectif d’inventer un nouveau modèle, et puis surtout, on a inventé du désir, du désir de développement durable, parce que si le développement durable, c’est une addition de contraintes et des grands discours de morale, jamais le développement durable ne s’imposera. Alors que si on se remet en perspective et de considérer que de dire bonjour à son voisin plutôt que de lui faire la gueule ou faire une haie de trois mètres de haut, aimer la nature et reprendre nous-même notre destin, c’est tout simplement joyeux. Cela nous redonne prise. Et donc, aujourd’hui, tout n’est pas réglé à Loos-en-Gohelle. Loin s’en faut ! On est à notre petite échelle. On est en train de travailler au changement d’échelle. Chaque histoire est unique. La notre est unique. Chacune des vôtres est unique. Mais, souvenez-vous, si vous changez de regard, alors vous pourrez soulever des montagnes. Pas seulement des terrils ! »
Changer de regard !
Jean-François Caron nous rapporte une longue marche nourrie par une vision qui s’est précisée peu à peu. C’est la sortie d’une déshérence et le parcours d’un chemin vers une vie nouvelle. Le récit de Jean-François Caron s’entend comme celui d’une émergence, d’un renouveau et même comme celui d’une libération par rapport au vieux monde. Ce pays reprend vie et des signes successifs en témoignent : l’arrivée d’un oiseau, la transformation des terrils, une dynamique sociale et écologique.
L’homme qui raconte cette histoire éveille notre sympathie travers la force tranquille que nous percevons en lui : honnêteté, authenticité, confiance et les valeurs qu’il évoque : « l’homme et la nature ne sont pas des variables d’ajustement ». Nous voyons dans son parcours une dynamique d’espérance et de foi.
Dans l’histoire de l’humanité, nous avons vu des groupes se débiliter parce qu’ils avaient perdu une vision de l’avenir. Pour agir, nous avons besoin de croire que notre action peut s’exercer avec profit. « Nous devenons actifs pour autant que nous espérons. Nous espérons pour autant que nous pouvons entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons du possible » (Jürgen Moltmann) (2). De fait, nos représentations sont opérantes. « La foi déplace les montagnes ». « Si quelqu’un dit à cette montagne : « Soulèves-toi ! Jette-toi dans la mer ! », et si il n’hésite pas dans son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver, cela lui sera accordé » (3). Importance de nos représentations, de nos intentions, telles qu’elles s’expriment dans notre regard.
La dynamique de transformation suscitée par Jean-François Caron s’est réalisée à travers une longue marche d’étape en étape. Elle témoigne de la puissance d’une vision. C’est un témoignage encourageant, car comme nous le dit Jean-François Caron : « Chaque histoire est unique. Chacune des vôtres est unique. Mais souvenez-vous, si vous changez de regard, alors vous pourrez soulever des montagnes, pas seulement des terrils ».
Face à nos questions existentielles, une théologie pour la vie en dialogue avec la culture contemporaine
Aujourd’hui, dans la lignée de ses nombreux ouvrages , le nouveau livre de Jürgen Moltmann publié par le Conseil Œcuménique des Eglises, s’intitule : « The living God and the fullness of life » (Le Dieu vivant et la plénitude de vie ») (1). Comme le souligne un commentateur, James M Brandt (2), Moltmann poursuit son projet théologique : mettre en valeur la réalité du Dieu vivant et montrer ce à quoi la vie humaine ressemble lorsqu’elle prend forme dans une rencontre avec le Dieu d’Israël et Jésus-Christ. Brandt rappelle à cette occasion la place occupée par Jürgen Moltmann dans la théologie chrétienne depuis les années 60. « Dans ces années là, de pair avec Wolfhart Pannenberg, Moltmann a développé une théologie de l’espérance en mettant l’eschatologie au centre de la pensée et de la vie chrétienne et en participant significativement à la construction d’une théologie de l’engagement politique, particulièrement la théologie de la libération. En 1972, son livre : « Dieu crucifié » a fait progresser la théologie de la croix développée par Luther en affirmant combien la souffrance de Dieu est primordiale pour comprendre qui est Dieu. L’œuvre de Moltmann sur le Saint Esprit et sur le Dieu trinitaire a été une grande contribution au renouveau de la pneumatologie et de la pensée trinitaire. Un seul de ces apports aurait suffi à nous permettre de percevoir Moltmann comme un géant de la théologie, ajoute Brandt. Toutes ces contributions font peut-être de lui, le théologien le plus important de notre époque ».
Alors que la plupart des ouvrages précédents traitaient d’une grande question théologique, « The living God and the fullness of life » est davantage un livre de synthèse qui cherche à répondre aux questions existentielles de l’homme contemporain à partir des acquis d’une recherche fondamentale. L’auteur s’adresse en premier à un public marqué par une culture moderne qui ferait appel à « des concepts humanistes et matérialistes » de la vie, une culture dans laquelle Dieu serait absent. Cette vie sans transcendance engendre un manque et induit ce que Moltmann appelle une « vie diminuée ».
Si une forme de christianisme a pu apparaître comme un renoncement à une vie pleinement vécue dans le monde, Moltmann nous présente au contraire un Dieu vivant qui suscite une plénitude de vie. Dieu n’est pas lointain. Il est présent et agissant. « Avec Christ, le Dieu vivant est venu sur cette terre pour que les humains puissent avoir la vie et l’avoir en abondance (Jean 10.10). Moltmann nous propose une spiritualité dans laquelle « la vie terrestre est sanctifiée » et qui se fonde sur la résurrection du Christ. Dans la dynamique de cette résurrection, « L’horizon de l’avenir, aujourd’hui assombri par le terrorisme, la menace nucléaire et la catastrophe environnementale, peut s’éclairer. Une lumière nouvelle est projetée sur le passé et ceux qui sont morts. La vie entre dans le présent pour qu’on puisse l’aimer et en jouir… Ce que je désire, écrit Moltmann, c’est de présenter ici une transcendance qui ne supprime, ni n’aliène notre vie présente, mais qui libère et donne vie, une transcendance par rapport à laquelle nous ne ressentions pas l’envie de lui tourner le dos, mais qui nous remplisse d’une joie de vivre » (p X-XI).
Ce livre se développe en trois mouvements.
Dans le premier, en introduction, Moltmann décrit le visage du monde moderne tel qu’il est issu de l’époque des Lumières dans une diversité de trajectoires selon les histoires nationales. Et il entre en dialogue avec deux penseurs de cette période : Lessing et Feuerbach, critiquant ainsi les racines de l’agnosticisme et de l’athéisme contemporain.
Mais à quel Dieu pouvons-nous croire ? La représentation de Dieu telle qu’elle ressort de l’expression des mentalités et de la réflexion des théologiens a une influence considérable sur notre pensée et sur notre vie. En proclamant un Dieu vivant, le Dieu de l’Exode et de la Résurrection, Moltmann réfute l’image d’un Dieu lointain, mais nous présente au contraire un Dieu qui s’implique en notre faveur. Dans ce second mouvement, en première partie, le livre nous introduit dans la compréhension de ce que la Bible veut nous dire par l’expression : « Le Dieu vivant » (« The living God ». L’auteur se propose de « libérer le Dieu d’Israël et Jésus-Christ de l’emprisonnement des définitions métaphysiques qui sont issues de la philosophie grecque et de la conception religieuse des Lumières » (p XI). Elle interpelle une conception de Dieu immuable, impassible, dominatrice qui fait obstacle à un engagement aimant et libérateur de Dieu dans l’humanité.
Dans un troisième mouvement, en deuxième partie, le livre porte sur le déploiement et l’épanouissement de la vie humaine dans la vie de Dieu. « Mon but est de montrer comment une plénitude de vie (fullness of life) procède du développement de la vie humaine dans la joie de Dieu, dans l’amour de Dieu, dans le vaste espace de la liberté de Dieu, dans la spiritualité des sens et dans une puissance imaginative et créative de la pensée qui traverse les frontières » (p XI). Les deux-tiers de l’ouvrage sont ainsi consacrés à des chapitres qui viennent éclairer notre existence : la vie éternelle dans la communion avec la vie divine ; celle des vivants et des morts ; la communion de la terre ; la vie dans le grand espace de la joie en Dieu ; la liberté vécue dans la solidarité ; la liberté vécue dans une société ouverte ; la vie aimée et aimante ; une spiritualité des sens : espérer et penser ; la vie, une fête sans fin. C’est toute la vie humaine qui est concernée.
Ecrit à l’intention d’un vaste public, ce livre nous paraît néanmoins particulièrement dense, notamment dans son argumentation philosophique. C’est pourquoi dans cette mise en perspective, il est exclu d’en rendre compte d’une façon linéaire et exhaustive. Ainsi faisons-nous le choix de nous centrer sur le chapitre qui ouvre le troisième mouvement : la vie éternelle.
La vie éternelle
La vie éternelle ne tourne pas le dos à la condition terrestre de l’homme, mais elle l’anime. Elle ne s’adresse pas à des individus qui seraient polarisés sur le salut de leur âme. Elle s’inscrit dans un univers interrelationnel. « L’être humain n’est pas un individu, mais un être social… Il meurt socialement lorsqu’il n’a pas de relations » (3). Ainsi, selon Moltmann, le vie éternelle s’inscrit dans trois dimensions : « Comme enfants de Dieu, les êtres humains vivent une vie divine. Comme parents et enfants, ils s’inscrivent dans la séquence des générations humaines. Comme créatures terrestres, ils vivent dans la communauté de la terre » (p 73). Dès lors, le chapitre s’articule en trois parties : « In the fellowship of the divine life » (Dans la communion de la vie divine) ; « In the fellowship of the living and of the dead » (Dans la communion entre les vivants et les morts » ; « In the fellowship of the earth » (Dans la communion avec la terre)
Dans la communion de la vie divine
« On entend dire que la vie sur terre n’est rien qu’une vie mortelle et finie. Dire cela, c’est accepter la domination de la mort sur la vie humaine. Alors cette vie est bien diminuée. Dans la communion avec le Dieu vivant, cette vie mortelle et finie, ici et maintenant, est une vie interconnectée, pénétrée par Dieu et ainsi, elle devient immédiatement une vie qui est divine et éternelle » (p73). « La vie humaine est enveloppée et acceptée par le divin et le fini prend part à l’infini. La vie éternelle est ici et maintenant. Cette vie présente, joyeuse et douloureuse, aimée et souffrante, réussie ou non, est vie éternelle. Dans l’incarnation du Christ, Dieu a accepté cette vie humaine. Il l’interpénètre, la réconcilie, la guérit et la qualifie pour l’immortalité. Nous ne vivons pas simplement une vie terrestre, ni seulement une vie humaine, mais nous vivons aussi simultanément une vie qui est remplie par Dieu, une vie dans l’abondance (Jean 10.10)… Ce n’est pas la foi humaine qui procure la vie éternelle. La vie éternelle est donnée par Dieu et elle est présente dans chaque vie humaine, mais c’est le croyant qui en a conscience. On la reconnaît objectivement et subjectivement, on l’intègre dans sa vie comme la vérité. La foi est une joie vécue dans la plénitude divine de cette vie. Cette participation à la vie divine présuppose deux mouvements qui traversent les frontières : l’incarnation de Dieu dans la vie humaine et la transcendance de cette vie humaine dans la vie divine… » (p74).
« La Parole est devenue chair et elle a habité parmi nous…et nous avons contemplé sa gloire » (Jean 1.14). « La Parole a pris notre condition humaine fragile, corruptible, mortelle. Ce qui a été pris par Dieu est guéri de tout ce qui le séparait de lui. L’incarnation de Dieu en Christ est un miracle de guérison de portée universelle pour l’humanité et pas pour l’humanité seulement » (p 74). « L’incarnation a également uns signification, une dimension cosmique » (« Jean-Paul II).
Et, par ailleurs, l’Esprit de Dieu est venu résider dans l’humanité. « Votre corps est le temple du Saint Esprit. Aussi glorifiez Dieu dans votre corps » (1 Corinthiens 6.19-20). Alors, dans les êtres humains, dans leurs esprits (Rom 8.15), dans leurs cœurs (Rom 5.5) et même dans leurs corps, on trouve la puissance de la vie divine. Dans leur être fini, imparfait et mortel, réside ce qui est infini, parfait et immortel, ce qu’on appelle l’Esprit de Dieu ». « Comme Karl Rahner, nous dit Moltmann, « on peut voir là une « auto-transcendance » de l’existence humaine, qui est une conséquence de l’auto-immanence de l’Esprit dans l’existence humaine » ( p 75).
Jürgen Moltmann nous ouvre ainsi un grand horizon : « Nous sommes nés dans cette vie ouverte et divine. Même avant notre naissance, le vaste espace de Dieu était là pour nous » (p 75) : « Je te connaissais avant de t’avoir formé dans le sein de ta mère » (Jérémie 1.5). Chaque enfant naît dans un grand oui de Dieu à la vie ». Ainsi, dans nos difficultés, nous pouvons avoir « une ferme assurance au sujet de notre existence, une assurance qui peut résister au doute et à la dépression parce qu’elle est plus forte…
Nous mourrons dans cette vie ouverte et divine. Pour nous, la mort est la fin de la vie mortelle, mais pour la vie divine dans laquelle nous avons vécu, aimé et souffert, c’est une transition d’une condition mortelle à l’immortalité et de ce qui est passager à ce qui est éternel » (1 Cor 15. 42-44) (p 76).
La communion avec les vivants et les morts
Nous prenons davantage conscience aujourd’hui de l’interrelation qui prévaut dans tous les domaine. Ainsi « l’être humain est un être en relation ». Cette réalité se manifeste également dans la succession des générations. « Les êtres humains participent à une communauté des vivants et des morts même s’ils n’en ont pas toujours conscience ». Ainsi, dans les sociétés modernes occidentales, l’individualisme fait obstacle à cette conscience collective. Cela réduit la conscience de la communion entre les vivants et les morts. A cet égard, les sociétés traditionnelles, en particulier celles d’Extrême Orient, ont quelque chose à nous rappeler, car elles vivent actuellement cette communion entre les vivants et les morts. Dans le monde moderne occidental, nous avons besoin d’une culture nouvelle du souvenir « de manière à ne pas vivre seulement comme individus pour nous-même, mais en vue de regarder au delà de nous-même ». C’est seulement si nous percevons notre durée de vie dans le cadre plus vaste de la succession des générations que nous pouvons entrer « dans la mémoire du passé et dans l’avenir en espérance de ce qui est à venir ».
Pour réaliser cette communion entre les vivants et les morts, une transcendance de la vie et de la mort est requise… La foi chrétienne envisage cette communion des vivants et des morts dans le Christ qui est mort dans une mort humaine et a été ressuscité dans la vie divine. En conséquence, la communauté chrétienne est une communauté non seulement des vivants, mais des morts. « Le Christ est mort et ressuscité pour qu’il puisse être le Seigneur à la fois des morts et des vivants » Rom 14.9) (p 78). « Depuis qu’il est « descendu dans le royaume des morts », comme le déclare le symbole des apôtres », Christ a brisé la puissance de la mort et il a ramené les morts dans le partenariat de la vie divine. La barrière de la mort qui séparait les morts des vivants a été brisée dans la résurrection du Christ en vie éternelle. Dans la communauté du Christ, les morts ne sont pas « morts », selon la représentation courante, mais ils sont grandement présents (« present in a highly personal sense »).
Communion avec la terre
Très tôt, dès les années 1980, Jürgen Moltmann s’est engagée dans une réflexion théologique qui est venu éclairer et accompagner le mouvement écologique ; Son livre : « Dieu dans la création » (1988) porte en sous-titre : « Traité écologique de la création ». Ce que Motmann écrit dans ce chapitre : « In the fellowship of the earth » s’inscrit ici dans une pensée très vaste et très élaborée.
Moltmann nous rappelle qu’au cours des derniers siècles, l’humanité a fait preuve d’un esprit dominateur en exploitant la terre jusqu’à une véritable dévastation. Cette attitude s’est inspirée, pour une part, d’une compréhension partiale de la Bible selon laquelle l’être humain était « la couronne de la création » parce qu’il était seul à avoir été créé à l’image de Dieu, et, par suite, en charge de gouverner la terre (p 81). Cependant, on pourrait dire, à l’inverse, que l’être humain est une créature qui vient en dernier, et que, par suite, l’humanité dépend pour sa vie de tout ce qui a été créé par ailleurs.
« Selon le premier récit de la création, la terre n’est pas assujettie par l’être humain. La terre est un être grand, unique, créatif qui engendre la vie : plantes, arbres et animaux de toute espèce (Genèse 1.24). On ne dit rien de semblable pour d‘autres êtres créés, y compris pour l’homme » (p 81). La terre n’est pas seulement un abri pour les êtres vivants. Elle les engendre. Ainsi Moltmann en est venu à se faire une haute idée de la terre. « La terre est plus que vivante parce qu’elle engendre la vie. Elle est plus qu’un organisme parce qu’elle produit des organismes. Elle est plus qu’intelligente, car elle engendre de l’intelligence. Elle est plus grande que l’humanité. Elle survivra à l’humanité, même si celle-ci met fin à son existence » (p 82).
Et, sur le plan biblique, dans l’épisode de Noé, Dieu fait alliance avec la terre. L’arc en ciel est un signe de cette alliance entre Dieu et la terre (Genèse 9.13). Les droits de la terre sont exprimés dans les règles du Sabbat. Ainsi la terre a un droit au repos du sabbat pour qu’elle puisse régénérer ses forces vitales. Pour la foi chrétienne, le salut de la terre vient du Christ cosmique.Dieu a « réconcilié » (Col 1.20) l’univers en unissant toute chose en Christ : « les choses dans le ciel et les choses sur la terre » (Eph 1.10) . Le Christ ressuscité a été aussi exalté… et le Christ exalté est le Christ cosmique. Il est présent en toutes choses. Finalement, il est aussi celui qui vient et qui remplira le ciel et la terre de sa justice » (p 83).
A nouveau, Moltmann critique la religion gnostique qui privilégie le départ vers le ciel et déconsidère la terre. La participation à la vie de la terre conduit au ressenti d’une vie universelle. La nouvelle spiritualité de la terre éveille une « humilité cosmique ». Elle suscite également un amour cosmique tel que le Staretz Sosima l’exprime dans le roman de Dostoevski : « les frères Karamazov » : « Aime toute la création, l’ensemble et chaque petit grain de sable. Aime les animaux, les plantes, chaque petite chose. Si tu aimes chaque petite chose, alors le mystère de Dieu en elle, te sera révélé. Une fois qu’il t’est révélé, alors tu le percevras de plus en plus chaque jour. Et à la fin, tu aimeras l’univers entier d’un amour sans limite (« all comprehensive ») ».
Les chapitres qui s’inscrivent dans l’approche sur la plénitude de vie (fullness of life) sont particulièrement riches et denses. En effet, sur des thèmes majeurs comme la joie, la souffrance, la liberté, la solidarité, l’amitié, l’amour, la vie sensorielle, l’espérance, la fête et la célébration, ils apportent une réflexion originale qui, parfois, sur certains points, peut être contestée, mais élève toujours notre pensée dans une expression à même de susciter la méditation et d’éveiller l’émerveillement. Cependant, comme dans ce livre, la pensée de Moltmann se développe souvent à partir d’un débat philosophique, sa lecture requiert un effort particulier de la part de ceux qui ne sont pas habitués à cette approche. De plus, dans un volume limité en nombre de pages, la brièveté du propos ne rend pas toujours bien compte de la densité de la pensée. Ce livre est néanmoins non seulement important, mais original, car il est écrit à l’intention de tous ceux qui vivent aujourd’hui dans la culture occidentale. Il nous aide à répondre aux objections auxquelles nous sommes confronté. Et il nous ravit en montrant tout ce que nous pouvons recevoir de la foi chrétienne pour notre existence. A une époque marquée par l’inquiétude, Jürgen Moltmann nous apporte un message de vie, une vision d’avenir en traduisant également cet apport dans ce qu’il peut éclairer notre vie concrète.
Ce livre nous invite à nous référer aux autres ouvrages du même auteur pour mieux comprendre l’ampleur et le sens de sa recherche. En dehors de la suite des ouvrages de fond traduits en français et publiés aux éditions du Cerf, nous suggérons la lecture d’un livre publié en 2010 dans une traduction en anglais et qui présente, en des termes accessibles, les avancées théologiques de Moltmann : « Sun of rigtneousness, arise. God’s future for humanity and the earth » (4). En français, nous disposons depuis 2012, d’un livre qui, à partir d’une approche existentielle, peut également nous introduire dans la démarche de Moltmann. « De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance » (5). Voici de quoi accompagner ce nouveau livre : « The living God and the fullness of life » qui nous apporte aujourd’hui une réflexion bienvenue sur les fondements d’une approche chrétienne dans la culture d’aujourd’hui
(2) Sur le site : Journal of Lutheran Ethics, compte-rendu détaillé de « The living God and the fullness of life », par James M Brandt, professeur de théologie historique à la Saint Paul School of Theology. Nous recommandons la lecture de cette remarquable présentation. L’auteur conclut ainsi son analyse : « Perhaps the signal contribution of this book, in an age drawn to spirituality and action but leary of doctrine, is the way it links deep theological reflection with a vibrant vision of life. Life that is given meaning by the joy od God’presence in, with, and under the sensual goodness of the world, and community that overcomes barriers and create new relationships in anticipation of God’s future. In The Living God, there is inspiration aplenty for the thinking and the living » : http://elca.org/jle/articles/1143
(4) Moltmann (Jürgen). Sun of righteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth. Fortress Press, 2010
(5) Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. Présentation sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
Dans le contexte de la violence qui sévit entre israéliens et palestiniens, exacerbée par l’appareil répressif d’Israël, un mouvement s’est levé pour proclamer un esprit de paix. Ce mouvement : « Womenwage peace » (Les femmes font campagne pour la paix) est apparu en 2014 à l’occasion du conflit armé à Gaza. Il a pris son essor et a réalisé en 2016 une marche pacifique qui s’est imposée par sa dynamique et sa visibilité.
Le 4 octobre 2016, ce mouvement pour la paix a commencé une marche de l’espérance qui a duré deux semaines. Pendant ces deux semaines, des milliers de femmes juives et arabes israéliennes ont marché du nord d’Israël vers Jérusalem, en réclamant un accord de paix Israël-Palestine qui serait respectueux, non violent et accepté par les deux parties. La marche a culminé le 19 octobre avec plus de 4 000 femmes réalisant une prière conjointe juive et musulmane pour la paix au Qasr el Yahud à l’extrémité nord de la Mer morte. Ce même soir, 15 000 personnes se sont rassemblées pour protester et appeler à l’action devant la résidence du Premier ministre israélien (1).
Un chant de marche : « The prayer of the mothers »
Cette grande manifestation a trouvé son chant de marche dans un hymne : « The prayer of the mothers » (la prière des mères). Ce chant a été réalisé par une jeune et talentueuse musicienne israélienne, Yael Deckelbaum, interprète et compositrice qui s’est engagée dans le mouvement et l’a accompagné dans son action (2). Reconnue dans son pays et à l’étranger comme une artiste d’excellence, fondatrice et membre du légendaire trio : Habanot Nechama, Yael a écrit le chant : « Prayer of the mothers » et l’a enregistré avec des responsables de « Women wage peace ». Yael a travaillé également avec Lehmah Gbowee, une femme libériane qui a reçu le prix Nobel de la paix pour sa mobilisation des femmes en faveur de la paix ayant débouché sur la fin de la seconde guerre civile au Libéria en 2003.
« Prayer of the mothers » est chanté dans des contextes divers et sous des formes différentes (3).
Ses paroles nous entrainent sur le chemin de la fraternité et de la paix comme en témoignent ces quelques extraits.
« Chuchotement du vent de l’océan
Qui souffle très loin
Le linge qui flotte
Contre l’ombre d’un mur
Entre le ciel et la terre
Il y a des gens qui veulent vivre en paix
Ne baisse pas les bras
Continue à rêver
De paix et de prospérité
Quand est-ce que les murs de la peur fondront ?
Quand retournerais-je de l’exil
Et nos portes s’ouvriront
A ce qui est vraiment bon ?
Les murs de la peur fondront un jour
Et je rentrerai de l’exil
Les portes s’ouvriront
A ce qui est vraiment bon
Du Nord au Sud
De l’Ouest à l’Est
Ecoute la prière des mères
Apporte leur la paix
Ce chant a accompagné la marche de la paix. Il porte de bout en bout le clip réalisé par « Women wage Peace » (4) pour communiquer le message et l’esprit de cet événement. Ce clip transmet une symbolique forte à travers ses différentes séquences :
° Des jeunes femmes, de blanc vêtues, se rassemblant dans le désert, et exprimant une convivialité fraternelle dans un chant partagé, expression de paix.
° Dans le même élan et dans le même esprit, des femmes de toutes origines manifestant leur solidarité et leur fraternité en des gestes significatifs de tendresse et de reconnaissance.
° L’intervention de Lehmah Gbowee, prix Nobel de la paix, pour encourager ce mouvement : « Je voulais vous faire savoir que la paix est possible dans le monde où nous vivons quand des femmes intègres et de foi se manifestent pour le futur de leurs enfants ».
° De bout en bout, la dynamique de cette marche commune revêt une dimension épique et nous entraine dans un dépassement de nous-même.
Dans cette démarche, convergent des femmes dans une pleine humanité d’amour, d’empathie, de respect. Pour nous, nous percevons dans cet événement un souffle, le souffle de l’Esprit. L’Esprit abolit les barrières et unifie comme nous l’apprend l’expérience de la Pentecôte (6). Comme en d’autres évènements historiques, l’espérance ouvre les portes de la libération. Nous accueillons ce chant dans un mouvement d’émotion, de sympathie et d’émerveillement.