Quelle vie voulons-nous avoir ? Qu’est-ce que nous recherchons en premier dans notre vie ? Quelle est notre représentation de la vie bonne, de la vie pleine ? Incidemment, ce questionnement transparait dans les vœux que nous faisons à nos proches et à nos amis au nouvel an ou lors d’un anniversaire. Le mot bonheur vient alors à notre esprit. Mais comment envisageons-nous le bonheur ? Sans doute, nous ne donnons pas tous la même signification à ce terme. Une jeune psychologue américaine, Emily Esfahani Smith nous appelle à réfléchir à cette question dans un entretien vidéo TED : « There is more to life than being happy » (1).
De fait, il s’agit là d’une question existentielle, une question qui implique toute notre existence. Et si Emily l’aborde aujourd’hui en psychologue, c’est parce qu’elle se l’est posée d’abord dans sa première jeunesse, dans sa vie d’étudiante. Ce questionnement a débouché sur une recherche qui s’est inscrite dans le champ de la psychologie, une psychologie elle-même en quête aujourd’hui dans ce domaine. Et, comme on le verra, ce mouvement n’est pas une particularité américaine. Il est aujourd’hui international.
Déjà, après la seconde guerre mondiale, un psychiatre, Viktor Frankl (2), en sortant de camps de concentration, avait mis en évidence l’importance vitale du sens qui donne à notre vie une capacité de résister aux épreuves et une force dans la vie. Dans une autre conjoncture, à un autre moment de l’histoire, Emily a été conduite également à se poser la question du sens, car elle s’est rendu compte que la recherche d’un bonheur superficiel, en terme de satisfaction individualiste et passagère, débouchait sur une impasse. Ainsi nous dit-elle : « Avant, je pensais que le but de la vie était la poursuite du bonheur. Tout le monde disait que le chemin du bonheur était la réussite, alors j’ai cherché ce travail idéal, ce petit ami idéal, ce bel appartement. Mais, au lieu de me sentir satisfaite, je me sentais anxieuse et à la dérive. Je n’étais pas seule. Mes amis aussi rencontraient des difficultés ». Et, en suivant des cours de psychologie positive à l’université, Emily a découvert qu’il y avait bien un malaise largement répandu dans la société. Si la poursuite du bonheur est aujourd’hui une motivation courante, elle s’avère manifestement défaillante. « Ce qui m’a vraiment frappé est ceci : Le taux de suicide est en augmentation à travers le monde et en Amérique, il a récemment atteint son point le plus haut en trente ans. Même si objectivement les conditions de vie s’améliorent… plus de gens se sentent désespérés, déprimés et seuls. Il y a un vide qui ronge les gens et il ne faut pas forcément être en dépression clinique pour le ressentir. Tôt ou tard, nous nous demandons tous : Est-ce là tout ? ».
On doit aller plus loin dans la compréhension de la vie. « De nombreux psychologues définissent le bonheur comme un état de confort et d’aisance, se sentir bien dans l’instant ». Cependant, comme l’indique en France le psychologue Jacques Lecomte, le bien–être ne suffit pas. Nous avons besoin également d’une motivation, d’une inspiration qui nous sont apportées par le sens que nous donnons à notre vie (3). Ainsi Emily a choisi d’entrer dans la voie du sens. « Notre culture est obsédée par le bonheur, mais j’ai découvert que chercher du sens est la voie la plus épanouissante. Les études montrent que les gens qui trouvent du sens à leur vie sont plus résilients, s’en sortent mieux à l’école et vivent plus longtemps ». Parce que cette question lui paraissait essentielle, Emily s’est engagée dans la recherche. Pendant cinq ans, « elle a interviewé des centaines de gens et lu des milliers de pages de psychologie, de neuroscience et de philosophie ». Elle a publié un livre : « The power of meaning crafting a life that matters » qui vient d’être traduit en français sous le titre : « Je donne du sens à ma vie. Les quatre piliers essentiels pour vivre pleinement » (4).
Les quatre piliers essentiels pour vivre pleinement.
Emily distingue quatre piliers pour vivre pleinement : l’appartenance, la raison d’être, la transcendance, la mise en récit.
« Le premier pilier est l’appartenance. L’appartenance découle du fait d’être dans des relations ou vous êtes estimé pour qui vous êtes intrinsèquement et où vous estimez également les autres ». Cependant, l’appartenance n’est pas une panacée, car tout dépend de la qualité du groupe auquel on appartient. « La vraie appartenance émane de l’amour. Elle existe dans de moments partagés entre deux personnes ». Nous savons combien les relations ont une importance vitale (5). Emily donne un exemple : Lorsque son ami Jonathan achète régulièrement son journal au même vendeur de rue à New York, il se crée là aussi une relation qui induit une reconnaissance réciproque, un climat de confiance Elle évoque un incident où cette confiance a été ébréchée. Il est important de veiller à la qualité de nos relations. « Je passe devant une personne que je connais sans la reconnaître. Je regarde mon téléphone quand quelqu’un me parle. Ces actions dévaluent les autres. Il les font se sentir invisibles et sans valeur. Quand vous avancez avec amour, vous créez un lien qui nous tire tous vers le haut ».
Pour beaucoup, l’appartenance est la source essentielle de sens dans la vie. Pour d’autres, la clé du sens est la poursuite d’un but qui donne une raison d’être. C’est le second pilier. « Trouver un but dans la vie n’est pas la même chose que de trouver un travail qui vous rend heureux ». Avoir un but dans la vie pour le bien des autres est une motivation qui engendre orientation et mobilisation de la vie. « Un agent hospitalier m’a dit que son but était de guérir les malades. Beaucoup de parents me disent que leur but est d’élever leurs enfants. La clé du but dans la vie est d’utiliser nos forces pour servir les autres . Bien sur, beaucoup d’entre nous le font à travers leur travail. C’est ainsi que nous contribuons et nous sentons utiles. Cela signifie aussi que des problèmes tels que le désengagement au travail, le chômage, un faible taux de participation à la vie professionnelle ne sont pas que des problèmes économiques, ce sont des problèmes existentiels. En n’ayant pas quelque chose de louable à faire, les gens sont perdus ».
Il y a une troisième manière d’accéder à un sens dans sa vie. C’est la transcendance. La transcendance se manifeste dans des contextes différents, par exemple dans la vie en église ou dans des communautés religieuses. Elle apparaît également dans des expériences spirituelles (6). « Les états de transcendance sont ces rares moments où vous vous élevez au dessus de l’agitation quotidienne. Votre conscience de vous même s’estompe et vous vous sentez connectés à une réalité supérieure. Pour moi, en tant qu’écrivain, cela se produit à travers l’écriture. Parfois cela m’emporte tellement que je perd tout sens de l’espace-temps. Ces expériences transcendantes peuvent nous changer. Dans une recherche, on a demandé à des étudiants de regarder un eucalyptus de 60 mètres de haut pendant une minute. Après cela, ils se sont sentis moins égocentriques et se sont comportés plus généreusement quand ils avaient l’opportunité d’aider quelqu’un ».
A l’appartenance, la raison d’être à travers la poursuite d’un but, la transcendance, Emily ajoute « un quatrième pilier du sens ». C’est « la narration, l’histoire que vous racontez à votre propos. Créer un récit à partir des évènements de votre vie apporte de la clarté. Cela aide à comprendre comment vous êtes devenus vous-même. Nous ne réalisons pas toujours que nous sommes l’auteur et que nous pouvons changer notre façon de raconter. Notre vie n’est pas uniquement une liste d’évènements. Vous pouvez éditer, interpréter et raconter votre histoire, même en étant contraint par les faits ».
En exemple, Emily nous raconte le parcours d’Emeka, un jeune homme paralysé après avoir joué au football. Il a su adopter une attitude positive et l’affirmer dans son histoire de vie. « Le psychologue Dan Mc Adams appelle cela « une histoire rédemptrice » où le mauvais est racheté par le bon. Les gens ayant une vie pleine de sens racontent l’histoire de leur vie à travers la rédemption, la croissance et l’amour ».
Emily accorde ainsi une grande importance au récit personnel au point de l’inclure parmi les quatre grands piliers sur lesquels repose une vie qui a du sens. L’histoire de vie est effectivement une voie privilégiée pour découvrir, exprimer et affirmer le sens de notre existence. C’est aussi ce qu’exprime le témoignage dans le contexte de milieux chrétiens.
Le parcours d’Emily : une expérience de vie et une vision
Emily a grandi dans une famille qui s’inscrivait dans une culture spirituelle de l’Islam : la culture soufi. Elle a pu vivre des valeurs fortes qui sont effectivement porteuses de sens : une solidarité, une expérience spirituelle partagée et chaleureuse. « Quand je suis partie à l’université et sans l’encrage soufi quotidien dans ma vie, je me sentais larguée. J’ai commencé à chercher ces choses qui font que la vie en vaut la peine. C’est ce qui m’a conduite à ce voyage. En y repensant, je me rend compte que la maison soufie avait une vraie culture du sens de la vie. Les piliers faisaient partie de l’architecture et la présence des piliers nous aidait à vivre plus profondément ». Et d’ailleurs, en terminant cet entretien, Emily raconte comment son père, en passe de subir une grave opération, a été soutenu par la pensée d’amour qu’il portait à ses enfants. « Mon père est menuisier et soufi. C’est une vie humble, mais une bonne vie. Son sens d’appartenance à une famille, son but en tant que père, sa méditation transcendante, la répétition de nos noms, il dit que ce sont les raisons pour lesquelles il a survécu . C’est l’histoire qu’il raconte. C’est le pouvoir du sens dans la vie. Le bonheur va et vient. Mais quand la vie est vraiment belle, si les choses tournent très mal, avoir un sens à sa vie vous donne une chose à laquelle vous pouvez vous accrocher ».
Un éclairage pour nos vies
L’approche d’Emily Esfahani Smith sur la manière de donner du sens à notre vie nous parait particulièrement utile et précieuse. En effet, c’est à partir de son expérience personnelle en lien avec celle d’une jeune génération qu’Emily s’est engagée dans une recherche de long cours pour répondre aux questions existentielles qui prennent aujourd’hui une importance croissante. Et elle apporte des réponses qui prennent en compte la diversité des situations et des parcours.
Nous savons par expérience combien la question du sens a une importance vitale. C’est bien à cette question qu’Odile Hassenforder, très présente sur ce blog, a répondu dans son livre : « Sa présence dansma vie » (7) à travers une expérience du don de Dieu et un vécu de fraternité et de spiritualité chrétienne. Et, sur ce blog, notre intention est bien d’ouvrir des pistes et réaliser des outils de compréhension pour des chercheurs de sens en faisant appel à des récits, des réflexions et des recherches. C’est notre motivation. Ainsi nous nous trouvons en affinité avec la démarche d’Emily.
Son livre : « Je donne du sens à ma vie » (4) prolonge son entretien en vidéo dans un texte abondamment documenté. Nous pouvons reprendre ici sa conclusion. Elle y reprend une affirmation de Viktor Frankl (2): « l’amour est le plus grand bien auquel l’homme peut aspirer. L’être humain trouve son salut à travers et dans l’amour ». Et elle poursuit : « L’amour est bien évidemment au cœur d’une vie pleine de sens. C’est un ingrédient indissociable des quatre piliers du sens qui apparaît de façon récurrente dans les histoires de personnes que j’ai relatées »… « L’acte d’amour commence par la définition même du sens. Il commence par le fait de sortir de sa coquille pour se connecter aux autres et contribuer à quelque chose ou à quelqu’un plutôt qu’à soi. « Plus quelqu’un s’oublie lui-même et se dévoue à une cause ou à quelqu’un d’autre, plus il est humain », écrit Viktor Frankl. C’est le pouvoir du sens… C’est prendre le temps de s’arrêter pour saluer le marchand de journaux ou pour réconforter un collègue qui parait déprimé. C’est aider les gens à être en meilleure santé, à être un bon parent ou un bon tuteur pour un enfant. C’est contempler avec émerveillement le ciel étoilé et assister aux complies avec des amis. C’est écouter attentivement l’histoire d’un proche. C’est prendre soin d’une plante. Ce sont des actes humbles en soi. Mais ensemble, ils illuminent le monde » (p 276-278).
Jacques Lecomte est un pionnier de la psychologie positive en France. Nous renvoyons ici à une de ses vidéos consacrée à une réflexion sur le bonheur : https://www.youtube.com/watch?v=vHrmghCgYoA Par ailleurs, nous avons présenté plusieurs livres de Jacques Lecomte sur ce blog, et notamment son livre sur la bonté humaine : https://vivreetesperer.com/?p=674
Emily Esfahani Smith. Je donne du sens à ma vie. Les quatre piliers essentiels pour vivre pleinement (Trad. Danièle Lafarge). Editions Leduc, 2017
« Une belle vie se construit avec de belles relations. Un message de Robert Waldinger, directeur de la « Harvard study of adult development » : https://vivreetesperer.com/?p=2491
Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Parcours spirituel. Empreinte Temps présent, 2011 On trouvera sur ce blog de nombreux articles inspirés par ce livre. Une présentation : https://vivreetesperer.com/?p=2345
Selon Diana Butler Bass dans son livre : « Grounded »
Beaucoup de gens s’éloignent des églises classiques et entrent en recherche. Est-ce à dire qu’on croit de moins en moins ou bien la foi change-t-elle de forme ? On peut observer ce mouvement dans la plupart des pays occidentaux. Et les Etats-Unis, longtemps caractérisés par une forte pratique religieuse, commencent à participer à cette évolution. C’est une question qui nous intéresse tous à titre collectif, mais aussi à titre personnel. Diana Butler Bass, historienne et théologienne américaine, nous apporte une réponse dans son livre : « Grounded. God in the world. A spiritual revolution » (1). Dans un précédent article, nous avons présenté cet ouvrage en terme de convergence entre la pensée de Diana Butler Bass et celle de Jürgen Moltmann, un grand théologien innovant (2). Nous envisageons ici plus particulièrement comment Diana Butler Bass perçoit un changement dans la manière de croire. Mais rappelons d’abord la démarche de cet ouvrage (3).
« Chaque année, davantage d’américains laissent derrière eux la religion organisée : les gens se désaffilient et comme la nation devient de plus en plus diverse religieusement (4). Diana Butler Bass, éminente commentatrice dans le champ de la religion et de la culture, poursuit son livre fort apprécié : « Christianity after religion » (5) en argumentant que ce qui apparaît comme un déclin indique en réalité une transformation majeure dans la manière où les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne, et cela interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales. « Grounded » explore ce nouvel environnement culturel comme Diana Butler Bass nous révèle ici la manière dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel (« new spiritual ground ») dans un Dieu qui réside avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs. Les gens se connectent avec Dieu dans l’environnement dans lequel nous vivons ». Avec Diana, entrons dans son livre à travers son introduction. « Ce dont nous avons besoin est là », nous propose-t-elle à travers une citation de Wendell Berry (p 1).
Où est Dieu ?
« Où est Dieu ? » est une des questions les plus importantes de tous les temps. Les gens croient, mais ils croient différemment de la manière dont ils ont cru. Le sol de la théologie est en mouvement. Une révolution spirituelle est en route ».
Diana Butler Bass évoque un univers religieux qui lui paraît appartenir au passé. « Il n’y a pas longtemps, les croyants affirmaient que Dieu résidait au Ciel, un endroit lointain où les fidèles trouveraient une récompense éternelle. Nous occupions un univers àtrois étages avec au dessus le Ciel où Dieu vivait, le monde au dessous où nous vivions, et un monde des bas-fonds (« underworld ») où nous redoutions de pouvoir aller après la mort. L’Eglise intervenait comme médiatrice entre le ciel et la terre, agissant comme une espèce d’ascenseur céleste où Dieu envoyait des directives divines, et, si nous obéissions à ses directives, nous pouvions monter éventuellement vivre au Ciel pour toujours et éviter les terreurs d’en bas » (p 4). Cet ordre à trois étages a vacillé au siècle dernier. Et puis, il est apparu de plus en plus évident que nous ne pouvions plus revivre cette représentation de Dieu dans une société qui n’existait plus. « Le théisme conventionnel est au cœur du fondamentalisme et correspond à cet univers à trois étages » ( p 6).
Mais nous savons aujourd’hui que l’enfer existe sur terre. Et pourquoi pas le paradis ? Diana Butler Bass évoque une fusillade tragique dans une école américaine. Cet épisode tragique a suscité beaucoup de questions existentielles. « La réponse la plus répétée et apparemment la plus réconfortante était que Dieu était « avec les victimes ». Dieu « avec » les victimes ? « Avec nous ? ».
Aujourd’hui, nous vivons une époque tragique d’anxiété et de peur. Où est Dieu ? L’image ancienne de Dieu ne répond plus à nos questions. On observe une montée de l’incroyance. « Pourtant, tandis que certains ont conclu que les hommes sont seuls, d’autres regardent aux mêmes évènements et suggèrent une possibilité spirituelle bien différente : « Dieu est avec nous ». En regard de tous ces malheurs, Diana Butler Bass évoque la réponse de Bonhoeffer : « Seul un Dieu souffrant peut aider ». « Dieu est avec nous, dans et à travers ces terribles évènements » ( p 8). Un chercheur juif : Abraham Heschel voyait en Dieu : « Celui qui aime le monde profondément, ressent ce que vit sa création et participe à sa vie ». « Cela signifie naturellement que Dieu est avec nous non seulement dans les temps de misère et d’angoisse. Dieu est avec nous au milieu de notre joie et dans les expériences les plus séculières de la vie… Depuis les années où Heschel écrivait, un langage culturel de la proximité divine est venu nous entourer : on peut trouver Dieu au bord de la mer, dans un coucher de soleil, dans le jardin que nous plantons, dans les histoires qui nous réjouissent, dans la bonne nourriture, dans la convivialité… » (p 9). Ainsi, « si certains adorent Dieu dans une distante majesté et si d’autres rejettent l’existence divine, des millions de nos contemporains font l’expérience de Dieu d’une manière beaucoup plus personnelle et accessible que jamais auparavant » (p 9). Et ce changement intervient dans le monde entier, sur toute la planète. « Dieu est accessible sans médiation, local, animant le monde naturel et l’activité humaine dans des modes profondément intimes. De fait, cela a toujours été la voie des mystiques. Mais maintenant, ce mode personnel, mystique, immédiat et intime émerge comme une voie majeure pour notre relation avec le divin » (p 9).
Ce changement profond dans la manière de concevoir la relation avec Dieu interpelle les églises et les religions. « Les institutions religieuses servaient de structures médiatrices entre ce qui était saint et ce qui était séculier. Les questions recherchant des information sur le « qui ? » et le « quoi ? » avec demande d’une réponse d’autorité, sont remplacées par des questions relatives à des questions existentielles et ouvertes relatives au « où ? » et au « comment ? ». Non seulement les questions ont changé, mais la manière dont nous les posons a changé. Nous ne vivons plus isolés par des barrières d’ethnicité, de race et de religion. Nous sommes connectés dans une communauté globale.
Nous cherchons des réponses dans internet. Nous posons des questions à nos voisins bouddhistes ou hindous. Nous ouvrons nos textes saints et les textes des autres. Nous écoutons les prédicateurs des religions du monde… Ce mouvement dans la conscience religieuse est un phénomène mondial, une sorte de toile spirituelle dans laquelle nous nous inscrivons… » ( p 10). Quelque soient les résistances des incroyants, ce changement est un réenchantement du monde, une révolution spirituelle d’une étonnante ampleur. Et ce changement est en cours aujourd’hui dans de nombreuses cultures.
Dieu avec (dans) le monde
Comme beaucoup d’autres, raconte Diana, j’ai été formée dans une théologie verticale : « Dieu existe loin du monde et fait une faveur à l’humanité en s’en rapprochant. Les prédications déclaraient que la sainteté de Dieu nous était étrangère et que le péché nous séparait de Dieu » (p 12). Cependant, Diana a vécu des expériences qui impliquaient une vision différente. Ainsi, raconte-t-elle une expérience vécue dans sa toute petite enfance. Et elle nous rapporte d’autres expériences très diverses. Plus jeune, elle n’osait pas en parler dans son église, mais maintenant, elle sait que ce ne sont pas des expériences rares ou extraordinaires. Il y a aujourd’hui toute une littérature relative à l’expérience spirituelle depuis les comptes rendus d’expériences proches de la mort jusqu’à de profondes rencontres en rapport avec la nature, le service aux autres ou une émotion artistique. « La moitié des américains adultes, dont même quelques uns qui se déclarent athées ou non croyants, rapportent avoir eu une telle expérience au moins une fois dans leur vie » ( p 13).
« Nous voilà conduits vers une théologie alternative mettant l’accent sur la connexion et sur l’intimité. Dans la traditionchrétienne, Jésus parle ce langage quand il proclame : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16.30) et quand il souffle sur les disciples en leur envoyant le Saint Esprit ( Jean 20.22). C’est le témoignage de l’apôtre Paul au sujet de sa rencontre mystique avec Christ. Quand la Bible est lue dans la perspective de la proximité divine, il devient clair que la plupart des prophètes, des poètes et des prédicateurs sont particulièrement en porte à faux (« worried ») avec les institutions et les pratiques religieuses qui perpétuent le fossé entre Dieu et l’humanité. La narration biblique est celle d’un Dieu qui s’approche, poussé par un désir pressant d’amener le ciel sur la terre et de remplir les cœurs humains » (p 13). Cette expérience d’intimité spirituelle apparait également dans d’autres religions. Aujourd’hui, les institutions et les philosophies de haut en bas s’affaiblissent et cela concerne également les religions. « Les gens mènent leur propre révolution théologique et découvrent que l’Esprit est bien plus avec le monde que l’on nous l’avait précédemment enseigné » ( p 15). « Il y a une conscience de plus en plus répandue que Dieu est avec nous au sein de la création, de la culture et du cosmos… Ce changement de ton apparaît dans les prédications de personnalités bien connues comme Desmond Tutu, le Dalaï Lama et le pape François.. ».
Diana Butler Bass est historienne. On peut donc l’entendre lorsqu’elle écrit : « Le fait le plus significatif dans l’histoire des religions aujourd’hui n’est pas le déclin de la religion occidentale, le rejet des institutions religieuses ou ma montée de l’extrémisme religieux, c’est un changement dans la représentation de Dieu, une renaissance de la foi montant des profondeurs » (p 16).
Une révolution spirituelle
« Le Dieu conventionnel existait en dehors de l’espace et du temps, un être qui vivait aux cieux sans être affecté par les limites humaines. Ainsi la théologie occidentale a développé un langage que les théologiens appellent les « omnis » : Dieu est omnipotent, omniprésent, omniscient, tout puissant… Mais aujourd’hui, Dieu est de plus en plus perçu comme un Dieu en relation avec l’espace et le temps, comme un Dieu qui connecte et crée toute chose… les « omnis » ne parviennent pas à décrire cela. A la place, nous pouvons penser à Dieu en terme d’ « inter », le fil spirituel entre l’espace et le temps, « intra « à l’intérieur de l’espace et du temps et « infra » qui tient l’espace et le temps. Dieu n’est pas au dessus et au delà, mais intégralement dans l’ensemble de sa création, entrelacé avec l’écologie sacrée de l’univers » ( p 25).
La révolution spirituelle concerne à la fois Dieu et le monde. Elle concerne Dieu, mais elle ne l’aborde pas comme un extra-terrestre. Elle concerne le monde, mais elle n’engendre pas la sécularisation. C’est une révolution au milieu du terrain (« middle ground revolution ») dans laquelle des millions de gens naviguent dans un espace entre le théisme conventionnel et un monde sécularisé. Ils tracent un chemin qui enveloppe le séculier et le sacré en trouvant un Dieu qui est « un mystère gracieux toujours plus grand, toujours plus près, à travers une conscience nouvelle de la terre et dans la vie de leurs prochains » (p 25-26). Cette révolution repose sur une vision. « Dieu est le sol sur lequel nous nous fondons et qui nous fonde (« God is the ground, the grounding which ground us »). Nous en faisons l’expérience lorsque nous comprenons que le sol est sacré, que l’eau donne la vie, que le ciel ouvre l’imagination, que nos racines importent, que notre foyer est un lieu divin et que nos vies sont liées à celles de nos voisins et avec celles de tous le humains autour du monde » ( p 26).
Ainsi, c’est à un changement de regard que nous invite Diane Butler Bass et que tout son livre illustre par la suite. « Grounded guide les lecteurs à travers notre habitat spirituel contemporain en portant attention aux manières selon lesquelles les gens font l’expérience d’un Dieu qui anime la création et la communauté ».
Elle nous présente également une analyse des changements en cours dans les pratiques religieuses et spirituelles. Sa description de l’univers traditionnel est percutante. On pourrait dire cependant qu’au XXè siècle, des formes nouvelles faisant place à l’expérience étaient déjà apparues. Elle ne s’attarde pas au déclin des églises classiques ou au progrès de l’agnosticisme, mais elle en recherche les causes et elle met en évidence la montée d’un spiritualité nouvelle. En d’autres lieux et selon d’autres problématiques, certains pourront contester l’amplitude et la durée de ce changement. Mais l’analyse de Diana Butler Bass s’appuie sur une culture historique et sur une collecte d’informations bien au delà des Etats-Unis. Et sur le plan théologique, sa vision d’un Dieu proche dont on peut reconnaître la présence, peut trouver appui dans l’œuvre de théologiens auprès desquels nous cherchons un éclairage, Richard Rohr (6) et tout particulièrement Jürgen Moltmann (7).
J H
Diana Butler Bass. Grounded. Finding God in the world. A spiritual revolution. Harper Collins, 2015
Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient. Deux approches convergentes : Jürgen Moltmann et Diana Butler Bass. https://vivreetesperer.com/?p=2267
Se peut-il que nous soyons entrainé par la routine des affaires courantes, l’emprise exercée par le flot des évènements au point d’oublier ce qui nous fonde : notre propre expérience ? Se peut-il que dans le tourbillon du quotidien nous n’y prêtions pas attention, nous ne percevions pas le flux de la vie qui nous est donnée sans compter, et, dans le même mouvement, notre participation au monde des vivants ?
Lorsque cette conscience d’exister survient, elle peut être décrite comme une expérience fondatrice. C’est donc un dévoilement de sens, c’est une joie libératrice. Ce peut être une expérience bouleversante.
Dans son livre : « Sa présence dans ma vie », Odile Hassenforder nous raconte comment, face à l’adversité, elle a vécu cette expérience.
« Au fond de mon lit, en pleine aplasie due à une chimio trop forte, j’ai reçu la joie de l’existence. Un cadeau gratuit donné à tout humain par Dieu… ». « Epuisée, au fond de mon lit, incapable de toute activité… là, inutile, je soupire : « qui suis-je ? ». Là, d’une seconde à l’autre, je réalise cette chose extraordinaire : « j’existe ». C’est gratuit. Cela m’est donné gratuitement. Je suis partie intégrante de la création : une étoile dans le firmament, une pâquerette dans la prairie, peu importe. Etoile ou pâquerette, j’existe ». « Une joie immense m’envahit au plus profond de moi-même comme une louange à notre Dieu. Il est grand, il est beau. Il est bon… » (1).
Le miracle d’exister
Ainsi, cette expérience traduit un émerveillement. BertrandVergely, philosophe et théologien orthodoxe (2), a écrit un livre ; « Retour à l’émerveillement » (3). Et, dans ce livre, il magnifie la conscience de l’existence. Tout se tient. La conscience de notre existence est associée à la conscience de celle des êtres et des choses.
« Les êtres, les choses ne sont pas des abstractions. Ils existent en chair et en os. Ils sont palpables, tangibles, et ils sont là parce qu’ils sont porteurs du fait inouï de l’existence. Ils auraient pu ne pas être, mais ils sont et leur existence s’exprime par leur réalité concrète, tangible, charnelle. L’existence parle de transcendance et la transcendance parle du miracle d’exister. Tout existe parce que tout est miraculeux. Ayant conscience du miracle de l’existence, on a conscience de l’existence. On existe. On fait exister les autres et le monde autour de soi » ( p 44-45).
Nous émerveiller de l’existence des autres. Un appel au respect et à la considération
Cette conscience du miracle de l’existence n’induit pas seulement une transformation et une libération personnelle. Elle fonde une harmonie sociale. « Il aurait pu ne rien y avoir. Il y a quelque chose et non rien. Miracle. Les autres qui existent, les animaux, les plantes, l’univers nous parlent de ce miracle. Ils nous parlent de notre miracle. Nous sommes aussi miraculeux qu’eux. Prenons en conscience. Nous rentrons dans la considération des autres et de l’univers. Nous devenons attentifs, respectueux. Parfois, nous avons envie d’aimer l’humanité « ( p 43).
Ce respect, cette attention fonde la vie morale. « On est moral lorsqu’on est saisi dans le tréfonds de soi-même par un sentiment d’infini respect pour l’existence, pour les hommes, pour la vie… La morale nous met directement en relation avec le principe transcendant et miraculeux de l’existence, ce principe s’exprimant dans tout ce qu’elle peut avoir de charnel. C’est ce que dit fort bien Simone Weil : « Il est donné à peu d’êtres de découvrir que les êtres et les choses existent ». Elle parle de la conscience morale et explique que celle-ci passe par une expérience charnelle » (p 44).
L’existence fonde la pensée.
Bertrand Vergely met également en évidence un lien entre la conscience d’exister et la pensée.
Ainsi, évoque-t-il Pascal, le philosophe. « Il a compris ce qu’est la pensée. Celle-ci est une affaire de conscience et non de raisonnement. On pense quand on a conscience du miracle de l’univers. Nous ne sommes rien dans l’univers ou quasiment rien. Nous devrions ne pas exister, un rien suffit pour nous anéantir. Or nous existons. Il y a là un miracle. Quelque chose qui vient d’ailleurs, d’au delà de nous, nous permet d’exister . On s’en rend compte en faisant justement l’expérience d’exister (p 46).
Nous ne sommes pas englouti par le vide abyssal. « Face au vide, il y a le fait d’exister malgré un tel vide, fait quelque part plus immense encore que l’immense… Plus vaste que l’infini spatial, il y a l’infini d’existence. Il faut qu’il y ait de l’existence pour qu’il y ait de l’espace… En ayant conscience d’exister, nous comprenons tout, même l’espace. Nous prenons alors la bonne mesure des choses… Le réel n’est pas une chose et encore moins un vide, c’est une existence et, mieux encore, un infini d’existence auquel seule la conscience aaccès.. On pense quand on parvient à un tel niveau… On dévoile la profondeur du réel ainsi que des êtres humains. On se met à avoir une relation juste à ceux-ci » ( p 47).
La pensée juste est celle de l’homme vivant
La pensée peut-elle s’exercer positivement en dehors des contingences de l’existence ? Y a-t-il une raison pure ? Le philosophe Kant répond à cette question dans « la critique de la raison pure ». Il comprend qu’il faut replacer la pensée dans le cadre de l’hommevivant. En finir avec ces pensées qui prétendent tout penser une fois pour toutes. Cesser donc de faire, par exemple, de Dieu une pensée qui prétend tout penser afin de faire de lui une pensée vivante qui fait progresser. Remplacer le Dieu de l’idéologie par le Dieu qui fait avancer et vivre » (p 53).
Bertrand Vergely met en scène les dérives du dogmatisme et du scepticisme qui se répondent et s’engendrent mutuellement dans le champ de la religion et de la philosophie. A l’opposé de ces discours systématiques, il y a une pensée en phase avec l’existence.
« Quand la pensée vit, quand elle est la pensée d’un homme existentiel, elle est au cœur d’un croisement entre le ciel et la terre, elle est la rencontre entre l’esprit et la réalité concrète, incarnée. Ici, pas besoin de dogmatisme pour affirmer l’esprit, ni de scepticisme pour corriger le dogmatisme afin de revenir dans la réalité… L’esprit rend témoignage de la réalité concrète comme la réalité concrète rend témoignage de l’esprit. Rien ne s’oppose, tout se croise » (p 52).
Une pensée féconde et équilibrée s’enracine dans l’existence. « Kant a vu, comme Pascal, que la pensée est en proie à un conflit entre dogmatisme et scepticisme. Ce conflit vient de ce que la pensée est vécue de façon passionnelle. Cette approche passionnelle vient de ce que l’on ne la vit pas. On n’a pas de relation avec celle-ci. On ne la vit pas…Qui est vivant noue des relations au monde en confrontant sans cesse ce qu’il pense et ce qu’il vit, ce qu’il vit et ce qu’il pense. Quand tel est le cas, fini les illusions de la raison pure. Fini donc le scepticisme pour corriger une telle façon de penser » (p 52).
Il y a des expériences où la prise de conscience d’exister transforme notre regard sur la vie. Nous avons rapporté l’expérience d’Odile. Comme l’écrit Bertrand Vergely, prendre conscience de son existence, c’est aussi prendre conscience de celle des autres et, au delà, d’un rapport avec la nature et avec Dieu. C’est ce que David Hay, dans son livre majeur : « Something there » met également en évidence en définissant la spiritualité comme « une consciencerelationnelle » (4). Et la recherche montre que les expériences spirituelles témoignent d’une activation du sens relationnel, d’une manifestation de la transcendance et d’un profond et immense émerveillement (4).
Dans son livre, Bertrand Vergely nous entraine dans l’émerveillement. Comme dans ces quelques pages concernant le miracle de l’existence, il nous apprend à en voir toutes les dimensions. Il dévoile le miraculeux qu’on peut entrevoir dans le quotidien. C’est le mot d’Einstein : « Il y a deux façons de voir la vie. L’une, comme si rien n’était un miracle. L’autre comme si tout était miraculeux » .
Si la conscience d’exister est source d’émerveillement et ouvre notre regard, l’existence de l’homme est, elle aussi, extraordinaire. « L’homme a des sources extraordinaires. Sophocle, dans Antigone, n’hésite pas à le dire : « Entre tant de merveilles au monde, la grande merveille, c’est l’homme ». L’homme n’est pas rien. Il vient de loin. Il est appelé à aller loin. Il est porteur de grandes choses » (p 51).
Bertrand Vergely. Retour à l’émerveillement. Albin Michel, 2010 (format de poche, 2017). Ce livre nous ouvre à un autre regard sur le monde. La quatrième partie est consacrée à « un éloge du miracle ». Une courte présentation sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=17
Marshall Rosenberg et la communication non violente
Une nouvelle approche de la relation se développe et se répand aujourd’hui dans un mouvement intitulé : Communication non violente (CNV). Cette approche est apparue aux Etats-Unis à partir des années 1960 sous l’impulsion de Marshall Rosenberg . Marshall Rosenberg a grandi dans une famille juive très unie en contraste avec le climat de violence raciste qui sévissait à l’époque et dont il a beaucoup souffert. Dans son parcours d’étude et de recherche en psychologie, il trouve inspiration chez Carl Rogers, un psychologue américain innovant qui met l’accent sur une approche centrée sur la personne. Dans sa découverte de la non violence, il s’inspire de l’exemple de Gandhi. Aujourd’hui, en France, la communication non violente commence à pénétrer dans de nombreux secteurs d’activité où la relation a un rôle majeur. La pensée de Marshall Rosenberg est relayée par des personnalités comme Thomas d’Ansembourg (1), bien apprécié sur ce blog. De nombreux témoignages apparaissent sur le Web. L’approche de Marshall Rosenberg est accessible à travers de livres et de nombreuses vidéos auxquelles on se reportera (2). Marshall Rosenberg veut promouvoir une relation fondée sur un « don naturel », la capacité de donner et de recevoir dans une joie désintéressée . Cependant, cette aptitude positive est aujourd’hui contrecarrée par une culture qui traduit une vision pessimiste de l’homme entrainant une pratique en terme de punition et de récompense, et qui se manifeste dans la volonté d’avoir raison. Communiquer avec l’autre, c’est savoir reconnaître dans ses réactions, les besoins et les sentiments qui en sont les ressorts. La communication pourra alors s’établir en profondeur sur ce registre. On cherche également à observer les comportements plutôt que de formuler des impressions subjectives sur leurs auteurs. Bref, il y a là un savoir-être et un savoir-faire qui se révèlent très efficaces pour dépasser et dénouer les conflits aux différents niveaux où ils peuvent advenir, y compris dans des situations sociales et politiques dangereuses. La communication non violente apparaît ainsi comme une sagesse en action.
Vois la beauté en moi : « See me beautiful »
La vidéo de Marshall Rosenberg, que nous présentons ici, témoigne de la dimension humaine de cette approche d’une façon émouvante. En effet, Marshall commence son propos par un chant qu’il émet et accompagne sur sa guitare (3). Ce chant exprime une aspiration humaine à une pleine reconnaissance alors que celle-ci est en réalité bien souvent refoulée :
« Vois la beauté en moi
Cherche le meilleur en moi
C’est ce que je suis vraiment
C’est tout ce que je veux être
Peut-être que cela prendra du temps
Peut-être que cela sera difficile à trouver
Vois la beauté en moi
Est-ce que tu peux saisir l’occasion
Est-ce que tu peux trouver une manière
De me voir briller avec toutes les choses que je fais
Vois la beauté en moi »
Dans cette vidéo, Marshall Rosenberg donne ensuite quelques exemples qui permettent de comprendre la mise en œuvre de la communication non violente. Ainsi, nous raconte-t-il une rencontre mouvementée dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient.
« Lorsque mon interprète m’a présenté, il a mentionné que j’avais la nationalité américaine. Alors, un des participants a bondi et il a crié : « assassin ». Ce que j’ai entendu lorsqu’il s’est exprimé, c’est « Vois la beauté en moi ». Pour faire cela, on voit la vérité. Cette personne se sent comment ? Quel est le besoin chez lui qui a engendré ce sentiment ? Ainsi, lorsqu’il a crié : « assassin », j’ai dit : « Monsieur, est ce que vous êtes furieux parce que mon gouvernement n’a pas répondu à votre besoin de soutien ? Il a été un peu surpris par cette réponse. Il n’avait pas l’habitude que quelqu’un cherche à savoir son besoin lorsqu’il essaye de communiquer. « Oui, tu as fichtrement raison. On n’a pas de maison. On n’a pas d’argent. Pourquoi est-ce que vous envoyez vos armes ? » Alors, je suis resté en lien avec ses besoins. « Si je comprend bien, c’est difficile pour vous lorsque vos besoins ne sont pas satisfaits, de voir arriver des armes ». Tant que je reste en lien avec ce qui est vivant dans cette personne, je n’entend aucune critique, je n’entend aucun reproche. Je vois la personne qui chante : « Vois la beauté en moi ». Et quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sent que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde. Alors cela, c’est l’autre moitié de la communication non violente. On a la possibilité d’utiliser la communication non violente sans devoir tenir compte de la façon dont l’autre personne s’exprime, parce que nous avons ces oreilles là. Nous nous mettons en lien avec les sentiments et les besoins de l’autre quelque soit sa façon de communiquer ».
Et voici un exemple familier. Lorsque nous demandons à nos enfants de fermer la télé, nous recevons parfois une réponse violente : « Non ». On n’entend pas « non ». Nous entendons : « Vois la beauté en moi » ». Nous entendons ce que la personne sent et ce qui l’habite. Cela ne veut pas dire que nous renoncions à nos besoins. Mais cela montre à l’autre personne que ses besoins sont importants pour nous, que ses besoins sont sur un pied d’égalité avec les nôtres. Et quand les gens ont confiance, on est sur le chemin de l’apprentissage réciproque ».
Dépasser les obstacles
« Vois la beauté qui est en moi »… C’est affirmer, c’est reconnaitre que, quelque soit le marasme dans lequel il est embourbé, il y a , en tout homme, un potentiel de vie. c’est reconnaître le positif pour lui permettre de se développer. Cela ne va pas de soi. Ce chant est un appel qui trace un chemin, qui autorise les humains en déshérence à être reconnu dans leur potentiel, à exprimer leur dignité intrinsèque. Et ne sommes pas nous-même interpellés ? N’y a-t-il pas parfois en nous un déni de nous-même ? N’y a-t-il pas dans notre culture des éléments qui peuvent s’opposer à l’expression d’une pleine appréciation de notre être comme si il y avait une inconvenance ?
Un souvenir remonte à notre mémoire. Dans un colloque qui a eu lieu aux Etats-Unis sur la réception de la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann, son épouse, Elisabeth Moltmann-Wendel, une pionnière de la théologie féministe était intervenue pour exprimer le malaise de beaucoup de femmes chrétiennes de l’époque face à un état d’esprit répressif (4). Et, pour exprimer la valeur de la femme, elle avait conclu sa prise de parole par une affirmation percutante : « I am good. I am full. I am beautiful ». « Je suis bonne. Je vis pleinement. Je suis belle ». Elle rapporte ses sources : la plénitude mise en valeur par la théologie féministe et le théologie afro-américaine : « Black is beautiful ». Aujourd’hui, notre contexte de vie est différent, mais sommes-nous tous à l’aise avec une affirmation personnelle dans les termes de Marshall Rosenberg et d’Elisabeth Wendell Moltmann ?
Dans une de ses interventions (5), Thomas d’Ansembourg, sur un registre un peu différent, nous rapporte combien il a ressenti dans sa culture environnante, catholique traditionnelle, une méfiance vis à vis de la recherche et de l’expression du bonheur. Il y a effectivement un héritage culturel à dépasser.
Marshall Rosenberg nous montre combien une image négative de l’humain a régné pendant des siècles et comment elle a engendré le malheur « Lorsqu’on pense que, par nature, l’être humain est malfaisant, quel est le processus correctif : la pénitence. Il faut que les gens se détestent eux-mêmes ». Et, aujourd’hui encore , plutôt que de rester dans une attitude de partage, on entre dans une pratique de confrontation : « qui a raison ? », et, en conséquence, un engrenage de punitions et de récompenses ».
Dans ces oppositions à la non violence, il y a donc un héritage culturel à dépasser, et cet héritage renvoie à une culture religieuses fondée sur une théologie du péché originel. Dans son livre : « Oser la bienveillance » (6), Lytta Basset nous apporte un utile éclairage. « Nos contemporains ont un besoin brulant d’être valorisés pour qui ils sont. Mais si la voix qu’ils entendent n’est pas celle d’un Dieu inconditionnellement bienveillant, faut-il s’en étonner ? J’ai cherché du côté de ce qui, trop longtemps, a parasité la ligne. Je veux parler de ce dogme du péché originel qui, adopté au Vè siècle sous l’influence de saint Augustin, a « plombé » l’Occident de manière ininterrompue jusqu’au XXè siècle, avec sa vision catastrophique de la nature humaine » (p 11). Lytta Basset nous montre également en quoi une doctrine aussi « toxique » est contraire à l’enseignement et à la vie de Jésus, et à la théologie chrétienne des premiers siècles, relayés sur ce point par l’Orthodoxie et reformulés aujourd’hui par des théologiens contemporains (7). Notons par ailleurs que cette représentation pessimiste de l’homme se trouve également aujourd’hui chez certains psychanalystes athées comme Freud (8). Et, comme l’observe Lytta Basset : « Comment peut-on accompagner quelqu’un sur son chemin de guérison, de pacification, de libération lorsqu’on a une vision négative de l’être humain ? ». La bienveillance, telle que la décrit Lytta Basset, notamment dans l’exemple de la relation entre Jésus et Zachée, est un processus libérateur.
« Vois la beauté en moi ». Lytta Basset nous paraît rejoindre Marshall Rosenberg : « En toute lucidité, on peut opter pour la bienveillance : se focaliser sur l’être de la personne, ce qu’elle est essentiellement et éternellement quoiqu’elle fasse : une créature bénie « capable de Dieu ». A cette profondeur, on n’est jamais déçu ni trompé…. On ne dira jamais assez combien le simple geste bienveillant que nous posons, la moindre parole, peut nous remettre instantanément dans le courant puissant de la bienveillance. C’est à notre portée parce que c’est de l’ordre du respect : je salue en toi, malgré tout, un être humain semblable à moi. Puisque tu es en vie, je prend le risque de faire confiance à ton potentiel, que je ne prétend pas connaître » (p 23). Oui, le chant de Marshall Rosenberg ouvre le chemin de la confiance. « Quand la personne s’aperçoit de mon regard quand je chante cette chanson, la personne sait que ce qui est vivant en elle m’importe. Et quand les gens ont confiance que ce qui est vivant en eux nous importe, nous sommes bien sur le chemin pour résoudre les besoins de tout le monde ».
J H
(1) Site de Thomas d’Ansembourg : http://www.thomasdansembourg.com Sur ce blog, plusieurs articles autour d’interviews ou de conférences de Thomas d’Ansembourg, et notamment, présentation de son dernier livre : « la paix, ça s’apprend » : https://vivreetesperer.com/?p=2596
(4) Intervention d’Elisabeth Moltmann-Wendel dans le colloque sur la réception de la rhéologie de l’espérance. Sur ce blog : « Quelle vision de Dieu, de l’humanité et du monde en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque » : https://vivreetesperer.com/?p=2674
(6) Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2017. Mise en perspective sur ce blog : « Bienveillance divine. Bienveillance humaine. Une harmonie qui se répand » : https://vivreetesperer.com/?p=1842
Face à la crise, l’économie symbiotique, c’est la convergence des solutions.
Symbiose est un mot inventé à la fin du XIXè siècle et qui signifie : vivre ensemble. « Il décrit l’association étroite et pérenne entre deux organismes différents qui trouvent, dans leurs différences, leurs complémentarité. La croissance de l’un permet la croissance de l’autre et réciproquement » (p 52). En proposant le terme d’économie symbiotique, Isabelle Delannoy a écrit un livre (1) sur ce thème dans lequel elle ouvre un avenir à partir de la mise en évidence de la complémentarité d’approches innovantes qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui. « La vraie révolution que l’on a apporté avec l’économie symbiotique, c’est de faire croiser trois sphères : la matière avec la sphère de l’économie circulaire, la sociosphère avec l’économie collaborative, l’ingénierie écologique et l’utilisation des écosystèmes du vivant, pour qu’on puisse restaurer nos écosystèmes naturels et ne plus rester dans la logique extractive » (Laura Wynne) (2).
Ce livre est le fruit d’un parcours. Ingénieur agronome, Isabelle Delannoy a très vite mesuré l’ampleur du déséquilibre écologique. « Nous relâchons en quelques décennies un carbone que des êtres vivants ont mis des centaines de milliers d’années à enfouir ». (p 23). Et elle a participé à la réalisation du film « Home » de Yann ArthusBertrand. « Dans ce film diffusé en 2009, nous disions une vérité lourde : Si nous ne sommes pas capables d’inverser la tendance avant dix ans, nous basculerons dans une planète au visage inconnu. A la suite de la détérioration du socle des équilibres planétaires, la détérioration des écosystèmes d’un côté, la croissance des émissions de gaz à effet de serre de l’autre, le climat pourrait entrer dans une phase d’emballement qui ferait basculer la terre dans un autre état thermodynamique global… » (p 28). Mais Isabelle Delannoy n’a pas voulu rester sur le registre de la mise en garde. Elle s’est engagée dans une recherche de solutions qui a abouti à la publication de ce livre. Et cette recherche a couvert toute la gamme des approches innovantes que l’on peut observer aujourd’hui. « J’ai alors cherché systématiquement les logiques économiques et productives qui pouvaient participer à répondre à cette déstabilisation de l’écosystème Terre et à renverser la tendance » (p 28). En regard, elle a trouvé une pléthore d’innovations, mais « aucune de ces logiques ne suffisait… Toutes semblaient nécessaires, mais largement insuffisantes » ( p 29).
C’est alors qu’Isabelle Delannoy a vu se dessiner un mouvement global. « A mesure que je cherchais, il se formait un motif, un design commun. Je me rendais compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquable.. . Pour l’ingénieur agronome que je suis, c’est à dire une scientifique à orientation technique, les principes que je voyaient se dessiner étaient comme les rouages d’un nouveau moteur, les éléments unitaires d’un nouveau système logique économique » (p 29). Isabelle Delannoy a développé ces principes pour en faire le fondement d’une « économie symbiotique ». Tout au long de cet ouvrage, elle nous présente cette économie en devenir.
Vers une économie symbiotique
Dans cette période de mutation, nos regards se transforment. La mise en évidence des processus symbiotiques est elle-même le fruit d’une inflexion récente de la recherche. « La symbiose fut longtemps ignorée face à la compétition mise en avant par Charles Darwin dans sa théorie publiée au XIXè siècle… Depuis ces dernières décennies, la symbiose a le vent en poupe. Des chercheurs comme Lynn Margulis, Olivier Perru, Marc-André Sélosse… montrent que la symbiose en particulier, et les mécanismes coopératifs en général agissent également comme un des moteurs principaux de l’évolution » (p 52) (3). L’auteure cite l’exemple des coraux qui sont la résultante d’une symbiose entre deux organismes : l’un constructeur : le polype, l’autre nourricier : la zooxanthelle, une algue qui sait capter l’énergie lumineuse grâce à la photosynthèse. Aujourd’hui, le sens du mot symbiose est de plus en plus réservé aux « relations à bénéfices réciproques entre deux ou plusieurs organismes qui se lient de façon pérenne » (p 53). L’économie symbiotique s’inscrit ainsi dans dans un univers caractérisé par la complémentarité, la réciprocité, la synergie. En examinant différentes approches innovantes à elle seule insuffisantes pour répondre au grand défi, Isabelle Delannoy « s’est rendu compte que, sous leur diversité apparente, elles présentaient des analogies de fonctionnement remarquables…. Je voyais converger l’agroécologie, la permaculture, l’ingénierie écologique, l’économie circulaire, l’économie de la fonctionnalité, les smart grids, l’économie collaborative et du pair à pair, la gouvernance des biens communs et les structures juridiques des coopératives. Dans tout ce qui fait économie, ressources vivantes, ressources techniques, ressources sociales, une nouvelle logique…était apparue » (p 30). A partir de l’observation des pratiques nouvelles, Isabelle Delannoy a élaboré une théorie, « un système logique commun qui peut se traduire jusque dans des formulations mathématique, systémique et thermodynamique » ( p 30)
Penser en terme d’écosystème
« En écologie, un écosystème est un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interrelation avec un environnement » (Wikipedia). Penser en terme d’écosystème, c’est reconnaître et encourager une dynamique interrelationnelle. Et cette approche est particulièrement active dans ce livre sur l’économie symbiotique : « une économie de l’information ; réanimer les ressorts de la terre ; une économie structurée en écosystèmes, l’énergie et la matière ; une économie en écosystèmes… ».
Les milieux naturels se lisent en terme d’écosystèmes. Et, dans l’agriculture, on prend conscience actuellement des méfaits de la monoculture mécanisée et on reconnaît les avantages de la diversité et de la complémentarité. En France, la ferme du Bec Hellouin est ainsi reconnue dans son expérimentation innovante dans l’esprit de la permaculture (4). Et le même esprit est présent dans une ferme en Autriche dans une vallée peu propice à la culture. Or, un pionnier, Sepp Holzer y a construit un écosystème agricole ultra productif. Comment a-t-il atteint cette performance ? « Sepp Holzer a réfléchi à sa ferme comme un ensemble d’écosystèmes. A la petite échelle de la parcelle, il met en compétition les espèces qui vont s’enrichir mutuellement. Ainsi chaque arbre est planté avec un ensemble de graines d’une cinquantaine de plantes différentes qui entreront en synergie. Elles trouveront leur complémentarité dans la différence de taille, de morphologie, d’enracinement, d’écosystèmes microbiens associés, de synthèse de molécules, de préférence pour l’ombre et la lumière. Ces coopérations engendrent des relations nutritives entre les plantes et permettent de se passer d’engrais. Elles entretiennent une diversité d’hôtes et de prédateurs et il et possible de s’affranchir des pesticides… Mais Sepp Holzer a également créé une association d’écosystèmes diversifiés selon un design très précis permettant leur mise en synergie… Ainsi, à mesure des années, il a créé un ensemble de soixante dix mares et étangs et étagé le relief en terrasses. Le miroir créé par la surface de l’eau envoie les rayons du soleil sur les coteaux qui la surplombent et produit de nouvelles conditions climatiques pour des espèces qui n’auraient pu se développer dans les conditions initiales… » (p 59-60). « Le système entre en croissance selon un mécanisme synergique et enrichit son milieu. Sepp Holzer a créé un système productif qui ne détruit pas les ressources écologiques, mais qui, au contraire, en crée » ( p 60).
Cependant, les écosystèmes vivants ne sont pas à même de remplacer toutes les industries. « Ces industries doivent être alimentées en matériaux et en énergie pour fonctionner. De plus, de nombreuses infrastructures, machines et outils, ne peuvent exclusivement faire appel à des matériaux biosourcés. Il s’agit donc d’organiser les systèmes économiques et productifs qui permettront une réutilisation maximale de la matière qui la compose » (p 109). Alors Isabelle Delannoy nous expose les voies innovantes d’une économie en écosystèmes pour traiter de l’énergie et de la matière. Et là aussi, elle s’appuie sur de nombreuses études de cas.
Ainsi une architecture bioclimatique produit des bâtiments consommant un minimum d’énergie pour le chauffage et la climatisation. C’est l’exemple de l’entreprise Pocheco dans le nord de la France qui est devenu autosuffisante en matière de chauffage, six jours sur sept (p 115). Au Val d’Europe, une zone d’activité de la région parisienne, le data center de la banque Natixis a été conçu dès son implantation comme une centrale à la fois de données et de chauffage. L’activité des serveurs est intense et dégage une grande chaleur. Cette énergie est la base d’un réseau de chaleur faisant circuler une eau à 55°C qui alimente un centre aquatique, une pépinière d’entreprises, deux hôtels et une centaine de logements collectifs (p 119).
Et, en même temps, dans l’industrie, une approche systémique se développe. « La logique de fonctionnement actuelle est très mal adaptée à la limitation des ressources. Elle repose sur une logique linéaire : j’extrais, je transforme, je consomme, je jette. Son efficience tend vers zéro » (p 12). On peut agir autrement : « ne plus bâtir des « chaines » de production, mais des écosystèmes de production en agissant sur toutes les étapes. Ainsi, à Kalundberg, au Danemark, les industriels se sont rendus compte que les uns achetaient comme matière première ce que les autres rejetaient en tant que déchets. Ils sont entrés en coopération et celle-ci s’est étendue à des échanges de matière et d’énergie ( p 126-127). Cet écosystème industriel est aujourd’hui un exemple. « En bout de chaine, avec l’apparition du web, une telle organisation collaborative se répand chez les consommateurs. Ils forment des écosystèmes ou chacun peut être à la fois fournisseur, acheteur ou usager d’un bien » (p 128).
Lorsque les consommateurs se rapprochent de la production et inversement, on enregistre des gains très importants d’efficience. C’est le cas lorsqu’au lieu de vendre des objets, le fabricant en vend l’usage. C’est une « économie de fonctionnalité ». « Puisqu’il reste propriétaire de son bien, le fabricant a tout intérêt à en prolonger la durée de vie ». et il pourra, en fin de cycle, récupérer les matériaux .
Spécialisé dans la fabrication de photocopieuses, Rank Xerox est une des références les plus anciennes. « Aujourd’hui, Rank Xerox réutilise 94% des composantes de ses anciennes machines pour en fabriquer de nouvelles (p 133). « Les modèles dynamiques d’accès permettent de vendre beaucoup en produisant peu » (p 136).
Et, bien sur, la nouvelle économie portée par le Web abonde en systèmes écoproductifs. « Ce sont des projets open source. L’open source est un exemple des principes symbiotiques appliqués à l’innovation et à la production : une diversité d’acteurs partageant des valeurs similaires et un centre d’intérêt commun mettant en partage leurs savoirs et savoir-faire. De leur coopération naissent des logiciels (tel Wordpres, Firefox, Linux), des encyclopédies du savoir telle Wikipedia… » ( p 143). L’émergence des fablabs pour permettre une mutualisation des outils industriels à l’intention d’acteurs de terrain témoigne de même de la métamorphose de la production (p 146-148).
« Dans les fablabs, la combinaison d’internet et le libre partage de l’innovation accélèrent le brassage des innovations. Il se crée un écosystème entre concepteurs, usagers et ateliers de fabrication qui change radicalement la logique de la production industrielle : ouverte, coopérative, locale, personnalisée » (p 155).
Ainsi, Isabelle Delannoy nous montre l’avancée de l’économie symbiotique dans son visage industriel. C’est une métamorphose radicale de la fabrication des biens d’équipement et de consommation. On peut maintenant envisager « la transformation de la chaine industrielle en un vaste écosystème mondial reliant des écosystèmes locaux » ( p 160).
Le temps de l’information
Nos yeux s’ouvrent et nous commençons à voir le monde en terme d’information. Nous prenons conscience du rôle prépondérant de l’information. « Depuis son origine, la Terre n’a cessé de créer de l’information. Grâce à elle, des mouvements ordonnés de la matière se sont créés, donnant lieu à une diversité de formes, de couleurs, de mouvements, exceptionnelle : la vie telle que nous la connaissons. De cette information motrice, l’une a été motrice plus que tout autre. Il s’agit de celle qui est codée dans les gènes du végétal portant les mécanismes de la photosynthèse » (p 43). La photosynthèse est un processus exceptionnellement puissant. « La photosynthèse permet de capter une énergie brute et immatérielle, l’énergie lumineuse, de la stocker et de la distribuer de façon extrêmement fine… ». Grâce aux informations contenues dans sa bibliothèque génétique, le végétal va ainsi à l’encontre des lois physiques de l’énergie qu’on appelle l’entropie » (p 44). Le vivant se caractérise par la richesse de l’information. Il en déborde. Apprenons à la respecter. « C’est très simple. Si nous coupons une forêt pour bruler son bois, nous aurons perdu l’intelligence contenue dans le matériau bois qui aurait pu servir pour la construction, mais aussi l’intelligence chimique de ses molécules qui auraient pu servir à la pharmacopée, et encore celle apportée par l’écosystème forêt réparatrice de la qualité de l’eau, de la fertilité du sol, du climat » (p 45).
Nous pouvons faire mieux. En terme d’information, l’intelligence humaine est elle-même extrêmement créatrice. L’intelligence humaine peut devenir catalysatrice. « En agissant comme un catalyseur des écosystèmes vivants, l’espèce humaine devient un facteur multipliant leur efficience naturelle » (p 46). Le rôle de l’information va en croissant. Dans les écosystèmes vivants, il y a d’abord une construction de structures. « Ils créent alors beaucoup de biomasse et tissent peu de réseaux. Mais lorsque leurs structures deviennent plus matures, les réseaux s’enrichissent…les racines se connectent…des signaux chimiques s’échangent…. La faune vient s’installer. Les informations circulent extrêmement abondantes » (p 48). On peut envisager une évolution comparable dans l’histoire humaine. Ne serions-nous pas arrivé dans la phase de maturité où « presque toute l’efficience à produire des services vient de la capacité à produire et à traiter de l’information ».
Isabelle Delannoy nous ouvre un horizon. « Admirons l’improbable conjoncture que forme notre époque. Nous vivons l’instant où le niveau de destruction des écosystèmes menace la perpétuation de nos conditions de vie en même temps que nous accédons à un stade de structuration des écosystèmes dans son plein niveau possible d’efficience (p 49).
Emergence
Isabelle Delannoy a mené une recherche pour mettre en évidence les principes qui fondent une économie symbiotique et toutes les synergies que celle-ci engendre. Des exemples, comme le nouveau mode de fabrication permis par la voiture électrique sont particulièrement éloquents (p 241-244). La moindre chaleur émise permet une grande souplesse et inventivité dans la mise en œuvre des matériaux. Ainsi, avec Isabelle Delannoy, nous assistons à une émergence : émergence de nouvelles pratiques, mais également avec elle, émergence d’un nouveau regard : « Il semble que, dans le silence, un nouveau regard, une métamorphose sociale et économique soit en train de naitre. Apparues sans concertation, les différentes logiques économiques et productives que nous avons successivement présentées couvrent toutes les activités économiques et forment un écosystème économique complet. Sous leur apparente diversité et la multiplicité des termes : ingénierie écologique, permaculture, biomimétisme, écologie industrielle, économie circulaire, économie de la fonctionnalité, smart grids, open source, makerspaces, open data, économie de pair à pair, contribution sociale et solidaire, elles sont d’une extraordinaire cohérence dans leur système de fonctionnement et peuvent être décrites selon les mêmes principes » (p 227). Isabelle Delannoy a « qualifié ces principes, et le principe logique dont ils sont le cœur, de « symbiotique ». « Ce système logique est utilisable en tant que tel, sans même vouloir développer une économie symbiotique complète. Il caractérise un fonctionnement continu et typique d’une nouvelle logique émergente » (p 227).
La recherche d’Isabelle Delannoy a commencé en 2009 dans la conscience de la menace du basculement climatique. Cette menace n’a pas disparu. On doit y faire face et il y a urgence. Le remède passe par une transformation de l’économie. Isabelle Delannoy nous apporte une bonne nouvelle. Non seulement, cette transformation est possible, mais elle a déjà commencé. Un puissant mouvement est déjà en cours.
« Une nouvelle forme de pensée se développe partout dans le monde. Extraordinairement cohérente, non concertée, apparue majoritairement ces cinquante dernières années, elle laisse entrevoir que, dans le silence, est en train de naitre une métamorphose économique, technique et sociale radicale de nos sociétés… cette nouvelle économie a le potentiel de devenir symbiotique et régénératrice au niveau global…Elle organise une symbiose entre les écosystèmes vivants, les écosystèmes sociaux et l’efficience de notre technique » (p 313-314). On assiste donc à une multiplication d’écosystèmes innovants. L’économie symbiotique grandit à partir des réalités locales. On peut imaginer une économie décentralisée avec « desplaces demarché locales et reliées ». Cette économie nouvelle surgit de toute part.
Vers une nouvelle civilisation
Ce livre nous fait entrer dans un monde en transformation : une métamorphose, un changement de paradigme, une nouvelle civilisation en germination. C’est bien ce qui apparaît à Isabelle Delannoy dans l’exploration qu’elle a entrepris et qu’elle nous rapporte dans cet ouvrage. Si nous définissons une civilisation comme « l’ensemble des traits qui caractérisent une société donnée du point de vue technique, intellectuel, économique, politique et moral, cette étude m’amène à penser qu’émerge aujourd’hui une nouvelle civilisation » (p 19).
Dans ce livre, nous voyons apparaître une ligne de force majeure : la reconnaissance du vivant dans toutes ses dimensions. Cela induit une nouvelle vision de l’humain. « Ces travaux ont renouvelé ma conception de l’être humain et de sa place dans l’univers. Nous avons une vision très négative de l’homme vis-à-vis du vivant. L’idée que nous devons choisir entre notre développement et celui de la nature est profondément ancrée. Il s ‘agit donc au mieux de faire le moins de mal possible. L’économie symbiotique apporte (et requiert) une vision positive de l’espèce humaine et de son rôle dans l’univers (p 35-36). Aujourd’hui, l’humain prend un autre rôle dans le vivant. Il n’observe plus la nature pour la soumettre, pour en devenir « maitre et possesseur » comme l’expriment Francis Bacon et René Descartes, pères du rationalisme occidental moderne, mais pour en comprendre et en faciliter les équilibres afin de favoriser son développement et sa croissance (p 37). L’auteure nous indique un changement de cap majeur dans les attitudes et les représentations : « Nous pensions quantité, masse, forces. En comprenant que nous pouvons devenir symbiotes de notre planète, notre génie se déploie. Nous pensons informations, liens, synergie (5). Jamais notre imagination n’a été nourrie de la possibilité que le beau puisse être efficace, que ce qui est doux puisse être puissant » (p 37).
Ouvertures spirituelles
A la suite de cette vaste enquête et de ce travail de synthèse, Isabelle Delannoy nous permet d’entrevoir la montée d’une civilisation nouvelle. Celle-ci commence à se frayer un chemin à travers de nouvelles représentations et de nouvelles pratiques. Et, dans le même mouvement, une nouvelle éthique et une nouvelle spiritualité apparaissent. Isabelle Delannoy évoque « une nouvelle alliance » ( p 103-106), reconnaissance et respect du vivant par l’humanité. Dans le même mouvement, c’est aussi l’affirmation de valeurs comme la bienveillance, la collaboration, l’entraide, la solidarité. Des pièces du puzzle rassemblées par l’auteur, on voit apparaître un paysage nouveau.
Laissons libre cours à notre émerveillement. Et, pour les chrétiens, à partir d’une approche théologique nouvelle, sachons reconnaître l’œuvre de l’Esprit. Nous pouvons écouter cette interpellation de Pierre Teilhard de Chardin, scientifique et théologien précurseur, cité par Isabelle Delannoy (p 57). « Si les néohumanistes du XXè siècle nous déshumanisent sous leur Ciel trop bas, de leur côté, les formes encore vivantes du théisme ( à commencer par la chrétienne) tendent à nous sous-humaniser dans l’atmosphère raréfié d’un Ciel trop haut. Systématiquement fermées encore aux grands horizons et aux grands souffles de la Cosmogenèse, elles ne se sentent plus vraiment avec la terre, une Terre dont elles peuvent bien encore, comme une huile bienfaisante, adoucir les frottements internes, mais non (comme il le faudrait) animer les ressorts ».
Et, déjà, pour participer à l’évolution en cours, pour y apporter une contribution, le christianisme est appelé à retrouver son esprit d’origine dans une marche en avant qui regarde vers la nouvelle création à venir et qui s’inscrit dans une théologie de l’espérance. « Dieu est lié à l’espérance humaine de l’avenir. C’est un Dieu de l’espérance qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire » (Jürgen Moltmann) (6). L’Esprit de Dieu est « l’Esprit qui donne la vie » (7). Cet Esprit n’est pas seulement l’Esprit rédempteur, c’est aussi l’Esprit créateur à l’œuvre dans une création qui se poursuit (8). Ainsi, Jürgen Moltmann peut-il écrire : « Dieu est celui qui aime la vie et son Esprit est dans toute la création. Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de l’Esprit » (9). Ainsi l’Esprit Saint anime et relie. « Si l’Esprit Saint est répandu dans toute la création, il fait de la communauté des créatures avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu…L’ « essence » de la collaboration dans l’Esprit est, par conséquent, la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles font reconnaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (Martin Buber) (9). Cette vision fait apparaître une correspondance entre l’inspiration de l’Esprit qui induit reliance et créativité et ce que nous entrevoyons dans la civilisation symbiotique en voie d’émergence.
Nous vivons à un tournant de l’histoire. Nous ne voyons que trop les menaces engendrées par les abus de l’humanité vis à vis de la nature. Les remèdes sont en route, mais le temps presse. Comme d’autres observateurs, Jürgen Moltmann nous rapporte une parole du poète allemand, Friedrich Hölderlin : « Dieu est proche et difficile à saisir. Mais , au milieu du danger, se développe le salut » (6).
Dans ce contexte, ce livre sur l’économie symbiotique arrive au bon moment. Isabelle Delannoy met en évidence la convergence de nouveaux courants économiques qui débouchent sur une transformation générale de l’économie et portent un changement de mentalité. Sur ce blog, notre attention va dans le même sens. Nous essayons de mettre en évidence les émergences positives (10) et de contribuer ainsi à l’évolution des représentations. L’action dépend de l’horizon qui lui est proposée. « Nous devenons actifs pour autant que nous espérions. Nous espérons pour autant que nous puisions entrevoir des possibilités futures. Nous entreprenons ce que nous pensons être possible » (Jürgen Moltmann) (11). A juste titre, Isabelle Delannoy évoque la puissance de la pensée. Elle cite Lune Taqqiq : « Le poids d’une pensée peut faire basculer le cours de l’humanité » (p 316). Ce livre sur l’économie symbiotique participe à notre « conscientisation ». En faisant apparaître l’émergence d’une économie et d’une société nouvelle à travers l’apparition de multiples innovations signifiantes, il nous enseigne, il nous éclaire, il nous mobilise. Merci à Isabelle Delannoy !
Jean Hassenforder
(1) Isabelle Delannoy. Préf. de Dominique Bourg. L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société. Domaines du possible. Actes Sud/Colibris. Voir aussi : Isabelle Delannoy. L’économie symbiotique. TED x Dijon : https://www.youtube.com/watch?v=9BL0fJErgmQ
(3) « L’entraide, l’autre loi de la Jungle par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle » : https://vivreetesperer.com/?p=2734 Autre source : Dans son itinéraire scientifique, Lynn Margulis à montré le rôle important de la symbiose dans l’évolution. Comme le montre Jean-François Dortier, dans son blog : « La quatrième question », à l’époque, cette théorie symbiotique s’est heurtée à une vive opposition de la théorie Darwinienne alors dominante : https://www.dortier.fr/lynn-margulis-et-levolution-des-etres-complexes/
(5) « Une philosophie de l’histoire, par Michel Serres » Michel Serres nous parle de l’entrée de l’humanité dans un âge doux…https://vivreetesperer.com/?p=2479
(6) Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012 (p 109-110 et p 69)
(7) Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999