Pistes de résistance face à la montée d’une technocratie déshumanisante

Pour un retour du soin face au mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste

Selon Dr Louis Fouché

A notre insu, nous pouvons parfois être soumis à l’emprise d’une culture techniciste animée par une raison instrumentale et portée par une technocratie calculatrice. Si cette réalité apparaît aujourd’hui, jusqu’au risque d’une culture totalitaire, elle est le produit d’une transformation progressive qui remonte loin dans le temps. Certes, la prise de conscience écologique s’inscrit en face de ce danger, mais il nous faut entrevoir toutes les dimensions du problème. De fait, cette menace peut être perçue dans différents aspects de la vie. A cet égard, les transformations actuelles du système de santé peuvent être envisagées comme un révélateur de tendances profondes qui comportent de graves dangers. C’est le thème d’un livre du Docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin » (1).

Face à un technicisme déshumanisant, comment protéger et promouvoir une médecine mettant en priorité le soin et le souci de l’autre ? Le propos du docteur Louis Fouché est radical, mais il dévoile une réalité qui n’a pas encore donné lieu à une prise de conscience largement répandue. En fait, le docteur Louis Fouché est apparu sur la scène publique à l’occasion de la crise suscitée par l’épidémie du Covid. Il est alors entré en résistance vis-à-vis des directives sanitaires officielles. Médecin anesthésiste, il a manifesté beaucoup de courage en s’y opposant jusqu’à être contraint à suspendre son activité professionnelle avec le sacrifice financier correspondant. Dans ce contexte, il a animé un réseau d’entraide. Son livre témoigne de cette expérience. Cependant, plutôt que de s’enfermer dans une rancœur, même si il s’exprime parfois dans des termes choquants, il nous paraît chercher à comprendre les facteurs de la dérive et les pistes à explorer pour développer une médecine « intégrale et intégrative » dans des contextes humains appropriés.

 

Ce livre se présente donc en ces termes :

« Héritier de la pensée complexe, chère à Edgar Morin et Henri Laborit, le Dr Louis Fouché cherche la confrontation des regards, la fécondité du dissensus. Anthropologie, philosophie, éthique, sociologie, permaculture et non-violence nourrissent une réflexion renouvelée sur notre rapport à la Santé et au vivant.

Notre système de soins est à la croisée des chemins : consumérisme transhumaniste toxique, administré par quelques multinationales ; ou médecine intégrale et intégrative qui met la nature, les professionnels du soin et les patients en lien, pour une sagesse du vivant. A nous de choisir…

La crise du système de santé, mise à nue par le Covid, est une des volutes de la crise systémique profonde que nous devons traverser. Quand tout pousse à désespérer, quand des tutelles corrompues finissent d’achever nos institutions, ce livre est une porte vers l’émancipation, l’autonomie et la responsabilité » (page de couverture).

Si les analyses de Louis Fouché nous paraissent substantielles tant par l’expérience que par la culture de son auteur, nous ne les suivons pas sans réserve, mais surtout nous pouvons en contester l’interprétation.

Certes, la corruption peut affecter de grandes entreprises, de grandes institutions publiques peuvent être sous influence, mais on ne peut en déduire nécessairement un plan concerté visant à une domination mondiale. On pourrait davantage envisager une contagion des mentalités : la propagation d’une culture techniciste et technocratique telle que l’auteur la décrit. Au total, nous ne disposons pas en ce domaine d’une expertise suffisante pour avancer des évaluations.

Autre réserve : les propos de l’auteur sont empreints de passion, ce qui nous entraine et interpelle utilement, mais, dans ce mouvement, on peut regretter d’y voir parfois des jugements offensants ou ce qui nous apparait comme des exagérations. Il serait toutefois dommage que ces quelques réserves nous empêchent de saisir la portée de cet ouvrage qui nous apporte un éclairage majeur sur des dérives redoutables en cherchant ensuite des pistes de réponse dans une perspective constructive et généreuse. Nous essaierons de rapporter ce livre, non en terme d’un examen systématique, mais en empruntant le chemin de l’auteur à travers des passages significatifs.

 

L’apparition du Docteur Fouché sur la scène publique

Dans l’introduction du livre, l’éditeur explique son engagement en faveur de l’auteur et de son ouvrage. A quel titre le Dr Louis Fouché a-t-il été entendu durant la période critique du Covid ?

« Ce ne saurait être strictement son expertise en anesthésie et réanimation qui a interpellé le public lors de ses prises de parole. Ce qui a été entendu, c’est une synthèse et une mise en perspectives à la fois complexes et intelligibles, respectueuses de l’intelligence de chacun et humbles dans leur exposé. Le fruit en somme de ce qu’il avait patiemment additionné comme formations, expériences et réflexions, et qui venaient là créer une entaille dans le narratif prêt à consommer des discours officiels. Le docteur Louis Fouché n’est pas apparu avec la crise, c’est la crise qui a fait émerger tout un travail de l’ombre, des années de lecture, de patience, d’assemblages de concepts, de regards croisés, de mises en applications pratiques et de tous les détours qui les accompagnent… Et lorsque la parole émerge, elle prend immédiatement forme et résonne différemment aux oreilles, car elle a déjà modelé le réel » (p 10).

 

Une expérience et une conscience des failles et des dysfonctionnements du système de santé

De fait, c’est bien avant la crise du Covid que le Dr Louis Fouché a perçu les dérives du système de santé. Et ces dérives allaient à l’encontre de la « nécessaire humanité dans le soin ». Dès 2017, il avait demandé à s’inscrire dans un master II d’éthique et anthropologie médicales et il avait gagné en expérience dans les rencontres au cours de cette formation. Dans sa demande d’inscription, il avait clairement posé les problèmes : « Dans mes multiples casquettes professionnelles, je butte sur de multiples incohérences permanentes. Je dois soigner, mais je dois surtout « faire des actes ». Je dois « faire des économies ». Je suis égaré dans l’absence de bien commun clairement identifié… L’hôpital est encombré de complications insolubles, induites par des gouvernances technocratiques, dont les rouages sont opaques et les finalités inavouables. Le hiatus est de plus en plus flagrant entre un système de santé qui industrialise le soin et la réalité que je perçois chaque jour de la réalité des patients. La Haute Autorité de Santé le dit presque en ces termes : « Nous sommes là pour liquider le modèle artisanal de la médecine ». « Epur », chaque jour, je constate que c’est bien cet « artisanat » qui fait le soin. C’est bien la relation, et comment nous l’habitons, bref, notre éthique qui fait le soin, pas les « process » (p 23). Son mémoire de fin d’études avait été bien apprécié. Il y dénonçait notamment « les ravages d’une idéologie entrepreneuriale numérique appliquée à la santé humaine » et « la toute puissance algorithmique numérique en Santé » (p 25). Nous retrouverons ces thèmes tout au long du livre.

 

Une profession trop fermée

Louis Fouché nous raconte comment il a ressenti durant sa formation de médecin un manque d’ouverture. « Il serait bon d’avoir du recul. Et pourtant, tout médecin que je suis, je n’ai jamais eu d’histoire de la médecine dans mes cours de faculté. Il n’y a pas eu d’histoire des sciences non plus. Pas d’épistémologie. Pas de questionnement sur l’histoire du Vrai. Aucun retour sur les compétitions économiques ayant structuré les marchés de la santé. On y apprend la génétique, la biophysique, la biochimie, la biologie moléculaire. On nous apprend tous les détails. Mais jamais, on ne nous donne une vue d’ensemble… ». Il y a là un enfermement qui paraît stupéfiant. « Pas de philosophie, de sociologie ou de psychologie… Il n’y a pas de regards croisés avec d’autres médecines… ». Louis Fouché ne se résout pas à vivre et à penser dans cet univers clos. « Pourtant, il y a d’autres univers de soin, non ? Qu’est-ce que la médecine ayurvédique indienne ? Qu’est-ce que la médecine chinoise traditionnelle plurimillénaire ?… Pourquoi les guérisseurs africains connaissent-ils tous la botanique et les plantes qui guérissent ? Pourquoi quand il y a un malade, veulent-ils guérir tout entier le village ? Au fait, pourquoi n’apprend-on rien de la botanique et des plantes médicinales ?… » (p 36). Aujourd’hui, à la suite de la crise du Covid, Louis Fouché repose toutes ces questions et milite pour une médecine « intégrale et intégrative ».

Et il s’interroge également sur la manière dont la médecine s’est professionnalisée. A partir de l’exemple anglais, ne peut-on pas y voir plutôt un corporatisation ? (p 38). L’auteur examine également le cas américain. Au début des années 1900, au nom d’une certaine conception de la scientificité, le rapport Flexner préconise la « réorganisation et la centralisation des institutions médicales » au bénéfice d’une « médecine médicamenteuse ». Il en est résulté un recul du soin naturel, un poids croissant de l’industrie pharmaceutique, un recul drastique du nombre de médecins (p 39-40). Ces différentes observations concourent à mettre en évidence aujourd’hui des manques et des dérives dans la profession médicale. Dans sa veine radicale, Louis Fouché écrit : « La logique à l’œuvre, c’est la conquête méthodique des marchés… Nous sommes en train, de détruire le système de soin pour réattribuer le monopole du marché des soins aux multinationales de la finance et de la data ».

 

Une entrée en résistance

Face à l’épidémie de Covid, on observe un ensemble de réactions. C’est une situation complexe qui n’est pas exposable dans ce cadre. On notera seulement ici le choc ressenti par le docteur Louis Fouché au vu de certaines directives sanitaires. « Ce qui était raconté par le pouvoir et les médias ne correspondait pas à ce que je constatais dans mon service de réanimation. Intubez précocement. Mais les malades survivaient mieux si je les laissais sans ventilation invasive… Pas de traitement précoce. Mais tous ceux qui en avaient eu un guérissaient mieux. Les pontes avaient donné des consignes. Constat de réalité : ils avaient 40% de létalité dans leur réanimation quand nous en avions 5 à 20% en faisant autrement. Et pourtant, on n’a pas pu en parler Aucune possibilité de communiquer. Ils ont raison. Tais-toi. Point à la ligne. Pas de discussion » (p 30). Nous voyons en la réaction du docteur Fouché une exigence de conscience. « Il y eu un appel à parler. Une injonction à dire. Si toi, au contact des malades en réanimation, tu ne dis pas… Qui diras ? Alors, j’ai crié ce que je voyais. Et puis j’ai crié à l’aide. Et le plus surprenant, ça a été d’en trouver… Et nous avons essayé de nous entraider. Nous avons essayé de comprendre. Nous n’avons pas renoncé » (p 31). En conséquence, le docteur Louis Fouché a été sanctionné. Il a été contraint à la suspension, à l’été 2021.

 

La disruption, entraine une rupture

Notre société est caractérisée par un changement technique accéléré (2) lequel entraine l’économie et influe sur la vie sociale. L’auteur accorde une grande attention aux effets des ruptures qui peuvent ainsi intervenir en les caractérisant sous le terme de disruption. « La disruption est l’accélération sans précédent du rythme de la mutation technique. Il en résulte une incapacité pour le groupe d’en contrôler les usages et les règles. Corollairement, les systèmes techniques et leurs maitres (la classe des banquiers, des ingénieurs et des marchands) induisent la dislocation des systèmes sociaux et des individus » (p 66).

Louis Fouché expose les méfaits de disruption sous différents angles. Ainsi, sur le plan économique, elle s’inscrit dans les théories de Schumpeter. « Elles postulent que la destruction est créatrice… Détruire, c’est permettre de reconstruire. C’est faire changer de main la matière et donc générer du profit. Dans un postulat capitalistique, l’accélération de la rotation du capital… permet de générer du profit à l’infini. Comprenez bien, car c’est toute une économie de la prédation sur les ressources sans cesse accélérée qui trouve là une justification » (p 43). Cependant, l’innovation disruptive se développe dans une volonté de pouvoir. L’auteur y voit « la mainmise, sans partage, ni régulation d’aucune sorte, sur un marché ». Et, selon lui, il y a tentative d’appropriation des « systèmes institutionnels régulateurs ». Il y a donc là une menace totalitaire. « La disruption correspond à une façon iconoclaste de considérer un écosystème, en trouvant sa faille logicielle et organisationnelle, en vue d’en tirer le meilleur profit et d’effondrer les organisations traditionnelles de ce système » (p 44-45).

Cependant, Louis Fouché envisage également les effets de l’innovation de rupture accélérée, la disruption, sur les mentalités et sur les valeurs qu’elles portent. Le secteur de la santé offre un exemple des chamboulements induits par l’accélération technique. L’adoption d’une invention, d’une nouvelle technique requiert son acceptation par tous ceux qui sont concernés. « Un nouveau système technique doit être « métabolisé » par un groupe socio-culturel pour en faire jaillir le meilleur bien commun. Le groupe socio- culturel et les individus se trouvent transformés au passage. Dans la disruption, le rythme de mutation technique accéléré empêche ce métabolisme » (p 71). Si la mutation technique dépasse les capacités adaptives, le « Nous » se disloque. « La technique s’impose au réel. Le groupe se retrouve « toujours en retard ». Et puisqu’il est en retard, il perd sa capacité à rêver le bien commun qui pourrait advenir. Il y a perte des repères du « Nous », perte de sa raison d’être » (p 77). A cet égard, Lois Fouché peut nous fait part de son expérience en milieu hospitalier. Il y a constaté l’imposition de règles mécaniques et d’une uniformisation normative. «Quand les systèmes techniques visent à établir une automaticité algorithmique des processus, il s’ensuit une prolétarisation croissante des humains ». Les procédures se multiplient et l’artisanat se mue en routine. L’auteur porte un regard critique vis à vis de processus qui visent à remplacer l’artisan par une chaine de montage, et puis de remplacer l’ouvrier par des robots. Et, in fine, de remplacer le salarié par des algorithmes de traitement de données de masse. Il faut éradiquer l’imprévu. Et l’imprévu, c’est le vivant… » (p 73).

Si l’on en revient à l’épidémie du Covid, le docteur Louis Fouché en garde l’amère expérience d’un service de réanimation bouleversé par des règles technocratiques imposées d’en haut sans aucune pertinence par rapport à la réalité des patients. « Petit à petit, nous avons été expropriés de notre pratique médicale » (p 77). En quelque sorte, la communauté du « Nous » s’est disloquée et chacun a travaillé dans l’isolement. « La disruption résulte en la destruction du lien social et l’isolement progressif des individus atomisés » (p 79).

« Il y a dislocation du tissu social, destruction des appartenances et interdépendances antérieures, et mise en place d’une crispation totalitaire, pour tenter de maintenir, par la sclérose du mensonge, le Nous en effilochement » (p 81).

 

Technocratie et santé industrialisée

Le docteur Louis Fouché ressent une pression technocratique grandissante et il en décrit les caractéristiques et les effets dans un chapitre : « Technocratie et santé industrialisée ». Il entre d’emblée dans une interpellation au vif du sujet : « Pour planter le décor : cette exclamation de M Claude Le Pen, professeur en économie de la santé, en 2014, au Collège de France : « Nous sommes là pour liquider sans regret le modèle artisanal de la Médecine » ». Dit autrement, commente l’auteur : « Nous sommes là, nous économistes de la santé, représentant la Haute autorité de santé, pour mettre en place un marché industrialisé, normatif, rationalisé et évalué de production et de consommation de biens et services de soins. Voilà les ambitions des organisateurs du système de santé » (p 47). Et dès lors, le pouvoir s’exerce d’en haut. La décision politique se fond par ailleurs avec des motivations économiques. « Le régulateur officiel, en l’espèce l’Etat, prend en fait des décisions sous l’influence d’un régulateur occulte ». Selon Louis Fouché, ce régulateur occulte, « c’est l’ensemble des industriels du médicament, des multinationales de la finance et de la data ». « Le lexique et les méthodes de rationalisation managériale et productiviste de l’industrie s’imposent au soin » (p 50). « Il se produit l’envahissement du champ sanitaire par le champ managérial et organisationnel qui entend plier à ses modalités rationnelles, perfectionnistes, l’ensemble des strates du monde des soignants » (p 51). Pourrait-il en résulter un gain économique ? Le commentaire de l’auteur ne va pas dans ce sens. « Car on assiste à une multiplication de la fameuse tarification à l’acte. Plus on réalise d’actes, plus on gagne de l’argent… Il se produit une augmentation inarrêtable des actes… » (p 51). L’auteur décrit la dérive financière et incrimine le profit que certains en retirent. Dans cette évolution, le rôle des médecins se dégrade : « Le système de santé doit produire des soins industriellement avec efficience. Les soignants y deviennent des rouages d’une logique techno-industrielle et numérique. La Haute Autorité de santé, haute et autoritaire, impose administrativement aux soignants une praxis conforme à une justification d’efficience et d’équité » (p 54). « L’adossement du système de soins à un système technique industriel réduit la pratique soignante au pilotage d’un système technique » (p 54). A lire ce livre, on ressent une impression de déshumanisation. L’auteur se livre à une critique implacable d’un système où les bonnes intentions sont détournées et où le pouvoir revient à un milieu animé par des préoccupations administratives, techniques et commerciales. Ce système apparait comme de plus en plus omniprésent, jusqu’à influencer la production des savoirs. On se reportera à l’analyse détaillée de la critique de Louis Fouché qui, dans sa logique, peut paraître extrême. Il envisage un système où « une interdépendance est inéluctablement bâtie par le modèle industriel entre le monde du soin et le monde marchand de production technique des remèdes et des savoirs » (p 59).

 

L’expansion du numérique

Nous assistons aujourd’hui à une expansion massive du numérique. Comment ne pas en percevoir aujourd’hui les innombrables bienfaits ? Bien sûr, il y a toujours un revers de la médaille.

En garde vis-à-vis de l’accélération technique, Louis Fouché analyse la part d’effets nocifs de la numérisation dans le domaine de la santé. « Les prémices d’industrialisation formelle du soin ont permis la remise en cause de l’utilité même de l’humain comme agent du Soin. L’idéologie dominante propose désormais le modèle d’une Santé fondée sur le traitement algorithmique du big data numérique. Il s’agit en l’espèce d’accéder encore à un surcroît automatisé d’efficacité logistique opérationnelle » (p 87). La disruption numérique vient porter atteinte à la praxis des soignants. « Les soignants comme les soignés sont pris de vitesse par une technique qui vise l’efficience et le profit comme premières cibles… » (p 97). Les reproches de l’auteur vis-à-vis de effets de l’irruption du numérique dans le système de santé s’inscrivent dans une critique radicale d’« un monde rationalisé automatique » et de la menace totalitaire correspondante. Et il prend pour cible l’utopie du philosophe anglais Hobbes qui « avait proposé que la cité idéale soit comme un mécanisme d’horlogerie où tous les rouages s’imbriquent sans heurt… jubilation perfectionniste et mécaniciste qui voudrait que l’erreur disparaisse. Ce monde automatique à la « nous sommes tous des rouages » (p 98).

 

La menace de l’idéologie transhumaniste

Certes, nous traversons aujourd’hui une crise profonde, si profonde qu’elle est qualifiée d’« agonique » par Louis Fouché. Et il impute cette crise à une idéologie désignée comme « transhumaniste » Le transhumanisme est une forme réitérée de « l’hubris des philosophe grecs » « Volonté de puissance, folie des grandeurs, il s’est donné pour objectif de détruire la part faillible et fragile en l’humain pour faire advenir le transhumain en perfection » (p 32). « Le transhumanisme est une idéologie. Sa rationalité est tout entière tenue à faire advenir un monde automatique où l’humain augmenté serait libéré de la contingence » (p 32). L’auteur voit dans la disruption qui bouscule l’héritage du passé, « le mode opératoire de l’avènement de l’idéologie transhumaniste ». Louis Fouché perçoit ainsi une menace globale : « Transhumanisme, mode opératoire disruptif, outil transformatif numérique sont dans une même généalogie. Ces concepts réunis composent un antihumanisme radical » (p 33). Il y a là en quelque sorte une menace vis-à-vis de la nature humaine : « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 34). « Peut-on combattre cette rationalité de la perfection lisse au nom de l’attachement à un humain faillible, souffrant, mais digne et bien vivant » (p 34).

 

Un monde qui s’égare ?

C’est à partir de sa condition de médecin anesthésiste, de médecin hospitalier que le Docteur Louis Fouché a pris conscience des perturbations qui affectent notre société à partir de l’exemple des problèmes du système de santé. Et plus précisément, la défaillance de ce système vis–à-vis de la crise du Covid a joué pour lui un rôle de révélateur. En conscience, il est entré en résistance. Mais, à partir de là, sa réflexion s’est encore élargie. Sa réflexion dépasse maintenant de beaucoup la situation du système de santé, elle porte sur l’évolution de la société et de l’économie. Son livre traite certes de l’agonie et du renouveau du système de santé, mais ce thème y est inscrit plus généralement dans une analyse de la crise économique et sociale, et au delà encore, écologique. Son interpellation est radicale.

Il nous a semblé que nous ne pouvions pas ignorer cette interpellation, car elle correspond à des problèmes majeurs de notre époque.

Certes nous gardons une réserve par rapport aux interprétations de l’auteur. Nous n’entrons pas dans un style très polémique où la colère affleure et s’exprime dans des accusations catégoriques et des généralisations abusives. Entre autre : « C’est triste, mais l’histoire de notre médecine, n’est qu’une histoire de pognon et de pouvoir… » (p 40) ou « Le mandat des directeurs d’hôpitaux publics n’est pas que les gens soient bien soignés. Le mandat est de détruire l’hôpital public pour faire advenir la e-santé aux mains des multinationales de la data » (p 98). La véhémence de certains propos de l’auteur est contre productive.

Cependant, les menaces évoquées par Louis Fouché sont, au moins pour certaines, bien réelles. Ses analyses nous paraissent souvent pertinentes. Cependant, ce livre soulève de grandes questions. D’une part les dérives actuelles ne sont souvent que l’amplification de phénomènes plus anciens. Ainsi, la désappropriation des travailleurs de leurs pratiques de travail, la séparation entre direction, conception et exécution, remontent au XIXe siècle. Le même problème se pose à l’ère du numérique. Et, de même, dans le registre écologique, le pillage de la planète est une réalité de longue date. Face à des tendances qui s’inscrivent dans la longue durée, comment changer de cap et changer de cap rapidement. Des philosophes et des sociologues s’expriment à ce sujet (3). Mais le problème est aussi spirituel. C’est bien le cas lorsqu’on doit faire face à la montée de l’« hubris ». D’autre part, de grands changements comportent à la fois une part positive et une part négative. Comment pourrait-on méconnaitre les apports du numérique ?

Louis Fouché n’est pas indifférent à ces questions puisque, dans la dernière partie de son livre, il esquisse des pistes de renouveau.

 

Sortir de l’impuissance

Conscient des périls, cette lecture nous enseigne parfois d’autres menaces. La radicalité des propos de Louis Fouché nous indiquent peu de points d’appui d’autant qu’il induit de la suspicion vis à vis de nombreuses instances. Pourtant, dans la dernière partie de son ouvrage, il communique sa vitalité en traçant de nombreuses pistes.

Dns une première séquence, il apporte un état des lieux. C’est le constat d’un sentiment d’impuissance largement répandu. Puisqu’on constate que la technique ne résout pas la souffrance, « il ne reste plus rien qu’un être à la dérive sans abri et sans histoire. L’individu est découplé du réel, enchevêtré dans d’innombrables et factices réseaux sociaux numériques Il ne sait plus écrire un récit symbolique et social qui fasse sens. Le bout de la rupture entre le réel et sa narration est le totalitarisme numérique. Nous y sommes. Lost in Metaverse » (p 161).

Après avoir réitéré sa critique d’un monde ultra technique où l’humain perd sa consistance, l’auteur s’engage dans une proposition. « Y a- il un renouveau salutaire ? Voilà ce que nous allons tenter d’explorer dans cette dernière partie. Rien ne sert de démonter à tout prix la faillite du système. La plupart de nos contemporain, intuitivement, la ressente déjà. Les souffrances psychologiques et relationnelles traversées aujourd’hui sont proprement faramineuses. Il suinte, dans tous les faux bonheurs consuméristes, une solitude, une tristesse et une angoisse étouffantes… Dans les sociétés occidentales post-industrielles, coexistent à des niveaux variés, mais pour une majorité d’entre nous, une anxiété flottante sans objet, un mécontentement flottant sans objet, une perte de sens à l’existence et au travail, une perte de lien social et un isolement individualiste » (p 152). Cet état induit une fragilité sociale et politique. « Ces conditions réunies sont le terreau d’un mécanisme de masse totalitaire ». Cette insatisfaction peut se focaliser sur un objet commun dans un nous collectif.

Cependant, nous dit Louis Fouché, il ne suffit pas de comprendre en adoptant la posture d’un spectateur. Cette posture induit « une aspiration par la société du spectacle » (p 153). Il y un autre écueil : « Certains sont tentés de baisser les bras… Nous sommes impuissants quand nous somme isolés. C’est humain, mais c’est une dynamique suicidaire. On doit se mettre en lien » (p 154).

A partir de son expérience dans ses rencontres au cours de la crise du Covid, Louis Fouché peut encourager. Pendant cette crise, certains ont réagi. « Ils se sont réunis et ils ont accueilli leurs souffrances mutuelles. C’est le premier de tous les mécanismes thérapeutiques : l’écoute empathique. Avant même d’agir, savoir qu’on n’est pas seul, qu’on n’est pas fou, est le début de la mise en action » (p 156). L’auteur appelle à « aller vers le lien et l’appel du Réel ». « Réussir à sortir d’un paradigme où l’on reste à contrôler et prédire, pour aller vers l’imprévu de ressentir et s’ajuster » (p 156). Louis Fouché rapporte son action pour permettre l’expression et le partage de nombreuses expériences positives en cours aujourd’hui, des alternatives innovantes : la réalisation d’un documentaire : « Tous résistants dans l’âme ». « Un pas pour que les gens osent raconter la beauté et la transformation en cours autour d’eux. Ce faisant, j’espère qu’émergera un autre récit dominant que celui des multinationales » (p 156). Louis Fouché examine les différentes motivations de nos actions. Et, par exemple, il évoque la figure psychologique du triangle de Karpman : « des rôles qui oscillent entre celui de victime et celui de bourreau en passant par celui de sauveur » (p 160). Pour sortir de ce triangle infernal, revenir à la souveraineté. « Qu’est ce qui est en mon pouvoir, et à quel endroit je peux agir juste pour faire advenir le monde que je veux ? » (p 161). C’est un appel à la responsabilité. « Il en va dans ces considérations sur l’espoir et la souveraineté d’un enjeu de réenpuissancement. Il s’agit de reprendre sa puissance d’agir par un regard tourné sur les enjeux et les responsabilités. Il ne s’agit pas de vaincre. Il ne s’agit pas d’avoir raison. Il ne s’agit pas d’aller lutter contre. Il s’agit déjà de transformer ses propres attentes, son propre regard. Et de précipiter dans la matière une action juste par un changement d’intentions, d’émotions et d’espérances. « Be the change you want to see in the world » (Gandhi) (p 162).

 

Pistes d’action

En fonction de ses analyses et de ses idéaux, l’auteur nous propose des pistes d’action dans plusieurs chapitres successifs : « agir juste, une affaire institutionnelle, une affaire technique, quelle gouvernance ? transformation culturelle et récit positif ». En énonçant ces pistes, l’auteur s’inscrit dans l’histoire d’un non conformisme et il cherche à éviter le piège de la récupération par un ordre social et technique omniprésent. Nous renvoyons à la lecture de ces chapitres.

Louis Fouchè rappelle l’histoire du machinisme au XIXe siècle, où les ouvriers se voyaient dépossédés de leurs qualifications par l’arrivée des machines. Ils s’y opposèrent dans le mouvement luddiste. « L’irruption de la machine industrielle a suscité une désappropriation… Au-delà des bénéfices productivistes, et l’accroissement du confort matériel à bas coût du consommateur, il y a la destruction d’une classe manufacturière » (p 165). L’auteur pointe d’autres désappropriations dans le monde d’aujourd’hui. Il évoque des mouvements néoluddistes « résolument techno-critiques ». Le commentaire est nuancé : « L’action sur le cours profond des choses peut sembler faible, mais elle participe à un éveil des consciences sur les conséquences de la technique habituellement tenues sous le boisseau » (p 169).

« La pratique de l’obsolescence programmée est « le recours à des techniques par lesquelles le responsable de la mise en marche d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement »… Concept machiavélique, s’il en est, des tenants de la destruction créatrice… Il porte en lui toute l’absurdité du système capitaliste consumériste… » (p 170). Cependant, face à cette absurdité, la riposte est décisive. En France, en 2015, l’obsolescence programmée est devenue un délit entrainant jusqu’à deux ans de prison. Surtout, « il y a une source immense d’espoir : l’avancement d’une culture de la pérennité matérielle. Les pays en voie de développement, comme de très nombreux mouvements écologistes ou de bon sens, privilégient le réusage, le recyclage et la réparation. Paradoxalement, le meilleur outil de diffusion de cette culture est justement la technique numérique moderne. Aujourd’hui des sites internet entiers sont consacrés aux low-tech lab, aux recycleries, aux ressourceries qui voient le jour un peu partout » (p 171).

L’auteur évoque également le boycott. « Les mouvements d’action collective de consommateurs visant à infléchir le comportement d’une entreprise ou d’une institution sont prometteurs. Ils permettent de rééquilibrer les rapports de force entre une communauté, ses tutelles et les entreprises marchandes » (p 176). Il y a une histoire du boycott, tel le boycott réussi de la marche du sel engagée en 1930 par Gandhi en Inde. Mais comme le souligne l’auteur, il y a une condition préalable. « Le premier travail en amont du boycott et le plus essentiel est de réunir une communauté » (p 179).

Louis Fouché constate qu’on ne peut se passer de structures protectrices à condition qu’elles soient participatives. « Les collectifs citoyens créent des alternatives aux structures institutionnelles défaillantes ou déshumanisées. Mais ces alternatives ne doivent pas rester des alternatives. Elles doivent dessiner les contours d’une institution désirable ». Il faut travailler à permettre que tous ceux qui veulent quitter le système puissent le faire. La question est posée sur différents registres, y compris la monnaie.

L’auteur pose également la question de la gouvernance. Au niveau national, des choix idéologiques conditionnent les politiques. Au plan international, l’auteur a conscience de la forte demande de régulation internationale. Mais il redoute une corruption systémique. Des conditions doivent être posées. « Il est indispensables d’avoir des espaces et des institutions internationales, mais il faut bien définir leur mandat. Leur rôle est de permettre la rencontre, le dialogue et la négociation, les coopérations, les échanges… Elles ne sont qu’une table qui permet la diplomatie ». L’auteur est par contre très méfiant vis-à-vis des autorités supranationales. « Il est, en revanche, probablement dangereux de vouloir fondre les cultures, les langues, les visions du monde dans un même idéal et sous un même ordre législatif et social » (p 197).

Dans la transformation culturelle en cours, nous avons besoin d’un « récit positif » qui puisse nous inspirer. La prise de conscience écologique fait bouger les lignes. Louis Fouché évoque ces changements à sa manière. Et il se rallie à la vision de la permaculture. « Dans le paysage écologique finalement très complexe, la permaculture semble bien la vision la plus sage et la plus intégrale. La permaculture serait une façon de penser les problèmes dans une logique écosystémique » (p 206). Ces principes de réflexion issus d’une expérimentation agricole, de par leur nature écosystémique, ont touché tous les champs de l’activité humaine. L’auteur énonce ces principes (p 205) qui s’accompagnent de « trois fondamentaux éthiques : Prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain, partager équitablement ». La permaculture prend en compte les différents niveaux de réalité. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes, en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrées complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de compréhension. C’est une logistique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non-réagir. La transformation est déjà en cours… » (p 213).

Louis Fouché nous fait part d’un exemple spectaculaire de l’application des principes permaculturels dans le domaine de la santé. C’est l’entreprise Buurtzorg aux Pays-Bas, fondée par Jos de Blok en 2006 (4). Avant Buurtzorg, le système de soins infirmiers aux Pays-Bas avait la même trajectoire d’hyper-rationalisation bureaucratique de service de soins qu’en France. Les infirmiers avaient en général un planning établi par le siège pour optimiser leur temps de transport. Le patient n’avait pas d’infirmier défini. Les soins étaient normalisés et le temps de réalisation de l’acte minuté… Ce système a généré une insatisfaction grandissante chez les patients. Jos de Blok a quitté ce système dépersonnalisé. Il a mis en place une entreprise avec quelques amis en 2006… « Ils ont revu leurs façons de concevoir le soin. Au lieu de réaliser le soin prescrit par le médecin, ils ont commencé par prendre une collation avec le patient et discuter avec lui de son réseau social et de ses besoins réels. Puis rapidement, ils ont entrepris de densifier le réseau d’aide autour des personnes et de valoriser leurs ressources propres… ». Revenue à une raison d’être qui faisait sens, s’étant réapproprié sa façon de faire, l’entreprise a adopté « le système de petites équipes autonomes sans hiérarchie de maximum douze personnes, en charge localement d’autogérer leurs plannings, leur gouvernance, leur matériel, leurs dépenses » (p 214-215). L’entreprise s’est massivement développée jusqu’à regrouper 10 000 infirmiers. Un audit a montré que cette organisation faisait économiser 40% des actes médicaux prescrits, diminuait de 30% les hospitalisations en urgence… 50% du temps paramédical était économisé… » (p 215).

Dans le mouvement de la pensée, « depuis la fin des années 2000, a réémergé l’idée des communs. Il s’agirait d’une voix médiane entre la propriété et le collectivisme… La proposition du mouvement des communs est une réappropriation des biens communs par les communautés locales ». Louis Fouché évoque les « communs de soin et de santé intégrant aussi bien les patients et les soignants à une échelle locale » (p 217).

Tout au long de ce livre, Louis Fouché se confronte aux menaces engendrées par un modèle économique marchand, mais aussi par celles qu’il attribue à l’expansion du numérique.

Cependant, les apports du numérique ne sont-ils pas considérables ? Comment pourrait-on les refuser ? Or l’auteur répond à cette question dans une séquence : « la technique comme pharmakon » (p 186-189). « Pharmakon, c’est le poison… et le remède. L’idée du pharmakon correspond à celle des cornucopiens qui voient dans la technique une source d’abondance. Si la technique est le poison, elle devrait aussi le remède… La technique va résoudre les problèmes qu’elle a créés. » (p 186). L’auteur est dubitatif vis-à-vis de cette prétention. « Je pense que nous avons atteint un seuil de contre-productivité ». « Pourtant, je dois le concéder, la résistance dans la crise du Covid n’aurait pas existé sans les réseaux sociaux ». Dès lors, la réflexion se fait nuancée. « Ressentir et s’ajuster, et non pas essayer d’imposer une utopie au réel. Nous en reparlerons avec la non-violence et la prudence. Quand tout s’effondre, il s’agit de bâtir ensemble une bulle de cohérence autour de nous pour passer l’épreuve. Et pour la bâtir, tous les morceaux intéressants du réel peuvent être récupérés » (p 188). Cependant, Louis Fouché met en garde vis-à-vis de « l’extension totalisante du numérique ». Il « décrie une utilisation pseudo-rationalisée de la technique, puisqu’elle ne change pas l’intentionnalité fondamentale sous-jacente de ne jamais se heurter à la limite » (p 188). « En synthèse, une seconde vision du pharmakon est qu’il faut utiliser la technique à de justes fins. Pour cela, il faut redonner une hétéronomie à la technique en travaillant sur les usages mis en place par les citoyens, puis sur les conceptions symboliques des créateurs eux-mêmes, sur leur intention. Ceci ne peut se lire en première lecture qu’en mettant des freins politiques et législatifs sur le pouvoir économique » (p 193).

 

Vers un nouveau système de santé

Dans ce livre, Louis Fouché entre dans une nouvelle conception de la santé et du soin qui s’inscrit dans « la logique permaculturelle », la logique écologique ; et de par son engagement lors de la crise du Covid, il est au cœur des processus collaboratifs qui ont alors émergé. L’innovation fleurit dans les marges. Un paysage nouveau est en train d’émerger. Un horizon est en train d’apparaître. Louis Fouché peut s’exclamer : « Voilà rien moins qu’un système de santé à établir. C’est un magnifique défi » (p 219).

La logique permaculturelle renouvelle note regard. D’une certaine manière, les mouvements de médecine holistique, tels que proposés par les anthroposophes ou la plupart des ethnomédecines traditionnelles, sont dans cette ligne là. Il s’agit de concevoir l’humain en interaction et intégré dans le plus grand pour pouvoir l’aider à rester en santé… la coopération des médecins est porteuse d’espoir, mais nécessite des outils d’évaluation d’impact pertinents… » (p 207).

Il est important de prendre en considération tous les éléments. « Si vous comptez les kilos perdus dans les six mois post sleeve gastrectomie versus régime seul chez un obèse, la sleeve gastrectomie va devenir la méthode de référence. Arracher et agrafer l’estomac sera meilleur à court terme que de créer un réseau social de qualité, de rééduquer à une alimentation saine, de passer quelques lois interdisant aux industriels les distributeurs automatiques des ‘nuts’, le sur-sucrage des produits préparés, de réfléchir sur le contenu culturel, philosophique et spirituel de la personne avec lenteur et patience… L’obésité n’a pas à voir qu’avec perdre des kilos dans le minimum de temps. Le côté obscur est toujours plus rapide, plus facile, plus tentant. Mais le côté obscur n’est pas le bon chemin » (p 208).

C’est la force des ethnomédecines traditionnelles. Elles ont pour elles la sagesse du temps long. « Toutes ont en commun d’être non scientifiques, hautement symboliques, très attachées à la dimension sociale et relationnelle du déséquilibre de santé. Et toutes ont en commun de rechercher l’homéostasie avec le monde. Elles réémergent et c’est une chance ». Ainsi Louis Fouché nous parle d’une rencontre où « il y avait un ethnomédecin chinois traditionnel, un médecin ayurvédique de Pondichéry, un médecin de Daramsala en Inde en exil avec le Dalaï Lama, un druide celtique, un guérisseur africain ivoirien, un médecin anthroposophe, un homéopathe, des médecins généralistes allopathiques, un anthropologue, un réanimateur. Quelle richesse ! Quel foisonnement d’intelligences et de partages !… Médecine lente et basse-technologie permaculturelle » (p 209).

Louis Fouché réfléchit à la manière permaculturelle de dépenser le moins d’énergie pour le meilleur résultat. Une pratique low-tech. C’est une orientation : « Refaire avec le sens clinique, avec l’observation patiente. Redonner du sens à l’interprétation du réel par le praticien. J’avais ainsi proposé, il y a cinq ans, la mise en place de projets médicaux de réanimation et d’anesthésie low-tech » (p 209). L’auteur raconte comment un groupe d’internistes à Paris s’est mis à donner un cycle de cours sur « les signes » aux médecins réanimateurs. Leur parcours pédagogique visait à réhabiliter les investigations au lit du malade, à resensibiliser à l’observation clinique » (p 210). L’auteur rapporte comment l’humain reprend ses droits par rapport à une pression techniciste. « En réanimation, la sédation évolue dun cocktail meurtrier à fortes doses d’hypnotiques, de morphiniques et de curares, encore utilisés par certains services arriérés, vers une sédation light où le patient coopère et participe au soin. A preuve, le Covid où la ventilation et la prise en charge techniciste lourde ont démontré leur faiblesse et leur toxicité versus une approche physiologique peu invasive avec oxygénothérapie à haut débit. Les décisions de limitation thérapeutique sont désormais prises en concertation avec les familles, le personnel et même le patient… On utilise de plus en plus les critères créés par les patients et non par les médecins. On utilise des « patients traceurs » pour aller regarder ce que l’évaluation comptable ne sait pas regarder. Ils racontent leurs vécus d’hospitalisation et ouvrent des perspectives de progression inattendues puisqu’ils parlent tous des insuffisances du lien et de l’accompagnement humain… Au cœur même du monstre, il y a un élan, un appel à plus d’humanité… » (p 211-212).

Une culture de la coopération commence à se développer. Ainsi « apparaissent de nombreuses initiatives de soin mettant en réseau des professionnels d’horizons variés… La rencontre avec la médecine institutionnelle de tous ces acteurs est une condition de la survenue d’une médecine permacole. Les patients eux-mêmes sont en train de monter en compétence de manière extrêmement rapide. Les didacticiels, les formations en ligne, les ateliers se multiplient pour que les savoir-faire et les savoirs anciens soient transmis. Je constate avec un étonnement croissant que toute une partie de la population aspire à l’autonomie en Santé et utilise des pratiques comme le Tai Chi, le Qi Gong, le yoga ou la méditation. Il me semble que ce mouvement est désormais prégnant et qu’aucune multinationale au monde ne saura l’arrêter » (p 210-211).

Ainsi, Louis Fouché voit dans toute cette évolution un profond changement de mentalité qui s’inscrit dans la montée de la culture écologique. « La logique écologique a conduit progressivement à penser les problèmes en particulier sanitaires, comme des interactions écosystémiques intégrés complexes. Dans la permaculture, la notion d’écosystème est centrale dans les rouages de la compréhension. C’est une logique plus exigeante et élargie qui contient déjà en son sein une régulation morale et un appel au non agir » (p 213).

Cependant, dans ce contexte en mouvement, comment favoriser l’avènement d’un nouveau système ?  « Pouvons-nous inventer des communs de soin et de santé à des échelles locales intégrant aussi bien les patients et les soignants, sans intervention de l’Etat ou des multinationales ? » L’auteur en donne un exemple : « les Oasis Pleine Santé » qui sont en train d’émerger. « En lien avec les collectifs locaux sur les territoires de Forcalquier et de Lyon, elles proposent un système de soins, avec une autre logique financière et sanitaire… Je participe à bâtir patiemment et pierre par pierre, un réseau de ces initiatives locales bigarrées. Elles émergent des collectifs issus de la crise du Covid et des soignants suspendus comme des citoyens ayant à cœur de retrouver leur autonomie en santé. Le réseau qui se tisse doucement a pour nom : Une Nôtre Santé. Il est articulé avec RéinfoSanté qui veut devenir une sorte d’université citoyenne de création du savoir en Santé pour le grand public » (p 217).

Et voici qu’en quelques lignes, Louis Fouché nous présente sa vision d’un  nouveau système de santé : « Élaborer du savoir, mettre en place une praxis des soins autonomes et avec un gouvernance locale. Proposer la coopération de différents soignants autour d’un patient, avec le soutien économique de toute la communauté locale. Faire intervenir les patients eux-mêmes dans les processus de salutogenèse comme cela a été fait souvent en pathologie psychiatrique et en addictologie… Revenir à des éléments de soin low-tech et à des outils de santé façonnables localement. Conserver de notre médecine en effondrement ce qui fait sens comme l’anesthésie et la chirurgie. Voilà rien moins qu’un système de santé entier à établir. C’est un magnifique défi. Et il ne sera relevé que par un Nous réconcilié, en commun » (p 217-219).

 

Une aspiration spirituelle

Dans ce livre, Louis Fouché nous interpelle : A quoi tenons-nous ? Quelle vie voulons nous vivre ? Nous croyons nous en relation ? « Les sociologues appellent parfois le récit commun unifiant : « protension collective positive ». Il s’agit de trouver ce vers quoi le Nous a envie d’aller ensemble. Il s’agit de trouver les quelques valeurs, les quelques intentions qui rassemblent les Je atomisés en une humanité qui cherche à vivre ensemble » (p 221). L’auteur énonce quelques-unes de ces valeurs. Il nous appelle à considérer la société dans laquelle nous vivons. Nous avons vécu pendant des décennies dans un développement économique ininterrompu. Aujourd’hui, nous prenons conscience que la croissance ne peut être indéfinie. Les ressources s’épuisent. Alors il nous fait envisager une décroissance. « La décroissance est une baisse du niveau de matérialité nécessaire à la vie humaine. Comment l’homme s’y adapte est toute la question » (p 221). Si nous restons dans une demande de « toujours plus », comme le monde ne pourra offrir ce « toujours plus », plus dure sera la chute (p 222). Si nous subissons une grande frustration, il y aura parallèlement de fortes tensions . « La décroissance subie promet la guerre de tous contre tous. Au contraire, la décroissance volontaire est un chemin non violent de transformation »… « La logique de la sobriété heureuse consiste à travailler sur le désir individuel et collectif ». L’auteur évoque la pensée de Pierre Rabhi. « Dans l’ensemble, il s’agit de travailler individuellement à un changement dans ses attentes par un retour aux besoins fondamentaux. Ce retour permettra de définir clairement les priorités. Il est entendu que la société dans son ensemble changera par cette augmentation de conscience individuelle. L’imaginaire des décroissants rejoint celui de Gandhi dans sa célèbre phrase : « Be the change you want to see in the world » (p 222 ). « La sobriété heureuse est souvent associée au concept d’« insurrection des consciences » et « au pouvoir créateur de la vie civile ». En cela, elle prétend à une portée à la fois spirituelle et politique » (p 222).

Mais avons-nous des exemples historiques d’un tel changement ? Louis Fouché nous apprend qu’effectivement, « la décroissance volontaire a déjà été historiquement formulée et expérimentée. L’exemple le plus célèbre reste celui du christianisme d’état de la fin de l’empire romain. Une partie de la classe aristocratique et bourgeoise dominante, lassée de ses orgies et de la vassalisation oppressive des colonies, décide de poursuivre des objectifs non matérialistes. Elle revient de manière volontaire au dénuement. Les mouvements anachorète, puis monastique ouvrent cette ère mystique de la transition vers le Moyen Age » (p 223).

La question du récit commun désirable convoque nécessairement la question de la spiritualité. Certes, ce terme fait question pour certains embarrassés par des souvenirs religieux encombrants. C’est sans doute pourquoi le titre de ce chapitre est formulé interrogativement : « Ecospiritualité laïque ? ». Cependant Louis Fouché insiste : « Par nature, l’intention que je peux porter sur demain est de nature spirituelle. Je crois que l’Occident entre dans une époque franciscaine. Saint François d’Assise, c’est celui qui a renoncé à toutes les entraves du confort. Il est l’ami de toute chose et de tout être. Dans les Fioretti et les principales prières de François d’Assise, il y a une cosmogonie intégrée de l’homme avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). Il y a là une vision à l’opposé du « cartésianisme à l’œuvre dans l’imaginaire occidental depuis les Lumières ».

« En synthèse, la Sobriété heureuse est une protension collective positive pour amoindrir les conséquences individuelles et collectives de l’effondrement. Elle constitue un travail incontournable sur l’intention individuelle dont l’espoir est d’avoir une portée socio-politique. La crise que nous traversons est en train de recréer du Sacré à tour de bras. Le vivant que l’on pourchasse partout au nom du profit et de l’efficience est sacré. L’humain est un être parmi d’autres, à nul autre pareil, dans un biotope dont il procède et dont il a besoin. A vouloir le sacrifier, on le rend sacré » (p 225).

Ce chapitre se poursuit par l’éloge de deux vertus : la prudence et la non-violence. Comme sagesse pratique appliquée, « La prudence cherche une juste mesure de l’action dans l’incertitude et la contingence du réel ». Et, autre apport, « Dans l’action comme dans la pensée, la prudence est l’intelligence du courage ». « La prudence est une sorte de sagesse conceptuelle de l’action. La prudence indique la précaution élémentaire. Il y a aussi un petit air de lenteur dans les plis du concept. Une sorte de lenteur qui observe le réel avant de prendre sa décision » (p 226).

Louis Fouché s’exprime comme un adepte de la non-violence. Il nous en décrit l’esprit et la pratique. « Rien n’est jamais gagné ou perdu. L’arène met simplement en place la nécessité d’une rencontre. Et là nait le rapport de force. Celui qui amène dans la danse la volonté de l’autre est celui dont la volonté est la plus stable. Elle reste au centre. Et l’autre reste dans mon centre. Si mon centre vacille, l’autre me balaie et m’effondre. Quelle est ma volonté ? Quel est mon centre ? C’est l’autre qui m’aide à le trouver. C’est par les attaques incessantes de l’adversaire qui cherche à me détourner de moi-même, que j’apprends qui je suis » (p 228).

Dans sa conclusion, Louis Fouché reprend au départ son expression d’indignation en évoquant une déchéance humaine. Et puis, le vent tourne. Louis Fouché évoque une parole motrice des « Dialogues avec l’ange » : « Celui qui aide, parle. La parole de consolation et d’amour plane au dessus de vous. Sans l’Amour, rien ne peut s’accomplir, ni Connaissance, ni Paix, ni Félicité. La Connaissance éclaire, le Silence remplit, le Rayon apporte la chaleur, mais seul, l’Amour relie ». Alors, je dois œuvrer aussi fort que je peux, pour qu’autre chose advienne… Pour que le courage tienne… » (p 232-233). Louis Fouché convoque la résistance et il évoque un processus dans lequel les hommes s’éveillent et se rassemblent.

Ce texte nous donne accès à l’idéal de Louis Fouché, à ce qui l’anime en profondeur. C’est une certaine vision de l’humain, une manière d’envisager la vie bonne

« On veille à l’héritage. On chérit la beauté. On contemple et on console le moribond qui meurt. On admire, on écoute, avec intelligence, l’expérience inédite que l’aîné nous partage. Tous entourent et cajolent ceux qui sont en souffrance. Celui qui souffre encore ne peut être seul. Les sages nous transmettent des vérités cachées. On rétame. On répare. Toujours, on rafistole… Et surtout, l’on maintient la précieuse flamme, la joyeuse santé. Le corps est une nef. Qui conduit au sacré. Des mystères délivrent à tous des lumières. On initie chacun pour qu’il soit dissemblable. Et, Je, unique au monde, s’assemble à la tribu. La fête est bouleversante… » (p 233-234). Dans cette inspiration poétique, nous voyons une inspiration spirituelle

 

A l’écoute de questions de fond pour l’avenir de notre société

Nous découvrons de plus en plus la diversité et l’ampleur des crises qui affectent nos sociétés. En réponse, la première requête est d’en étudier le contexte et de comprendre les données correspondantes et quelles en sont les incidences et les interprétations. C’est ce que nous essayons de faire sur ce blog en toute modestie dans les limites de nos capacités. Et, à chaque fois, nous nous demandons quel pas en avant nous pouvons réaliser, quelle ouverture proposer. Il y a des domaines où nous ne aventurons pas parce que nous manquons des compétences correspondantes. Nous évitons également les questions qui soulèvent des polémiques exacerbées parce que ce contexte rend difficile une approche honnête et nuancée (5).

Nous avons donc beaucoup hésité à présenter le livre du docteur Louis Fouché : « Agonie et renouveau du système de santé ». Car, assurément, l’auteur est très contesté. Son engagement dans une opposition vis à vis des directives sanitaires officielles lors de la crise du Covid a suscité de vives critiques non seulement à l’endroit de ses positions, mais aussi, dans la guerre idéologique qui a fait rage jusqu’à aujourd’hui, vis à vis de sa personne. Nous reportant à Wikipedia, nous n’y avons pas trouvé le portrait nuancé que nous attendions, mais plutôt un procès généralisé contre un médecin considéré comme « un diffuseur majeur de fausses informations sur la crise sanitaire » (6). Cependant, l’écoute des interviews en vidéo nous a paru infirmer les opinions très négatives circulant à son sujet (7). Certes, on pouvait naturellement être en désaccord sur certains points. On pouvait également trouver son langage excessif et même parfois choquant. Mais, le ressenti est également important. Et ici, nous ressentions chez cet homme de l’honnêteté, du courage, de l’expérience, de la compétence, une manière d’être pouvant susciter de la sympathie.         Nous avons donc lu son livre. Cette lecture a éveillé une prise de conscience de la puissance avec laquelle un technicisme numérisé se répand aujourd’hui et peut porter atteinte au bon sens humain. En étudiant le parcours du système de santé en France, Louis Fouché nous introduit dans des enjeux de civilisation, tant dans l’examen des menaces que dans la perspective des opportunités. Avec lui, nous découvrons des dynamiques positives jusqu’à un éclairage spirituel à la fin du livre. Nous ne nous sommes pas sentis autorisés à passer sous silence un ouvrage peu conventionnel, mais interpelant jusque dans son approche visionnaire.

La personnalité de Louis Fouché est apparue au grand public à l’occasion de l’épidémie du Covid . Il en va de même pour le préfacier de l’ouvrage, le docteur Didier Raoult. Dans la peur qu’elle a suscitée, l’épidémie a suscité un choc violent. Dans ce contexte, les directives sanitaires officielles se sont imposées. Elles ont été portées par les pouvoirs publics et par l’accueil d’une majorité de la population. Des voix critiques ou contestataires n’ont pas été entendues. Le camp majoritaire s’est imposé dans une forme de guerre idéologique. Cependant, une résistance est apparue en terme d’objection de conscience. Aujourd’hui, le débat autour de ces politiques est en train de s’ouvrir. Le livre de Louis Fouché est une contribution à ce débat en l’inscrivant dans un cadre beaucoup plus vaste.

Cet ouvrage met en évidence la menace constituée par la montée d’un technicisme numérisé en phase avec une économie capitaliste et un pouvoir marchand. La critique des abus de la technique avait déjà été portée par des auteurs comme Jacques Ellul et Ivan Illitch. Elle s’inscrit ici dans une actualité vive, mais elle se déploie également dans une analyse historique rejoignant le rejet du machinisme au XIXe siècle. Puisque l’auteur, à juste titre, prend en compte le temps long, les questions que nous lui adressons, portent sur ce registre.

Certes, nous pouvons aujourd’hui percevoir la menace totalitaire d’un technicisme numérique s’exerçant dans le contexte d’un écart entre direction et exécution, de la puissance des émotions médiatiques, du pouvoir de l’argent. Notre inventivité  pour répondre à cette menace doit être d’autant plus grande que cette menace vient de loin en remontant le passé. Il nous faut changer le cap et l’allure d’un grand navire. Sur le registre écologique, la question se pose de la même façon. Et d’autre part, dans la dérive actuelle, nous ne devons pas oublier les acquis de l’évolution passée : les libertés chèrement acquises par rapport aux oppressions politiques et religieuses (3), mais aussi les gains réalisés en réponse à des besoins vitaux. Bref, il nous faut garder le sens des proportions.

Si, à partir de l’exemple du système de santé, cet ouvrage nous montre une puissance destructrice à l’œuvre, la pression de la « disruption », et si, en l’occurrence, il envisage l’agonie et l’effondrement de ce système de santé, il s’achève dans l’anticipation d’un renouveau. L’auteur nous permet d’entrevoir ainsi les forces à l’œuvre. Source d’espoir, il nous donne à voir qu’un esprit nouveau est déjà l’œuvre. Si elle n’a pas encore atteint les objectifs souhaités, la pensée écologique est déjà à l’œuvre et elle modifie la manière de poser les problèmes afin des les résoudre. Ainsi, « dans la pensée écosystémique, les problèmes ne sont plus seulement vus dans une perspective locale et immédiate, mais sur l’ensemble d’un système vivant dans le temps » (p 205). Issue d’un  nouvelle manière d’envisager la culture de la terre, la permaculture devient une approche méthodologique polyvalente. Louis Fouché écrit ainsi  que « la logique permacultuelle promet de grands espoirs en Santé si elle commence à être étudiée et appliquée » (p 207). Dans cet âge du Vivant, nous changeons d’échelle, nous entrons dans une vision holistique.

C’est bien dans une vision relationnelle que se présente aujourd’hui la spiritualité. Dans son livre pionnier : « Something there » (8), David Hay envisage la spiritualité comme « une conscience relationnelle ». Une analyse de conversation avec des enfants montre combien ceux-ci se sentent reliés à la nature, aux autres personnes, à eux-mêmes et à Dieu ». Aujourd’hui, à la suite du grand théologien Jürgen Moltmann, dans la Communion Divine, l’Esprit Saint nous apparaît comme « l’Esprit qui donne la vie ». « Dans les années 1980 déjà, dans son livre : « Dieu dans la création », Jürgen Molmann écrit : « Si l’Esprit Saint est répandu sur toute la création, il fait de la communauté entre toutes les créatures, avec Dieu et entre elles, cette communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu » (9). « En Lui, nous avons le mouvement, la vie et l’être » (Actes 1.28) ». Sa présence est active pour susciter une humanité fraternelle (10) ; C’est dans le même veine que se situait la théologie de François d’Assise appréciée par Louis Fouché : « une cosmogonie intégrée de l’homme tissée avec l’univers. La vie est sacrée. La Création est sacrée. Elle contient le divin dans chaque fibre de l’univers et de chaque être » (p 224). « Le corps est une nef. Qui conduit au sacré » écrit Louis Fouché dans sa conclusion (p 234). N’est-ce pas le respect de l’humain qui inspire la résistance de Louis Fouché à l’encontre d’une emprise techniciste et mécaniste à son encontre. « Le transhumanisme vient tuer le vivant en nous » (p 35).

J H

 

(1) Dr Louis Fouché. Agonie et renouveau du système de santé. Mirage d’une médecine algorithmique transhumaniste et frémissement d’un retour au soin. Note de l’éditeur. Préface par Didier Raoult. Exuvie, octobre 2022. Ce livre est présenté par son auteur dans une interview You Tube : « Origine et éthique d’un médecin engagé » : https://www.youtube.com/watch?v=ynqcf5SwcMs

Louis Fouché est également l’auteur du livre : « Tous résistants dans l’âme » (14 octobre 2021) et du film qui porte le même titre

(2) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

(3) Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(4) A travers les méandres de l’histoire, une humanité meilleure qu’il n’y paraît : https://vivreetesperer.com/a-travers-les-meandres-de-lhistoire-une-humanite-meilleure-quil-ny-parait/

(5) Le courage de la nuance : https://vivreetesperer.com/le-courage-de-la-nuance/

(6) Wikipedia : Louis Fouché : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Fouch%C3%A9

(7) Louis Fouché. Le nouveau monde. Intreview Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=ld_iQMzerjk

(8) La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(9) Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(10) Il y en a assez pour chacun : https://vivreetesperer.com/il-y-en-a-assez-pour-chacun/

 

Un chemin spirituel vers un nouveau monde

« S’élancer vers une nouvelle terre. Une approche contemporaine pour s’éveiller à demain et traverser les changements ».

https://youtu.be/CxrfhAgi_0s

A la sortie de la pandémie, le monde va-t-il reprendre ses habitudes, se réinstaller dans un système économique et social dont on voit bien qu’il va à sa perte. La crise du coronavirus va-t-elle permettre une accélération de « la transition vers des sociétés post-carbone respectueuses des limites de la biosphère, de la justice globale et des droits des générations futures ? » (1). Cependant, cette mutation globale requiert une profonde transformation des mentalités. Cette transformation appelle un cheminement spirituel qui  induise une évolution des comportements et la mise en pratique de valeurs nouvelles. C’est aussi, comme l’écrit Michel Maxime Egger dans un article du « Temps » (2), « le besoin d’un nouvel imaginaire qui puisse entrainer une mobilisation collective ».

Michel Maxime Egger est un sociologue et un théologien (chrétien orthodoxe) qui anime aujourd’hui le « Laboratoire de transition intérieure » de l’association suisse : « Pain pour le prochain ». Depuis plus de vingt ans, il milite pour le développement durable et des relations Nord Sud plus équitables. En 2004, il a fondé le réseau « Trilogies » (3) qu’il anime depuis « pour mettre en dialogue : traditions spirituelles, quête de sens, écologie et grands enjeux socio-économiques ». C’est une approche qui associe « le cosmique, l‘humain et le divin ». Dans cette perspective, Michel Maxime Egger a écrit plusieurs livres :

A partir de la spiritualité chrétienne, « La Terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité » (2015).

A partir de la profondeur de la psychè humaine : « Soigner l’esprit. Guérir la terre. Introduction à l’échopsychologie » (2015).

A partir de la spiritualité dans une approche interreligieuse : « Ecospiritualité. Réenchanter notre relation à la nature » (2018).

Michel Maxime Egger a préfacé récemment un livre de la grande militante écologiste américaine : Joanna Macy : « L’espérance en mouvement » Nous avons présenté cette œuvre sur « Vivre et espérer » (4).

Michel Maxime Egger intervient dans de nombreuses rencontres. Et ainsi, en mai-juin 2020, il a répondu à une interview rapportée dans une vidéo qui introduit un cycle de méditation : « meditatio écologie » « organisée par la « Communauté mondiale pour la méditation chrétienne ». L’horizon ouvert nous est annoncé par le titre  de cette vidéo : « S’élancer vers une nouvelle terre. Une approche contemporaine pour  s’éveiller à demain et traverser les changements » (1). Nous accompagnons ici cette interview en évoquant quelques unes de ses expressions. Mais la vidéo s’entend avec tant de clarté et avec tant de sympathie qu’elle se suffit à elle-même.

La première question porte sur la réaction personnelle : « Pouvez-vous nous dire dans un registre personnel comment vous voyez ce qui se passe aujourd’hui ? En quoi vous êtes touché de manière sensible et comment y faites vous  face ? » Chacun réagit selon  les conditions d’habitat et de travail, mais aussi selon les circonstances  familiales. Ici Michel Maxime Egger profite du confinement pour être présent à sa maman dans son départ au Ciel et accompagner son papa dans sa nouvelle solitude, une école de compassion. Et naturellement  les nouvelles limitations sont une invitation à « aller vers le dedans, revenir vers soi, descendre à l’intérieur de soi » : prière, méditation, contact avec la nature…

La seconde question est plus générale. « Qu’est-ce que cette crise du Covid 19  nous dit de notre manière de vivre aujourd’hui ? Quel lien avec la crise écologique ? Comment met-elle le doigt sur une fragilité et questionne-t-elle nos vies spirituelles ? »

Si on entend par apocalypse révélation et dévoilement, cette crise a une « dimension apocalyptique ». Nous sommes conviés à écouter, à entendre. A travers ses symptômes, le  coronavirus est un puissant  révélateur . « Il donne le fièvre et tue par suffocation. Le symbole d’un système qui réchauffe et asphyxie la planète par son obsession de la croissance, sa démesure consumériste et sa quête du produit sans fin. Ensuite par son origine : le Covid 19 vient d’animaux abominablement maltraités , et son développement est indissociable des perturbations climatiques et écosystémiques…. Enfin par sa diffusion et ses impacts : impressionnant d’observer comment un virus microscopique peut mettre le monde à l’arrêt et l’économie à terre. L’expression de la vulnérabilité d’un système globalisé dont l’interconnexion est à la fois la force et la faiblesse » (2)

Cependant, Michel Maxime Egger nous appelle également à redécouvrir des éléments essentiels. Et tout d’abord, « Nous sommes un avec le Vivant. Le Vivant est un ». Nous sommes ensemble dans une situation de profonde interdépendance Or « par notre domination, par notre arrogance, nous avons brisé cette unité ». C’est un appel à la réconciliation avec la Terre, avec le Vivant.

Cette crise nous rappelle que « nous ne sommes pas les maitres et possesseurs de la nature. La nature n’est pas qu’un stock de ressources, mais elle est au contraire la source de la vie, une source qui nous appelle au respect, à un respect profond » .

Un troisième élément que cette crise du coronavirus nous rappelle, c’est que « nous ne sommes pas tout puissants, mais profondément fragiles, profondément vulnérables. C’est un appel à redécouvrir l’humilité ».

Et puis, parce que nous avons été amenés à réduire notre consommation, « nous avons appris que le bonheur ne réside pas dans des biens en quantité, mais dans des biens de qualité. Et, bien que physiquement, nous ayons du garder nos distances, nous avons redécouvert l’importance des relations humaines, des relations d’entraide pour la coopération. Ainsi ce virus nous apprend à retrouver, d’une part, la solidarité, et, d’autre part, par la réduction de la consommation, la sobriété ».

« A quels changements, attitudes et actions sommes-nous appelés, individuellement et collectivement, en lien avec un chemin spirituel tel que celui de la méditation ? »

« J’entend dans cette crise un triple appel : un appel à un choix radical, un appel à une métanoïa, un appel à un engagement, ces trois  dimensions étant profondément interreliées »

« Choix radical : Je vis depuis longtemps avec cette idée que l’humanité est arrivée à une croisée des chemins, à une forme de carrefour. Nous avons en fait le choix, selon l’expression du sociologue Edgar Morin, entre le coté de l’abime et la métamorphose. Pour moi, cette crise du coronavirus a confirmé cette vision d’un carrefour de l’humanité ». « La grande question aujourd’hui : Est-ce que l’après sera un simple retour à l’avant ou au contraire aurons nous su, pu profiter de ce temps de ralentissement, de retour sur soi-même pour pouvoir faire des pas vers cette transition écologique et sociale qui est absolument nécessaire ». « J’ai souvent médité sur la phrase du Deutéronome (Deutéronome 30) dans le Premier Testament : « Je te propose vie et bonheur, mort et malheur. Choisis la vie pour que toi et ta postérité (les générations futures), vous viviez ». Mais de quelle vie parle-t-on ? D’une Vie avec un grand V, d’une vie connectée avec ce qui est vivant, d’une vie ralliée avec ce qui est Vivant, mais aussi à la source du Vivant, à ce Souffle, cet Esprit qui est à la source de toute chose, qui anime toute chose, qui anime la Création, qui est le mystère du Divin quelque soit le nom qu’on veuille lui donner. Evidemment, pour entrer dans cette  connection là, la méditation est un espace, un chemin privilégié. S’ouvrir à ce Souffle, à cet Esprit, à cette dimension, attire une métamorphose, une métanoia, un retournement. Se métamorphoser, c’est en quelque sorte mourir pour renaitre. Mourir à ce qui conduit à la mort… pour pouvoir  renaitre…renaitre au nouveau et donc à la vie, une vie plus forte que la mort, une vie animée par le souffle de l’Esprit et dont la résurrection du Christ a été une des manifestations et un des symboles et qui nous ouvre à une dimension d’inconnu. Ce choix de la vie, cette métanoia sont les fondements d’un engagement, à la fois personnel et collectif, pour la transition écologique et sociale, au  sens fort du mot transition : trans ire : aller au delà, parce qu’il ne s’agit pas simplement de corriger un système ou de l’améliorer, mais bien de changer le système, changer le paradigme pour opérer, ce que le pape François, dans son encyclique, Laudato Si, appelle une révolution culturelle courageuse.

 Quel encouragement, quelle perspective pourriez-vous nous donner pour s’élancer vers une nouvelle terre ?

Cette tâche est gigantesque, mais il est important de ne pas se décourager devant l’ampleur de la  tâche ! Michel Maxime Egger nous propose plusieurs pistes.

Ne pas rejeter les émotions que nous pouvons avoir comme la peur, la tristesse, le découragement, le sentiment d’impuissance, mais simplement les accueillir … Elles sont . Elles appartiennent à notre humanité. Mais ce qui est extrêmement important, c’est de ne pas nous laisser enfermer, dominer, submerger par ces émotions, et, pour cela, créer des espaces où ces émotions puissent s’exprimer, se partager pour pouvoir ensuite être transformées….

Deuxième piste : « le mot confiance ou le mot foi ». Et à coté de toutes ses failles, « il y a en l’être humain créé à l’image de

Dieu… un être capable d’amour, capable de relations harmonieuses avec les autres. Ce sont des qualités, des dimensions à reconnaître, à cultiver et ce à l’intérieur de chaque être humain.

Troisième piste : entrer dans la conscience que chacun de nous tient le fil d’un autre possible. Un fil parfois ténu, mais qui est bien là. Mais pour pouvoir tisser ce fil, c’est extrêmement important d’aller à la source de ce fil, se connecter à ce qui est le plus vivant, le plus vibrant en nous, c’est à dire en fait se connecter à notre  désir. Cela  prendra des formes différentes…il  ne pourra y avoir d’écologie intégrale durable si c’est une écologie du défaut. Ce  doit être une écologie du désir.

Quatrième piste : commencer là où nous sommes, par de petits pas … L’important, c’est de se mettre en mouvement….

Cinquième élément : croire que c’est possible. Et pour cela se rappeler que l’histoire est pleine de causes qui apparaissaient au départ impossibles et sans espoir et qui se sont réalisées. Pensons à l’abolition de l’esclavage, à la chute du mur, à la fin de l’apartheid. … Il y a eu des basculements systémiques et structurels…

Sixième piste : construire des appuis et des alliances. On a  besoin des autres. On ne peut pas réaliser la transition tout seul. Et pour cela, pour construire ces alliances, on a besoin de dialogue. On a besoin de s’écouter, on a besoin de coopérer. Passer du pouvoir sur au pouvoir de… c’est à dire on se met au service de quelque chose avec d’autres…

Septième piste. Comme l’a dit Joanna Macy, opérer le changement de cap en gardant le cap de la joie profonde. C’est à dire cultiver des énergies comme l’amour, comme la joie, comme l’enthousiasme. Ces énergies ne sont pas seulement des énergies renouvelables. Ce sont, bel et bien, des énergies inépuisables.

Huitième piste. Pour tout cela, il est nécessaire de créer à l’intérieur de nous un espace où va pouvoir agir à travers nous une force, un esprit, une énergie ( c’est tout le rôle de la méditation), qui n’est pas celle de notre égo, ce moi volontariste qui est aux commandes, une force qui va pouvoir agir en nous, nous traverser, agir à travers nous, une autre force, une autre  énergie , un souffle qui est aussi un souffle de la terre, un souffle du vivant, mais aussi un souffle du Vivant avec un grand V, un souffle de l’Esprit, le souffle du Mystère au delà de tout nom. Et quand on laisse ce Souffle agir, dans cette ouverture, c’est aussi une ouverture à l’avenir, a ce qui va advenir, dans la  confiance, dans une ouverture au fait que cette  terre, cette terre nouvelle vers laquelle on s’élance, on ne sait pas la forme qu’elle va prendre. Il y a là une dimension d’inconnu, une dimension d’inouï, une dimension d’improgrammable à respecter. Oui, cette terre nouvelle, on ne peut pas la programmer, mais elle va émerger de quelque chose qu’on ne connait pas encore.

Voici une pensée unifiante, tournée vers l’avenir, qui en rejoint d’autres, présentes sur ce blog, telle que celle de Jürgen Moltmann. Cette méditation s’inscrit  dans la réflexion que le vision écologique induit également sur ce blog . « Nous sommes un avec le Vivant. Le Vivant est un », nous dit Michel Maxime Egger.

J H

 

  1. Dans cette interview en vidéo, Michel Maxime Egger introduit Meditatio Ecologie sur le thème : « S’élancer vers une nouvelle terre. Une approche contemplative pour s’éveiller à demain et traverser les changement » : https://www.youtube.com/watch?v=CxrfhAgi_0s&feature=share&fbclid=IwAR1ynwSqVhbTPyTDqv8QudnoR6vkT8fNr7VSexdHr25Xv83SSwH2B407jPQ
  2. Michel Maxime Egger. Après le coronavirus, besoin d’un nouvel imaginaire. Le Temps, 6 mai 2020 : https://www.letemps.ch/opinions/apres-coronavirus-besoin-dun-nouvel-imaginaire?utm_source=facebook&utm_medium=share&utm_campaign=article&fbclid=IwAR0PcSdvtfQ1UN62KbGft6FFgTSpeKSIKpKI2WppO69zGTEkqv672oGM7kA
  3. Le site de Michel Maxime Egger : Trilogies. Entre le cosmique, l’humain et le divin : https://trilogies.org/auteurs/michel-maxime-egger
  4. L’espérance en mouvement. Vivre et espérer : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/

 

Voir aussi :

En route pour l’autonomie alimentaire : https://vivreetesperer.com/en-route-pour-lautonomie-alimentaire/
Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/
L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
Comment entendre les principes de la vie cosmique pour entrer en harmonie : https://vivreetesperer.com/comment-entendre-les-principes-de-la-vie-cosmique-pour-entrer-en-harmonie/
Une approche spirituelle de l’écologie (Sur la Terre comme au Ciel) : https://vivreetesperer.com/une-approche-spirituelle-de-lecologie/
Un avenir écologique pour la théologie moderne
https://vivreetesperer.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie-moderne/

Comment  dimension écologique et égalité hommes-femmes vont de pair et appellent une nouvelle vision écologique : https://vivreetesperer.com/comment-dimension-ecologique-et-egalite-hommes-femmes-vont-de-pair-et-appellent-une-nouvelle-vision-theologique/

Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François, Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

 

Une nouvelle manière de croire

Selon Diana Butler Bass dans son livre : « Grounded »

 

Beaucoup de gens s’éloignent des églises classiques et entrent en recherche. Est-ce à dire qu’on croit de moins en moins ou bien la foi change-t-elle de forme ? On peut observer ce mouvement dans la plupart des pays occidentaux. Et les Etats-Unis, longtemps caractérisés par une forte pratique religieuse, commencent à participer à cette évolution. C’est une question qui nous intéresse tous à titre collectif, mais aussi à titre personnel. Diana Butler Bass, historienne et théologienne américaine, nous apporte une réponse dans son livre : « Grounded. God in the world. A spiritual revolution » (1). Dans un précédent article, nous avons présenté cet ouvrage en terme de convergence entre la pensée de Diana Butler Bass et celle de Jürgen Moltmann, un grand théologien innovant (2). Nous envisageons ici plus particulièrement comment Diana Butler Bass perçoit un changement dans la manière de croire. Mais rappelons d’abord la démarche de cet ouvrage (3).

 

« Chaque année, davantage d’américains laissent derrière eux la religion organisée : les gens se désaffilient et comme la nation devient de plus en plus diverse religieusement (4). Diana Butler Bass, éminente commentatrice dans le champ de la religion et de la culture, poursuit son livre fort apprécié : « Christianity after religion » (5) en argumentant que ce qui apparaît comme un déclin indique en réalité une transformation majeure dans la manière où les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne, et cela interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales. « Grounded » explore ce nouvel environnement culturel comme Diana Butler Bass nous révèle ici la manière dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel (« new spiritual ground ») dans un Dieu qui réside avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs. Les gens se connectent avec Dieu dans l’environnement dans lequel nous vivons ». Avec Diana, entrons dans son livre à travers son introduction. « Ce dont nous avons besoin est là », nous propose-t-elle à travers une citation de Wendell Berry (p 1).

 

Où est Dieu ?

« Où est Dieu ? » est une des questions les plus importantes de tous les temps. Les gens croient, mais ils croient différemment de la manière dont ils ont cru. Le sol de la théologie est en mouvement. Une révolution spirituelle est en route ».

Diana Butler Bass évoque un univers religieux qui lui paraît appartenir au passé. « Il n’y a pas longtemps, les croyants affirmaient que Dieu résidait au Ciel, un endroit lointain où les fidèles trouveraient une récompense éternelle. Nous occupions un univers à trois étages avec au dessus le Ciel où Dieu vivait, le monde au dessous où nous vivions, et un monde des bas-fonds (« underworld ») où nous redoutions de pouvoir aller après la mort. L’Eglise intervenait comme médiatrice entre le ciel et la terre, agissant comme une espèce d’ascenseur céleste où Dieu envoyait des directives divines, et, si nous obéissions à ses directives, nous pouvions monter éventuellement vivre au Ciel pour toujours et éviter les terreurs d’en bas » (p 4). Cet ordre à trois étages a vacillé au siècle dernier. Et puis, il est apparu de plus en plus évident que nous ne pouvions plus revivre cette représentation de Dieu dans une société qui n’existait plus. « Le théisme conventionnel est au cœur du fondamentalisme et correspond à cet univers à trois étages » ( p 6).

Mais nous savons aujourd’hui que l’enfer existe sur terre. Et pourquoi pas le paradis ? Diana Butler Bass évoque une fusillade tragique dans une école américaine. Cet épisode tragique a suscité beaucoup de questions existentielles. « La réponse la plus répétée et apparemment la plus réconfortante était que Dieu était « avec les victimes ». Dieu « avec » les victimes ? « Avec nous ? ».

Aujourd’hui, nous vivons une époque tragique d’anxiété et de peur. Où est Dieu ? L’image ancienne de Dieu ne répond plus à nos questions. On observe une montée de l’incroyance. « Pourtant, tandis que certains ont conclu que les hommes sont seuls, d’autres regardent aux mêmes évènements et suggèrent une possibilité spirituelle bien différente : « Dieu est avec nous ». En regard de tous ces malheurs, Diana Butler Bass évoque la réponse de Bonhoeffer : « Seul un Dieu souffrant peut aider ». « Dieu est avec nous, dans et à travers ces terribles évènements » ( p 8). Un chercheur juif : Abraham Heschel voyait en Dieu : « Celui qui aime le monde profondément, ressent ce que vit sa création et participe à sa vie ». « Cela signifie naturellement que Dieu est avec nous non seulement dans les temps de misère et d’angoisse. Dieu est avec nous au milieu de notre joie et dans les expériences les plus séculières de la vie… Depuis les années où Heschel écrivait, un langage culturel de la proximité divine est venu nous entourer : on peut trouver Dieu au bord de la mer, dans un coucher de soleil, dans le jardin que nous plantons, dans les histoires qui nous réjouissent, dans la bonne nourriture, dans la convivialité… » (p 9). Ainsi, « si certains adorent Dieu dans une distante majesté et si d’autres rejettent l’existence divine, des millions de nos contemporains font l’expérience de Dieu d’une manière beaucoup plus personnelle et accessible que jamais auparavant » (p 9). Et ce changement intervient dans le monde entier, sur toute la planète. « Dieu est accessible sans médiation, local, animant le monde naturel et l’activité humaine dans des modes profondément intimes. De fait, cela a toujours été la voie des mystiques. Mais maintenant, ce mode personnel, mystique, immédiat et intime émerge comme une voie majeure pour notre relation avec le divin » (p 9).

Ce changement profond dans la manière de concevoir la relation avec Dieu interpelle les églises et les religions. « Les institutions religieuses servaient de structures médiatrices entre ce qui était saint et ce qui était séculier. Les questions recherchant des information sur le « qui ? » et le « quoi ? » avec demande d’une réponse d’autorité, sont remplacées par des questions relatives à des questions existentielles et ouvertes relatives au « où ? » et au « comment ? ». Non seulement les questions ont changé, mais la manière dont nous les posons a changé. Nous ne vivons plus isolés par des barrières d’ethnicité, de race et de religion. Nous sommes connectés dans une communauté globale.

Nous cherchons des réponses dans internet. Nous posons des questions à nos voisins bouddhistes ou hindous. Nous ouvrons nos textes saints et les textes des autres. Nous écoutons les prédicateurs des religions du monde… Ce mouvement dans la conscience religieuse est un phénomène mondial, une sorte de toile spirituelle dans laquelle nous nous inscrivons… » ( p 10). Quelque soient les résistances des incroyants, ce changement est un réenchantement du monde, une révolution spirituelle d’une étonnante ampleur. Et ce changement est en cours aujourd’hui dans de nombreuses cultures.

 

Dieu avec (dans) le monde

 Comme beaucoup d’autres, raconte Diana, j’ai été formée dans une théologie verticale : « Dieu existe loin du monde et fait une faveur à l’humanité en s’en rapprochant. Les prédications déclaraient que la sainteté de Dieu nous était étrangère et que le péché nous séparait de Dieu » (p 12). Cependant, Diana a vécu des expériences qui impliquaient une vision différente. Ainsi, raconte-t-elle une expérience vécue dans sa toute petite enfance. Et elle nous rapporte d’autres expériences très diverses. Plus jeune, elle n’osait pas en parler dans son église, mais maintenant, elle sait que ce ne sont pas des expériences rares ou extraordinaires. Il y a aujourd’hui toute une littérature relative à l’expérience spirituelle depuis les comptes rendus d’expériences proches de la mort jusqu’à de profondes rencontres en rapport avec la nature, le service aux autres ou une émotion artistique. « La moitié des américains adultes, dont même quelques uns qui se déclarent athées ou non croyants, rapportent avoir eu une telle expérience au moins une fois dans leur vie » ( p 13).

« Nous voilà conduits vers une théologie alternative mettant l’accent sur la connexion et sur l’intimité. Dans la tradition chrétienne, Jésus parle ce langage quand il proclame : «  Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16.30) et quand il souffle sur les disciples en leur envoyant le Saint Esprit ( Jean 20.22). C’est le témoignage de l’apôtre Paul au sujet de sa rencontre mystique avec Christ. Quand la Bible est lue dans la perspective de la proximité divine, il devient clair que la plupart des prophètes, des poètes et des prédicateurs sont particulièrement en porte à faux (« worried ») avec les institutions et les pratiques religieuses qui perpétuent le fossé entre Dieu et l’humanité. La narration biblique est celle d’un Dieu qui s’approche, poussé par un désir pressant d’amener le ciel sur la terre et de remplir les cœurs humains » (p 13). Cette expérience d’intimité spirituelle apparait également dans d’autres religions. Aujourd’hui, les institutions et les philosophies de haut en bas s’affaiblissent et cela concerne également les religions. « Les gens mènent leur propre révolution théologique et découvrent que l’Esprit est bien plus avec le monde que l’on nous l’avait précédemment enseigné » ( p 15). « Il y a une conscience de plus en plus répandue que Dieu est avec nous au sein de la création, de la culture et du cosmos… Ce changement de ton apparaît dans les prédications de personnalités bien connues comme Desmond Tutu, le Dalaï Lama et le pape  François.. ».

Diana Butler Bass est historienne. On peut donc l’entendre lorsqu’elle écrit : « Le fait le plus significatif dans l’histoire des religions  aujourd’hui n’est pas le déclin de la religion occidentale, le rejet des institutions religieuses ou ma montée de l’extrémisme religieux, c’est un changement dans la représentation de Dieu, une renaissance de la foi montant des profondeurs » (p 16).

 

Une révolution spirituelle

« Le Dieu conventionnel existait en dehors de l’espace et du temps, un être qui vivait aux cieux sans être affecté par les limites humaines. Ainsi la théologie occidentale a développé un langage que les théologiens appellent les « omnis » : Dieu est omnipotent, omniprésent, omniscient, tout puissant… Mais aujourd’hui, Dieu est de  plus en plus perçu comme un Dieu en relation avec l’espace et le temps, comme un Dieu qui connecte et crée toute chose… les « omnis » ne parviennent pas à décrire cela. A la place, nous pouvons penser à Dieu en terme d’ « inter », le fil spirituel entre l’espace et le temps, « intra «  à l’intérieur de l’espace et du temps et « infra » qui tient l’espace et le temps. Dieu n’est pas au dessus et au delà, mais intégralement dans l’ensemble de sa création, entrelacé avec l’écologie sacrée de l’univers » ( p 25).

La révolution spirituelle concerne à la fois Dieu et le monde. Elle concerne Dieu, mais elle ne l’aborde pas comme un extra-terrestre. Elle concerne le monde, mais elle n’engendre pas la sécularisation. C’est une révolution au milieu du terrain (« middle ground revolution ») dans laquelle des millions de gens naviguent dans un espace entre le théisme conventionnel et un monde sécularisé. Ils tracent un chemin qui enveloppe le séculier et le sacré en trouvant un Dieu qui est « un mystère  gracieux toujours plus grand, toujours plus près, à travers une conscience nouvelle de la terre et dans la vie de leurs prochains » (p 25-26). Cette révolution repose sur une vision. « Dieu est le sol sur lequel nous nous fondons et qui nous fonde (« God is the ground, the grounding which ground us »). Nous en faisons l’expérience lorsque nous comprenons que le sol est sacré, que l’eau donne la vie, que le ciel ouvre l’imagination, que nos racines importent, que notre foyer est un lieu divin et que nos vies sont liées à celles de nos voisins et avec celles de tous le humains autour du monde » ( p 26).

Ainsi, c’est à un changement de regard que nous invite Diane Butler Bass et que tout son livre illustre par la suite. « Grounded guide les lecteurs à travers notre habitat spirituel contemporain en portant attention aux manières selon lesquelles les gens font l’expérience d’un Dieu qui anime la création et la communauté ».

Elle nous présente également une analyse des changements en cours dans les pratiques religieuses et spirituelles. Sa description de l’univers traditionnel est percutante. On pourrait dire cependant qu’au XXè siècle, des formes nouvelles faisant place à l’expérience étaient déjà apparues. Elle ne s’attarde pas au déclin des églises classiques ou au progrès de l’agnosticisme, mais elle en recherche les causes et elle met en évidence la montée d’un spiritualité nouvelle. En d’autres lieux et selon d’autres problématiques, certains pourront contester l’amplitude et la durée de ce changement. Mais l’analyse de Diana Butler Bass s’appuie sur une culture historique et sur une collecte d’informations bien au delà des Etats-Unis. Et sur le plan théologique, sa vision d’un Dieu proche dont on peut reconnaître la présence, peut trouver appui dans l’œuvre de théologiens auprès desquels nous cherchons un éclairage, Richard Rohr (6) et tout particulièrement Jürgen Moltmann (7).

J H

 

 

Voir aussi :

Dieu vivant : rencontrer une présence. Selon Bertrand Vergely : prier, une philosophie : https://vivreetesperer.com/?p=2767

Dynamique culturelle dans un monde globalisé. (Raphaël Liogier. La guerre des civilisations n’aura pas lieu) : https://vivreetesperer.com/?p=2296

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir : https://vivreetesperer.com/?p=1048

Une approche spirituelle de l’écologie

Selon Christine Kristof-Lardet

Manifestement, la transition écologique implique une transformation profonde dans notre genre de vie et, en conséquence, dans nos mentalités. Ce changement, intervenant dans des habitudes séculaires, ne va pas de soi. Il peut entrainer un ressenti de perte et un bouleversement des repères. Le coût est élevé. Face à ce coût, nous avons besoin d’une force motrice qui induise une nouvelle manière de voir, mais aussi de sentir, si bien que les comportements émergents puissent être assortis de satisfactions nouvelles. Par exemple, la « sobriété heureuse » ne peut l’être que si l’on y trouve des satisfactions morales, psychologiques et matérielles permettant de quitter la posture de consommateur traditionnel. La transition écologique implique des transformations sociales et économiques. Elle requiert en conséquence une vision éclairant ces transformations.

Aujourd’hui, à partir même des changements en cours, nous commençons à comprendre que tout se tient et à voir le vivant et le monde dans leurs interrelations, dans une approche globale, dans une perspective holistique. L’ampleur du changement requis requiert un dépassement. On rencontre ici une approche spirituelle si tant est qu’on puisse la définir, avec David Hay (1), comme « une conscience relationnelle » dans une relation avec les autres et avec soi-même, avec la nature, avec la présence divine… Et, de plus, en se référant à un chercheur anglais, Alister Hardy, le même David Hay perçoit le potentiel spirituel de l’homme comme une faculté qui s’inscrit dans l’évolution des êtres vivants. Si, la transition écologique nous achemine vers une civilisation nouvelle, ce processus requiert une vision spirituelle qui puisse éclairer les acteurs. Cette vision est déjà en cours. Elle est exprimée par des théologiens et par des sages (2). Elle inspire des pratiques nouvelles. On assiste à des émergences et à des convergences. Nous avons besoin de reconnaître ce mouvement et d’en percevoir toutes les dimensions. Comment mobilise-t-il déjà de nombreuses ressources en terme d’initiatives et de communautés ?         A ce stade, le récent livre de Christine Kristof-Lardet : « Sur la Terre comme au Ciel » (3), est une contribution particulièrement importante puisqu’elle nous fait connaître « les lieux spirituels engagés en écologie ». « Nombre de communautés spirituelles intègrent aujourd’hui la dimension écologique dans leur mode de vie et leurs structures, puisant à la source de leur sagesse les raisons de leur engagement pour la terre et le vivant. En même temps, elles sont des laboratoires où s’inventent et s’expriment des « possibles » qui peuvent nourrir notre société en quête de sens, de valeurs et de repères. Cette ouverture favorise l’émergence d’une approche spirituelle de l’écologie au sein de laquelle les postures du « méditant » et du « militant » se fécondent mutuellement » (page de couverture).

 

Approche spirituelle de l’écologie

Christinde Kristof-Lardet nous présente ainsi « une approche spirituelle de l’écologie ». C’est la poursuite d’un cheminement que Christine accomplit depuis une vingtaine d’années. « Ecojournaliste, écrivain, voyageur, militante écologiste à les heures, j’ai vu, pleuré et défendu la beauté de la Terre. Je me suis parfois posée dans des monastères retirés du monde et me suis laissé questionner. Comment, devant tant de splendeur, ne pas avoir le cœur chaviré ? Comment trouver la paix intérieure au sein du chaos que mes reportages me donnaient à voir ? Comment concilier ma quête écologique et ma quête spirituelle ? c’est lors d’une grande rencontre organisée au centre bouddhiste Karma Ling en Savoie que la jonction s’est opérée et que j’ai compris qu’écologie et spiritualité n’étaient en fait qu’une seule et même réalité. Cette prise de conscience a signé le début de mon exploration » (p 9). Dans une inspiration chrétienne et dans une dimension interreligieuse, Christine Kristof Lardet a donc suivi cette voie, la voie d’une convergence entre écologie et spiritualité. Journaliste, spécialiste des questions écologiques, elle est aujourd’hui rédactrice en chef de la revue Présence (4). Dans la continuité d’un travail jadis engagé par le WWF en direction des spiritualités, elle a poursuivi cette tâche en créant avec d’autres personnes de diverses traditions, un « Réseau des écosites sacrés ». « La vocation de ce réseau est de mettre en lumière les initiations écologiques inspirantes au sein des centres spirituels et de favoriser le dialogue entre ces lieux ».

Il s’agit bien de mettre en évidence la montée d’une approche spirituelle de l’écologie. « S’interroger sur les causes profondes de la destruction de la nature et de la crise écologique conduit à comprendre que celles-ci s’enracinent en grande partie dans notre cœur, notre culture et notre façon de « penser le monde ». C’est donc là, dans notre esprit et notre cœur que nous devons aussi chercher les solutions. La perspective de l’effondrement ne relèvent pas de la crise à résoudre ; elle nous appelle à une transformation intérieure qui seule permettra une véritable mutation de notre société… Il nous faut accomplir « un saut quantique » de la conscience. Pour cela, il convient de sortir de la séparation – perçue ou vécue comme telle – entre le monde de l’écologie et celui de la spiritualité. Développer une approche spirituelle de l’écologie, au sein  de laquelle la posture du « méditant » vient nourrir celle du « militant » – et inversement – ouvre des perspectives de réconciliation et d’espérance » (p 11).

 

Un réseau d’écosites sacrés

Nous découvrons à travers ce livre de nombreuses communautés qui s’inscrivent dans des cheminements religieux différents, du christianisme, aux religions orientales et aussi à des spiritualités émergentes et qui, chacune, s’ouvrent à la conscience écologique. On pourrait dire que, d’une certaine manière, leurs pratiques spirituelles les prédisposent à un éveil écologique, mais que c’est justement cet éveil qui engendre une dynamique commune. « L’écologie se pose de façon transversale au cœur des traditions spirituelles et inspire chacun de nous, « habitants de la maison commune », croyants et non croyants confondus : « Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous », écrit le pape François dans l’encyclique « Laudato si’ » consacrée à l’écologie. Découvrir quelles sont les visions et les ressources cultivées au sein des centres spirituels, les mettre en lumière et montrer leur pertinence est un des buts de cet ouvrage » (p 11-12). Quelque soient les manques et les dysfonctionnements éventuels, ces communautés participent à une évolution générale. Elles innovent. « Toutes ces communautés, aussi imparfaites soient-elles, peuvent être également vues comme des laboratoires ou s’expérimente en miniature et de manière concentrée tout ce que notre humanité traverse à une plus grande échelle. Ce qui se joue dans notre société, notamment la transition écologique, se joue également en microcosme au sein des centres spirituels. Dans ce sens, il n’est peut-être pas vain d’imaginer que tous les trésors d’amour, de courage et de perspicacité mis en œuvre par ces communautés puissent être profitables au plus grand nombre » (p 12-13).

Ainsi, l’auteure nous introduit ici dans la vie d’une trentaine de communautés à travers « des reportages, réalisés en plusieurs années et actualisés en permanence, pensés dans une perspective de découverte et de partage et témoignages vécus »… Notre posture de base s’inscrit dans une neutralité bienveillante et lucide ». Le lecteur que nous sommes, trouve que cet objectif a été bien rempli. Chaque communauté est l’objet d’une monographie qui nous permet de la situer dans son histoire et d’en découvrir la vie quotidienne dans ses différents aspects. En 200 pages, il y a là un ensemble d’études de cas particulièrement éclairantes.

Nous voici en voyage : Des communautés chrétiennes anciennes ou nouvelles, des communautés de tradition orientale, des « communautés spirituelles intentionnelles »…

 

Quelques exemples en empruntant un tout petit bout de descriptif :

Le Centre Amma de Pontgoin 

« Le Centre Amma de Pontgoin, teinté d’Orient et d’Occident, est tout d’abord un lieu pour vivre les enseignements d’Amma… la sainte indienne qui serre les foules dans ses bras. Il s’inscrit dans la lignée des ashrams indiens par sa philosophie, les rituels et la discipline qui y est pratiquée. En même temps, cet ashram est un écosite qui expérimente et promeut un vivre-ensemble écologique en harmonie avec la nature… Au Centre Amma où l’on s’exerce aussi bien à la méditation, qu’à la permaculture, à la gouvernance partagée ou à l’art du compostage, la pratique spirituelle et l’engagement écologique se nourrissent mutuellement » ( p 21).

 

L’Arche de Saint-Antoine

« Dans cette ancienne abbaye, lovée au pied du Vercors, s’expérimente, depuis une trentaine d’années, une vie profonde de fraternité et de partage dans l’esprit de Lanza del Vasto, un disciple chrétien de Gandhi, à mi-chemin entre la vie monastique et la vie laïque. Cette communauté se compose aujourd’hui d’une cinquantaine de personnes qui expérimentent un mode de vie simple fondé sur la non-violence et la spiritualité, et sous-tendu par la recherche d’une harmonie avec soi, les autres et la nature. Ces valeurs constituent la trame d’une écologie intégrale qui se décline dans tous les aspects de la vie » (p 39).

 

Le Village des Pruniers

Fondé au cœur de la Dordogne par le vénérable moine, Thich Nhat Han en 1982, ce centre spirituel incarne le rêve de son fondateur de développer, dans un lieu de nature préservé et nourrissant, une communauté conjuguant la pratique de la pleine conscience et le vivre-ensemble fraternel… Puisant aux fondements de la tradition bouddhiste zen, cette communauté internationale propose aux multiples retraitants d’expérimenter la pratique de la méditation dans ses différentes formes et de vivre un chemin de réconciliation avec soi, avec les autres et avec la Terre » (p 59).

 

L’écohameau de La Chaux en Côte d’or

« Loin du tout-conformisme comme du tout-confort, Marie et Alexande Sokolovtch posent leur sac en juin 2009 à la ferme de La Chaux en Bourgogne après des années de nomadisme alternatif au service de jeunes démunis. Leur désir : prendre le temps, à la suite de Jésus, de vivre une simplicité volontaire et évangélique dans la cohérence entre engagement social, écologique et spirituel… Les Evangiles, c’est notre base et notre nourriture… Aujourd’hui, trois familles sont installées à La Chaux et forment avec sept enfants et un célibataire, une communauté d’une quinzaine d’habitants fixes. Inspirée des communautés de l’Arche de Lanza del Vasto, le ferme de La Chaux est aujourd’hui un bastion de la sobriété et de la débrouille, mais aussi un lieu où s’expérimente de façon atypique, le partage, l’accueil inconditionnel du prochain et la relation à la terre. Par son mode de vie et sa pratique, la ferme de La Chaux explore les différentes dimensions de l’écologie : la sobriété, l’usage du troc, la relation à la terre avec la réalisation de zones de maraichages ouvertes à tous et des cultures de variétés anciennes de blé en agroforesterie… , le partage et le don » (p 139-140)

 

Le monastère de Taulignan

« Onze sœurs vivent aujourd’hui dans ce monastère perdu au milieu de la Drome provençale. Elles cultivent des plantes aromatiques servant à créer des huiles essentielles ou des hydrolats dans la distillerie qu’elles ont fait construire en 2014. Cette activité est née de la nécessité de trouver une activité pouvant assurer leur subsistance en accord avec la vie monastique. C’est un parcours écologique qui a été encouragé par le paysan philosophe Pierre Rabbi. Au cœur de leur vie communautaire et de prière, ces pionnières cherchent à explorer entre Terre et Ciel la ligne de crête entre foi et écologie » (p 105).

 

Le monastère Orthodoxe de Solan dans le Gard

« Le monastère de Solan abrite aujourd’hui 17 moniales de tradition orthodoxe qui vivent principalement de la production de vin et des produits de leurs récoltes au potager ou au verger » . « La rencontre avec l’agroécologiste Pierre Rabbi dans les années 1990 a été décisive ». Elles ont accompli un beau parcours écologique. « Aujourd’hui, elles mettent en pratique ces principes écologiques d’autant plus naturellement qu’elles les vivent aussi de l’intérieur par la prière… la liturgie… une ascèse et l’eucharistie partagée dans une conscience ouverte au cosmos ». « Dans notre tradition, nous n’avons pas la dichotomie habituelle entre le spirituel et le matériel, le Créateur et la Création, entre l’homme et la nature… Nous nous sentons vraiment faire partie de la Création… » (p 136-131)

 

L’écovillage de Findhorn en Ecosse

« Le rôle de Findhorn depuis sa création a été de démontrer l’expérience pratique de la communion et de la coopération avec la nature fondée sur une vision de la vie et de l’intelligence organisée qui lui est inhérente » ( David Spangler). Au départ, en 1962 ,dans le nord de l’Ecosse, « c’est un groupe de trois adultes et six enfants, poussés par le « destin », qui s’installe sur un terrain de caravaning et qui développe une vie en harmonie avec le divin et la nature. Aujourd’hui, c’est une communauté composée d’environ 600 personnes qui propose un modèle de vie cohérente fondée sur trois principes : la spiritualité (par l’écoute intérieure), le service à autrui (par l’amour en action), et l’écologie globale (par l’intelligence au cœur de la nature) »… « La communauté de Findhorn s’illustre pas sa longévité et son développement exceptionnel… Elle a su conjuguer la spiritualité, la relation à la nature et le service au monde. Ces bases solides ont permis l’émergence de nouveaux paradigmes et de chemins jusque là inexplorés, en particulier la coopération avec l’intelligence de la nature… Dans ce creuset, s’est développée non seulement une conscience forte de l’unité de toutes choses, mais aussi la nécessité d’inscrire notre humanité dans le cercle beaucoup plus vaste de la communauté du vivant, avec laquelle nous partageons une fraternité ontologique » (p 177 et 198).

A travers ces quelques exemples, une grande émergence apparait et des convergences sensibles se manifestent.

A partir de cette recherche, Christine Kristof-Lardet met en évidence un dynamique spirituelle, communautaire, écologique. « Dépositaires de sagesse, ces communautés peuvent contribuer à soutenir et à nourrir l’évolution du monde, sa conversion vers un authentique respect de la planète et de tous les êtres qui l’habitent. Ce n’est que dans une approche globale, écosystémique, transdisciplinaire que nous pouvons répondre aux défis de notre temps » (p 235-236).

Ce livre bien écrit, bien construit rend compte au plus près de la démarche des communautés où la spiritualité et l’écologie s’allient. Il tient bien l’objectif annoncé : être « une ressource qui peut inspirer chacun dans sa quête d’harmonie et ouvrir des perspectives pertinentes pour notre monde en transition » .Comme l’écrit Sabish Kumar : « La transition nous appelle à passer à une vision holistique du monde, où physique et métaphysique, engagement et spiritualité dansent ensemble comme les deux faces d’une même médaille : Transition extérieure et transition intérieure vont de pair » (p 9)

J H

  1. David Hay. La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. La recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui (« Something there. The biology of the human spirit ») : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  2. Une vision exprimée par des théologiens et des sages. Ce livre comprend une bibliographie étendue (p 267-273) ; L’auteure note l’influence des spiritualités bouddhiste, hindouistes et plus largement orientales . « Ces spiritualités qui, pour la plupart s’ancrent dans une approche écosystémique et holistique, ont permis d’élargir les perspectives de nos cultures souvent cartésiennes, réductionnistes et largement anthropocentriques… Les résonnances étonnantes entre les textes récents du dalaï-lama autour de la responsabilité universelle par exemple et ceux du pape François dans l’encyclique « Laudato si’» sur l’écologie intégrale, révèlent une complémentarité de points de vue » (p 81), Dans le champ de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann a accompli un travail pionnier puisque son livre : « Dieu dans la création » et avec pour sous-titre : « Traité écologique de la création » est paru au Cerf en 1988. Courte présentation : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/ La pensée théologique de Jürgen Moltmann est très présente sur ce blog : « Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François, Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/ Nous mettons également en évidence le courant écologique outre-Atlantique inspiré par le théologien : Thomas Berry : « Comment entendre les principes de la vie cosmique pour entrer en harmonie » : https://vivreetesperer.com/comment-entendre-les-principes-de-la-vie-cosmique-pour-entrer-en-harmonie/ Dans son « Center for action and contemplation », Richard Rohr développe également une spiritualité écologique. Nous avons rapporté certains de ses thèmes : « L’homme, la nature et Dieu » : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
  3. Christine Kristof-Lardet. Sur la Terre comme au Ciel. Lieux spirituels engagés en écologie. Labor et Fides, 2019
  4. Présence. La revue des chercheurs de sens : https://revuepresence-leblog.com

Il y en a assez pour chacun

Comment l’expérience d’une communion dans l’Esprit permet de surmonter la pression de l’avidité collective et de générer un genre de vie communautaire

Une méditation sur « le communisme chrétien originel »
Par Jürgen Moltmann

Dans le Livre des Actes (4.32-34), Luc nous décrit un élan de partage dans la première église. « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais tout était commun entre eux… Il n’y avait parmi eux aucun indigent… ». Ce texte inspirant est bien connu, mais peut-on en tirer des enseignements pour aujourd’hui ?

Dans un livre, écrit dans la foulée de « The Spirit of Life » (1991), « The Source of Life » (La Source de Vie) (1), paru en 1997, se voulant accessible à un grand public, mais n’ayant jamais été traduit en français, Jürgen Moltmann a écrit un texte intitulé : « Une méditation sur le communisme chrétien originel » (2). Alors qu’on s’inquiète aujourd’hui des ravages entrainés par le productivisme et le consumérisme, et des inégalités résultant de la concentration des richesses, ce texte écrit il y vingt-cinq ans, nous paraît étonnamment actuel. Dans un société où le manque de sens engendre une fuite dans une avidité collective, la dynamique de l’Esprit, présente aux origines de l’Eglise et toujours disponible, se présente à nous pour nous inspirer une fraternité active, une vie pleine, une société apaisée.

 

L’exemple de la toute première Église

Le texte des Actes nous décrit un mouvement de solidarité inédit : « Il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux. Car ceux qui possédaient des terres et des maisons les vendaient et en apportaient la recette aux apôtres. Et l’on faisait distribution à chacun selon qu’il en avait besoin » (Actes 4.35). « Il y avait assez pour chacun ! Tel est l’incroyable message de cette histoire » commente Jürgen Moltmann. Certes, il y bien des historiens pour dire que cela n’a pas duré longtemps. Mais si ce récit rapporte un âge d’or, on peut y voir également « une révélation du réel, des possibles genres de vie pour nous aujourd’hui. Nous pouvons avoir cette expérience nous-mêmes : l’expérience de la communauté de l’Esprit Saint » (p 102).

Jürgen Moltmann évoque les enjeux. « Il y a assez pour chacun. Mais aujourd’hui, des millions d’hommes et de femmes sont incapables de trouver du travail. Les ressources minières deviennent de plus en plus rares. Les sources d’énergie sont en train de s’épuiser. Les prix sont en train de monter. Les besoins s’étendent dans tous les domaines de la vie. Quelle contradiction ! » (p 103). Il est vrai que le manque et l’anxiété, qui en résultent, remontent loin dans l’histoire. « Il n’y a jamais eu assez, il n’y a encore pas assez et il n’y aura jamais assez… Mais où est la vérité ? ». « L’histoire de la Pentecôte n’est pas une nouvelle théorie sociologique. Elle parle d’une expérience de Dieu. C’est une expérience de l’Esprit qui descend sur des hommes et des femmes, les imprègnent, âme et corps, et les amènent à former les uns avec les autres une communauté et un fraternité nouvelle. Dans cette expérience, les gens ont ressenti qu’ils avaient été remplis d’énergies nouvelles dont ils n’avaient pas imaginé qu’elles puissent exister et ils y ont trouvé du courage pour un nouveau genre de vie » (p 104).

 

Un monde déchiré en manque spirituel

En regardant le monde, et notamment son propre pays, l’Allemagne, Jürgen Moltmann y voit un désir insatiable. Dans tous les domaines de la vie, le principe dominant est : « pas assez ». L’économie est basée sur l’exacerbation des besoins : « Nous assumons qu’il y a des besoins partout, des besoins qui peuvent être satisfaits seulement par du travail, et toujours plus de travail en accélérant la production et en réalisant de plus en plus de produits de masse… Il n’y a jamais assez pour chacun. Et c’est pourquoi nous luttons pour davantage de pétrole, davantage de minerais, davantage de marchés mondiaux… Une chasse permanente à la recherche d’argent et de plaisir » (p 106).

Cependant, n’avons-nous pas réellement besoin de ce que nous consommons ? « Evidemment, il y a des besoins naturels, des besoins de base qui doivent être satisfaits, pour vivre dans des conditions humaines et décentes. Mais notre économie a laissé ces besoins de base loin derrière. Ce ne sont pas ces requêtes naturelles qui dominent nos vies et fournissent le moteur de notre économie. C’est une demande qui a été stimulée et augmentée artificiellement. Dans notre société moderne, les êtres humains ont apparemment été transformés en monstres voraces. Ils sont tourmentés par une soif de vivre insatiable Ils sont possédés par un appétit de pouvoir insatiable. Plus ils ont, plus ils ont besoin et ainsi leur appétit est sans fin et ne peut être apaisé ». Le diagnostic est sévère, mais lorsqu’on regarde la publicité aujourd’hui, on le reconnait.

Mais pourquoi cette situation ? C’est ici que Moltmann vient esquisser une explication. Ce qui est en cause, c’est une peur commune de la mort. « Consciemment ou inconsciemment, les humains sont dominés par la peur de la mort. Leur avidité de vivre est réellement leur peur de la mort et leur peur de la mort trouve son expression dans un appétit de pouvoir débridé. « Vous vivez seulement une fois », nous dit-on. « Vous pourriez manquer quelque chose ». Cette faim de plaisir, de possession, de pouvoir, cette soif de reconnaissance à travers le succès et l’admiration – voilà la perversion des hommes et des femmes modernes. Voilà leur dévotion. La personne qui perd Dieu fait un dieu d’elle-même. Et, de cette façon, un être humain en vient à devenir un mini-dieu orgueilleux et malheureux ».

Jürgen Moltmann poursuit sa critique à une échelle sociale. « Il n’y en a jamais assez pour chacun. Alors prenez maintenant et servez-vous ! C’est ce que la mort nous dit – la mort qui nous avale après que nous ayons avalé tout le reste. Notre économie moderne est fondée sur le besoin. Notre idéologie moderne de la croissance, et notre obsession moderne de l’expansion sont des pactes avec la mort » (p 107). La peur du manque, engendrée par une inquiétude existentielle suscite des conflits. « « Il n’y a pas assez pour chacun » : ce slogan ébranle chaque communauté humaine et dresse une nation contre une autre et finalement dresse chacun contre quelqu’un d’autre et chacun contre lui-même. C’est un slogan de peur qui rend les gens solitaires et les entraine dans un monde en principe hostile. « Chacun pour soi » dit on. Cela débouche sur un monde qui est réellement sans cœur et sans âme… » (p 107-108). A ce stade, on peut s’interroger sur l’état du monde. Moltmann rappelle la pauvreté qui affecte une part de la population des pays riches, mais aussi celle qui règne dans des pays du Tiers Monde. Ces pays ont eux-mêmes souffert d’une oppression extérieure. « Ils ne souffrent pas à cause d’une déficience naturelle. Ils souffrent de l’injustice exercée par d’autres, de la répartition inégale des richesses, de prix injustes et d’une inégalité des opportunités de la vie » (p 108). La pauvreté est insupportable lorsqu’elle est ressentie comme la résultante d’une injustice.

 

En revenir à la source divine

Si nous désirons la vraie vie et échapper à la mort universelle du monde, « si nous désirons les vraies richesses de la vie et échapper à la pauvreté et au besoin, alors nous devons faire demi-tour et commencer au point où la perte la plus sévère de toute est celle de Dieu. Une absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforsakenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante. Et alors, il n’y en a « jamais assez ».

Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle. Avec toutes les perceptions de notre mental, les mouvements de notre âme, les besoins et impulsions de notre corps, nous participons à la vie éternelle. Dieu est présent par son Esprit… « En Lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être ». Les gens qui en font l’expérience et en prennent conscience, découvrent combien ils deviennent calmes et relaxés, parce que ils ont cessé d’avoir peur et sont envahis par une grande paix » (p 108-109).

 

Une vie en abondance

« Il est remarquable que lorsque dans le Nouveau Testament, les gens parlent de leur expérience de Dieu dans l’Esprit de vie qui nous fait vivre, ils deviennent radieux et emploient des superlatifs. Ils parlent de « l’abondance de l’Esprit », de la « grâce débordante », et de « richesses de vie » sans limites. Chacun a assez, plus qu’assez, et alors, il n’a pas besoin de davantage ou d’une autre manière. C’est une expérience de vie unanime dans l’Esprit divin créateur qui donne la vie ».

Mais n’est-ce là qu’une belle histoire dans un moment passager ? Est-ce une réalité accessible, et accessible encore aujourd’hui ? Et si cette réalité change les comportements, dans quelle mesure, elle permet de comprendre ce qui changerait si cette réalité s’étendait ? Jürgen Moltmann expose en trois points les différentes manières d’envisager les changements que l’influx de l’Esprit peut entrainer.

 « Les apôtres donnaient avec une grande puissance leur témoignage à propos de la résurrection du Seigneur Jésus et une grande grâce était avec eux tous ». Voilà le commencement. C’est la résurrection du Christ crucifié qui ouvre la voie à la plénitude de vie, une vie éternellement vivante. Le pouvoir de la mort a été retiré. Les menaces de la mort ont déjà cessé d’être effectives. Être dans le besoin signifie être coupé des plaisirs de la vie. Être dans le besoin signifie ne pas avoir assez à manger et à boire. Être dans le besoin signifie être malade et seul. En dernier ressort, être dans le besoin, c’est perdre la vie elle-même. Le plus grand besoin de tous, la plus grande perte, c’est la mort. Tous les autres besoins et les autres souffrances que nous ressentons dans la vie sont connectés avec la mort. Ils ont tous quelque chose que la mort enlève à la vie. Parce que nous savons que nous devons mourir, nous ne trouvons jamais assez dans la vie. Mais parce que Christ est ressuscité, une espérance se lève en faveur de la vie, une vie qu’aucune mort ne peut tuer, une vie où on trouve qu’il y a toujours assez, plus qu’assez, pas seulement pour ceux qui sont vivant, mais aussi bien pour les morts » (p 105).

Mais il y a également un autre facteur de cette libération du besoin. « Maintenant, la communauté de ceux qui croyaient, vivaient d’un seul cœur et une seule âme ». Un ensemble de gens, inconnus les uns des autres, forment une communauté et ils partagent « un seul cœur et une seule âme ».Voici ce que l’Esprit de communion (Spirit of fellowship) signifie. L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maîtres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent. Nous devenons « un seul cœur et une seule âme ». Ce qui arrive, ce dont on fait l’expérience, n’est rien moins que Dieu lui-même. Quel Dieu ? Le Dieu qui fait l’entre-deux, le Dieu médiateur, « The go-between God », comme l’évêque John Taylor l’a appelé, le Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune. Notre peur les uns des autres devient ridicule parce qu’il y a assez pour chacun. Dieu lui-même est là pour chacun… » (p 105).

Dans cette ambiance nouvelle, l’esprit de propriété disparait. « Personne ne disait que quoi qui lui appartenait était à lui, car ils avaient tout en commun ». C’est le troisième facteur et tout le reste débouche là-dessus. Dans l’Esprit de résurrection et l’expérience d’un Dieu communion, personne n’a besoin de s’accrocher à ses biens plus longtemps… Alors toutes les propriétés sont là pour être à la disposition des gens qui en ont besoin. Voilà pourquoi « ils avaient tout en commun ». Et c’est pourquoi « il n’y avait pas de personnes nécessiteuses parmi eux »… » (p 106).

 

Que pouvons-nous faire ? Réaliser des communautés.

Aujourd’hui, face à la crise qui prévaut à grande échelle : les tensions engendrées par les inégalités et la menace pressante suscitée par le réchauffement climatique suite à l’emballement de la production et de la consommation, le remède réside dans « la sobriété heureuse » selon l’expression de Pierre Rabhi et dans une répartition plus égalitaire des revenus. Mais ce changement requiert une transformation conjuguée des politiques et des mentalités. Ici, on peut se rappeler la devise de Gandhi : « Pour changer le monde, il faut commencer par nous changer nous-même ». Cet appel est relayé aujourd’hui à travers le développement d’exigences spirituelles, tout particulièrement dans la militance écologique (3). Jürgen Moltmann a montré que l’œuvre de l’Esprit ne se limitait pas au champs de l’Église, mais s’exerçait dans le monde et dans toute l’humanité (4). Dans ce chapitre, il s’interroge : « Que devrions nous faire ? » : « Je suggère que la meilleure chose que nous puissions faire, c’est de réaliser des communautés d’une dimension gérable et de renforcer le sens de la vie que nous partageons les uns avec les autres et les uns pour les autres. L’idéologie du « Il n’y a jamais assez pour chacun » rend les gens solitaires. Elle les isole et les ravit de leurs relations. L’opposé de la pauvreté n’est pas la propriété. L’opposé à la fois de la pauvreté et de la propriété, c’est la communauté. Car, dans la communauté, nous devenons riches : riches en amis, riches en voisins, riches en collègues, riches en camarades, riches en frères et en sœurs… Dans une communauté, il y a suffisamment de gens, suffisamment d’idées, suffisamment de capacités et d’énergies pour faire face… Alors découvrons notre richesse, découvrons notre solidarité, réalisons des communautés, prenons nos vies en main, et, à la longue, échappons aux gens qui veulent nous dominer et nous exploiter ».

De fait, on s’aperçoit que ces communautés peuvent être très efficaces. « Tous les projets d’aide vraiment efficaces proviennent de communautés spontanées à un niveau de base, et non d’en haut… ». Moltmann remarque que, si on peut considérer que l’œuvre de ces communautés s’inscrit dans la royaume de Dieu, les églises n’en sont pas toujours conscientes. « Dans les grandes organisations bureaucratiques de la société, l’état et les partis, les églises et l’université, il y a toujours du besoin. Mais dans la rencontre volontaire d’hommes et de femmes à un niveau de base, une vraie richesse de vie est expérimentée » (p 110).

 

Chercher et proclamer la justice

Quand y a-t-il assez pour chacun ? « Quand la justice s’ajoute à la plénitude de vie, aux puissances de vie et aux moyens de vivre, la justice s’assure que chacun reçoit ce dont chacun a besoin – pas moins, pas plus ». De plus, nous dit Jürgen Moltmann, dans l’inspiration divine, nous avons soif de justice. « De différentes manières, l’Esprit de vie nous rend assoiffés, insatiablement assoiffés… Bénis ceux qui ont faim et soif de droiture (rigtneousness). Voici le domaine où nous allons trouver nos tâches dans l’avenir : dans le mouvement pour la justice dans notre propre pays et dans la mise en œuvre de la justice entre les pays pauvres et les pays riches du monde… La faim de justice est un faim sacrée. La soif de droiture est une soif sacrée. C’est la faim et la soif du Saint Esprit lui-même. Puisse l’Esprit nous en remplir entièrement » (p 110).

 

Un texte pour notre temps

Ce chapitre d’un livre de Jürgen Moltmann publié en 1997, a donc été écrit il y a vingt-cinq ans. Or il nous paraît correspondre aux problèmes de notre temps. Nous en percevons l’actualité à plusieurs titres : quant à l’analyse, quant au diagnostic, quant à la recommandation. Et plus encore, ce texte nous montre la pertinence et la portée de l’approche évangélique.

La course à la consommation entretenue par la publicité est accompagnée par une course à la production qui épuise et pille les ressources naturelles. Le consumérisme accompagne le productivisme. Nous assistons à une accélération perturbatrice comme l’observe le sociologue, Harmut Rosa (5). C’est aussi la recherche du profit dans une société et dans un monde inégalitaires. Parallèlement, il y a bien une recherche de pouvoir. La philosophe Corinne Pelluchon pointe des effets de domination dévastateurs (6). Ces phénomènes sont incompatibles avec une entrée dans « l’âge du vivant ». A cet égard, on sait combien Jürgen Moltmann s’est engagé très tôt dans une théologie écologique (7).

Nombreux sont aujourd’hui les analystes et les commentateurs qui perçoivent une crise spirituelle à l’origine de la grande crise écologique. Ainsi appelle-t-on au changement personnel comme condition au changement de la société et du monde. Ici, Jürgen Moltmann met l’accent sur la « perte de Dieu ». « L’absence de Dieu mène à un sentiment de confusion (Godlessness leads to the feeling of godforskenness). La confusion mène à la peur de la mort et à une convoitise dévorante ». Moltmann pointe les effets de cette peur de la mort qui entraine l’anxiété, la fuite, une recherche de compensation provisoire dans les plaisirs, les honneurs, la recherche et l’exercice du pouvoir. Cette fuite est bien exprimée par Paul dans l’épitre aux Corinthiens (15.32) : « Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Si les attitudes ne paraissent pas toujours aussi tranchées, on peut estimer que la crainte est plus ou moins présente dans l’inconscient.

La recommandation de Moltmann nous paraît tout aussi actuelle parce qu’il sait percevoir les bienfaits d’une vie communautaire, tels que la première église en a fait l’expérience et tels qu’on peut les apprécier aujourd’hui ; Jürgen Moltmann est conscient de l’agilité dont peuvent faire preuve des communautés à dimension humaine et c’est pourquoi il les inscrit au premier rang de l’action sociale. Elles sont également souvent porteuses de la dimension fraternelle à laquelle tant de gens aspirent (8). Aujourd’hui encore, des associations jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre du changement social et de la prise de conscience écologique.

Si Moltmann expose les conséquences malheureuses de la perte de Dieu, et notamment des incidences sociales néfastes, il a également conscience du processus à travers lequel cet éloignement de Dieu est intervenu. Une perception mécaniste de l’univers a joué un rôle, mais également, pour une part, la conception religieuse d’un Dieu perçu comme oppressif. Dans un livre ultérieur : « The living God and the fullness of life » (2016) (Le Dieu vivant et la plénitude de vie) (9), Jürgen Moltmann démonte cette conception et esquisse le visage d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. « Si une forme de christianisme a pu apparaître comme un renoncement au monde, Moltmann nous présente au contraire un Dieu vivant qui suscite une plénitude de vie. « Avec Christ, le Dieu vivant est venu sur cette terre pour que les humains puissent avoir la vie et l’avoir en abondance » (Jean 10.10)… Ce que je désire, écrit Moltmann, c’est de présenter une transcendance qui ne supprime, ni n’aliène notre vie présente, mais qui libère et donne vie, une transcendance par rapport à laquelle nous ne ressentions pas l’envie de lui tourner le dos, mais qui nous remplisse d’une joie de vivre (p X.XI). C’est cette même image de Dieu que Moltmann évoque dans son texte paru en 1997 : « Mais si Dieu n’est pas loin, si Dieu est proche, si Dieu est présent parmi nous, à travers l’Esprit, alors nous trouvons une nouvelle et indescriptible joie en vivant. Nous sommes gardés en sécurité (safe keeping), nous sommes chez nous (at home), on nous fait confiance et nous pouvons nous faire confiance ainsi qu’aux autres. Notre besoin le plus profond, le besoin de Dieu a été satisfait. Notre aspiration au bonheur a été comblée. Dieu est présent, présent dans son Esprit… Dieu est vivant dans nos vies comme le Dieu vivant. Nos vies limitées, vulnérables et mortelles, sont pénétrées et soutenues de part en part par la vie de Dieu qui est illimitée, glorieuse et éternelle… » (p 108-109). Cependant, la présence de Dieu n’a pas seulement un effet individuel. Jürgen Moltmann rappelle que l’Esprit se manifeste également dans une dimension collective : « La communauté de ceux qui croyaient vivait d’un seul cœur et une seule âme ». L’Esprit de communion, l’Esprit qui engendre la fraternité est parmi nous. En Lui, les divisions entre les gens sont surmontées. L’oppression des uns par les autres est arrêtée. L’humiliation des gens par d’autres cesse… les maitres et les serviteurs deviennent amis. Les privilèges et les discriminations disparaissent… Si cette description correspond à une expérience passée, l’œuvre de l’Esprit se poursuit aujourd’hui dans des formes nouvelles. Jürgen Moltmann évoque un Dieu qui fait l’entre-deux, un Dieu médiateur, un Dieu qui est communion et communauté, le Saint Esprit. Nous sortons de la solitude pour entrer dans une vie commune.

Si l’œuvre de l’Esprit atteint des sommets lorsque les conditions d’un climat de foi sont assurées, l’Esprit œuvre en permanence dans l’humanité et dans le monde. A nous de le reconnaître. Lorsque Jürgen Motmann évoque l’expérience de la première église, il stimule notre imagination et il nous aide à inventer des possibles. C’est en ce sens que nous pouvons lire le titre de ce texte : « Il y en a assez pour chacun ». Oui, à certaines conditions, ce serait possible. C’est là une utopie créatrice. Certes, en terme familier, on peut dire : « demain, ce n’est pas la veille ». Et cependant, à une autre échelle de temps, « Rien n’est impossible à Dieu » (Luc 1.37).

J H

 

  1. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
  2. There is enough for everyone. A meditation on « Original Christian Communism » p 103-110 ; dans : The source of life
  3. L’espérance en mouvement. Affronter la menace environnementale et climatique pour une nouvelle civilisation écologique ; https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
  4. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  5. Face à une accélération et une chosification de notre société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/
  6. Des Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/
  7. Jürgen Moltmann est l’auteur du livre : Dieu dans la création. Traité de théologie écologique de la création, 1988. voir : Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  8. Pour des oasis de fraternité (selon Edgar Morin) : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/
  9. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/