Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature.

De l’ñge mythique du progrĂšs incarnĂ© par l’ùre industrielle Ă  un Ăąge de la rĂ©silience.

L’ñge de la rĂ©silience selon JĂ©rĂ©mie Rifkin

« JĂ©rĂ©mie Rifkin est l’un des penseurs de la sociĂ©tĂ© les plus populaires de notre temps. Il est l’auteur d’une vingtaine de best-sellers ». On peut ajouter Ă  cette prĂ©sentation du livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin : « L’ñge de la rĂ©silience» (1) que l’auteur n’est pas seulement un chercheur qui ouvre des voies nouvelles, mais un conseiller influent qui intervient auprĂšs de nombreuses instances de dĂ©cision. Ses livres nous font entrer dans de nouvelles maniĂšres de voir et de penser. Ainsi, sur ce blog, nous avons prĂ©sentĂ© « La troisiĂšme rĂ©volution industrielle » (2) et le « New Deal vert mondial » (3). JĂ©rĂ©mie Rifkin est Ă©galement l’auteur de grandes synthĂšses qui Ă©clairent notre marche. Ainsi, sur le site de TĂ©moins, nous avons prĂ©sentĂ© son livre sur l’empathie (4), une fresque historique trĂšs engageante. En gĂ©nĂ©ral, comme dans ce livre ‘l’ñge de la rĂ©silience’, JĂ©rĂ©mie Rifkin dĂ©veloppe son regard prospectif Ă  partir d’une analyse et d’un bilan du passĂ©. Il nous a habituĂ© Ă  une dĂ©marche dynamique. C’est avec d’autant plus d’attention que nous entendons ici son cri d’alarme sur l’hĂ©ritage du passĂ© et la menace du prĂ©sent. Tout est Ă  repenser. « Il ne s’agit plus de courir aprĂšs l’efficacitĂ©, mais de faire grandir notre capacitĂ© de rĂ©silience. Nous devons tout repenser : notre vision du monde, notre comprĂ©hension de l’économie, nos formes de gouvernement, nos conception de l’espace et du temps, nos pulsions les plus fondamentales et, bien sĂ»r, notre relation Ă  la planĂšte » (page de couverture).

 

Un chemin pour changer de vision et de paradigme

 Dans l’introduction du livre, JĂ©rĂ©mie Rifkin esquisse un chemin pour dĂ©passer l’hĂ©ritage du passĂ© et nous engager dans une nouvelle maniĂšre de vivre.

L’auteur nous invite donc Ă  revisiter notre histoire. Il commence par remettre en cause le mythe du progrĂšs. Ainsi rappelle-t-il les propos du philosophe Condorcet guillotinĂ© en 1794 : « La perfectibilitĂ© de l’homme est rĂ©ellement indĂ©finie. Les progrĂšs de cette perfectibilitĂ©, dĂ©sormais indĂ©pendante de toutes puissances qui voudrait les arrĂȘter, n’ont d’autres termes que la durĂ©e du globe oĂč la nature nous a jetĂ© » (p 10). « Aujourd’hui, sa conception du futur nous semble naĂŻve. Pourtant le concept de progrĂšs n’est que la derniĂšre itĂ©ration d’une vieille croyance : les humains seraient fondamentalement diffĂ©rents des autres ĂȘtres vivants avec qui ils se partagent la terre » (p 10). Aujourd’hui, l’humanitĂ© est assaillie de menaces et de peurs. En regard, un peu partout, le terme de rĂ©silience est Ă©voquĂ©. « L’ñge du progrĂšs cĂšde la place Ă  l’ñge de la rĂ©silience ». « Ce grand basculement de l’ñge du progrĂšs Ă  l’ñge de la rĂ©silience requiert un vaste ajustement philosophique et psychologique dans la perception qu’a l’humanitĂ© du monde qui l’entoure. A la racine de la transition, il y a un changement total de notre rapport Ă  l’espace et au temps » (p 11).

JĂ©rĂ©mie Rifkin raconte comment la vie ordonnĂ©e des moines bĂ©nĂ©dictins au Moyen Age a suscitĂ© une nouvelle apprĂ©hension du temps ponctuĂ© par leurs activitĂ©s. C’est la naissance de l’horloge mĂ©canique qui s’est rĂ©pandue ensuite dans la civilisation urbaine. Finalement, le temps va « ĂȘtre perçu comme une suite d’unitĂ©s standard mesurables, fonctionnant dans un univers parallĂšle, qui ne doit plus rien aux rythmes de la terre » (p 84). Cette nouvelle temporalitĂ© va dĂ©boucher sur une recherche d’efficacitĂ© accrue dans le temps disponible. Cette temporalitĂ© a rĂ©gi de bout en bout l’ñge du progrĂšs et sa conception de l’efficience. L’efficience a cherchĂ© Ă  « optimiser l’expropriation, la consommation et la mise au rebut des ressources naturelles, et, ce faisant, Ă  accroitre l’opulence matĂ©rielle de la sociĂ©tĂ© dans des temps toujours plus courts, mais au prix de l’épuisement de la nature. Notre temporalitĂ© personnelle et le pouls temporel de notre sociĂ©tĂ© obĂ©issent Ă  l’impĂ©ratif de l’efficience » (p 12).

« Dans cet ouvrage, le terme « efficiency » employĂ© dans l’édition originale, ne signifie pas « efficacitĂ© (capacitĂ© d’atteindre un objectif), mais « efficience » (capacitĂ© d’obtenir les rĂ©sultats ou les profits maximaux avec le minimum de moyens et de frais dans le minimum de temps) » (p 12). « L’ñge du progrĂšs marchait au pas de l’efficience ». « Passer du temps de l’efficience Ă  celui de l’adaptativité : tel est le visa de rĂ©adaptation qui permettra Ă  l’espĂšce humaine de sortir d’un rapport de sĂ©paration et d’exploitation avec le monde naturel pour ĂȘtre rapatriĂ© parmi la multitude des forces environnementales qui animent la Terre » (p 12)
 Remplacer l’efficience par l’adaptativitĂ© implique des changements radicaux dans l’économie et dans la sociĂ©té : elles vont passer de la productivitĂ© Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©rativitĂ©, de la croissance Ă  l’épanouissement, de la propriĂ©tĂ© Ă  l’accĂšs, des marchĂ©s avec leurs vendeurs et leurs acheteurs aux rĂ©seaux avec leurs fournisseurs et leurs utilisateurs, des processus linĂ©aires aux processus cybernĂ©tiques, des Ă©conomies d’échelle de l’intĂ©gration verticale Ă  celles de l’intĂ©gration latĂ©rale
 des conglomĂ©rats capitalistes aux petites et moyennes coopĂ©ratives opĂ©rant en blockchain sur des communs fluides
 de la globalisation Ă  la glocalisation, du consumĂ©risme Ă  l’intendance des Ă©cosystĂšmes, du produit national brut (PNB) aux indicateurs de qualitĂ© de vie
 (p 12-13). DĂ©jĂ  expert de la « troisiĂšme rĂ©volution industrielle », JĂ©rĂ©mie Rifkin voit lĂ  un mouvement en voie de « rĂ©insĂ©rer l’humanitĂ© dans les infrastructures indigĂšnes de la planĂšte : l’hydrosphĂšre, la lithosphĂ©re, l’atmosphĂšre et la biosphĂšre. La nouvelle infrastructure emporte l’humanitĂ© au delĂ  de l’ùre industrielle  » (p 13).

« Sans surprise, la nouvelle temporalitĂ© s’accompagne d’une rĂ©orientation fondamentale Ă  l’égard de l’espace ». Notre apprĂ©hension de l’espace varie dans le temps, comme l’auteur nous le fait remarquer en mettant en lumiĂšre l’avĂšnement de la perspective dans la peinture de la Renaissance italienne et ses incidences rĂ©volutionnaires (p 86-87). Bien sĂ»r, dans l’ñge qui vient, les ressources naturelles seront perçues et gĂ©rĂ©es autrement. Mais le changement de mentalitĂ© va plus loin encore. Nous prenons conscience d’appartenir Ă  un ensemble vivant et nous ne nous regardons plus comme des ĂȘtres Ă  part sĂ©parĂ©s de l’extĂ©rieur. L’auteur nous fait part de dĂ©couvertes importantes qui nous situent en interaction avec le vivant. « Nous commençons Ă  comprendre que notre vie et celle des autres ĂȘtres vivants est faite de processus, de modĂšles et de flux
 Tous les ĂȘtres vivants sont des extensions des sphĂšres terrestres. Les minĂ©raux et les nutriments de la lithosphĂšre, l’eau de l’hydrosphĂšre, l’air de l’atmosphĂšre nous parcourent continuellement sous forme d’atomes et de molĂ©cules, s’installent dans nos cellules
 et y sont remplacĂ©es rĂ©guliĂšrement, Ă  diffĂ©rents intervalles, au cours de notre vie. La majoritĂ© des tissus et organes qui constituent notre corps se renouvellent sans cesse au fil de nos existences  ». Et, par ailleurs, « Notre corps n’est pas uniquement Ă  nous. Nous le partageons avec de nombreuses autres formes de vie – des bactĂ©ries, des virus, des protĂ©ines, des archĂ©es et des champignons
 Plus de la moitiĂ© des cellules de notre corps ne sont pas humaines
 elles appartiennent aux autre ĂȘtres qui vivent dans chaque coin de notre anatomie (p 179-190)
 Ainsi, nous sommes tous des Ă©cosytĂšmes… Et, de plus, nous sommes faits de multiples horloges biologiques qui adaptent continuellement nos rythmes corporels internes Ă  ceux que marquent les rotations de la terre
 rythmes circadien et lunaire, rythme des saisons, rythmes annuels  » (p 13-14).

Ainsi, « nous faisons partie de la terre, au plus profond de notre ĂȘtre  » L’auteur en dĂ©duit que « cela nous inspire des idĂ©es neuves sur la nature de la gouvernance et sur notre fonctionnement en tant qu’organisme social. A l’ñge de la rĂ©silience, gouverner, c’est assurer l’intendance de Ă©cosystĂšmes rĂ©gionaux. Et cette gouvernance biorĂ©gionale est beaucoup plus partagĂ©e, distribuĂ©e  » (p 15)

Cependant, on ne peut manquer de se poser une question fondamentale. Quel est le sens de ce parcours ? « Que cherche l’humanité ? Pas seulement sa simple subsistance. Quelque chose de plus profond, de plus tourmentĂ© bouillonne en nous – un sentiment qu’aucun autre ĂȘtre vivant ne possĂšde
 Nous sommes en quĂȘte continuelle du sens de nos existences. » (p 16). C’est lĂ  que JĂ©rĂ©mie Rifkin en revient Ă  mettre en Ă©vidence la vertu qu’il a dĂ©jĂ  apprĂ©ciĂ©e dans l’humanité : son potentiel d’empathie (4). « Cet atout rare et prĂ©cieux croit, dĂ©croit et ne cesse de rĂ©apparaitre ». « Ces derniĂšres annĂ©es, la nouvelle gĂ©nĂ©ration a commencĂ© Ă  Ă©tendre son empathie au delĂ  de notre espĂšce pour y inclure les autres vivants qui font tous partie de notre famille Ă©volutionnaire. C’est ce que les biologistes appellent la « conscience biophile ». VoilĂ  un signe encourageant ».

 

L’approche de la rĂ©silience

Dans son livre, JĂ©rĂ©mie Rifkin nous introduit dans une histoire, celle qui analyse le pesant hĂ©ritage du passĂ© pour baliser ensuite les voies d’un avenir viable, plus prĂ©cisĂ©ment d’un Ăąge de la rĂ©silience. Ce parcours s’opĂšre en quatre parties : « Efficience contre entropie. La dialectique de la modernité ; L’appropriation de la Terre et la paupĂ©risation des travailleurs ; Comment nous en sommes arrivĂ©s lĂ . Repenser l’évolution sur Terre ; L’ñge de la rĂ©silience : la fin de l’ùre industrielle ». Aujourd’hui, le regard scientifique est en train de changer, une nouvelle maniĂšre d’approcher les rĂ©alitĂ©s en terme de « socio-Ă©cosystĂšmes adaptatifs complexes » (p 217).

AprĂšs avoir rappelĂ© les principes de la science classique dans la foulĂ©e de Francis Bacon, l’auteur met en lumiĂšre une nouvelle approche, l’apport d’un Ă©cologue canadien : Crawford Stanley Holling. En 1973, dans un article intitulé : « RĂ©silience et stabilitĂ© des systĂšmes Ă©cologiques », il a exposĂ© une nouvelle thĂ©orie sur l’émergence et les modes de fonctionnement de l’environnement naturel. Holling a introduit les concepts de gestion « adaptative » et de « rĂ©silience » dans la thĂ©orie des systĂšmes Ă©cologiques ; avec d’autres pionniers, il a posĂ© les bases d’une mĂ©thode scientifique radicalement neuve qui, en fusionnant l’écologique et le social, allait dĂ©fier les principes directeurs, tant thĂ©oriques que pratiques de l’économie admise. Il s’agit de la thĂ©orie des « socio- Ă©cosystĂšmes adaptatifs complexes » (p 217).

Pour Holling, « le comportement des systĂšmes Ă©cologiques pourrait ĂȘtre dĂ©fini par deux propriĂ©tĂ©s distinctes : la rĂ©silience et la stabilité »  La thĂ©orie de la rĂ©silience de Holling a ensuite Ă©tĂ© importĂ©e dans la quasi-totalitĂ© des disciplines : la psychologie, la sociologie, les sciences politiques, l’anthropologie, la physique, la chimie, la biologie et les sciences de l’ingĂ©nieur. DiffĂ©rents secteurs Ă©conomiques ont commencĂ© Ă  s’y intĂ©resser
 Mais le plus important est que l’épicentre de la nouvelle Grande Disruption se trouve Ă  l’intersection de l’économie et de l’écologie. Holling prĂ©cise : la rĂ©silience est la propriĂ©tĂ© du systĂšme et la persistance ou la probabilitĂ© d’extinction est le rĂ©sultat. Une des principales stratĂ©gies retenues par la sĂ©lection n’a donc pas pour but de maximiser l’efficience ou un avantage particulier, mais de permettre la persistance en maintenant d’abord et avant tout la flexibilité » (p 217-218). En ce sens, la diversitĂ© est un atout. « Une mĂ©thode de gestion fondĂ©e sur la rĂ©silience
 insistera sur la nĂ©cessitĂ© de garder une multiplicitĂ© d’options ouvertes, d’observer les Ă©vĂšnements dans le contexte rĂ©gional et non local et de privilĂ©gier l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©ité » (p 218). Et, dans la mĂȘme perspective, il nous faut reconnaĂźtre notre ignorance et accepter l’imprĂ©visibilitĂ©. « Dans les trente ans qui ont suivi, Holling a vu sa premiĂšre esquisse de thĂ©orie de la rĂ©silience et de l’adaptation modifiĂ©e, amĂ©liorĂ©e et nuancĂ©e par d’autres et ces apports n’ont cessĂ© d’affiner et d’enrichir sa thĂšse. En 2004, il a coĂ©crit un nouvelle version de la rĂ©silience et des cycles adaptatifs ». Ici, on y exprime que « le systĂšme peut ĂȘtre incapable de se maintenir, ce qui l’oblige de se transformer en un nouveau systĂšme auto-organisé » (p 218-219).

L’auteur met l’accent sur les transformations qui adviennent ainsi. « Quand des forces interagissent  dans la nature, la sociĂ©tĂ© et l’univers, elles ne reviennent jamais Ă  leur point de dĂ©part, car leurs interactions, si minimes soientelles, changent la dynamique (p 220). Et donc, « rĂ©silience n’a jamais voulu dire des restaurations parfaites du statu quo ante
 On ne doit jamais considĂ©rer la rĂ©silience comme un Ă©tat, une maniĂšre d’ĂȘtre dans le monde, mais comme une maniĂšre d’agir sur le monde » (p 221).

Et, si on envisage la rĂ©silience en terme de dĂ©marche thĂ©rapeutique, « elle n’est jamais un retour. On ne peut jamais revenir en arriĂšre, mais seulement aller de l’avant vers un sens nouveau de sa capacitĂ© d’action » (p 221).

La science Ă©conomique actuelle est remise en cause par la mutation en cours. « La rĂ©novation imposera une rĂ©Ă©valuation partielle de certains de ses fondements : la thĂ©orie de l’équilibre gĂ©nĂ©ral, les analyses coĂ»ts-avantages, la dĂ©finitions Ă©troite des externalitĂ©s et les concepts trompeurs de productivitĂ© et de PIB. Et d’abord, il faudra modĂ©rer et mĂȘme remettre en cause l’obsession de l’efficience. Par dessus tout, les milieux d’affaires vont devoir renoncer complĂštement Ă  leur conception du monde naturel et Ă  leur rapport avec lui» (p 222). « Pour commencer Ă  remodeler la thĂ©orie Ă©conomique, le mieux n’est-il pas de suivre la dĂ©marche de l’ñge de la rĂ©silience ? Celle qui est en train de sortir les autres discipline acadĂ©miques du marasme de la recherche scientifique traditionnelle essentielle Ă  l’ñge du progrĂšs ? ». L’auteur prĂ©conise donc l’approche des Ă©co-systĂšmes adaptatifs complexes qui «  conçoit la recherche de façon fondamentalement diffĂ©rente de la mĂ©thode scientifique traditionnelle. PremiĂšrement, parce que cette derniĂšre procĂšde souvent en isolant un seul et unique phĂ©nomĂšne
 DeuxiĂšmement, parce que la conception admise de la recherche scientifique est
 en fait complĂštement biaisĂ©e
 Le prĂ©jugĂ© implicite, c’est d’examiner le monde comme s’il Ă©tait fait d’un assortiment d’objets passifs et mĂȘme inertes par nature, dont la capacitĂ© d’action est faible ou nulle. TroisiĂšmement, la nature est souvent perçue comme un ensemble de « ressources » Ă  exploiter au profit de la sociĂ©té » (p 223-224). A la diffĂ©rence de la recherche classique, dans la recherche sur les socio-systĂšmes adaptatifs, on passe : « des caractĂ©ristiques des parties aux propriĂ©tĂ©s systĂ©miques ; de systĂšmes fermĂ©s aux systĂšmes ouverts ; de la mesure Ă  la dĂ©tection et Ă  l’évaluation de la complexité ; de l’observation Ă  l’intervention » (p 225). « Pour avancer, il faut que la visĂ©e de la recherche scientifique passe, du moins en partie, de la prĂ©diction Ă  l’adaptation » (p 227).

L’auteur Ă©voque la pensĂ©e du philosophe amĂ©ricain : John Dewey, fondateur du pragmatisme. Il fut « l’un des premiers penseurs Ă  attirer l’attention sur les mĂ©rites de l’adaptativitĂ© en tant que mĂ©thode de recherche scientifique et de rĂ©solution de problĂšmes
 Pour Dewey, celui ou celle qui veut comprendre une situation commence toujours son enquĂȘte en y participant activement, en faisant expĂ©rience directe du problĂšme qu’elle pose et en subissant personnellement ses effets » (p 227). « L’adaptativitĂ© acquit un certaine influence au dĂ©but du XXe siĂšcle, mais elle a ensuite Ă©tĂ© submergĂ© par la croisade pour l’efficience » (p 228). Mais aujourd’hui, cette obsession de l’efficience est remise en cause. « Sur cette terre qui se rĂ©ensauvage, il n’est plus question de profiter (opportunitĂ©s infinies) mais de limiter les risques, et l’efficience commence Ă  cĂ©der sa place Ă  l’adaptativité » (p 228). L’auteur examine ensuite les manifestations de ce courant visant Ă  l’adaptativitĂ©. C’est un nouvel Ă©tat d’esprit. « La science Ă©conomique traditionnelle et les mĂ©canismes du capitalisme, en thĂ©orie comme en pratique, ne survivront pas sous leur forme actuelle Ă  la transformation induite par le passage Ă  la pensĂ©e des systĂšmes adaptatifs complexes
 La pensĂ©e des systĂšmes adaptatifs complexes va Ă©galement nĂ©cessiter une rĂ©forme du monde universitaire
 Il n’existe qu’une seule façon de comprendre ce qui se passe : adopter une approche interdisciplinaire du savoir  » (p 231-232). L’esprit humain se prĂȘte Ă  ce changement. C’est ici que l’auteur met en Ă©vidence une dĂ©couverte rĂ©cente des anthropologues : « De nouvelles sĂ©ries de donnĂ©es environnementales indiquent qu’homo a Ă©voluĂ© sur fond de longues pĂ©riodes d’imprĂ©visibilitĂ© de son habitat  ». Et ils prĂ©cisent : « Les facteurs essentiels au succĂšs et Ă  l’expansion du genre homo ont eu pour fondement la flexibilitĂ© de son systĂšme alimentaire dans des environnements imprĂ©visibles, car c’est elle, avec la reproduction alimentaire et la flexibilitĂ© du dĂ©veloppement, qui a permis l’élargissement gĂ©ographique et rĂ©duit les risques de mortalité ». Ainsi, un de ces chercheurs a pu Ă©crire : « L’origine du genre humain se caractĂ©rise par des formes d’adaptabilité » (p 253-254). On peut parler « d’ingĂ©niositĂ© de l’espĂšce humaine ». JĂ©rĂ©mie Rifkin voit lĂ  un encouragement. Comment faire face au rĂ©chauffement climatique ? « C’est la question fondamentale de notre Ă©poque. L’adaptabilitĂ© humaine aux changements brutaux du rĂ©gime climatique est notre point fort. C’est ce qui a fait de nous une des espĂšces les plus rĂ©silientes de la planĂšte. Au seuil de l’ñge de la rĂ©silience, voilĂ  peut-ĂȘtre la nouvelle la plus encourageante du moment » (p 235).

 

L’ñge de la rĂ©silience : la fin de l’ùre industrielle

JĂ©rĂ©mie Rifkin consacre la quatriĂšme partie du livre aux grands axes de changement qui forment la trame du nouvel Ăąge : l’infrastructure de la rĂ©volution rĂ©siliente ; la montĂ©e en puissance de la gouvernance biorĂ©gionale ; une place croissante de la pairocratie distribuĂ©e dans la dĂ©mocratie reprĂ©sentative ; l’essor de la conscience biophile. Ces chapitres, Ă  nouveau, sont riches et denses en informations et idĂ©es. Chacun de nous a conscience de ces grands mouvements. C’est pourquoi nous nous bornerons ici Ă  un bref aperçu en renvoyant Ă  une lecture approfondie du livre.

 

Une nouvelle infrastructure. Un nouveau paradigme Ă©conomique

JĂ©rĂ©mie Rifkin nous a dĂ©jĂ  entretenu dans un livre prĂ©cĂ©dent ‘Le New Deal vert mondial’, des transformations structurelles en train de se prĂ©parer (3). Il met ici l’accent sur l’importance des infrastructures. Elles sont « bien plus qu’un simple Ă©chafaudage qui sert Ă  rĂ©unir un grand nombre d’ĂȘtres humains au sein d’une vie collective ». Elles associent en effet trois facteurs majeurs : « de nouvelles formes de communication, de nouvelles sources d’énergie et de nouveaux moyens de transport et de logistique ». « Quand ces trois avancĂ©es techniques apparaissent et fusionnent en une seule et mĂȘme dynamique, elles changent radicalement la façon dont on communique » (p 239). Et l’auteur ajoute qu’elles ont elles-mĂȘmes une influence sur l’ensemble de la vie collective. « On assimile trĂšs justement ces structures Ă  de vastes « organismes sociaux ». Ce sont des systĂšmes auto-organisĂ©s qui agissent comme une totalitĂ© unique ».   « Les grandes rĂ©volutions infrastructurelles changent la nature de l’activitĂ© Ă©conomique, la vie sociale, et les formes de gouvernement  » (p 240). Ainsi aprĂšs les infrastructure du XIXe siĂšcle (charbon, machine Ă  vapeur, rĂ©seau ferrĂ©, tĂ©lĂ©graphe), puis du XXe siĂšcle (rĂ©seau Ă©lectrique centralisĂ©, tĂ©lĂ©phone, radio et tĂ©lĂ©vision, voitures, avions, rĂ©seaux routiers, aĂ©rodromes), « aujourd’hui, nous sommes au cƓur d’une troisiĂšme rĂ©volution industrielle. L’Internet numĂ©risĂ© de communication haut dĂ©bit converge avec un Internet numĂ©risĂ© continental de l’électricitĂ©, alimentĂ© par les Ă©nergies solaire et Ă©olienne ». Une Ă©nergie verte est revendue Ă  l’internet continental. « Actuellement, ces deux internets numĂ©risĂ©s convergent avec un troisiĂšme : l’Internet numĂ©risĂ© de la mobilitĂ© et de la logistique ». C’est la part des vĂ©hicules Ă©lectriques. « Ces trois Internets vont progressivement partager un flux continu de donnĂ©es et d’analyses de ces donnĂ©es
 A l’ùre qui vient, on va rĂ©nover les immeubles Ă  des fins d’énergie et de rĂ©silience climatique  ». Ce seront des « immeubles intelligents » (p 241-242).

« Les infrastructures des deux premiĂšres rĂ©volutions industrielles ont Ă©tĂ© conçues pour opĂ©rer en pyramide, de haut en bas, et pour fonctionner au mieux lorsqu’elles Ă©taient enveloppĂ©es par plusieurs couches de droits de propriĂ©tĂ© matĂ©rielle et intellectuelle ». Les infrastructures des deux premiĂšres rĂ©volutions industrielles ont Ă©tĂ© propulsĂ©es, pour l’essentiel, par des Ă©nergies fossiles. Elles ont donnĂ© lieu Ă  des engagements militaires. Au contraire, l’infrastructure de la nouvelle rĂ©volution industrielle est conçue pour ĂȘtre distribuĂ©e et non centralisĂ©e. Elle fonctionne mieux quand elle reste ouverte et transparente  ». « Elle est conçue pour s’étendre latĂ©ralement et non verticalement ». (p 244). L’auteur reconnait la prĂ©sence actuelle d’oligopoles mondiaux dans ce champ. Cependant il estime que l’évolution Ă  venir ne va pas dans le sens de la centralisation (p 245).

Des transformations majeures adviennent. « Bien qu’elle soit encore dans sa petite enfance, l’économie du partage distribuĂ©e et interconnectĂ©e par le numĂ©rique constitue un nouveau systĂšme Ă©conomique. C’est le premier Ă  entrer en scĂšne depuis le capitalisme au XVIIIe siĂšcle et le socialisme au XIXe siĂšcle – encore un signe qui montre Ă  quel point le nouvel ordre Ă©conomique Ă©mergent se distingue de ce que nous avons connu sous le capitalisme industriel » (p 250). Le PIB, par exemple, perd de plus en plus son rĂŽle d’indicateur de la performance Ă©conomique. Le monde entier est concernĂ©. « En 2020, des milliards d’ĂȘtres humains avaient un smartphone, et chacun de ses appareils possĂ©dait une puissance de calcul supĂ©rieure Ă  celle qui avait envoyĂ© des astronomes sur la Lune
 L’humanitĂ© se connecte Ă  un multitude de plateformes pour jouer, travailler, entretenir des relations » (p 251).

Dans ce chapitre, JĂ©rĂ©mie Rifkin nous ouvre sans cesse de nouveaux horizons. Nous entrons dans un nouvel univers Ă©conomique et social. « Quand nous dressons la liste de tous les changements induits par le passage Ă  une infrastructure numĂ©rique intelligente de troisiĂšme rĂ©volution industrielle, l’énormitĂ© de ce qui se profile suggĂšre une transformation radicale de notre idĂ©e de la vie Ă©conomique. Elle va passer de la propriĂ©tĂ© Ă  l’accĂšs, des marchĂ©s « acheteurs-vendeurs » aux rĂ©seaux « fournisseurs-utilisateurs » ; des bureaucraties analogiques aux plateformes numĂ©riques
 ; du capital financier au capital naturel ; de la productivitĂ© Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©rativité ; de processus linĂ©aires aux processus cybernĂ©tiques ; des externalitĂ©s nĂ©gatives Ă  la circularité ; des Ă©conomies d’échelle de l’intĂ©gration verticale Ă  celles de l’intĂ©gration latĂ©rale ; des chaines de valeur centralisĂ©es aux chaines de valeurs distribuĂ©es ; du produit intĂ©rieur brut aux indicateurs de qualitĂ© de vie ; de la globalisation Ă  la glocalisation ; des conglomĂ©rats de sociĂ©tĂ©s transnationales aux agiles PME opĂ©rant sur de simples rĂ©seaux blockchains glocaux et de la gĂ©opolitique Ă  la politique de la biosphĂšre ». Ces rĂ©alitĂ©s nouvelles s’expriment souvent dans des termes techniques, un nouveau langage et une nouvelle rĂ©alitĂ© Ă  dĂ©couvrir dans ce chapitre.

Dans une conjoncture qui nous paraßt si menaçante, Jérémy Rifkin introduit un nouveau regard : « Nous assistons à un saut extraordinaire dans un nouveau paradigme économique. Au début de la décennie 2040, il ne sera probablement plus perçu comme une troisiÚme révolution industrielle fonctionnant sur un modÚle économique strictement capitaliste. Notre société mondiale commence à sortir des deux cent cinquante années de révolution industrielle et à se tourner vers une Úre nouvelle. Le mieux est de la nommer : « révolution résiliente » » (p 255).

 

Nouvelles formes de gouvernance

Les transformations nĂ©cessitĂ©es par la politique Ă©cologique requiert Ă©galement de nouvelles formes de gouvernance. L’auteur envisage ainsi la montĂ©e en puissance d’une gouvernance biorĂ©gionale. Les accidents climatiques appellent des « mobilisations en terme de ‘gouvernance des communs’ oĂč l’investissement personnel est bien plus fort » (p 267). Certes des fractures apparaissent actuellement dans les sociĂ©tĂ©s. Mais l’auteur dĂ©veloppe une approche prospective.

Les rĂ©gions rurales longtemps dĂ©valorisĂ©es vont rĂ©-Ă©merger. Elles ont souvent des atouts en termes de potentiel solaire et Ă©olien. Mais surtout, elles sont Ă  mĂȘme d’accueillir la nouvelle Ă©conomie de partage distribuĂ©e et interconnectĂ©e par le numĂ©rique. « Les start up technologiques intelligentes peuvent opĂ©rer dans les bourgs et petites villes des zones rurales oĂč les prix de l’immobilier et les frais gĂ©nĂ©raux sont moins Ă©levĂ©s, tout en restant compĂ©titives sur les marchĂ©s « glocaux » (p 270). On observe par ailleurs une migration dans laquelle certains quittent les grandes villes pour s’installer dans les campagnes dans un mode de vie plus naturel ».

RĂ©cemment, « la communautĂ© scientifique a posĂ© le cadre d’une gouvernance biorĂ©gionale en appelant Ă  « rĂ©ensauvager » ou « reruraliser » la moitiĂ© de la terre » (p 276) en vue notamment de lutter contre la disparition des espĂšces et des Ă©cosytĂšmes. L’accent est mis sur l’importance des forĂȘts naturelles dans le maintien de la biodiversitĂ© et la rĂ©tention et le stockage du carbone. L’auteur identifie des « bio rĂ©gions » qu’on peut envisager « en termes sociaux, psychologiques et biologiques », avec l’idĂ©e de « vivre en un lieu » et en entendant par là : « une sociĂ©tĂ© vivant en Ă©quilibre avec la rĂ©gion qui la soutient Ă  travers les liens entre les vies humaines, les autres ĂȘtres vivants et les processus de la planĂšte – les saisons, le climat, les cycles de l’eau » (p 280). L’auteur en donne des exemples aux Etats-Unis et il met en lumiĂšre l’avĂšnement d’une « gouvernance biorĂ©gionale » (p 176).

 

Participation et association

Nous observons aujourd’hui un « dĂ©litement de la cohĂ©sion sociale » (p 295). Le mĂ©contentement monte et la mĂ©fiance s’accroĂźt . Une enquĂȘte menĂ©e en 2020 dans 28 pays constate que 66% de citoyens n’ont pas confiance dans leur gouvernement actuel (p 295). Des remous, de grands changements mal interprĂ©tĂ©s suscitent l’inquiĂ©tude. La violence monte. Ces menaces appellent un renouvellement de la gouvernance Ă  travers une participation accrue des citoyens. Ainsi un chapitre est intitulé : « La dĂ©mocratie reprĂ©sentative fait une place Ă  la pairocratie (le rĂŽle des pairs) dans la dĂ©mocratie reprĂ©sentative » (p 289). « Une jeune gĂ©nĂ©ration commence Ă  tempĂ©rer la dĂ©mocratie reprĂ©sentative avec ses succĂšs, ses espoirs déçus et ses insuffisances en y mĂȘlant une forme d’action politique horizontale, latĂ©rale, plus large, plus inclusive, qui insĂšre les communautĂ©s locales au sein des Ă©cosystĂšmes  ». « Cette nouvelle identitĂ© politique Ă©mergente s’accompagne d’un engagement militant direct dans la gouvernance
 Chaque citoyen devient partie intĂ©grante du processus de gouvernement
 Des assemblĂ©es citoyennes apparaissent. Leurs membres se rĂ©unissent entre Ă©gaux, entre pairs, travaillant parallĂšlement aux autoritĂ©s en donnant des avis, conseils et recommandations
 Ces assemblĂ©es de pairs horizontalisent la prise de dĂ©cision en assurant l’engagement actif des citoyens dans la gouvernance. La dĂ©mocratie reprĂ©sentative fait une place Ă  une « pairocratie » distribuĂ©e comme la gouvernance locale fait une place Ă  une gouvernance biorĂ©gionale en ces temps oĂč les citoyens se regroupent pour rĂ©agir aux dĂ©fis comme aux opportunitĂ©s de sauvegarde de leur biorĂ©gion » (p 289-290). De nombreuses expĂ©riences apparaissent : budget participatif, contrĂŽle local sur les Ă©coles ou sur la police ».

JĂ©rĂ©mie Rifkin inscrit son Ă©tude dans une rĂ©flexion historique sur la conception et la pratique de la libertĂ© dans la pĂ©riode moderne en Occident et la vision de nouvelles gĂ©nĂ©rations pour lesquelles «  la libertĂ© est affaire d’accĂšs et d’inclusivitĂ© et non d’autonomie et d’exclusivitĂ©. Ils mesurent leur libertĂ© au degrĂ© auquel ils peuvent accĂ©der et participer aux plateformes qui prolifĂšrent sur toute la planĂšte. L’inclusivitĂ© qu’ils ont Ă  l’esprit est latĂ©rale et trĂšs Ă©tendue : elle englobe souvent le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle et mĂȘme le lien avec les autres ĂȘtres vivants sur une planĂšte en vie » (p 292). L’auteur note « l’arrivĂ©e Ă  maturitĂ© des organisations de la sociĂ©tĂ© civile
 Ces organisations sont des mouvements sociaux, des entreprise Ă©conomiques et aussi de nouvelles formes de proto-gouvernance qui font entrer les citoyens sur la scĂšne politique » (p 300-301).

 

Conscience biophile 

Selon JĂ©rĂ©my Rifkin, la grande dynamique Ă  l’Ɠuvre pour promouvoir l’ñge de la rĂ©silience s’inscrit dans le dĂ©veloppement d’une « conscience biophile ». Ce chapitre mĂ©riterait une analyse spĂ©cifique qui ne peut ĂȘtre engagĂ©e dans le cadre de cette prĂ©sentation.

L’auteur commence par exposer les recherches de John Bowlby sur l’attachement. PrivĂ©s de tendresse, de jeunes enfants dĂ©pĂ©rissent. Depuis l’intuition initiale de Bowlby sur le rĂŽle que joue le comportement d’attachement, des  chercheurs ont examinĂ© de plus prĂšs notre constitution biologique en cherchant Ă  comprendre les mĂ©canismes de la pulsion empathique profondĂ©ment intĂ©grĂ©s Ă  nos circuits neuronaux. Ils ont ainsi dĂ©couvert qu’au cƓur mĂȘme de notre ĂȘtre – et c’est ce qui rend notre espĂšce si spĂ©ciale – un Ă©lan biologique innĂ© nous pousse Ă  avoir de l’empathie pour « l’autre » (p 322). Comme il l’a dĂ©jĂ  Ă©tudiĂ© dans un livre prĂ©cĂ©dent sur l’empathie (4), l’auteur revient ici sur ce thĂšme. Dans une rĂ©trospective historique, il inscrit l’empathie dans une dimension sociale. « L’élan empathique n’est pas seulement liĂ© aux pratiques Ă©ducatives vĂ©cues par l’enfant,
 l’empathie change aussi au cours de l’histoire, elle est Ă©troitement mĂȘlĂ©e Ă  l’évolution de la sociĂ©té ». « L’infrastructure de chaque civilisation apporte un paradigme Ă©conomique qui lui est propre, un nouvel ordre social. Elle s’accompagne aussi d’une vision du monde, d’un grand rĂ©cit auquel la population peut prĂȘter allĂ©geance. Elle permet, Ă  chaque fois, d’élargir la solidaritĂ© empathique, qui peut englober et unir Ă©motionnellement les diverses populations  » (p 326). L’auteur Ă©voque ainsi des civilisations successives. Il y voit des « expansions de l’empathie » sans mĂ©connaitre « les reculs et les retours au passĂ©, ce grand flĂ©au de l’histoire de l’humanité » (p 331).

Il perçoit aujourd’hui l’apparition dans la jeune gĂ©nĂ©ration d’« une nouvelle famille biologique plus inclusive. La conscience biophile Ă©merge Ă  peine. Elle sera probablement le grand rĂ©cit qui va dĂ©finir l’Age de la rĂ©silience en un temps oĂč dĂ©bute l’entrĂ©e de l’humanitĂ© en empathie avec les autres vivants » (p 332). Aujourd’hui, l’humanitĂ© a besoin de se « rĂ©affilier Ă  la nature » (p 332). Les urbains ont besoin de se reconnecter avec le vivant de telle maniĂšre que Anne-Sophie Novel nous en indique le chemin (5). Et l’auteur dĂ©crit les initiatives pour permettre aux enfants de se familiariser avec le monde naturel, comme, par exemple, les classes de nature. Au total, nous sommes appelĂ©s Ă  un changement de perspective ; « L’universalisation de la biophilie fait passer le rĂ©cit humain d’une obsession de l’autonomie Ă  un attachement au relationnel. La formule classique de RenĂ© Descartes, « Je pense, donc je suis », est dĂ©jĂ  du passĂ©, car la jeune gĂ©nĂ©ration qui grandit dans des mondes virtuels… structurĂ©s par des couches d’interconnexion horizontale lui prĂ©fĂšre une autre maxime : « Je participe, donc j’existe » (p 352). « L’interprĂ©tation interactive de la nature, comme de celle de la nature humaine, impose de repenser radicalement le discours philosophique et politique qui a fondĂ© l’ñge du progrĂšs » (p 353). « Deux siĂšcles avant que le concept de conscience biophile soit introduit par E O Wilson, le grand philosophe et savant allemand Johan Wolfgang von Goethe propose de faire de la conscience biophile un contre-rĂ©cit opposable Ă  l’univers mort, rationnel, mĂ©canique que dĂ©crit la vision stĂ©rile de Newton. Goethe est persuadĂ© que la personnalitĂ© de chacun, de chacune – et sa rĂ©silience – est un matĂ©riau composite, fait des relations qui la tissent ou le tissent Ă  l’intĂ©rieur mĂȘme de l’étoffe de la vie ». Il envisage la nature comme « toujours changeante, en flux continuel. » (p 355). « Goethe ressent et vit l’expĂ©rience empathique avant que ce sentiment reçoive un nom. « Me mettre dans la situation des autres, comprendre toute espĂšce d’individualitĂ© humaine et m’y intĂ©resser, Ă©crit-il, c’est affirmer l’unitĂ© de la vie. Être « dans l’ensemble » : pour Goethe, cet Ă©lan ne s’arrĂȘtait pas aux limites de notre espĂšce, mais s’étendait Ă  la totalitĂ© de la nature » (p 356).

Face aux menaces qui nous inquiĂštent et nous embrouillent, dans une rĂ©alitĂ© complexe qui rend difficile notre discernement, nous recherchons Ă©clairages et chemins. La vision de JĂ©rĂ©mie Rifkin nous apporte un Ă©clairage auquel nous ajouterons pour notre part une dimension spirituelle telle que nous la dĂ©couvrons dans le livre de Michel Maxime Egger : « Ecospiritualité » (6). JĂ©rĂ©mie Rifkin nous propose aussi un chemin. La prise de conscience des mĂ©faits de l’hĂ©ritage de l’ñge du progrĂšs dĂ©bouche sur la mise en Ɠuvre de nouveaux atouts en terme de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques et de nouvelles valeurs. Dans ce livre comme dans ses prĂ©cĂ©dents, JĂ©rĂ©my Rifkin nous ouvre une nouvelle maniĂšre de voir.

J H

 

  1. JĂ©rĂ©my Rifkin. L’ñge de la rĂ©silience. La terre se rĂ©ensauvage. Il faut nous rĂ©inventer. Les liens qui libĂšrent, 2022
  2. La TroisiÚme révolution industrielle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l%e2%80%99economie/
  3. Le New Deal Vert : https://vivreetesperer.com/le-new-deal-vert/
  4. Vers une civilisation de l’empathie : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
  5. Comment nous reconnecter au vivant, à la nature ? : https://vivreetesperer.com/comment-nous-reconnecter-au-vivant-a-la-nature/
  6. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

RĂ©cits de vie et gouvernance participative

A travers un service du courrier, Obama, président, dialogue avec les citoyens américains.

pour rĂ©pondre aux besoins, encore faut-il Ă©couter leur expression. Cette Ă©coute est nĂ©cessaire pour identifier les besoins dans toute la complexitĂ© humaine dans laquelle elle se manifeste. C’est bien lĂ  la tache essentielle des Ă©lus et Ă©videmment du premier d’entre eux, le prĂ©sident. Certes, il y a diffĂ©rentes maniĂšres d’identifier et d’analyser les besoins, par exemple une enquĂȘte, une expression des mĂ©dia, mais rien ne remplace une Ă©coute directe des gens. Et plus gĂ©nĂ©ralement, la participation appelle le dialogue. Cette expression des citoyens peut prendre diffĂ©rentes formes. Un livre rĂ©cent (1) vient aujourd’hui nous prĂ©senter une expĂ©rience : le service du courrier qui recevait des milliers de lettres adressĂ©es au prĂ©sident Obama par des  citoyens amĂ©ricains.

Le service du courrier

 Tout au long de l’histoire amĂ©ricaine, il y a toujours eu des citoyens qui ont Ă©crit au prĂ©sident . Mais cette correspondance s’est considĂ©rablement amplifiĂ©e au cours du temps. Et le service a pris un importance majeure avec l’arrivĂ©e d’Obama Ă  la prĂ©sidence . Ce dĂ©veloppement s’inscrit dans la vague militante qui a portĂ© et accompagnĂ© l’élection. Ainsi, la participation Ă  cette entreprise tĂ©moigne d’une forte mobilisation, d’un engagement comme celui de Fiona devenue responsable de ce service.

« Au total, le service de la correspondance prĂ©sidentielle ou OPC comme tout le monde l’appelait, requĂ©rait l’action coordonnĂ©e de 50 employĂ©s, de 36 stagiaires et d’une armĂ©e de 300 volontaires se relayant pour faire face Ă  la dizaine de millier de lettres et de messages quotidiens. Il appartenait Ă  Fiona en tant que directrice de l’opĂ©ration de faire tourner la boutique » (p 86). Ces lettres parlent des rĂ©alitĂ©s de la vie qui interpellent le prĂ©sident. Ces messages sont lus attentivement et cotĂ©s selon le sujet choisi en vue d’y apporter une rĂ©ponse. Cependant la grande affaire, c’est de choisir chaque jour dix lettres auxquelles le prĂ©sident rĂ©pondra.

Si la crĂ©ation du service a Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e par une lente Ă©volution, si elle est advenue dans un grand moment politique, elle est d’abord la rĂ©sultante d’une volontĂ© personnelle, celle du prĂ©sident Barack Obama. Le service a Ă©tĂ© organisĂ© par des hommes qui l’ont accompagnĂ© dans sa dĂ©marche politique. Et sa dĂ©cision de lire chaque jour dix lettres et d’y rĂ©pondre, a Ă©tĂ© emblĂ©matique.

Barack Obama

Barack Obama a surgi dans l’histoire amĂ©ricaine comme la rĂ©ponse Ă  une espĂ©rance que puissent hommes et femmes ĂȘtre respectĂ©s dans leur originalitĂ© personnelle et leur existence sociale et politique. Dans son accession Ă  la prĂ©sidence, Barack Obama a apportĂ© une rĂ©ponse : « Yes, we can ». Oui , nous pouvons. Son Ă©lection nous est apparue comme un tournant dans l’histoire des Etats-Unis (2), une ouverture pour le monde. Aussi, Ă  plusieurs reprises, avons-nous Ă©voquĂ©, sur ce blog, les activitĂ©s et les expressions de ce prĂ©sident (3). L’attention qu’Obama a portĂ© au courrier lors de sa prĂ©sidence est une manifestation de son empathie et de son engagement au service de l’humain. C’est une facultĂ© d’écoute permettant une meilleure identification des besoins et, donc, une capacitĂ© d’y rĂ©pondre. Ainsi, nous dit-il, « Ce serait un exercice intĂ©ressant d’identifier le nombre d’initiatives
 dont la plupart Ă©taient de portĂ©e limitĂ©e
. qui aboutirent Ă  une modification ou qui provoquĂšrent au moins une discussion sur la maniĂšre dont nous fonctionnons. Un nombre non nĂ©gligeable , je pense » (p 196). Certaines lettres ont suscitĂ© des rĂ©actions visibles. « Je me rappelle une rencontre. Une merveilleuse famille. Un pĂšre et une mĂšre relativement jeunes avec deux enfants, et, au moment oĂč je suis arrivĂ©, la mĂšre a fondu en larmes. Elle m’a serrĂ© dans ses bras et dit : « Si on est ici, c’est grĂące Ă  vous ». J’ai rĂ©pondu : « Comment ça ? ». « Mon mari ici prĂ©sent a servi dans l’armĂ©e et souffrait d’un syndrome post-traumatique assez grave et je craignais qu’il n’en sorte pas, mais vous avez demandĂ© Ă  l’administration des vĂ©tĂ©rans de nous appeler directement et c’est ce qui l’a conduit Ă  se faire soigner ». C’est le genre d’occasions qui nous rappelle que cette fonction a quelque chose de spĂ©cial » (p 196). « Quand les gens reçoivent une rĂ©ponse, ils ont le sentiment que leurs vies et leurs prĂ©occupations ont de l’importance. Et ça, ça peut changer dans une faible mesure, et parfois plus largement, le regard qu’ils portent sur la vie » (p 196). Parce qu’Obama portent un profond respect aux gens, les gens le ressentent, et lui expriment une considĂ©ration qui va jusqu’à lui faire part de leur Ă©volution personnelle. « Parfois les gens me font part  d’une forme de transformation qu’ils ont vĂ©cu. Il y a plusieurs lettres de personnes me confiant avoir grandi dans des familles se mĂ©fiant des personnes d’une origine diffĂ©rente, d’un autre milieu. Les lettres me relatent l’évolution que leurs auteurs ou leurs proches ont connue aprĂšs avoir constatĂ© que l’image d’eux qu’on leur renvoyait n’était pas celle qu’ils imaginaient » (p197).

Parce qu’Obama respecte profondĂ©ment les gens et que ceux-ci peuvent lui manifester du respect en retour, il peut se crĂ©er une forme de communautĂ© en retour. Ainsi Ă©crit Obama : « Les lettres qui me tiennent Ă  cƓur sont, je crois, celles qui opĂšrent des liens, qui parlent de la vie des gens, de leurs valeurs, de ce qui leur importe » (p 197). Cette attention tĂ©moigne d’une confiance et d’une bienveillance dont fait preuve le prĂ©sident : « Ces lettres disent que les gens sont pleins de bontĂ© et de sagesse. Il suffit d’y faire attention. Ce qui est parfois difficile de faire quand on est Ă  l’intĂ©rieur d’une bulle, mais cette petite porte me l’aura rappelĂ© chaque jour » (p 207).

 

Les lettres : une expression de la vie américaine dans toute sa diversité

Ce livre publie ainsi un grand nombre de lettres par pĂ©riodes chronologiques. Si elles comportent telle interprĂ©tation ou telle louange, elles s’appuient gĂ©nĂ©ralement sur une expression de la vie de ceux qui Ă©crivent. C’est un recueil de rĂ©cits de vie qui tĂ©moignent de la diversitĂ© des situations. Certes, il y a des inflexions dans les contenus. Lorsque Obama accĂšde Ă  la prĂ©sidence, il doit faire face Ă  une grave rĂ©cession. Il y a du chĂŽmage. Beaucoup de gens souffrent dans leurs conditions de vie. Et comme le redressement ne peut ĂȘtre immĂ©diat, on entend une plainte et parfois une dĂ©ception.

Cependant, il y a aussi ds demandes plus classiques. « Il y a des lettres rĂ©currents comme celles des anciens combattants demandant de l’aide, celles des jeunes accablĂ©s par des dettes rĂ©currentes essayant de savoir s’ils sont Ă©ligibles Ă  une aide ou une autre, des militaires ou des familles de militaires aux prises avec une dĂ©cision du dĂ©partement de la dĂ©fense
 » (p 195). « La loi sur la protection de patients et des soins abordables » surnommĂ©e « Obamacare », a suscitĂ© un courrier abondant. Des vies ont Ă©tĂ© sauvĂ©es.

Bien souvent, ces lettres tĂ©moignent d’une expĂ©rience de vie originale. Elles expriment des prises de conscience auxquelles le prĂ©sident est associĂ© parce qu’elles soutiennent des causes qu’il soutient ou des pistes qu’il ouvre . Ces lettres couvrent un champ trĂšs vaste. Des valeurs s’y expriment, le meilleur de l’idĂ©al amĂ©ricain tel que Barack Obama en tĂ©moigne. En voici quelques exemples.

 

Des récits de vie

Ces lettres en grand nombre portent toutes un message. Et, pour chacune d’elle, l’auteure nous permet de la situer dans son contexte et de percevoir le dialogue qui s’établit entre les personnes et le prĂ©sident. Ce livre nous apporte un ensemble de rĂ©cits de vie qui nous rapportent les problĂšmes, Ă©conomiques, sociaux er culturels vĂ©cus par des amĂ©ricains et les idĂ©aux qui les animent.

Marnie Hazelton

Marnie Hazelton, mĂšre cĂ©libataire, quinquagĂ©naire, a derriĂšre elle une tradition familiale qui l’engage dans « une vie de service », des parents et des grands-parents afro-amĂ©ricains, « Elle Ă©tait la derniĂšre reprĂ©sentante d’une histoire marquĂ©e par le courage et la lutte » (p 165). Puis, elle devient enseignante dans des Ă©coles dĂ©favorisĂ©es Ă  New-York. C’est un idĂ©al qui la pousse. En 2011, elle Ă©coute attentivement le dernier discours d’Obama sur l’état de l’Union : «  Ce qui aura le plus d’impact sur la rĂ©ussite d’un enfant, c’est l’homme ou la femme qui se tient devant lui dans la salle de classe. A l’attention de tous les jeunes gens qui Ă©coutent ce soir et qui  hĂ©sitent pour leur carriĂšre professionnelle, si vous voulez influer sur la vie d’un enfant, devenez enseignant. Votre pays a besoin de vous » (p 164). « Une bĂątisseuse de nation, une patriote, voilĂ  ce qu’elle Ă©tait » (p 164). HĂ©las la rĂ©cession avait frappĂ© les Etats-Unis et il fallait du temps pour que la politique d’Obama porte tous ses fruits. A l’échelon local, il y a encore des coupes budgĂ©taires. Elle perd son emploi et entre alors dans une pĂ©riode difficile .

C’est alors qu’elle dĂ©cide d’écrire au PrĂ©sident Obama.

« Cher monsieur le Président

Mes parents reprĂ©sentent le meilleur de l’AmĂ©rique .

Mon pĂšre a servi. Ma mĂšre a rĂ©pondu Ă  l’appel de John F Kennedy Ă  servir ». Plusieurs des mes aĂŻeux ont combattu pour les Etats-Unis. « J’ai marchĂ© dans les pas de ma mĂšre et suis devenu enseignante. « Une bĂątisseuse de nation ».

Monsieur le PrĂ©sident, vous devez recevoir des milliers de lettres narrant les malheurs des chĂŽmeurs et il n’y a pas grand chose que vous puissiez faire Ă  l’échelle individuelle. J’ai perdu mon emploi parce que les fonds de relance attribuĂ©s aux Ă©coles sont Ă©puisĂ©s.

J’aimerais que vous me disiez ce que je dois faire maintenant pour subvenir aux besoins de ma famille alors que le marchĂ© de l’emploi dans l’éducation est inondĂ© de milliers d’enseignants licenciĂ©s Ă  cause des coupes budgĂ©taires et que j’ai  consacrĂ© les onze derniĂšres annĂ©es de ma vie Ă  bĂątir la nation et Ă  Ă©duquer les enfants de l’AmĂ©rique » (p 167). Elle fut trĂšs surprise de recevoir une rĂ©ponse personnelle du prĂ©sident : « Merci de votre dĂ©vouement Ă  l’éducation. Je sais que la situation actuelle peut paraĂźtre dĂ©courageante, mais la demande pour des enseignantes et des personnes avec vos compĂ©tences grandira au fur et Ă  mesure que la conjoncture et le financement des Ă©tats rebondiront. En attendant, je suis de tout cƓur avec vous » (p 170).

Cette phrase : « je suis de tout cƓur avec vous » alla droit au coeur de Marnie. La lettre du prĂ©sident lui redonna courage et l’accompagna dans les Ă©pisodes qui ont suivi jusqu’à la prĂ©senter dans un jeu tĂ©lĂ©visĂ©. Treize mois aprĂšs avoir Ă©tĂ© congĂ©diĂ©e, elle reçut la demande d’un district scolaire dans lequel elle avait dĂ©jĂ  travaillĂ©. « RevigorĂ©e, rĂ©inventĂ©e, quand elle revint dans la salle de classe, elle montra Ă  ses Ă©lĂšves le mot du prĂ©sident Obama. C’était une occasion de leur apprendre quelque chose. Elle dit aux enfants : « Je suis de tout coeur avec vous ». Et elle l’a rĂ©pĂ©tĂ© Ă  tout le monde autour d’elle. Finalement, elle devint directrice du district qui l’avait autrefois mise Ă  pied.

Marjorie McKinney

MariĂ© Ă  un gĂ©ologue de l’UniversitĂ© de Caroline du Nord, Marjorie avait aidĂ© son mari pendant toute sa carriĂšre. Cette association avait toujours reposĂ© sur un consentement mutuel.

« Ce jour, elle s’était rendu Ă  Albany pour collecter des images de fossile Ă  la demande de Ken ». Pour regagner sa voiture, elle commença Ă  s’engager dans une immense place devant le musĂ©e. « Il y avait une personne au loin qui se dirigea vers elle. Il avait l’air jeune. Il Ă©tait noir. Il portait un sweat Ă  capuche . D’un geste brusque, il rabattit la capuche masquant son visage ». Marjorie eut trĂšs peur avec une immense envie de fuir » . En arrivant en mĂȘme temps Ă  la cage d’escalier, il la regarda. « DĂ©sagrĂ©able le vent, hein ! » dit-il, avant d’ajouter qu’il y avait un passage souterrain pour piĂ©tons qui reliait le musĂ©e au parking au cas oĂč elle ne le saurait pas. La prochaine fois qu’il ferait froid, elle gagnerait peut-ĂȘtre Ă  le prendre, suggĂ©ra-t-il. C’était  tout. Il Ă©tait parti. Un truc qui pouvait sembler anodin. Un truc banal ». Mais pour Marjorie, cela marqua une rupture dans sa reprĂ©sentation d’elle-mĂȘme. « Pourquoi avais-je eu peur de ce charmant jeune homme ? ». Tout simplement parce qu’il Ă©tait noir . Je n’avais aucune raison d’avoir peur de lui. J’étais atterrĂ©e. Ce n’était pas quelque chose que j’aurais cru ressentir un jour. Ce fut un tournant dans ma vie parce que je me suis rendu compte que j’étais raciste. Et il fallait que je trouve le moyen de m’en dĂ©barrasser » (p 209).

Une bonne partie du problĂšme pour Marjorie, c’est qu’elle pensait s’en ĂȘtre dĂ©barrassĂ©e (p 210). Et elle avait dĂ©jĂ  parcouru un chemin en ce sens. En effet, elle avait vĂ©cu son enfance dans le sud profond, Birmingham Ă  une Ă©poque oĂč le monde Ă©tait divisĂ© en deux : blanc ou noir. Cela paraissait naturel. Elle prit conscience de l’injustice en rencontrant Ă  l’universitĂ© un ami, un Ă©tudiant allemand beaucoup plus ĂągĂ© qu’elle. Elle venait d’une ville oĂč rĂ©gnait une sĂ©grĂ©gation trĂšs dure. Son ami allemand lui expliqua le racisme, l’intolĂ©rance, la haine, lui parla de son pays, de sa vie, des jeunesses hitlĂ©riennes
 « Elle le remercia pour tout ce qu’il lui avait expliquĂ© Ă  la cantine ce jour-lĂ  et pour avoir donnĂ© une nouvelle orientation Ă  sa vie. « Tu en avais besoin » lui dit-il » (p 218). DĂšs lors, « Marjorie s’engagea dans le mouvement des droits civiques. Toute sa vie, elle chercha Ă  voir au delĂ  de la race. Et, parmi ses enfants adoptĂ©s, deux d’entre eux Ă©taient mĂ©tis (p 212). « Imaginez un peu. Avec tout ce bagage, tout ce chemin parcouru avec Ken et les enfants. Et puis, elle est Ă  Albany. Il fait froid. Et elle a dĂ©couvert ce puits de laideur installĂ© en en elle, tel un vers qui s’éveille Ă  la vie ». Ă  la suite d’un fait divers mettant en Ă©vidence la persistance des sentiments racistes et d’un discours trĂšs digne d’Obama Ă  ce sujet. Elle dĂ©cida de lui Ă©crire. Elle lui raconta son parcours et l’incident qu’elle avait vĂ©cu.

Monsieur le PrĂ©sident. J’espĂšre que d’autres personnes qui auront entendu vos paroles auront davantage conscience de la peur qui se tapit chez beaucoup d’entre nous. Elle est irrationnelle, mais elle est lĂ . J’espĂšre que j’aurais oubliĂ© cette course Ă  Albany et le jeune homme rencontrĂ© par cette froide journĂ©e. Vos franches paroles de la semaine derniĂšre comptent beaucoup pour moi. Merci » (p 215).

La rĂ©ponse d’Obama vint en ces termes : « Merci pour cette lettre murement rĂ©flĂ©chie. Votre histoire illustre ce qui me rend optimiste pour le pays ».

 

Yolanda

Aider les gens en dĂ©tresse Ă  revenir dans une vie vivable et sociable, tel peut ĂȘtre un objectif bienfaisant de l’action politique. Et il peut en rĂ©sulter une expression de gratitude. Yolanda fait partie de ceux qui ont luttĂ© pour vivre et savent reconnaĂźtre l’aide qu’ils ont reçue .

Yolanda « avait dĂ©jĂ  Ă©crit il y a quelques annĂ©es pour parler au prĂ©sident de sa situation d’ancienne combattante handicapĂ©e du fait qu’elle vivait dans sa voiture et qu’elle faisait constamment des cauchemars liĂ©s aux traumatismes sexuels subis pendant qu’elle Ă©tait dans la marine. « Monsieur le prĂ©sident, vous et votre cabinet avez fait une dĂ©claration nationale pour que les Ă©tats travaillent Ă  mettre fin au problĂšme des sans-abris. Je vous avais fait part de ma priĂšre silencieuse de vouloir devenir un membre productif de notre sociĂ©tĂ©, d’ĂȘtre capable de vivre, d’y payer un loyer, bref d’y prendre part » (p 236). Or ce dĂ©sir a Ă©tĂ© exaucĂ©. « C’est avec des larmes de reconnaissance que je peux vous dire que j’ai signĂ© aujourd’hui un bail au Veteran’s village pour deux piĂšces
.Aujourd’hui j’ai pleurĂ© des larmes de joie. J’étais si fiĂšre de pouvoir leur donner le mandat postal pour le loyer
 Tout ça, c’est grĂące Ă  vous et Ă  votre administration. Je ne suis pas un numĂ©ro. Je ne suis pas une saletĂ© sur laquelle des gens crachent. Je ne suis pas oubliĂ©e
. J’ai maintenant un endroit oĂč vivre, un chez moi. Je vais me montrer Ă  la hauteur de ce don gracieux qui m’a Ă©tĂ© fait. Merci ! » (p 236). Une expression de dignitĂ© dans la gratitude et la confiance.

« Barack Obama et les citoyens américains en toutes lettres » (1), ce livre de Jeanne Marie Laskas, nous permet de partager à travers la publication de cette vaste correspondance, des centaines de lettres, une expression constructive et encourageante.

Si Obama rencontre des oppositions, il est en gĂ©nĂ©ral respectĂ©. Ces lettres manifestent un grand respect . Ainsi s’établit une confiance rĂ©ciproque . Courage, dignitĂ© et confiance se manifestent dans ces rĂ©cits de vie. Cette lecture n’est pas seulement agrĂ©able. Elle communique la bienveillance qui s’y exprime.

J H

 

 

 

Un Esprit sans frontiĂšres

 ReconnaĂźtre la prĂ©sence et l’Ɠuvre de l’Esprit

Si on reconnaĂźt de plus en plus l’interconnexion qui caractĂ©rise notre univers et Ă  laquelle nous participons, il y a dans cette prise de conscience un potentiel d’ouverture par rapport Ă  la perception d’une force transcendante, Ă  l’écoute d’une voix d’amour. C’est pourquoi, dans la sociĂ©tĂ© d’aujourd’hui, la prĂ©sence de l’Esprit peut davantage ĂȘtre reconnue.

En christianisme, en terme d’Esprit saint, l’Esprit est reconnu  comme un acteur personnel de la communion divine et comme catalyseur et inspiration de l’Eglise. Mais si ces termes sont approximatifs avec l’intention de parler Ă  tous, n’est-ce pas dire ainsi combien nous avons besoin de mieux connaĂźtre et reconnaĂźtre l’Esprit divin. Nous trouvons cet Ă©clairage dans un livre que JĂŒrgen Moltmann, le thĂ©ologien de l’espĂ©rance, a consacrĂ© Ă  l’Esprit saint sous un titre significatif : « L’Esprit qui donne la vie » (1).

Ce livre est pour nous une source d’inspiration qui Ă©claire notre existence. Comme l’Ɠuvre de JĂŒrgen Moltmann dans son ensemble, cet ouvrage ouvre des horizons multiples. Dans ce texte et selon Moltmann, nous nous interrogeons sur les barriĂšres qui ont fait obstacle Ă  la reconnaissance de la place et de l’Ɠuvre de l’Esprit. DĂ©couvrons ces barriĂšres pour les dĂ©passer et entrer dans un processus bienfaisant. « L’auteur cherche Ă  Ă©laborer une thĂ©ologie de l’Esprit susceptible de dĂ©passer la fausse alternative, souvent rĂ©itĂ©rĂ©e dans les Eglises entre la RĂ©vĂ©lation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expĂ©riences humaines de l’Esprit. Il entend ainsi mettre en valeur les dimensions cosmiques et culturelles de l’Esprit « crĂ©ateur et recrĂ©ateur » qui transgresse toutes les frontiĂšres Ă©tablies » (page de couverture).

 

Par delĂ  les barriĂšres

L’Esprit de Dieu est Ă  l’Ɠuvre dans l’expĂ©rience humaine par delĂ  les exclusivismes institutionnels. Il n’est pas seulement l’Esprit de la rĂ©demption, mais aussi l’Esprit de la crĂ©ation. Il se dĂ©ploie malgrĂ© les limites Ă©rigĂ©es par des institutions inquiĂštes. L’histoire rĂ©cente nous montre cette tension. « Il ne peut ĂȘtre question d’un « oubli » de l’Esprit aux Temps modernes ; au contraire, le rationalisme et le piĂ©tisme des LumiĂšres furent tout aussi enthousiastes que le christianisme pentecĂŽtiste aujourd’hui. Ce furent les craintes des Eglises Ă©tablies Ă  l’égard de « l’esprit de liberté » religieux aussi bien qu’irrĂ©ligieux, du monde moderne qui conduisirent Ă  une rĂ©serve de plus en plus grande en matiĂšre de doctrine de l’Esprit saint
Seul fut dĂ©clarĂ© « saint » cet Esprit qui est liĂ© Ă  la mĂ©diation ecclĂ©siale et institutionnelle  » (p 17). Encore aujourd’hui, dans certains cercles, on peut observer cet exclusivisme. « Dans la thĂ©ologie et la piĂ©tĂ© protestante, comme dans la thĂ©ologie et la piĂ©tĂ© catholique, il existe une tendance qui consiste Ă  concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rĂ©demption  dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la bĂ©atitude Ă©ternelle de leur Ăąme. Cet Esprit sauveur est mis Ă  l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25).

 

Esprit de rédemption. Esprit de création

L’Esprit Saint n’est pas seulement rĂ©dempteur, mais aussi crĂ©ateur. « Si l’Esprit Saint Ă©tait seulement l’Esprit de l’Eglise et de la foi, cela restreindrait « la communion de l’Esprit Saint » et aurait pour consĂ©quence que, dans son expĂ©rience de l’Esprit, l’Eglise deviendrait incapable de communiquer avec le monde ».

Pourquoi cette conception rĂ©duite de l’Ɠuvre de l’Esprit ? Elle tient Ă©galement Ă  une focalisation sur les expĂ©riences intĂ©rieures de l’ñme dans une attitude marquĂ©e par l’influence de la philosophie platonicienne. C’est la perspective, non pas chrĂ©tienne, mais gnostique d’une Ăąme, Ă  la mort, « libĂ©rĂ©e de cette vallĂ©e de larmes et de cette enveloppe corporelle caduque, et introduite dans le ciel des bienheureux ». En regard, l’Eglise ancienne a adoptĂ© la rĂ©surrection de la chair. « Or, si la rĂ©demption est la rĂ©surrection de la chair  et la crĂ©ation nouvelle de toutes choses, alors l’Esprit du Christ qui sauve ne peut ĂȘtre un autre esprit que l’Esprit crĂ©ateur qu’est la « Ruah Yahweh » selon une expression hĂ©braĂŻque »  Il y a une unitĂ© entre l’agir de Dieu dans la crĂ©ation, la rĂ©demption et la sanctification de toutes choses
L’Esprit rĂ©dempteur est aussi l’Esprit de la rĂ©surrection et de la crĂ©ation nouvelle de toutes choses  ».

Ainsi, « l’expĂ©rience de la rĂ©surrection et la relation Ă  la puissance divine ne conduisent pas Ă  une spiritualitĂ© qui exclut les sens, qui est tournĂ©e vers l’intĂ©rieur, hostile au corps et sĂ©parĂ©e du monde, mais Ă  une vitalitĂ© nouvelle de l’amour de la vie » (p 27).

 

Transcendance et immanence

Les reprĂ©sentations de Dieu ont naturellement une grande influence. Certaines reprĂ©sentations peuvent avoir une influence  trĂšs nĂ©gative. Et on peut s’interroger en se souvenant de la personne de JĂ©sus : «On reconnaĂźt l’arbre Ă  ses fruits ». Ainsi, si on croit en un Dieu si transcendant qu’il en devient inaccessible, on ne peut percevoir l’Esprit de Dieu dans l’expĂ©rience humaine. Dans un contexte de dĂ©bat thĂ©ologique, pour le thĂ©ologien Karl Barth, « II n’y avait pas de continuité  entre la crĂ©ature et le crĂ©ateur, pas mĂȘme dans le souvenir qu’a l’ñme humaine de son origine, comme le disait Augustin » (p 22). La rĂ©vĂ©lation vient d’en haut et s’impose Ă  l’homme. JĂŒrgen Moltmann s’interroge sur cette discontinuitĂ© entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme. « Je ne parviens pas Ă  percevoir d’alternative de principe entre la rĂ©vĂ©lation de Dieu Ă  des hommes et l’expĂ©rience de Dieu faite par des hommes. Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu si Dieu ne se rĂ©vĂšle pas ? Comment un homme pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expĂ©rience humaine ? » (p 22). Et il nous invite Ă  percevoir la prĂ©sence de Dieu en terme d’immanence et de transcendance. « C’est voir l’immanence de Dieu dans l’expĂ©rience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu. Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme dans son autotranscendance est orientĂ© vers Dieu. Celui qui schĂ©matise rĂ©vĂ©lation et expĂ©rience en en faisant une alternative aboutit Ă  des rĂ©vĂ©lations qui ne peuvent faire l’objet d’une expĂ©rience et Ă  des expĂ©riences dĂ©pourvues de rĂ©vĂ©lation » (p 24).

 

Pour une thĂ©ologie de l’expĂ©rience

L’affirmation constante du lien de l’Esprit Ă  l’institution ecclĂ©siale « a conduit Ă  l’appauvrissement des communautĂ©s, Ă  la dĂ©sertion des Eglise et Ă  l’émigration de l’Esprit vers les groupes spontanĂ©s et vers les expĂ©riences personnelles 
Les hommes ne font pas l’expĂ©rience de l’Esprit de façon extĂ©rieure  seulement dans leur communautĂ© ecclĂ©siale, mais de façon intĂ©rieure dans l’expĂ©rience qu’ils font d’eux-mĂȘmes Ă  savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a Ă©tĂ© rĂ©pandu dans nos cƓurs par l’Esprit saint
 (Romains 5.5). Cette expĂ©rience personnelle de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par de simples mots : « Dieu m’aime ». Ainsi JĂŒrgen Moltmann est amenĂ© Ă  dĂ©velopper une thĂ©ologie de l’expĂ©rience (p 37).

« Il n’y a pas de paroles de Dieu sans expĂ©riences humaines de l’Esprit. C’est pourquoi les paroles de la Bible et les paroles de la prĂ©dication de l’Eglise doivent ĂȘtre rĂ©fĂ©rĂ©s Ă©galement aux expĂ©riences des hommes d’aujourd’hui pour que ceux-ci ne soient pas seulement des auditeurs de la Parole (K Rahner), mais deviennent eux-mĂȘmes des locuteurs de la Parole
 Mais cela n’est possible que si l’on voit la Parole et l’Esprit dans leur rapport mutuel et non pas comme une voie Ă  sens unique » (p 18).

 

Une dimension cosmique

« Les recherches nouvelles conduisant Ă  une « thĂ©ologie Ă©cologique », Ă  une « christologie cosmique », et Ă  la redĂ©couverte du corps ont pour point de dĂ©part la comprĂ©hension hĂ©braĂŻque de l’Esprit de Dieu
. L’expĂ©rience de Dieu qui donne vie et qui est faite dans la foi du cƓur et dans la communion  de l’amour conduit d’elle-mĂȘme au delĂ  des frontiĂšres de l’Eglise vers la redĂ©couverte de ce mĂȘme Esprit dans la nature, les plantes, les animaux et dans les Ă©cosystĂšmes de la terre ».  Ainsi notre vision s’élargit jusqu‘à une dimension cosmique. «L’expĂ©rience de la communautĂ© de l’Esprit conduit nĂ©cessairement la chrĂ©tientĂ© par delĂ  d’elle-mĂȘme, vers la communautĂ© plus grande de toutes les crĂ©atures de Dieu. La communion de la crĂ©ation, dans laquelle toutes les crĂ©ations existent les unes avec les autres, les unes pour les autres,  les unes par les autre set les unes dans les autres,  est la communion de l’Esprit saint » » (2). C’est une interpellation pour les Eglises. « Face Ă  la menace d’une « fin de la nature », les Eglise dĂ©couvriront la signification cosmique du Christ et de l’Esprit ou bien  se feront complices de la destruction  de la crĂ©ation terrestre de Dieu. » . C’est un nouveau regard. « La dĂ©couverte de l’ampleur cosmique de l’Esprit conduit au respect de la dignitĂ© de toutes les crĂ©atures dans lesquelles Dieu est prĂ©sent par son Esprit » (p 28).

 

La personnalitĂ© de l’Esprit

Bien entendu, nous nous posons la question : comment l’Esprit saint s’inscrit-il dans la rĂ©alitĂ© divine ? C’est une question qui a suscitĂ© de grands dĂ©bats thĂ©ologiques. Elle ne peut ĂȘtre exprimĂ©e ici en quelques lignes d’autant que nous sommes dĂ©pourvus d’expertise thĂ©ologique. On se reportera donc au chapitre de JĂŒrgen Moltmann consacrĂ© Ă  l’expĂ©rience trinitaire de l’Esprit  (p 90-113).

Dans son livre le plus rĂ©cent : « The living God and the fullness of life » (3), Moltmann dĂ©crit ainsi cette expĂ©rience trinitaire de Dieu : « La foi chrĂ©tienne est une vie en communion avec Christ. JĂ©sus, le fils de Dieu, appelle Dieu : Abba, cher pĂšre ». D’autre part, en communion avec Christ, nous ressentons un encouragement Ă  vivre, une puissance de guĂ©rison. Nous savons que nous sommes consolĂ©s et nous sommes en phase avec le grand oui de Dieu Ă  la vie. Nous recevons ainsi les Ă©nergies de l’Esprit de Dieu. L’Esprit qui donne la vie « entre Ă  flots dans nos cƓurs » (Rom 5.5)
 (p 61). Nous faisons ainsi l’expĂ©rience de ces trois dimensions dans la communion avec Christ. Nous vivons avec JĂ©sus, le Fils de Dieu et avec Dieu, le PĂšre de JĂ©sus-Christ et avec Dieu, l’Esprit de vie. Ainsi, nous ne croyons pas seulement en Dieu, nous vivons en Dieu, c’est Ă  dire dans l’histoire trinitaire de Dieu avec nous » ( p 62).

Mais oĂč voyons-nous l’unitĂ© de Dieu ? « Elle Ă©merge de la relation interne entre Dieu le Fils, Dieu le PĂšre et l’Esprit de Dieu ». En chaque personne divine, nous voyons la prĂ©sence des autres. Elles sont ainsi tellement interreliĂ©es qu’elles ne peuvent ĂȘtre sĂ©parĂ©es.  Cette vĂ©ritĂ© est exprimĂ©e par JĂ©sus lorsqu’il dit : « Le PĂšre et moi, nous sommes un » (Jean 16-30). Ce n’est pas seulement une unitĂ© de vouloir, c’est aussi une interrelation : « Afin qu’ils puissent ĂȘtre un. Comme toi, PĂšre, est en moi, et moi en  toi » (Jean 17-20). C’est une inhabitation rĂ©ciproque, un don mutuel. « L’idĂ©e israĂ©lite de la « Shekinah » et le concept patristique de la « perichoresis » sont des reprĂ©sentations de ces inhabitations rĂ©ciproques ». Cette communion s’étend Ă  nous. « L’amour est la vraie force qui dĂ©passe les frontiĂšres. Celui qui vit dans l’Esprit de Dieu vit en Dieu et Dieu en lui ou elle » (p 63). Au total, si on perçoit l’Esprit saint Ă  travers ce qu’il opĂšre, sa personnalitĂ© ne se comprend qu’à partir de ses relations au PĂšre et au Fils. « Car l’ĂȘtre-personne est toujours ĂȘtre-en-relation. Les relations qui constituent l’ĂȘtre-personne de l’Esprit doivent ĂȘtre cherchĂ©es dans la Trinité » (L’Esprit qui donne la vie p 30).

 

Vers un monde nouveau

Les prophĂštes d’IsraĂ«l, EzĂ©chiel et JĂ©rĂ©mie, mettent en Ă©vidence l’action transformatrice de l’Esprit. Ainsi JĂ©rĂ©mie Ă©crit : « Des jours viennent oĂč je conclurai avec la communautĂ© d’IsraĂ«l et la communautĂ© de Juda, une nouvelle alliance
 Je dĂ©poserai la loi au fond d’eux-mĂȘmes l’inscrivant dans leur ĂȘtre. Je deviendrai Dieu pour eux et eux, ils deviendront mon peuple. Ils ne s’instruiront plus entre eux, rĂ©pĂ©tant : « Apprenez Ă  connaĂźtre le Seigneur », car ils me connaitront tous, petits et grands » (JĂ©rĂ©mie 31.31-33). « Ici la connaissance mĂ©diatisĂ©e cĂšde la place Ă  la connaissance immĂ©diate, et le vouloir de Dieu mĂ©diatisĂ© cĂšde la place au vouloir qui va de soi. Cela suppose un avenir dans lequel Dieu lui-mĂȘme est manifestĂ© de façon immĂ©diate et universelle et dans lequel l’Esprit de Dieu pĂ©nĂštre Ă©galement les profondeurs du cƓur de l’homme et leur donne vie » (p 87-88). Cette vision se rĂ©alise dans l’expĂ©rience de la PentecĂŽte (4). « Les dons de l’Esprit sont rĂ©pandus sur le peuple entier si bien que sont abolis les privilĂšges traditionnels des hommes par rapport aux femmes, des maitres par rapport aux serviteurs et des adultes par rapport aux enfants »  « Quand Dieu deviendra dĂ©finitivement prĂ©sent par l’Esprit, le peuple tout entier deviendra un peuple prophĂ©tique ». Et, comme il est aussi Ă©crit, « Je rĂ©pandrai mon Esprit sur toute chair », cette expression « toute chair » va au delĂ  du genre humain et induit tout ce qui est vivant 
L’effusion de l’Esprit de Dieu conduit par consĂ©quent Ă  la nouvelle naissance de toute vie et de la communautĂ© de tout ce qui est vivant sur la terre » (p 88) .

C’est ainsi que JĂŒrgen Moltmann peut nous ouvrir un horizon qui nous transporte dans un espace oĂč les barriĂšres s’effacent et ou une communion universelle apparaĂźt.

« L’expĂ©rience de Dieu qui est attendue de la venue de l’Esprit est

1 Universelle. Elle n’est pas particuliĂšre, mais se rapporte Ă  toute chair selon les dimensions de la crĂ©ation.

2 Totale. Elle n’est plus partielle, mais opùre dans le cƓur de l’homme, dans les profondeurs de l’existence humaine

3 Permanente. Elle n’est plus historique et passagĂšre,  mais Ă©voquĂ©e comme le « repos » et « l’habitation » de Dieu

4 ImmĂ©diate. Elle n’est plus mĂ©diatisĂ©e par la rĂ©vĂ©lation et la tradition, mais fondĂ©e sur la rĂ©vĂ©lation de Dieu et sa gloire » ( p 88).

Au terme de ce parcours, nous pouvons demander comment il sera reçu non  seulement par les lecteurs croyants, mais aussi par les lecteurs en attente. En effet, chez certains de nos contemporains, nous pouvons observer un  dĂ©sir de communion et d’unitĂ©, une recherche de transformation intĂ©rieure dans l’amour allant de pair avec une reconnaissance du vivant dans la nature.

Dans ce texte, nous voyons comment la pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann dĂ©passe un hĂ©ritage de divisions pour relier des rĂ©alitĂ©s jusque lĂ  sĂ©parĂ©es, dans une perspective d’unification Ă  la lumiĂšre d’un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. L’Esprit saint est un Esprit qui donne la vie. Il Ă©chappe Ă  tout exclusivisme clĂ©rical. En tant qu’Esprit de crĂ©ation, il est Ă  l’Ɠuvre dans tous les ĂȘtres vivants,  dans tous les humains. Dieu n’est pas lointain et inaccessible. L’Esprit de Dieu se manifeste dans l’expĂ©rience humaine. Il ne nous dĂ©tourne pas de notre vie humaine, mais il nous encourage Ă  vivre pleinement. Dans la relation avec le Christ, il nous invite Ă  entrer dans une vie nouvelle et dans la dimension de la rĂ©surrection. C’est une spiritualitĂ© qui induit les sens et conduit Ă  la vitalitĂ© nouvelle de l’amour de la vie. A une Ă©poque oĂč l’on prend conscience de la menace qui pĂšse sur la nature. JĂŒrgen Moltmann pointe sur la prĂ©sence de l’Esprit dans les animaux, les plantes, les Ă©cosystĂšmes de la terre. C’est une invitation Ă  vivre en harmonie avec les ĂȘtres vivants et Ă  respecter leur dignitĂ©. La vision de l’Esprit saint, telle que nous la propose JĂŒrgen Moltmann, est celle d’un Esprit qui communique la vie. C’est une vision qui rĂ©pond Ă  nos profondes aspirations. C’est une vision qui porte une dynamique en Ă©cho Ă  ce chant prĂ©sent dans notre mĂ©moire : « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit
 Au fond de mon cƓur, le Saint Esprit agit  » (5)

Jean Hassenforder

 

(1)            JĂŒrgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie Une pneumatologie intĂ©grale. Cerf, 1999

(2)            « Convergences Ă©cologiques : Jean Bastaire, JĂŒrgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » : https://vivreetesperer.com/?p=2151

(3)            JĂŒrgen Moltmann. The living God and the fullness of life. World Council of Churches, 2016.  PrĂ©sentation : https://vivreetesperer.com/?p=2697

(4)            « La PentecÎte : une communauté qui fait tomber les barriÚres » : https://vivreetesperer.com/?p=2390

(5)            « Dans le monde entier, le Saint Esprit agit  » https://www.conducteurdelouange.com/chants/consulter/70

 

Voir aussi ce tĂ©moignage d’Odile Hassenforder, paru dans « Sa prĂ©sence dans ma vie » : « Dieu, puissance de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=1405

 

BlaBlaCar. Un nouveau mode de vie

Le covoiturage : un lieu de rencontre et de solidarité, une respiration

 David habite Dreux. Il est souvent appelé à se déplacer. David nous raconte ici comment il a découvert et expérimenté BlaBlaCar.

« Une amie m’en avait parlĂ© et proposĂ© de limiter ainsi les frais de voyage des grandes vacances. Je n’ai pas acceptĂ© croyant ainsi prĂ©servĂ© ma libertĂ©. C’est, il y a quelques mois, que j’ai expĂ©rimentĂ© BlablaCar, car, pour de bon, Ă©tant privĂ© de voiture.

BlaBlaCar, c’est un site internet (1) qui propose des petits et longs trajets dans toute la France et mĂȘme au delĂ . Il prĂ©sente de petites annonces avec le nom, l’ñge, des Ă©lĂ©ments biographiques des conducteurs comme des passagers. Il suffit de s’inscrire Ă  une annonce proposant un trajet et comme conducteur, il suffit de proposer un trajet et d’attendre que des passagers s’inscrivent. Le trajet coĂ»te au passager et rapporte au conducteur environ la moitiĂ© du coĂ»t rĂ©el pour une personne, ce qui fait moins d’un quart des prix des billets de train.

Le site modĂšre lui mĂȘme les prix en indiquant si les prix sont verts, oranges ou rouges, c’est-Ă -dire s’ils sont bon marchĂ©, moyens ou un peu chers. Lorsqu’on est passager, on paie par carte bleue auprĂšs du site qui reverse la somme au conducteur en y ajoutant une commission.

 BlaBlaCar existe dĂ©jĂ  depuis quelques annĂ©es et, il y a quelque temps, le service de mise en relation et de gestion des trajets se faisait sans facturer des commissions. A cet Ăąge d’or de BlaBlaCar selon les anciens utilisateurs de BlablaCar, appelĂ©s « ambassadeurs » ou « experts », il n’y avait pas au dĂ©part de frais de commission, et l’argent se donnait de la main Ă  la main au dĂ©but ou Ă  la fin du trajet. Pour ceux qui dĂ©butent ou les habituĂ©s plus rĂ©cents, la commission fait partie du systĂšme. Depuis quelques annĂ©es, l’entreprise française BlaBlaCar a maintenant 60 salariĂ©s et a professionnalisĂ© et sĂ©curisĂ© le systĂšme Ă  la fois au niveau de la sĂ©curitĂ© des membres du rĂ©seau en obligeant Ă  l’identification complĂšte, aussi en mettant en place une Ă©valuation des conducteurs et des passagers les uns par les autres, en amĂ©liorant le systĂšme de rĂ©servation qui est opĂ©rationnel Ă  100%. Ce service est une partie de la commission facturĂ©e. L’autre partie de la commission, et c’est lĂ  un dĂ©bat de sociĂ©tĂ©, sert Ă  provisionner la TVA. C’est lĂ  oĂč les chauffeurs de taxi, les voitures avec chauffeurs et la SNCF sont concernĂ©s et « indignĂ©s » parce que le trajet en BlaBlaCar, c’est un constat, sont de 2 Ă  6 fois moins chers, mais ne sont pas soumis Ă  la mĂȘme TVA. Il y a actuellement un vide juridique en France sur ce point de fiscalitĂ©. Donc, en attendant que l’état adopte une position fiscale par rapport Ă  ce nouveau type d’entreprise, BlablaCar provisionne par cette commission un Ă©ventuel coup de frein qu’obtiendrait la SNCF par exemple contre ce nouveau concurrent qui lui prend un nombre de passagers suffisamment important pour qu’elle rĂ©agisse auprĂšs de l’état d’une part, et que, d’autre part, elle crĂ©e sur son propre site de rĂ©servation et de billet un service de covoiturage. C’est dire si la tendance est d’actualité ».

Peut-on aller au travail en Blablacar ? « Personnellement j’y suis allĂ© plusieurs fois avec des conducteurs qui allaient au travail eux aussi. Cela m’a permis de rencontrer un employĂ© de la SNCF, une contrĂŽleuse de la RATP, un restaurateur, un expert comptable, un informaticien du ministĂšre de la dĂ©fense qui se rendait Ă  Balard, un professeur de mĂ©canique, un chef d’entreprise, des Ă©tudiants en Ă©conomie, en Ă©cole vĂ©tĂ©rinaire. J’ai aussi rencontrĂ© des personnalitĂ© surprenantes comme cette retraitĂ©e de 80 ans repartant d’un colloque Ă  Paris pour la Bretagne et conduisant d’une façon  hĂ©sitante dans l’agglomĂ©ration et, bien sĂ»r, avec une vieille voiture. Elle m’a parlĂ© longuement de son colloque sur « le dĂ©veloppement personnel et les neurosciences ». J’ajoute que j’ai Ă©tĂ© aussi covoiturĂ© par un quinquagĂ©naire d’éducation protestante libĂ©rale qui m’a entretenu des bienfaits du chamanisme et des rites tantriques pendant une heure et demie.

Habitant Dreux, je constate que la liaison Bretagne, Normandie, Ile de France est particuliĂšrement peuplĂ©e et animĂ©e. Plusieurs trajets par jour sont proposĂ©s. J’ai pu constater aussi cet Ă©tĂ© en allant en vacances dans le sud en BlaBlaCar qu’il Ă©tait extrĂȘmement facile et Ă©conomique de dĂ©cider en trois heures de monter dans une voiture pour Nice, Montpellier, NĂźmes, Perpignan. J’ai mĂȘme hĂ©sitĂ© Ă  aller en Espagne.

Ce qui m’a le plus frappĂ©, c’est que la plupart de temps passĂ© dans ce covoiturage est l’occasion d’une vraie rencontre interpersonnelle, ce qui n’est pas rien, dans notre sociĂ©tĂ© et n’arrive pas dans les transports en commun. Quelques utilisateurs, dont moi parfois, sont dans le pragmatisme, mais la plupart du temps, et c’est indiquĂ© dans l’annonce, des covoitureurs sont prĂȘts Ă  faire un dĂ©tour de 15 Ă  30 minutes pour raccompagner le passager Ă  son domicile ou Ă  son lieu de travail, sont prĂȘts Ă  Ă©couter de la musique ou pas, Ă  parler un peu, beaucoup ou pas, et de fumer ou pas dans la voiture, tout cela Ă©tant prĂ©cisĂ© par de petites icĂŽnes appropriĂ©es sur le site. Il m’est arrivĂ© cet Ă©tĂ© sur la route de retour des vacances, revenant du pont de Millau,  de faire route avec un couple qui circulait en deux voitures ; J’ai circulĂ© avec le monsieur (kinĂ©). Nous nous sommes arrĂȘtĂ©s au restaurant avec sa compagne. Surpris que son compagnon discute autant avec son passager BlaBlaCar, elle m’a demandĂ© si je voulais bien poursuivre le trajet dans sa voiture pour discuter avec elle aprĂšs avoir discutĂ© avec lui.  Et c’est comme cela qu’un couple donne du travail d’accompagnement pastoral et un magnifique retour de vacances Ă  un pasteur heureux de reprendre son rĂŽle d’encouragement en retournant Ă  sa paroisse. Comme souvent on se demande les uns les autres « ce qu’on fait dans la vie » et que l’on en vient Ă  parler de « ce que l’on fait dans la vie », lorsque je dis que je suis pasteur, il y a, en gĂ©nĂ©ral , soit un mouvement d’évitement, soit un regain d’intĂ©rĂȘt. Si c’est l’évitement, je reparle d’autre chose. Si c’est l’intĂ©rĂȘt, la conversation s’engage. Le plus frĂ©quent est un mĂ©lange des deux attitudes. C’est le mĂȘme phĂ©nomĂšne que lorsqu’on dit tout de go qu’on est chrĂ©tien. Ce que je trouve intĂ©ressant de mon cĂŽtĂ©, c’est de voir quelquefois les gens s’ouvrir d’eux-mĂȘme d’une maniĂšre familiĂšre et simple sur ce qui est au cƓur de leur vie, et c’est fou la libertĂ© de parole et de questionnement lorsqu’on parle Ă  un inconnu. C’est alors qu’on fait connaissance. Des gens m’ont parlĂ© de Dieu, mais rarement. La grand-mĂšre retraitĂ©e m’a parlĂ© du besoin de libĂ©ration de l’humain. Cependant, il ne m’est pas arrivĂ© jusqu’ici de rencontrer des chrĂ©tiens engagĂ©s. Je trouve Ă©tonnant de n’avoir rencontrĂ© aucun chrĂ©tien, mĂȘme sociologique, aprĂšs une quarantaine de voyages. En tout cas, la rĂ©flexion Ă©thique, la bonne rĂ©flexion morale est une constante sur ce rĂ©seau. Et les dialogues sont trĂšs respectueux.

Ayant le besoin de me dĂ©placer, j’ai fait le constat  que BlaBlaCar est non seulement un moyen de faire des Ă©conomies, mais aussi un lieu de solidaritĂ©. J’ai pris conscience de quelque chose que je voudrais mentionner presque comme une confession ou un aveu. Lorsque mon amie m’avait parlĂ© la toute premiĂšre fois de prendre des passagers dans ma voiture pour partir en vacances et allĂ©ger mes propres frais de route, j’avais dit non. Je n’ai dĂ©couvert BlaBlaCar que 6 mois plus tard en n’ayant plus de voiture. Or, cette dĂ©couverte de BlaBlaCar, le cĂŽtĂ© pratique, l’esprit de serviabilitĂ© du conducteur qui vous dĂ©pose jusqu’à chez vous, l’intĂ©rĂȘt des Ă©changes humains, les contacts pris et les voyages agrĂ©ables Ă  plusieurs m’ont amenĂ© Ă  me dire que globalement ces six derniers mois en Blablacar ont Ă©tĂ© bien plus agrĂ©ables que les six mois prĂ©cĂ©dents tout seul dans ma voiture. J’avais voulu rester « tout seul dans ma voiture » croyant protĂ©ger mon confort, ma libertĂ© et ma vie privĂ©e. Je me demande aujourd’hui tout en disposant Ă  nouveau d’une voiture, si je ne vais pas continuer de pratiquer BlaBlaCar une fois sur deux, sinon plus souvent. Proposer une Ă  trois places Ă  bord ne prend que trois minutes, me rapporterait pour chaque passager de ÂŒ Ă  la Âœ du prix du trajet. Aller de Dreux Ă  Paris  pour un prix entre 5 et 8 euros pour 100 km en Ă©tant dĂ©posĂ© Ă  une bouche de mĂ©tro ou de RER, restera trĂšs pratique.

Si je pousse un peu plus loin ma rĂ©flexion, je me demande si je n’ai pas Ă©tĂ© victime d’un phĂ©nomĂšne qui finalement n’existe pas qu’en AmĂ©rique : le phĂ©nomĂšne du tout voiture. J’avais un peu oubliĂ© la marche Ă  pied, le vĂ©lo et la possibilitĂ© de lire. L’expĂ©rience BlaBlaCar m’a permis un retour Ă  ces fondamentaux pour la bonne santĂ© et de constater qu’ils avaient disparu avec le tout voiture. Je conserverai de cette expĂ©rience ma discipline quotidienne de la marche Ă  pied. Quant Ă  la possibilitĂ© de partager un trajet en covoiturage, c’est une respiration. Des contraintes et un espace de convivialitĂ© sont partagĂ©s. J’ai bien peur que, sous couvert de confort et de libertĂ© avec le tout voiture, on se choisisse en fait une situation d’isolement, de repli de soi dans une relation peut-ĂȘtre fusionnelle, voire idolĂątre avec sa chĂšre voiture. En passant, et ce n’est pas rien, BlaBlaCar, c’est un mode de vie Ă©cologique, plutĂŽt responsable ».

 Contribution de David Gonzalez

(1) BlaBlaCar : http://www.covoiturage.fr/

Sur ce blog, autre contribution de David Gonzalez : « Chagall, Dieu et l’amour » : https://vivreetesperer.com/?p=1260

Sur ce blog, voir aussi :

« Une rĂ©volution de l’ĂȘtre ensemble »  PrĂ©sentation du livre d’Anne-Sophie Novel et StĂ©phane Riot : « Vive la co-rĂ©volution. Pour une sociĂ©tĂ© collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1394

« Pour une société collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1534

« Anne-Sophie Novel, militante Ă©cologiste et pionniĂšre de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975

« OuiShare, communautĂ© leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866

 

Coopérer et se faire confiance

Coopérer et se faire confiance

Si l’individualisme est une caractĂ©ristique marquante de notre sociĂ©tĂ©, une prise de conscience de ses effets nĂ©gatifs est en cours. Le lien social est affectĂ©. Les Ă©quilibres naturels sont menacĂ©s. En rĂ©action, apparait la prise de conscience grandissante d’une vision relationnelle du monde (1). Dans cette perspective, on peut d’autant plus s’interroger sur la place de la coopĂ©ration dans la vie sociale et le rĂŽle qu’elle devrait y jouer. C’est dire combien la parution rĂ©cente d’un livre intitulé : « CoopĂ©rer et se faire confiance » (2) nous parait importante. Cette approche nous est apportĂ©e par un Ă©conomiste critique et innovant, Eloi Laurent, auteur de « Une Ă©conomie pour le XXIe siĂšcle. Manuel des transitions justes » (3). Ce rappel des vertus de la coopĂ©ration intervient Ă  une Ă©poque oĂč le besoin de celle-ci se fait d’autant plus sentir : « A l’heure oĂč la sociĂ©tĂ© se fragmente, Il ne semble plus possible de dĂ©battre, de se parler et d’ĂȘtre d’accord. ÉpidĂ©mie de solitude, monĂ©tisation Ă  outrance de la santĂ©, emprise numĂ©rique sur les relations humaines, dislocation du sens du travail etc. La crise de la coopĂ©ration adopte des formes multiples ». Or, c’est bien Ă  travers un renouveau de coopĂ©ration que nous pouvons faire face aux maux qui nous assaillent et en attendre les bases d’une sociĂ©tĂ© plus juste. « Afin de faire face aux enjeux dĂ©mocratiques et Ă©cologiques actuels, il est urgent d’imaginer de nouvelles formes de vie sociale, dĂ©gagĂ©es de l’emprise de l’économisme et du tout-numĂ©rique
 Alors que la coopĂ©ration humaine a Ă©tĂ© enfermĂ©e dans une acception trop restrictive et assimilĂ©e Ă  la collaboration, Eloi Laurent dĂ©taille les leviers Ă  activer pour rĂ©gĂ©nĂ©rer nos liens sociaux et vitaux – condition indispensable pour fonder les bases d’une sociĂ©tĂ© qui prendrait soin des Ă©cosystĂšmes, comme des humains » (page de couverture).

 

Apprendre à coopérer. Savoir se faire confiance

Aujourd’hui, la coopĂ©ration et en crise dans les trois sphĂšres distinguĂ©es par Eloi Laurent : les liens intimes, les liens sociaux, les liens vitaux. Comment en sommes-nous arrivĂ©s là ? Comment repenser la collaboration ?

« Il est trĂšs largement admis que l’ĂȘtre humain se distingue dans le monde vivant par son appartenance Ă  une espĂšce collaborative, voire hypercollaborative » (p 12). Mais « la littĂ©rature savante prĂ©fĂšre concentrer ses efforts de comprĂ©hension sur le « comment » de la coopĂ©ration
 Ce faisant, ces travaux nĂ©gligent les « pourquoi » de la coopĂ©ration. Pourquoi cherchons-nous sans cesse Ă  nous associer Ă  d’autres ? Quelle est alors notre motivation ?  Quels sont les avantages espĂ©rĂ©s ? Questions existentielles et passionnantes ! ». (p 12).

Eloi Laurent analyse les dĂ©finitions de la coopĂ©ration par deux disciplines fondamentales : la biologie et la psychologie sociale. Et il en critique l’inspiration. En tant qu’économiste, il reconnait, dans leurs dĂ©finitions, l’approche et les concepts Ă©conomiques les plus simplistes et les plus naĂŻfs concernant les comportements humains collectifs qui font de l’individu un calculateur rationnel qui ne peut ĂȘtre animĂ© que par des motivations autres qu’immĂ©diatement Ă©goĂŻstes » (p 13). L’auteur s’interroge sur la matrice de cet « économisme ». Et son regard se tourne vers la thĂ©orie darwinienne. « Il est frappant de constater Ă  quel point le cadre conceptuel et le champ sĂ©mantique de la thĂ©orie darwinienne sont marquĂ©s par l’économisme : on y voit des ‘variations profitables’, du ‘travail’ de la sĂ©lection naturelle, de valeurs sĂ©lectives (‘fitness’) et enfin trĂšs directement de ‘l’économie de la nature’ (‘Tous les ĂȘtres vivants luttent pour s’emparer des places de ‘l’économie de la nature’) ». (p 15). Cependant, aux yeux d’Eloi Laurent, « le problĂšme n’est pas, comme on le croit parfois, que les lois darwiniennes ne font aucune place Ă  la coopĂ©ration entre les ĂȘtres vivants, ni que ces lois ont Ă©tĂ© ultĂ©rieurement perverties par un ‘darwinisme social’, le problĂšme est que les lois de l’évolution comme leur perfectionnement contemporain portent le sceau de l’utilitarisme Ă©conomique. Autrement dit
 Darwin a forgĂ© et diffusĂ© l’idĂ©e d’une « coopĂ©ration calculatoire du vivant ». L’auteur perçoit lĂ  une influence de Malthus sur Darwin. A travers Malthus, Darwin adopte un cadre d’économie politique. « InfluencĂ© par l’économisme de son temps, Darwin a modelĂ© les lois de la vie sur celles du marché » (p 17-18). Or, nous dit Eloi Laurent, il y a bien des mĂ©prises qui demeurent dans la maniĂšre de considĂ©rer la coopĂ©ration. Encore aujourd’hui, « elle est comprise et prĂ©sentĂ©e comme un calcul social (rĂ©alisĂ© au moyen d’une analyse coĂ»t-bĂ©nĂ©fice). On reconnait qu’au niveau des groupes, la stratĂ©gie de la coopĂ©ration se rĂ©vĂšle efficace. « CoopĂ©rer, dans cette perspective, consiste essentiellement Ă  rĂ©soudre un problĂšme avec efficacitĂ©. Or, comme le dit justement le pape François, dans l’encyclique Laudato si’, ‘le monde est plus qu’un problĂšme Ă© rĂ©soudre, c’est un mystĂšre joyeux Ă  explorer’ ».

Eloi Laurent nous prĂ©sente une nouvelle approche : coopĂ©rer par amour et pour savoir. « La question principale qui m’intĂ©resse ici est de savoir pourquoi l’on coopĂšre et comment l’acte de coopĂ©rer s’articule au choix d’accorder sa confiance ». L’auteur rappelle sa dĂ©finition de la capacitĂ© de coopĂ©rer comme « l’aptitude proprement humaine Ă  une intelligence collective sans borne. On coopĂšre parce que le commerce de l’intelligence humaine est un jeu Ă  somme infinie dont les bĂ©nĂ©fices sont incalculables. Je propose d’ajouter Ă  la finalitĂ© de la coopĂ©ration sa motivation profonde : on coopĂšre pour savoir et par amour » (p 19).

Certes, « faire de l’amour la matrice de la coopĂ©ration est pĂ©rilleux Ă  plus d’un titre » : risque de ramener la coopĂ©ration Ă  un sentimentalisme collectif, relative raretĂ© de l’amour vĂ©ritable. « Ces critiques sont lĂ©gitimes, mais elles n’ont rien d’insurmontables. On peut d’abord affirmer que rien n’est plus sĂ©rieux que l’amour, Ă  la racine de tous les comportements humains
 En second lieu, loin d’ĂȘtre un idĂ©al inatteignable, l’amour est une expĂ©rience familiĂšre et plurielle et c’est prĂ©cisĂ©ment sur la diversitĂ© des sentiments amoureux ancrĂ©s dans la vie quotidienne que repose la coopĂ©ration humaine, de l’amour charnel Ă  l’amour de la justice, de l’amour de la terre Ă  l’amour de la planĂšte, de l’amour de son mĂ©tier Ă  l’amour de ses enfants. L’amour, plus encore que la raison, est la chose au monde la mieux partagĂ©e : les humains dĂ©pourvus de la facultĂ© de calculer sont douĂ©s de la capacitĂ© d’aimer » (p21).

L’auteur Ă©largit sa dĂ©finition de l’amour. : « l’amour est un Ă©lan affectif qui pousse Ă  vouloir s’unir Ă  autre que soi
 Amour et connaissance ont partie liĂ©e sur plusieurs plans
 Aimer, c’est vouloir connaitre intimement et connaitre suppose de partager ses sentiments » (p 21). Eloi Laurent conclut : « Mon hypothĂšse est que la coopĂ©ration humaine ne repose pas sur un calcul plus ou moins rationnel en vue d’obtenir un gain identifiĂ© et circonscrit, mais sur un Ă©lan amoureux dont le but, la connaissance, est incertain au moment de s’engager. L’amour pluriel, qui est Ă  mes yeux le ressort profond de la coopĂ©ration n’exclut pas au demeurant le recours au calcul intĂ©ressĂ©. Mais il est erronĂ© de faire de l’amour une motivation subalterne dans les conduites coopĂ©ratives, ou pire, de le rĂ©duire au rang d’instrument de l’intĂ©rĂȘt Ă©conomique ». Eloi Laurent appuie son propos en se rĂ©fĂ©rant Ă  une figure pionniĂšre de l’économie, Adam Smith. « Dans sa ‘ThĂ©orie de sentiments moraux’ (1759), Adam Smith – Ă  rebours de la reprĂ©sentation courante que l’on se fait de lui – dĂ©fend la centralitĂ© du concept de ‘sympathie’. Smith Ă©crit : « L’intĂ©rĂȘt propre n’est pas le seul principe qui gouverne les hommes – il y en a d’autres tels que la pitiĂ© ou la compassion par lesquels nous sommes sensibles au malheur d’autrui ». « C’est par l’exercice des facultĂ©s sympathiques dont tous les humains sont dotĂ©s que nous pouvons espĂ©rer atteindre collectivement une forme de consensus nĂ©cessaire Ă  la vie sociale
 De mĂȘme, la confiance, y compris dans sa dimension la plus politique, prend avec Smith sa source dans l’affection » (p 23).

Eloi Laurent nous propose donc une maniĂšre de « concevoir plus concrĂštement une continuitĂ© entre l’amour, la confiance et la coopĂ©ration ». Selon une distinction de Martin Luther King, il Ă©voque les trois univers amoureux du Nouveau Testament : « Ă©ros, l’amour esthĂ©tique et romantique, ‘l’aspiration de l’ñme au royaume du divin’ ; philia, l’amour intime et rĂ©ciproque entre amis ; agapĂš dĂ©fini comme une bienveillance comprĂ©hensive. Si l’on tente d’ordonner ces trois amours du proche au lointain pour cartographier l’amour pluriel, philia devient l’amour de proximitĂ©, Ă©ros, l’amour social et agapĂš, l’amour universel On peut alors vouloir dĂ©finir trois sphĂšres de coopĂ©ration fondĂ©es sur ce tryptique amoureux :

° la sphÚre des « liens intimes » incluant les liens romantiques, les liens amicaux et les attaches familiales

° la sphĂšre des « liens sociaux » incluant l’école, le travail, l’économie politique


° la sphĂšre des « liens vitaux », incluant les animaux, les plantes, les territoires et finalement la biosphĂšre tout entiĂšre qui contient l’humanité » (p 24).

C’est bien une mĂȘme force qui anime les trois sphĂšres : « C’est l’amour qui est l’Atlas et l’HermĂšs de notre monde de liens » (p 25). Ainsi « les principes coopĂ©ratifs appris dans le cadre de l’éducation familiale peuvent dĂ©border dans d’autres sphĂšres de la coopĂ©ration (notamment celle des liens sociaux), de sorte qu’il y a une matrice commune aux comportements coopĂ©ratifs, mĂȘme s’ils s‘expriment et sont reconnus et sanctionnĂ©s de maniĂšre diffĂ©rente ». Ainsi peut-on reconnaitre de la coopĂ©ration Ă  tous les Ăąges de la vie. L’auteur Ă©voque « un vĂ©ritable cycle de vie de la coopĂ©ration ».

 

La coopération en crise

On peut dĂ©crire la vie sociale en terme de coopĂ©ration. « La vie humaine est une existence en commun – une vie coopĂ©rative – Ă  la source de laquelle expĂ©riences et institutions se mĂȘlent. Parce qu’elle est valorisĂ©e par les individus qui en font l’expĂ©rience, la coopĂ©ration se cristallise dans des institutions qui, Ă  leur tour, favorisent son extension et son intensitĂ©. Les comportements coopĂ©ratifs engendrent et propagent des attitudes coopĂ©ratives qui façonnent des normes coopĂ©ratives, se consolident en institutions coopĂ©ratives, lesquelles encouragent et entretiennent en retour des comportements coopĂ©ratifs ». Cependant ce cycle peut se dĂ©rĂ©gler. « Quand les institutions se dĂ©rĂšglent (par exemple, sous l’effet de la fraude fiscale, les violences policiĂšres ou de l’austĂ©ritĂ© imposĂ©e aux services publics), l’expĂ©rience amĂšre de la dĂ©fection alimente la dĂ©fiance et peut aboutir, Ă  l’extrĂȘme, Ă  la sĂ©cession gĂ©nĂ©ralisĂ©e » (p 37). L’auteur considĂšre qu’à la lumiĂšre des travaux existants, « l’humanitĂ© dans son ensemble et dans le temps long a Ă©voluĂ© vers une coopĂ©ration institutionnalisĂ©e. Mais il est tout aussi assurĂ© que ces institutions de la coopĂ©ration ne sont ni immuables, ni Ă©ternelles ». Ainsi assiste-t-on aujourd’hui dans certains pays Ă  de profondes dĂ©gradations de ces institutions. Plus gĂ©nĂ©ralement, l’auteur estime que « nous faisons face actuellement « à une crise profonde de la coopĂ©ration dont la particularitĂ© est d’ĂȘtre nourrie en mĂȘme temps que masquĂ©e par des pratiques collaboratives de plus en plus rĂ©pandues, sans cesse accĂ©lĂ©rĂ©es par les outils et les rĂ©seaux numĂ©riques » (p 38).

L’auteur distingue coopĂ©ration et collaboration y voyant des Ă©tats d’esprit trĂšs diffĂ©rents. « La collaboration, selon son Ă©tymologie, vise Ă  « faire ensemble », Ă  partager le plus efficacement possible le travail dans le but d’accroitre la production tout en libĂ©rant du temps de loisir
 la coopĂ©ration dĂ©signe Ă©tymologiquement une entreprise commune plus large et plus dense qui consiste Ă  Ɠuvrer ensemble » (p 28).

L’auteur Ă©tablit cinq « diffĂ©rences dĂ©cisives » entre coopĂ©ration et collaboration.

« – La collaboration s’exerce au moyen du seul travail alors que la coopĂ©ration sollicite l’ensemble des capacitĂ©s humaines. Collaborer, c’est travailler ensemble tandis que coopĂ©rer peut signifier rĂ©flĂ©chir ensemble, contempler ensemble, rĂȘver ensemble


– la collaboration est Ă  durĂ©e dĂ©terminĂ©e tandis que la coopĂ©ration n’a pas d’horizon fini. Collaborer, c’est mettre en commun son travail pour un temps donnĂ©. CoopĂ©rer, c’est se donner le temps plutĂŽt que de compter et dĂ©compter le temps.

– La collaboration est une association Ă  objet dĂ©terminĂ©, tandis que la coopĂ©ration est un processus libre de dĂ©couverte mutuelle. Collaborer, c’est rĂ©aliser en un temps dĂ©terminĂ© une tĂąche spĂ©cifique.

– La collaboration est verticale, la coopĂ©ration est horizontale. CoopĂ©rer, c’est au contraire s’associer de maniĂšre volontaire dans une forme de respect mutuel.

– La collaboration vise Ă  produire en divisant le travail tandis que la coopĂ©ration vise Ă  partage et Ă  innover, y compris pour ne pas produire » (p 35-36).

L’auteur poursuit son propos en dĂ©veloppant un portrait de la coopĂ©ration Ă  partir des cinq qualitĂ©s prĂ©cĂ©demment dĂ©crites. « ces qualitĂ©s Ă©tant interdĂ©pendantes et reliĂ©es entre elles. Ces qualitĂ©s sont chacune et ensemble reliĂ©es Ă  la confiance qui est Ă  la coopĂ©ration, ce que le bras est Ă  la main ».

Cependant, coopĂ©ration et collaboration ne sont pas exclusives. : « entre elles, se dĂ©ploient toute une palette d’attitudes relationnelles
 On peut, dans le cadre d’une mĂȘme journĂ©e de travail, alterner des phases de collaboration et de coopĂ©ration mais, si la collaboration prĂ©domine, l’utilitarisme rĂ©ciproque finira par s’appauvrir, puis gripper les interactions humaines » (p 31). L’auteur estime que cette distinction permet de comprendre que « la coopĂ©ration et non la collaboration, est la vĂ©ritable source de la prospĂ©ritĂ© humaine (la seconde est un moyen et un produit de la premiĂšre) ».

On y voit aussi que le rĂšgne contemporain de la collaboration n’est pas sans entrainer des incidences nĂ©gatives, notamment en masquent la crise de la coopĂ©ration. Or « le temps de la coopĂ©ration est la plus grande richesse des sociĂ©tĂ©s humaines
 L’auteur mentionne l’enquĂȘte d’Harvard : « Ce sont les relations sociales qui expliquent le mieux la santĂ© des participants sur la durĂ©e, en terme de longĂ©vitĂ© constatĂ©e comme de fĂ©licitĂ© dĂ©clarĂ©e » (p 33) (4).

Or, selon Eloi Laurent, « Ă  partir de la fin du XVIIIe siĂšcle, l’empire de la collaboration s’étend et celui de la coopĂ©ration se racornit ». C’est l’allongement considĂ©rable du temps de travail. « On peut comprendre les grandes conquĂȘtes sociales du XIXe et du XXe siĂšcle comme autant de tentatives de regagner du temps libre, incluant le temps de coopĂ©ration, sur le temps de collaboration… Mais l’avĂšnement de l’emprise numĂ©rique voilĂ  environ quinze ans s’est accompagnĂ© d’une rĂ©traction importante de la coopĂ©ration ». Eloi Laurent examine les incidences nĂ©gatives de cette emprise numĂ©rique.

La crise actuelle de la coopĂ©ration apparait dans la sphĂšre des liens intimes, dans celle des liens sociaux, et dans celle des liens vitaux. On se reportera Ă  cette analyse courte, mais dense. Notons, entre autres, une montĂ©e de l’isolement social avec de graves consĂ©quences en matiĂšre de santĂ© (p 43-46), la dĂ©rive de l’enseignement dans une « frĂ©nĂ©sie Ă©valuatrice », une dĂ©gradation de la santĂ© mentale, un constat que  « l’hyper collaboration numĂ©rique n’a pas fait progresser les connaissances de maniĂšre dĂ©cisive au cours des trois derniĂšres dĂ©cennies » (p 51) et, bien sĂ»r, « l’instrumentalisation du monde vivant »

 

Régénérer la coopération

« L’élan amoureux et la soif de connaissances sont des instincts humains, mais leur traduction en modes coopĂ©ratifs dĂ©pend de la qualitĂ© des institutions et de la justesse des principes qui les rĂ©gissent.

Surgissent alors deux questions essentielles : Peut-on pratiquement mener une politique de coopĂ©ration ? Et, si oui, est-il Ă©thique de s’engager dans cette voie ? » (p 55). Eloi Laurent rĂ©pond Ă  ces deux questions par l’affirmative. Il met l’accent sur une libĂ©ration du temps, du « temps pour la coopĂ©ration ». « Le premier motif invoquĂ© par les français pour expliquer la dĂ©gradation de leurs liens sociaux n’est-il pas le manque de temps ? » et il Ă©voque le cas amĂ©ricain : « Dans les milieux de la santĂ© publique aux Etats-Unis, pays en proie Ă  une crise aiguĂ« de dĂ©socialisation, un mot d’ordre a rĂ©cemment Ă©mergé : ‘des liens dans toutes les politiques’ » (p 56).

Dans ce chapitre, Eloi Laurent Ă©voque des pistes de rĂ©gĂ©nĂ©ration dans les trois sphĂšres de la coopĂ©ration ; c’est un texte dense, aussi, dans cette prĂ©sentation, n’en Ă©voquerons-nous que quelques points.

Dans le domaine de l’éducation, l’auteur Ă©voque les mĂ©faits d’une « ingĂ©nierie Ă©ducative qui promeut une standardisation des modes d’ĂȘtre au monde au service de la « performance sociale » des nations, autrement dit de la croissance Ă©conomique » (p 59). En contre- exemple, il cite l’école maternelle française.

Dans le domaine de la santĂ©, l’auteur nous fait part d’« une notion de santĂ© coopĂ©rative qui est intuitive, tant les relations sociales agissent comme des amortisseurs de stress : tandis que le corps est soumis Ă  des chocs Ă  la fois physiques et psychiques, les relations sociales jouent le rĂŽle d’anti-inflammatoires . Pouvoir parler de ses traumatismes anciens et rĂ©cents avec quelqu’un, prendre conseil auprĂšs d’autrui, partager ses tourments, sont autant d’adjuvants sociaux. A l’inverse, la solitude imprime le stress dans le corps et l’esprit, lesquels se dĂ©gradent progressivement quand l’isolement devient un enfermement. Indirectement, les relations sociales contribuent Ă  former une chaine de santĂ© humaine, car ĂȘtre aimĂ© et aimer implique de prendre soin de sa santĂ© et de celle des autres ». On dĂ©bouche ici sur une autre conception de la mĂ©decine. « C’est pourquoi, face aux limites d’un systĂšme de soin exclusivement tournĂ© vers le curatif, se dĂ©veloppent des approches de santĂ© communautaire (qui s’apparentent Ă  des approches de santĂ© coopĂ©rative) oĂč les causes des pathologies et leur prĂ©vention, occupent une place essentielle ».

Si on en vient au travail, lĂ  aussi on fera appel Ă  une approche coopĂ©rative. Sur un mode dĂ©fensif, en contenant juridiquement l’emprise numĂ©rique (il s‘agit par exemple d’appliquer de maniĂšre stricte le droit Ă  la dĂ©connexion) et en relĂąchant la pression des indicateurs de performance. Sur un mode offensif, en ouvrant de nouveaux horizons de coopĂ©ration sur le lieu de travail. L’auteur Ă©voque le vaste champ de l’ â€˜Ă©conomie sociale et solidaire’. Rappelons Ă©galement ici l’émergence d’ ‘entreprises humanistes et conviviales’ (5).

Évidemment, l’auteur aborde la pressante nĂ©cessitĂ© d’une approche coopĂ©rative dans le champ politique. C’est la question de la « revitalisation d’une dĂ©mocratie en souffrance partout dans le monde, de la France Ă  l’Inde, de l’Italie aux Etats-Unis » (p 65). C’est un texte dense auquel on se reportera. Nous avons apprĂ©ciĂ© l’attention de l’auteur concernant la vie des territoires : « Faire vivre des territoires de pleine santé ». Ainsi, la communautĂ© des pays d’Uzes, dans le Gard, s’est engagĂ©e en septembre 2021 dans une dĂ©marche de « territoire de pleine santé »  La pleine santĂ© peut ĂȘtre dĂ©finie comme « un Ă©tat continu de bien-ĂȘtre physique et psychologique, individuel et social, humain et Ă©cologique ». L’importance de cette dĂ©finition est de bien souligner le caractĂšre holistique de l’approche de la santé ; « de la santĂ© mentale Ă  la santĂ© physiologique, de la santĂ© individuelle Ă  la santĂ© collective, et de la santĂ© de l’humanitĂ© Ă  la santĂ© planĂ©taire. La pleine santĂ© est donc une santĂ© d’interfaces, de synergies, de solidaritĂ©s » (p 69). Eloi Laurent propose Ă©galement de « construire des coopĂ©rations territoriales Ă©cosystĂ©miques. « Les frontiĂšres des territoires français qui se distinguent par leur nombre, leur diversitĂ© et la complexitĂ© de l’enchevĂȘtrement de leurs compĂ©tences administratives, sont aujourd’hui juridiques et politiques. Or, les crises Ă©cologiques redessinent les logiques territoriales autour d’enjeux qui dĂ©passent les attributions fonctionnelles
 Les coopĂ©rations territoriales Ă©cosystĂ©miques visent Ă  rendre visibles et opĂ©ratoires des espaces vivants  » (p 70).

Dans la ‘sphĂšre des liens vitaux’, Eloi Laurent donne des exemples de situation oĂč la coopĂ©ration s’est imposĂ©e comme la prĂ©servation de la chouette tachetĂ©e dans les forĂȘts du nord-ouest des Etats-Unis, des lois de protection ayant dĂ©bouchĂ© sur une meilleure exploitation de la forĂȘt (p 71-72)

Tant en ce qui concerne la transition Ă©cologique qu’en raison du prĂ©sent systĂšme Ă©conomique qui engendre une montĂ©e des inĂ©galitĂ©s, dĂ©sĂ©quilibrant ainsi la sociĂ©tĂ©, nous aspirons Ă  une transformation profonde de la vie Ă©conomique et sociale. Mais comment cette transformation peut-elle advenir ? Quelles sont les pistes de changement. Dans son livre : « Une Ă©conomie pour le XXIe siĂšcle », Eloi Laurent Ă©claire la voie d’une approche ‘sociale-Ă©cologique’ pour une transition juste (3). Cependant, conscient du dĂ©sarroi social, nous nous interrogeons Ă©galement sur la maniĂšre de faire sociĂ©tĂ©. C’est lĂ  qu’un autre livre d’Eloi Laurent vient Ă©clairer un phĂ©nomĂšne majeur : la coopĂ©ration (2). Il nous apporte des analyses et des diagnostics. Si parfois nous pouvons nous interroger, ainsi sur l’attitude vis-Ă -vis du bilan d’internet, cette recherche est particuliĂšrement Ă©clairante. Bonne nouvelle ! Eloi Laurent nous dĂ©montre que la coopĂ©ration est la rĂ©sultante d’une dynamique humaine, une dynamique qui ne tient pas Ă  un « calcul social », mais Ă  une motivation profonde : recherche du savoir et manifestation de l’amour. Ainsi, si la coopĂ©ration est un processus qui permet de remĂ©dier Ă  des maux actuels et d’ouvrir des voies nouvelles, c’est aussi un Ă©tat d’esprit en phase avec la confiance. Ce livre d’Eloi Laurent s’ouvre par une citation de Martin Luther King : « La haine paralyse la vie., l’amour la libĂšre ».

J H

 

  1. Tout se tient : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ Dieu vivant, Dieu prĂ©sent, Dieu avec nous dans un monde oĂč tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  2. Eloi Laurent. CoopĂ©rer et se faire confiance par tous les temps. Rue de l’échiquier, 2024
  3. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siĂšcle. Manuel des transitions justes. La DĂ©couverte,2023
  4. The good life. Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé : https://vivreetesperer.com/the-good-life/
  5. Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales : Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte : https://vivreetesperer.com/vers-un-nouveau-climat-de-travail-dans-des-entreprises-humanistes-et-conviviales-un-parcours-de-recherche-avec-jacques-lecomte/
  6. Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance

Voir aussi :
Face Ă  la violence, l’entraide, puissance de vie dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
La bonté humaine. Est-ce possible ? : https://vivreetesperer.com/la-bonte-humaine/