par jean | Mar 8, 2023 | Société et culture en mouvement |
Réparons le monde. Humains, animaux, nature
Selon Corine Pelluchon
A une époque où nous sommes confrontés à la mémoire des abimes récents de notre civilisation et aux menaces dévastatrices qui se multiplient, nous nous posons des questions fondamentales : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment sortir de cette dangereuse situation ? Ainsi, de toute part, des chercheurs œuvrant dans des champs très divers de la philosophie à la théologie, de l’histoire, de la sociologie à l’économie et aux sciences politiques tentent de répondre à ces questions. Nous avons rapporté quelques unes de ces approches (1).
Parmi les voix qui méritent d’être tout particulièrement entendues, il y a celle de la philosophe Corine Pelluchon. Son dernier livre, tout récent, « L’espérance où la traversée de l’impossible » (janvier 2023), nous fait entrer dans une perspective d’espérance. C’est une occasion pour découvrir ou redécouvrir une œuvre qui s’est développée par étapes successives, dans une intention persévérante et qui débouche sur une synthèse cohérente et une vision dynamique.
Agrégée de philosophie en 1997, Corine Pelluchon soutient en 2003 une thèse intitulée : « La critique des Lumières modernes chez Leo Strauss » (2). Leo Strauss est un philosophe et un historien de la philosophie, juif allemand immigré aux Etats-Unis à partir de 1937 (3). Leo Strauss a critiqué la modernité à partir de la philosophie classique (Platon et Aristote) et des grands penseurs médiévaux : Saint Thomas, Maïmonide et Al-Fârâbi (4). La thèse de Corine Pelluchon témoigne de son intérêt précoce pour les questions relatives aux Lumières et sera publiée en 2005 sous le titre : « Leo Strauss, une autre raison, d’autres Lumières : essai sur la crise de la rationalité contemporaine ». Cette philosophe s’est engagée très tôt dans une recherche en milieu hospitalier français. Elle constate la réalité et les effets de la dépendance, et face à une idéologie absolutisant l’autonomie et la performance, elle appelle au respect de la dignité des patients (« l’autonome brisée. Bioéthique et philosophie » 2008) (5). Elle met en évidence l’importance de la vulnérabilité et écrit un livre : « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature » (2011). Le champ de sa pensée s’élargit et embrasse non seulement les humains, mais aussi les animaux qui sont des êtres sensibles. En 2017, elle écrit un manifeste en faveur de la cause animale : « Manifeste animaliste. Politiser la cause animale ». La question de la relation est centrale. Il y a « une éthique de la considération » (2018). En 2021, Corine Pelluchon fait le point sur l’évolution historique dans laquelle s’inscrit notre problème de civilisation : « Les lumières à l’âge du vivant » (6), et, en 2020, elle avait publié un livre récapitulant les apports de ses différentes approches : « Réparons le monde. Humains, animaux, nature » (7). On pouvait y lire, en page de couverture, un texte qui rend bien compte de la dynamique et de la visée de son œuvre : « Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l’humain dans la nature. Prendre au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes permet de saisir que notre habitation de la terre est toujours une cohabitation avec les autres. Ainsi, l’écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables sont indissociables, et la conscience du lien qui nous unit aux vivants fait naitre en nous le désir de réparer le monde ».
Nous nous bornerons ici à présenter quelques aperçus du livre : « Les Lumières à l’âge du vivant », en suggérant au lecteur de se reporter à quelques excellentes interviews en vidéo de Corine Pelluchon, telle que : « Raviver les lumières à l’âge du vivant » (8).
Remonter aux origines. Les Lumières à poursuivre, mais à amender
Si la crise écologique actuelle suscite beaucoup de questions sur la manière dont elle a été générée par une vision du monde subordonnant la nature à la toute puissance de l’homme, on peut remonter loin à cet égard et incriminer différentes idéologies. Certains mettent ainsi en cause l’héritage des Lumières. Ici, en reconnaissant les manques, puis les dérives, Corine Pelluchon rappelle la dynamique positive des Lumières. « Les Lumière sont à la fois une époque, un processus et un projet… Les philosophes de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle étaient conscients d’assister à l’avènement de la modernité laquelle est indissociable de l’exigence de « trouver dans la conscience ses propres garanties » et de fonder l’ordre social, la morale et la politique sur la raison » (p 13-14). « Pour penser aux Lumières aujourd’hui, il importe de réfléchir au sens que peuvent avoir, dans le contexte actuel, l’universalisme, l’idée de l’unité du genre humain, l’émancipation individuelle ainsi que l’organisation de la société sur les principes de liberté et d’égalité… » (p 18). « Cela ne signifie pas que le procès des Lumières, c’est-à-dire les critiques qui lui sont adressées, dès le début du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, à gauche comme à droite, n’aient aucune pertinence. L’interrogation sur notre époque est inséparable de la prise de conscience des échecs des Lumières et de leurs aveuglements. Ces échecs et le potentiel de destruction attaché au rationalisme moderne doivent être examinés avec la plus grande attention si l’on veut accomplir les promesses de Lumières… » (p 18-19). Dans les dérives, Corine Pelluchon envisage une raison se réduisant à une rationalité instrumentale, oubliant d’accorder attention à la dimension des fins : « ce qui vaut » et un dualisme, séparant l’humain du vivant. Cependant, « Il nous faut aller au delà de la critique et de la déconstruction des impensés des Lumières… Il est nécessaire de promouvoir de nouvelles Lumières. Celles-ci doivent avoir un contenu positif et présenter un projet d’émancipation fondé sur une anthropologie et une ontologie prenant en compte les défis du XXIe siècle qui sont à la fois politiques et écologiques et liés à notre manière de cohabiter avec les autres humains et non-humains » (p 21).
Du schème de la domination au Schème de la considération
Qu’est-ce qu’un Schème selon Corine Pelluchon ? « Nous appelons Schème l’ensemble des représentations ainsi que les choix sociaux, économiques, politiques et technologiques, qui forment la matrice d’une société et organisent les rapports de production, assignent une valeur à certains activités, et à certains objets et s’immiscent dans les esprits conditionnant les comportements et colonisant les imaginaires… Parler du Schème d’une société revient à dire que nous avons à faire à un ensemble cohérent qui, tout en étant le fruit de choix conscients et inconscients, individuels et collectifs, impose un modèle de développement et imprègne une civilisation » (p 102-103).
Ici, l’auteure s’engage dans son analyse. « Le Schème d’une société comme la notre est celui de la domination qui implique un rapport de prédation à la nature, la réification du soi et des vivants et l’exploitation sociale. A notre époque, ce schème prend surtout la forme du capitalisme qui est une organisation structurée autour du rendement maximal et la subordination de toutes les activités à l’économie définie par l’augmentation du capital » (p 103).
Cependant, en retraçant l’histoire du processus de domination, l’auteure constate que la domination était présente au début des Lumières dans le rapport avec la nature et qu’ensuite, elle n’a pas été réduite. « Les Lumières n’ont pas pu tenir leurs promesses parce que l’alliance de la liberté, de l’égalité, de la justice et de la paix s’enracinent dans la fraternité qui suppose que l’on se sente relié aux autres et responsables d’eux. En opposant la raison à la nature, en faisant le contrat social sur une philosophie de la liberté où chacun se définit contre les autres, où l’intérêt bien entendu ne peut assurer qu’une paix superficielle…, on ne peut constituer une communauté politique… La rivalité, la compétition et l’avantage mutuel ne saurait garantir une paix durable (p 58). Aujourd’hui, « la violence est à la racine de notre civilisation et elle est toujours latente » (p 65). « Il y a un lien entre la domination de la nature, l’assujettissement des animaux et l’autodestruction de l’humanité » (p 63).
La sortie du Schème de la domination ne demande pas seulement un changement social, mais il requiert aussi « une décolonisation de notre imaginaire ». Il implique également la proposition d’un Schème alternatif : le Schème de la considération ». « La considération, qui est inséparable du mouvement d’approfondissement de la connaissance de soi comme être charnel, relié par sa naissance et sa vulnérabilité, aux autres êtres et au monde commun, rend le Schème de la domination inopérant en lui substituant une autre manière d’être au monde et un autre imaginaire. Ces derniers ont, eux aussi, une force structurante et ils font s’évanouir le besoin de dominer autrui, l’obsession du contrôle et les comportement de prédation à l’égard de la nature et des autres vivants. Alors que la domination est toujours liée à un rapport violent aux autres et qu’elle s’enracine dans l’insécurité intérieure du sujet qui cherche à s’imposer…, la considération désigne la manière globale ou la manière d’être propre à un individu véritablement autonome. Il sait qui il est et n’a nul besoin d’écraser autrui pour exister. Et, parce qu’il assume sa vulnérabilité et sa finitude, il comprend que sa tâche, pour le temps qui lui est imparti, est de contribuer à réparer le monde en faisant en sorte que les autres puissent y contribuer le mieux possible et en coopérant avec eux pour transmettre une planète habitable ». Ainsi, la considération donne l’intelligence du Bien et transforme l’autonomie qui devient courage et s’affirme dans la non-violence. Celle-ci n’est pas seulement l’absence d’agressivité ; elle implique aussi de déraciner la domination… » (p 150). L’auteure envisage concrètement ce changement de mentalité. « La considération comporte assurément des degrés. Culminant dans l’amour du monde commun… elle s’exprime d’abord et le plus souvent sous la forme de convivance et de solidarité à l’égard de ses semblables. Cependant, si la convivance n’est que le premier degré de la considération, elle enseigne aux individus à élargir la conception qu’ils ont d’eux-mêmes… Le regard que les individus portent sur le monde change… » (p 150-151). « Pour être capable de remettre en question les structures mentales et sociales associées au Schème de la domination et pour oser innover en ce domaine, il faut avoir fait la moitié du chemin, accéder déjà à la considération » (p 151).
La considération s’inscrit dans une vision de l’homme et une vision du monde. « La considération modifie de l’intérieur la liberté, qui devient une liberté avec les autres, et non contre eux. Et parce qu’elle s’appuie non pas sur une notion abstraite, comme la notion kantienne de personne, mais sur un sujet charnel et engendré faisant l’expérience de son appartenance à un monde plus vieux que lui et de la communauté de destin le reliant aux autres vivants, elle promeut une société à la fois plus inclusive et plus écologique. Dans le Schème de la considération, la liberté du sujet ou sa souveraineté ne s’opposent pas aux normes écologiques ; elle les réclame » (p 153). De même, le Schème de la considération, inspire un projet de société écologique et démocratique, il soutient le pluralisme. « Les voies de la considération sont nécessairement plurielles, car chacun exprime sa vision du monde commun de manière singulière, et la considération, qui permet à l’individu d’être à la fois plus libre, plus éclairé et plus solidaire, encourage sa créativité » (p 154).
Selon Corine Pelluchon, il y a « une incompatibilité absolue entre le Schème de la domination et celui de la considération. D’autre part, ce changement de Schème est un processus radical, mais ne saurait être assimilé à une révolution au sens politique du terme. Il passe par un remaniement profond de nos représentations et de nos manières d’être conduisant à déraciner la domination. Celle-ci ne se réduit pas aux relations de pouvoir ; elle désigne une attitude globale liée au besoin d’écraser autrui pour exister et caractérise un rapport au monde consistant à manipuler et à réifier le vivant afin de mieux le contrôler et de s’en servir, au lieu d’interagir avec lui en respectant ses normes propres et son milieu » (p 314). La sortie du Schème de la domination est une condition de la transition écologique et de l’entrée dans un âge du vivant. « De même que, pour les Lumières passées, la condition du progrès était que les individus soient éclairés, de même un comportement écologiquement responsable et une véritable politique écologique impliquent que les personnes s’affranchissent du Schème de la domination » (p 317).
Les Lumières à l’âge du vivant
L’émergence d’un âge du vivant se manifeste aujourd’hui à travers une multitude de signes. La menace du dérèglement climatique comme le rapide recul de la biodiversité apparaissent maintenant au grand jour. C’est aussi une prise en conscience en profondeur de la réalité du vivant et de l’inscription humaine dans cette réalité.
Corine Pelluchon milite pour la cause animale. Son livre : « Réparons le monde » y est, pour un part, consacrée. Une éthique animale est en train d’apparaître. « La capacité d’un être à ressentir le plaisir, la douleur et la souffrance et à avoir des intérêts à préserver ainsi que des préférences individuelles suffisent à leur attribuer un statut moral… Le terme de sentience qui vient du latin « sentiens (ressentant) est utilisé en éthique animale pour désigner la capacité d’un être à faire des expériences et à ressentir la douleur, le plaisir et la souffrance de manière subjective. Un être sentient est individué… » (p 24-25). On pourra se reporter à ce chapitre sur la cause animale qui présente les vagues successives qui sont intervenues en ce sens. Aujourd’hui, la souffrance des animaux entretenue à l’échelle industrielle apparaît comme une monstruosité. « Les souffrances inouïes dont les animaux sont les victimes innocentes sont aujourd’hui le miroir de la violence extrême à laquelle l’humanité est parvenue »…
L’auteure inscrit sa réflexion dans son insistance à considérer la vulnérabilité des êtres vivants : « La conscience de partager la terre avec les autres vivants et d’avoir une communauté de destin avec les animaux qui, comme nous, sont vulnérables, devient une évidence quand nous nous percevons comme des êtres charnels et engendrés » (p 69). Ce thème est également abordé dans son livre sur « Les Lumières à l’âge du vivant ». Elle évoque « les difficultés à penser l’altérité et à tirer véritablement les enseignements de notre condition charnelle ». « Cet impensé est aussi ce que la pensée du progrès a refoulé. Celle-ci est construite sur la mise à distance du corps, sur sa maitrise, et sur la domination de la nature et des autres vivants qu’elle objective pour en ramener le fonctionnement à des causes sur lesquelles il est possible d’agir. L’opposition entre l’esprit et le corps, la culture et la nature, l’homme et l’animal, la liberté et l’instinct, l’existence et la vie, est caractéristique du rationalisme qui s’est imposé avant et après l’« aufklarung » en dépit des efforts de certains de ses représentants pour réhabiliter le sensible et le corps et s’opposer aux découpages propres à la tradition occidentale… Le cœur du problème réside dans le rejet de l’altérité. Ne reconnaissant pas la positivité de la différence… l’homme tente de réduire le vivant à un mécanisme. De même, l’altérité du corps ou, ce qui, en lui, nous échappe et souligne nos limites , génère de la honte et un sentiment d’impuissance que nous refoulons… » (p 54).
Ces différents questionnements témoignent d’un contexte nouveau. C’est une approche d’un âge du vivant. Comment pouvons réaliser la transition entre les siècles passés et ce nouvel âge ? Comment Corinne Pelluchon envisage-t-elle le passage des Lumières classiques à de nouvelles Lumières ?
« La considération qui se fonde sur l’expérience de notre appartenance au monde commun et sur la perception de ce qui nous unit aux autres vivants élargit notre subjectivité, et fait naitre le désir de prendre soin de la terre et des autres. Cette transformation qui est intérieure mais a des implications économiques et politiques majeures prend du temps. Elle s’effectue d’abord dans le silence des consciences et touche en premier lieu une minorité avant de se généraliser et de se traduire par des restructurations économiques et par une évolution de la gouvernementalité » (p 315). « En s’appuyant sur une phénoménologie de notre habitation de la terre qui met à jour notre corporéité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres êtres humains et non humains, les Lumières à l’âge du vivant surmontent le dualisme nature/culture et promeuvent un universel non hégémonique, évitant le double écueil du dogmatisme et du relativisme. Ces nouvelles Lumières sont essentiellement écologiques et la crise du rationalisme contemporain ainsi que les traumatisme du passé les distinguent de celles du XVIIè et XVIIIè siècles… La phénoménologie propre aux Lumière à l’âge du vivant refaçonne complètement le rationalisme et souligne à la fois l’unité du monde et la diversité des êtres et des cultures » (p 311-312). Corine Pelluchon rapporte les vertus de cette approche phénoménologique : « La phénoménologie des nourritures permet de décrire l’humain dans la matérialité de son existence, dans sa condition charnelle et terrestre, ouvrant par là la voie à un universalisme non hégémonique et ouvert à de nombreuses interprétations. Au lieu de se référer à des valeurs qu’elle chercherait à imposer en les déclarant universelles, la phénoménologie part de l’existant dans un milieu à la fois biologique et social, naturel, technologique et culturel, et met à jour des structures de l’existence ou existentiaux. Elle offre ainsi des repères pour penser la condition humaine et fonder une éthique et une politique à partir de principes universalisables que l’on peut adapter aux différents contextes culturels » (p 321).
En marche
Ce livre va très loin dans l’analyse puisqu’il aborde de nombreux sujets qui n’ont pas été repris dans cette présentation, comme : « Technique et monde commun » ou « L’Europe comme héritage et comme promesse ». Il se propose d’éclairer le projet de société en voie d’émergence. « La mission de la philosophie est à la fois grande et petite : éclairer le lien entre le passé et le présent, souligner les continuités et les ruptures, créer des concepts qui sont comme des cairns et changer les significations attribuées d’ordinaire aux mots, renouveler l’imaginaire ». « Car le projet consistant à mettre en place les changements sociaux, économiques et politiques pour habiter autrement la Terre témoigne d’une révolution anthropologique qui passe par une compréhension profonde de la communauté de vulnérabilité nous unissant aux autres êtres. Il est donc nécessaire de l’adosser à une pensée politique qui soit elle-même solidaire d’une réflexion philosophique sur la condition humaine » (p 326).
Cet ouvrage, nous dit l’auteure, « cherche à accompagner un mouvement qui prend naissance dans la société et dont il existe des signes avant-coureurs, comme on le voit avec l’importance que revêtent aujourd’hui l’écologie et la cause animale, et avec le désir de nombreuses personnes de donner un sens à leur vie impliquant plus de convivialité et de solidarité » (p 326). Face aux obstacles et aux menaces, une dimension d’espérance est présente dans ce livre. « Elle provient de la certitude qu’un mouvement de fond existe déjà : l’âge du vivant » (p 325).
En commentaire
Dans ce livre, Corine Pelluchon nous apporte un éclairage sur l’évolution historique intervenue au cours de ces derniers siècles, de ce qui a été appelé le siècle des Lumières à ce début du XXIe siècle où, dans la tempête, se cherchent une nouvelle société, une nouvelle économie, une nouvelle civilisation en forme d’un nouvel âge, un âge du vivant. Elle nous offre une analyse qui s’appuie sur des connaissances approfondies et est éclairée par un renouvellement des perspectives à partir de l’approche philosophique que l’auteure a empruntée pour éclairer successivement de nouveaux champs, ce qui lui permet aujourd’hui de nous offrir une vision synthétique. C’est donc un livre de première importance sur un thème capital.
Les propositions de l’auteur s’appuient sur une réflexion philosophique, une approche phénoménologique, une interprétation historique. Elle se tient à distance d’une inspiration religieuse. « Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à réfléchir à ce qui peut donner de l’épaisseur à notre existence individuelle. En montrant que l’horizon du rationalisme est le fond commun, qui constitue une transcendance dans l’immanence – puisqu’il nous accueille à notre naissance, survivra à notre mort individuelle et dépasse donc notre vie présente – nous articulons l’éthique et le politique à un plan spirituel, c’est à dire à une expérience de l’incommensurable, sans passer par la religion, mais en nous appuyant sur notre condition engendrée et corporelle qui témoigne de notre appartenance à ce monde plus vieux que nous-mêmes et dont nous sommes responsables. C’est ce que nous avons appelé la transdescendance » (p 35-36).
Un des apports de l’ouvrage est sa mise en évidence du Schème de la domination et de ses conséquences. L’auteure accompagne l’histoire de ce Schème à travers les dérives de la raison instrumentale. Cependant, le phénomène de la domination est majeur dans l’histoire de l’humanité. Il a certes abondé durant la chrétienté, mais l’Evangile a porté un message radical à son encontre. Rappelons la parole de Jésus : « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous… » (Matthieu 20. 25-28). La proclamation de Jésus : « Vous êtes tous frères » (Matthieu 23.8) est puissamment relayée dans les premières communautés chrétiennes. Cette inspiration, restée en sourdine pendant des siècles n’est-elle pas appelée, elle aussi, à reprendre vigueur à l’âge du vivant ?
Et lorsque Corine Pelluchon nous rappelle la corporéité de l’homme, ne doit-on pas en chercher la méconnaissance, non seulement dans une raison absolutisée, mais aussi dans une conception platonicienne reprise dans un regard religieux principalement tourné vers l’au-delà. Dans ce domaine comme en d’autres, des théologiens retissent une proposition évangélique. Ainsi Jürgen Moltmann plaide pour une « spiritualité des sens ». Cependant, c’est bien l’incarnation, une fondation théologique, qui appelle les chrétiens à prendre en compte la corporéité.
Si l’idéologie de la domination de l’homme sur la nature n’est pas l’apanage des seules Lumières, si une interprétation de la Genèse biblique a pu être incriminée, une nouvelle théologie envisage un dessein d’harmonie entre Dieu, la nature et l’homme. Nous avons présenté en ce sens la théologie pionnière de Jürgen Moltmann (9). L’encyclique Laudato Si’ porte cette inspiration à vaste échelle (10). De même, l’écospiritualité se développe aujourd’hui rapidement (11).
Ce mouvement participe à l’émergence de cet âge du vivant qui nous est annoncé par Corine Pelluchon .
Au début de sa postface (p 325), Corine Pelluchon nous invite à l’espérance : « Cet ouvrage est traversé par l’espérance. Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’optimisme, ni avec un vain espoir… L’espérance, qui est une vertu théologique, apparaît dans la Bible aux moments les plus critiques ou après des épreuves redoutables, comme on le voit dans le psaume 22, lorsque David se plaint d’avoir été abandonné par Dieu avant de le louer. Elle se caractérise par un rapport particulier au temps : quelque chose qui va venir, qui n’est pas encore là, mais qui est annoncé et qui, en ce sens, est déjà présent. Ainsi, la dimension d’espérance qui est manifeste dans ce livre provient de la certitude qu’un mouvement de fond existe déjà : l’âge du vivant » (p 325). Pour nous, ce texte rejoint le thème de « l’attente créatrice » (12) inscrit par Jürgen Moltmann dans la théologie de l’espérance.
J H
- Enlever le voile : https://vivreetesperer.com/enlever-le-voile/ Une vision d’espérance dans un monde en danger : https://www.temoins.com/une-vision-desperance-dans-un-monde-en-danger/ Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance : https://vivreetesperer.com/un-chemin-de-guerison-pour-lhumanite-la-fin-dun-monde-laube-dune-renaissance/ Pourquoi et comment innover face au changement accéléré du monde ?: https://vivreetesperer.com/pourquoi-et-comment-innover-face-au-changement-accelere-du-monde/ Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde : https://vivreetesperer.com/comprendre-la-mutation-actuelle-de-notre-societe-requiert-une-vision-nouvelle-du-monde/ Un essentiel pour notre vie quotidienne et pour notre vie sociale : https://vivreetesperer.com/un-essentiel-pour-notre-vie-quotidienne-et-pour-notre-vie-sociale/ Le film Demain : https://vivreetesperer.com/le-film-demain/ « Animal » de Cyril Dion : https://vivreetesperer.com/animal-de-cyril-dion/ Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/ Sortir d’une obsession de l’efficience pour rentrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/
- Corine Pelluchon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Corine_Pelluchon
- Leo Strauss : https://fr.wikipedia.org/wiki/Leo_Strauss
- Leo Strauss, filière néo-conservatrice ou conservatisme philosophique : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-5-page-873.htm
- L’autonomie brisée : https://journals.openedition.org/assr/21178
- Corine Pelluchon. Les Lumières à l’âge du vivant. Postface inédite. Seuil, 2022 (Essais)
- Corine Pelluchon. Réparons le monde. Humains, animaux, nature. Rivages Poche, 2020
- Raviver les Lumières à l’âge du vivant : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=corine+pelluchon&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&safe=images&as_filetype=&tbs#fpstate=ive&vld=cid:4fd0f3df,vid:HRRgb6_JEYc
- Un avenir écologique pour la théologie moderne : https://vivreetesperer.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie-moderne/
- Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/
- Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/ Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/
- « L’histoire présente des situations qui visiblement contredisent le royaume de Dieu et sa justice. Nous devons nous y opposer. Mais il existe également des situations qui correspondent au royaume de Dieu et à sa justice. Nous devons les soutenir et les créer lorsque c’est possible. Il existe également dans le temps présent des paraboles du royaume futur et nous y voyons des préfigurations… Nous entrevoyons déjà quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes choses que nous attendons. Nous le traduisons par une attente créatrice… » (Jürgen Moltmann). De Commencements en commencements. Empreinte. Dans le chapitre : « La force vitale de l’espérance », (p 115).
par jean | Déc 2, 2019 | ARTICLES, Hstoires et projets de vie, Vision et sens |
Un hymne à l’amour et une vision d’espérance
Jürgen Moltmann, un des plus grands théologiens de notre époque, a aujourd’hui une audience universelle. Ainsi, l’équipe chinoise qui a réalisé une délicate et émouvante vidéo à l’occasion de son anniversaire à 93 ans (1), vient de réaliser un film sur son parcours de vie et de recherche (2). Ce film nous présente à la fois la vie personnelle de Jürgen Moltmann dans son contexte familial et son parcours de recherche et d’enseignement, la vision nouvelle d’une théologie en phase avec les aspirations de nos contemporains. (3) Ainsi apparait le témoignage d’un homme qui porte amour et foi dans le même mouvement. Et ce témoignage s’allie à une vision théologique nouvelle qui change notre regard et nous ouvre un horizon.
L’amour unit. Il rassemble. Il libère. Nous voyons là un fil conducteur dans le déroulement et l’inspiration de ce film. Celui-ci ne s’ouvre-t-il pas sur le thème de l’amour entre Jürgen et son épouse Elisabeth, décédée il y a trois ans, mais toujours là dans une « seconde présence » (4), un amour qui s’exprime dans une famille unie et ouverte. Et il s’achève sur le thème de l’amitié, une amitié qui a inspiré Jürgen Moltmann dans ses relations, professionnelles entre autres (5).
La théologie de Molmann est étroitement liée à la vie de celui-ci, au départ vécue dans le bombardement de Hambourg, dans la guerre et dans un camp de prisonniers, puis ensuite dans sa participation à un mouvement social et intellectuel, qui se manifeste à l’échelle internationale pour plus de liberté et de dignité humaine (6). De la souffrance ressentie dans les épreuves de son adolescence et de sa jeunesse et de l’engagement dans la foi qui s’en est suivi, procède l’inspiration des ses trois premiers livres : Théologie de l’espérance ; Dieu crucifié ; L’Eglise dans la puissance de l’Esprit.
L’amour ne se résout pas à ce qui opprime les hommes. La pensée de Moltmann elle-même met en évidence ce qui unit et ce qui construit. Elle emprunte le vrai, là où il se trouve. Elle rejette la domination et se plait dans la conversation. C’est ce qui apparaît à travers de nombreuses interviews au sujet de la vie et de la théologie de Moltmann. Les paroles de celui-ci ponctuent le déroulement du film. Elles sont éclairées à leur tour par des interviews. Une vision commune émerge dans une pluralité d’expressions. Et cette vision est reçue universellement comme en témoignent les auteurs de ce film dans un moment consacré à la réception de la théologie de Moltmann en Chine.
Le film est intitulé : « The way of life ». Il y a bien dans ce film l’expression d’une manière de vivre. Mais il y aussi une réponse théologique aux questionnements sur nos raisons de vive, notre raison d’être. Les premiers chrétiens, rapporte-t-on, se présentaient comme « The people of the way » (7), le peuple de la voie, une voie d’amour et de paix à la suite de Jésus. « The way of life », c’est bien la voie de la Vie. Le livre le plus récent de Moltmann s’intitule « The living God and the fullness of life » (8).
https://www.youtube.com/watch?v=23vndWJavAY&fbclid=IwAR1M9j2vUtC9SMveWgNUpVJZyl9RV9KXIjMwF6Wo9zFB7Rn_Pmo0bCi6oQo
Ce film éveille l’émotion. Jürgen respire la bonté. Il parle vrai. Il s’exprime avec son cœur. On ressent son empathie. Et d’autre part, ce film a été réalisé avec une remarquable délicatesse. On y ressent une affection respectueuse pour l’homme et pour le théologien, une reconnaissance pour la vision qu’il communique, une vision de foi et d’espérance en un Dieu, communion d’amour et puissance de vie. Alors les paroles portent et suscitent l’émotion. Elles répondent à nos questions et éveillent notre intelligence. Un théologien, Miroslav Volf rapporte un fait significatif. Il y a quelques années, Jürgen Moltmann intervenait à Pékin devant un public de 3000 personnes, la plupart n’étant ni théologien, ni chrétien. Et, à la fin, tous se levèrent dans une « standing ovation ».
Ce film est beau dans son déroulé et dans ses images. Il va profond en associant le témoignage et l’enseignement. Nous y voyons comme un petit chef d’œuvre.
Le film se déroule autour de cinq séquences successives intitulée : amour, souffrance, théologie, Chine, amitié. Nous essaierons d’apporter ici un aperçu de chaque séquence à partir de quelques interventions marquantes.
Amour
Ce film sur Jürgen Moltmann commence par une évocation de sa vie personnelle aujourd’hui. Il a cette vertu de ne pas hésiter à entrer dans l’intimité de Jürgen avec une grande délicatesse.
D’entrée, Jürgen évoque Elisabeth, son épouse, décédée de maladie en 2016, il y a trois ans. C’est un amour profond qui s’exprime là. « Elle est toute ma vie ». Au sortir d’années difficiles, la rencontre avec Elisabeth a été fondatrice. « Quand j’ai rencontré mon épouse et que j’en suis tombé amoureux, la joie de vivre est venue à moi et ne m’a jamais quitté ». Dès le départ, ce fut un compagnonnage intellectuel et théologique. « Je suis reconnaissant à Elisabeth mon épouse pour le développement de sa théologie féministe ». Effectivement, Elisabeth Moltmann Wendel a joué un rôle pionnier dans ce domaine et leurs deux pensées se sont enrichies mutuellement (9). A travers l’interview de Jürgen, on perçoit la peine qui demeure à la suite de son départ. « La peine accompagne l’amour. La nuit, la peine me submerge, mais Elisabeth s’approche de moi ». Ainsi regarde-t-il vers l’avenir en terme de retrouvailles avec Elisabeth dans la vie éternelle, mais, dès maintenant, Elisabeth est encore là, autrement. « Mon épouse Elisabeth est décédée en 2016 et je ressens encore la joie de sa présence. Je suis convaincu qu’elle est ressuscitée dans la vie éternelle. Elle est présente dans une seconde manière de présence ». Et ses proches l’accompagnent dans cette conviction.
Jürgen Moltmann avait déjà exprimé sa conviction d’une seconde présence de ceux qui nous ont quitté lors d’un récit à propos de la mort de son père dans son autobiographie (4). Voici un message précieux pour ceux qui vivent une expérience analogue.
Dans cette séquence, la vie intime de Jürgen se déroule dans une ambiance familiale et amicale imprégnée par un amour mutuel. On le voit dans le climat chaleureux de la célébration de son anniversaire et, très généreusement, dans les témoignages de ses quatre filles et de ses amis. Michael Weker, professeur de théologie qui fut son assistant, nous rapporte dans cet esprit la motivation actuelle de Moltmann. « Je pense que j’ai découvert votre secret. Chaque jour, vous avez à écrire. Et chaque mois, vous voyagez dans un pays différent ». Et Jürgen a confirmé.
Ainsi, dans cette séquence, tout parle d’amour : l’amour de Jürgen et d’Elisabeth, mais aussi cette chaleureuse ambiance familiale et amicale. Ce n’est pas hors sujet par rapport à la théologie de Moltmann. Cette théologie est étroitement liée à l’expérience humaine et elle est inspirée par la bonté et par la bienveillance. Dieu est amour. Tout est relié en Lui.
Souffrance
Pourquoi suis-je en vie ?
La seconde séquence du film rappelle la souffrance endurée par Jürgen Moltmann lors de la seconde guerre mondiale, une souffrance qui a bouleversé sa vie et qui a trouvé une réponse dans la consolation de Jésus. Cette séquence est donc intitulée : « Souffrance. Pourquoi suis-je encore vivant ? » C’est une question existentielle qui va éveiller la recherche de Jürgen Moltmann. Cette séquence commence par la désolation et elle s’achève par le bonheur familial qui a précédé le malheur.
A travers le témoignage de sa sœur et de son frère, nous découvrons une vie de famille unie, retranchée sur elle-même face à l’emprise nazie. Autour d’une mère optimiste et d’un père rigoureux, une vie enfantine heureuse nous est rappelée. Né en 1926, Jürgen Moltmann manifeste déjà une orientation intellectuelle. « Mon idéal était la physique atomique. Einstein et Heisenberg étaient mes héros ». C’est dans ce contexte que le malheur de la guerre a fait irruption.
A 16 ans, la classe d’âge de Jürgen est mobilisée dans la défense anti-aérienne. « Nous étudions le jour. La nuit, nous montions la garde auprès des canons, attendant la venue de la Royal Air Force. Ils ne venaient pas. Et puis ils vinrent. Hambourg fut bombardé pendant une semaine. Ce fut une tempête de feu. J’étais dedans, mais j’ai survécu tandis que beaucoup de mes amis et de mes camarades sont morts. Depuis ce temps là, je me pose la question : Pourquoi ne suis-je pas mort comme eux ? Pourquoi suis-je vivant ? »
Mobilisé ensuite dans la Wehrmacht, il parvient à se rendre. Pendant trois ans et demi, il vit enfermé dans des camps de prisonniers, en Belgique, en Ecosse, en Angleterre. « Dans ces années de désespoir, j’ai trouvé la foi dans une communauté chrétienne et l’espérance qui dépasse tout. Je suis devenu chrétien, essayant de comprendre le mystère de ma survie, de ma vie et je suis devenu théologien ». « Lorsque je fus relâché du camp de prisonnier, ce fut une libération et j’étais dans la joie ». Ainsi, c’est à partir des questions posées par la souffrance et le mystère de la vie que Jürgen Moltmann a commencé sa recherche théologique.
Théologie
La troisième séquence porte sur l’oeuvre théologique de Jürgen Moltmann. Elle s’appuie sur de bons connaisseurs, entre autres : Miroslav Volf (Universty of Yale), Richard Bauckam (University of St Andrews) et Michael Welker (Heidelberg University). Elle est ponctuée par des paroles de Moltmann. Elle commence par une mise en perspective des œuvres fondatrices : Théologie de l’espérance, Dieu crucifié, L’Eglise dans la puissance de l’Esprit. C’est toute l’originalité de l’œuvre de Moltmann qui apparaît.
Les premières œuvres
Jûrgen Moltmann : « After Auschwitz, the word of God is different from before. Theology is related to the life and death expérience of people » : « Aprés Auschwitz, la parole de Dieu n’est plus comme auparavant. La théologie est reliée avec l’expérience de la vie et de la mort des gens ».
Miroslav Volf : « Il parle de son engagement personnel dans la foi et a été capable d’articuler la foi avec la vie, personnelle et structurelle, économique et politique ».
Richard Bauckam : « Ce qui a touché Moltmann chez les chrétiens écossais qu’il a rencontré lors de sa captivité, a été leur sens du pardon. Il a été profondément influencé par la manière dont ils se sont comportés envers lui. Et les deux thèmes qu’il identifie comme venant de cette expérience, le premier d’entre eux : la souffrance naturellement, et aussi l’espoir dans la souffrance, l’ont mené à son premier grand livre : « la théologie de l’espérance ».
Moltmann enchaine en nous disant le contexte dynamique dans lequel ce livre a été écrit : Martin Luther King, John Kennedy, le socialisme à visage humain, le Concile Vatican II (6).
Moltmann : « A cette époque, nous nous sommes tournés vers l’autre facette pour montrer comment le Royaume de Dieu, dans la nouvelle création, pouvait nous influencer ici-même ».
Miroslav Volf : « Je pense que la vision de la promesse a été fondamentale dans la théologie de l’espérance. La théologie de l’espérance est fondée sur une conviction fondamentale, celle que le futur vient vers nous, non pas parce que le passé et le présent engendrent le futur, mais plutôt parce qu’il y a une possibilité de quelque chose de nouveau qui ne peut pas être simplement extrapolé de la condition dans laquelle nous sommes maintenant. C’est une idée très importante qui provient de la résurrection de Christ.
Autant que je puisse le comprendre, la théologie de l’espérance a été initiée par une conversation avec Ernst Bloch.
Moltmann : « Ernst Bloch et Franz Rosenschweig, le penseur juif qui a écrit « l’Etoile de la rédemption », nous apportent un trésor de bonnes idées théologiques. Ernst Bloch m’a encouragé dans la théologie de l’espérance ».
Richard Bauckam : « Le livre de Moltmann nous entraine vers une orientation eschatologique de la théologie. La première théologie de Moltmann a exercé une influence majeure sur le monde théologique et au delà sur le monde chrétien. Cela a été son orientation vers une espérance tournée vers le futur.
L’autre côté de la pièce, l’autre versant de son expérience l’ont mené vers son deuxième livre majeur : « Dieu crucifié ». La manière dont il a ressenti le compagnonnage de Jésus dans sa souffrance durant sa captivité, l’a conduit vers le Dieu crucifié, voyant Jésus comme le Dieu crucifié en solidarité avec tous ceux qui souffrent. Tels ont été les deux thèmes majeurs de sa théologie originelle. On ne peut envisager sa théologie en dehors de ces deux thèmes ».
Miroslav Volf : « Ce que j’ai appris du Dieu crucifié, c’est sa considération pour les victimes. La théologie générale a toujours envisagé la croix en quelque sorte comme une consolation (« solace ») par rapport aux diverses afflictions dont nous faisons l’expérience, Moltmann a élevé cette tonalité à un plus haut niveau lorsqu’il parle d’un Dieu souffrant. Ainsi la souffrance de l’histoire est portée dans l’esprit même de Dieu. Je pense que c’est une conséquence de la conception trinitaire de Dieu et de l’amour radical de Dieu tel qu’il s’engage dans le monde ».
Moltmann : « J’ai envisagé la croix de Luther en parlant de Dieu comme une victime du pouvoir, de la violence et de l’injustice. Nous voyons dans la crucifixion du Christ le pouvoir du mal dans le monde. En Dieu crucifié, nous voyons l’amour, la patience et l’endurance de Dieu ».
Miroslav Volf : « Moltmann a suivi les évènements centraux de la dernière semaine de la vie du Christ et du commencement de l’Eglise. Ainsi la théologie de l’espérance est connectée avec la résurrection et a été suivie par ce qui a précédé la résurrection, c’est-à- dire : Dieu crucifié et ensuite par la Pentecôte : l’Eglise dans la puissance du Saint Esprit. Ainsi il y a une étroite cohérence entre les trois livres ».
Moltmann : « Le Saint Esprit dans la création et le Saint Esprit dans la vie et la voie de Jésus, le Saint Esprit est l’Esprit de vie. Le Saint Esprit pousse chaque chose à la perfection dans la nouvelle création ».
Une nouvelle approche théologique
Cet entretien sur les premières œuvres de Moltmann est suivi par diverses interventions qui mettent en évidence l’originalité de la nouvelle approche théologique de Moltmann.
Prof Ulrich Herrman : Les théologiens académiques sont souvent des savants de la religion. Jürgen Moltmann est un théologien qui parle de Dieu. C’est quelque chose de particulier, même dans la théologie protestante. C’est pourquoi il occupe une position spéciale.
Prof Hong Tsin Lin (Graduate school of theology Taïwan). Hong Tsin Lin remarque combien Moltmann ne s’en tient pas à la lecture de ses cours. Il improvise. Suivre son enseignement, ce n’est pas seulement apprendre à connaître Dieu, mais aussi à connaître tout ce que Dieu a créé, connaître les gens, connaître les origines du monde.
Miroslav Volf : La théologie est l’intelligence de la foi. La foi n’est pas un catalogue de croyances auxquelles nous adhérons contre toute évidence. En fait, la foi est un acte existentiel engageant l’existence entière à vivre dans la lumière de qui est Dieu et avec la présence de Dieu dans nos vies. La vie des théologiens accompagne ce que les théologiens expriment.
Prof Xu Zhang (University of China). Dans la seconde moitié du XXè siècle, la théologie de Moltmann a inspiré la théologie de la libération, la théologie Minjung, la théologie coréenne, la théologie du Sud Est et de Taïwan
Michael Welker : Il est l’un des plus grands théologiens du XXè siècle parmi les grands noms de Karl Barth, Bonhoeffer et Tillich. Il a développé une théologie tournée vers le fond et non pas seulement sur la méthode. Et il a une merveilleuse intuition pour voir quels sont les contenus théologiques les plus utiles pour nos contemporains.
Prof Xu Hong Song (Minzu University of China) : Parmi les idées des années 1982, il a manifesté une vitalité et une créativité extraordinaire. Il a porté attention à de nombreux problèmes du monde occidental et au delà de l’humanité : problèmes de l’économie, de l’écologie, de l’oppression de la femme. Il a abordé ces problèmes en théologien avec sa sagesse pour monter la pertinence de la réflexion théologique.
Miroslav Volf : Moltmann a compris l’importance des émotions et la prend en compte dans sa théologie.
Prof Bin Yu (Minzu University of China) : Dans sa vision, il embrasse le progrès de l’humanité.
Prof Xu Hong Xong : la beauté du langage et des formes de sa théologie… seulement ceux qui ont une grande passion peuvent écrire ainsi.
Moltmann : « Le royaume de Dieu est si fascinant lorsqu’on considère le futur de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle. Autrement nous voyons une catastrophe apocalyptique. Le Royaume de Dieu est un oui à ce monde et à la vie de ce monde.
Miroslav Volf : Moltmann proclame une théologie de solidarité avec les victimes, mais aussi une bonne nouvelle de guérison pour ceux qui persécutent. C’est l’amour inconditionnel de Dieu.
En cette fin de séquence, le professeur Klaus Dietz évoque l’audience internationale de Moltmann. A travers le monde, il y a 450 thèses de doctorat portant sur son œuvre.
Moltmann : La vie doit être aimée et vécue en dépit du danger et des catastrophes. En regardant le futur, nous devons dire oui à la vie.
Chine
La théologie de Moltmann a eu et a un retentissement mondial. Son accueil en Chine témoigne de cette dimension universelle. Et ce sont des théologiens chinois qui nous font le cadeau de ce film sur la vie et l’œuvre de Moltmann. La quatrième séquence est consacrée à la réception de Moltmann en Chine.
Miroslav Volf rapporte un événement particulièrement significatif. Il a participé avec Jürgen Moltmann à un grand forum à Pékin en 2010. Moltmann était un des principaux orateurs et c’est lui qui était appelé à délivrer la conférence plénière. Il y avait près de 3000 personnes. La plupart d’entre elles n’était ni des théologiens, ni des chrétiens. Moltmann a fait un exposé où on pouvait reconnaître tous les aspects importants de sa théologie chrétienne. Quand il eut fini, tout le monde se leva et il y eut une « standing ovation ». « Les gens étaient excités et j’ai trouvé cela absolument stupéfiant ».
Dans cette séquence, plusieurs théologiens chinois marquent leur vif intérêt pour la théologie de Moltmann.
Ainsi le professeur Huilin Yang (University of China) nous montre en quoi et comment la théologie de Moltmann est importante en Chine. C’est une théologie décentrée, ouverte. Jürgen Moltmann développe une théologie écologique. Il y a une idée originale dans la théologie écologique de Moltmann. C’est aussi une théologie politique. Il s’agit de traiter justement les gens. Et cette attitude vaut dans la relation avec l’humain et la nature. Moltmann est un si grand penseur qu’il peut nous encourager à espérer dans l’avenir. Pour réfléchir ensemble, il est bon d’avoir un background en commun, une expérience commune. Ce peut être un événement traumatique. Pour Moltmann, c’est la guerre 1939-1945. Pour la génération de Huilin Yang, c’est la révolution culturelle. Ce traumatisme a engendré en retour le développement d’une pensée indépendante. Il y a des cadres imposés. Huilin Yang cite le philosophe français Alain Badiou. « Nous sommes obligés de penser ».
Dans ce paysage, il y a une longue relation de collaboration entre Moltmann et l’« Institute of sino-christian studies » . Avant même que l’Institut soit créé, cette collaboration était en route. Le premier livre traduit fut « Dieu crucifié » en 1994. La « théologie de l’espérance » fut célèbre à Hong Kong dans les années 1980. Un théologien, Milton Wan Wai-Yiu, nous rapporte comment ayant étudié la philosophie allemande en Grande-Bretagne, il a pu introduire la théologie de Moltmann à Hong Kong à travers des publications et des enseignements.
David Yeung Hee Nam, directeur de l’Institut des études sino-chrétiennes nous rapporte une longue et fructueuse collaboration avec Moltmann : il a étudié le Tao Te Ching (10), le livre de Lao Tseu, durant ces dernières années en essayant de prendre en compte les ressources du Tao Te Ching dans sa réflexion pédagogiques.
Jürgen Moltmann s’exprime à ce sujet en parlant du voisinage entre le Tao Te ching et la Bible : « J’ai donné une conférence à Taïwan. J’ai supervisé des recherches en ce domaine. Avec la compréhension du Tao Te Ching et la compréhension biblique de la création, je vois que les dirigeants doivent servir. Compassion et patience sont des vertus majeures ». La collaboration entre Moltmann et l’Institut des études sino-chrétiennes date de plus de vingt ans. « Il a beaucoup soutenu notre mouvement ». De nouveaux talents apparaissent.
Amitié
Ce film s’achève par une séquence sur l’amitié. Jürgen Moltmann a écrit de très belles pages sur l’amitié (5). Et on voit dans cette séquence combien l’amitié a été une trame de sa vie inspirant ses relations en tous domaines, et notamment dans sa vie professionnelle. Ce film commence par le thème de l’amour et s’achève par le thème de l’amitié.
Jürgen Moltmann : « Je crois à l’amitié entre les hommes et les femmes dans le mariage, entre les professeurs et les étudiants, entre les peuples du monde ».
Michael Welker rapporte sa relation d’amitié avec Jürgen Moltmann. Il a commencé ses études à Heidelberg, et puis admirant la « théologie de l’espérance » de Moltmann, il l’a rejoint comme jeune assistant. Il raconte comment Jürgen Moltmann a eu immédiatement avec lui une relation de dialogue et de partage, se fiant à lui, par exemple, pour la relecture de ses livres : « Nos relations ont été très libres sans aucune volonté de supériorité de la part de Moltmann. Cela a été une relation d’encouragement mutuel et d’amitié mutuelle ». Ainsi Michael Welker est bien placé pour nous parler de Jürgen Moltmann aujourd’hui : « Il est jeune de cœur, jeune d’esprit. C’est un brillant théologien, mais c’est aussi un être humain merveilleux ».
Très présent dans ce film, Miroslav Volf a aussi une relation profonde d’amitié avec Moltmann : « Jürgen Moltmann est le plus important partenaire en conversation que j’ai eu en développant ma propre théologie. Son œuvre sur la Trinité a été particulièrement importante pour moi, notamment dans son rapport avec le Dieu crucifié. Il m’a influencé, mais je pense que son influence a été très, très, significative au niveau de sa manière de faire de la théologie. Il est toujours concret, mais il recherche aussi les enjeux qui touchent les gens aujourd’hui et qui concernent des problèmes contemporains. Et il apporte la lumière de l’Evangile. Jürgen a été pour moi un père intellectuel… »
D’autres témoignages apparaissent comme celle de sa secrétaire encouragée dans son potentiel. Et on est ému par le témoignage de ses quatre filles.
Alors, on peut entendre, en conclusion, cette déclaration de Jürgen Moltmann comme l’expression d’une forte conviction : « Commencer une nouvelle vie, c’est selon Hannah Arendt, avoir la liberté de la commencer, de réaliser la possibilité de quelque chose de nouveau : Apporter la paix dans la guerre, la justice dans la violence, l’amour dans la haine.
Voilà ce qui est essentiel. Il y a un potentiel de créativité en chaque être humain et je désire éveiller cette créativité en toute personne ».
Une expression vivante en devenir
Ce film nous parle de la vie et de l’œuvre de Jürgen Moltmann. Nous y voyons la réception de cette oeuvre à travers les interviews de plusieurs théologiens. L’accent est mis sur les livres qui ont interpellé l’univers théologique dans les années 1960 et 1970 : « Théologie de l’espérance » et « Dieu crucifié ». Pour nous, nous sommes également particulièrement sensibles à ce que nous percevons comme un élargissement de la vision de Moltmann dans les années 1980 et 1990, et notamment les livres : « L’Esprit qui donne la vie » et « Dieu dans la création ». Nous y découvrons l’œuvre de Dieu dans le monde et dans l’humanité. Moltmann est un pionnier de la théologie écologique.
L’œuvre de Moltmann nous paraît immense, un véritable continent. Alors, elle peut être reçue différemment selon les parcours et les sensibilités de chacun. Elle ouvre des pistes nouvelles et diverses. Ainsi peut-on entendre la tonalité de l’écoute chinoise et la participation de Moltmann aux études sino-chrétiennes et son appréciation du Tao Te Ching. Ce film met en évidence l’audience mondiale de la théologie de Moltmann.
Les paroles de Jürgen Moltmann égrenées ici témoignent d’une pensée en marche ouverte à l’avenir. Ainsi, nous ne voyons pas seulement dans ce film une célébration. Nous voulons y voir aussi une expression vivante en devenir.
Ce film nous parle de la vie de Jürgen Moltmann. Sa théologie est étroitement liée à l’expérience, à son expérience et à celle des autres. Ainsi peut-elle faire écho auprès de tous.
Nous voyons dans ce film une expression de bonté, de bienveillance, de respect. C’est l’attitude de Jürgen Moltmann et c’est, d’un bout à l’autre, la manière dont on s’exprime à son sujet. Le film s’ouvre sur le thème de l’amour et s’achève sur le thème de l’amitié. Ainsi, osons nous dire que nous ressentons ce film comme un hymne à l’amour.
Ici, c’est le témoignage d’un théologien dont l’œuvre exprime l’amour de Dieu et la présence de l’Esprit.
Ici, c’est le témoignage d’une communauté vivante qui se reconnaît dans cette inspiration.
Ici, c’est le témoignage d’une équipe chinoise qui a réalisé un film d’une grande délicatesse et d’une grande beauté.
J H
- « Vivre la découverte théologique à l’échelle du monde. L’anniversaire de Jürgen Moltmann célébré en Chine » » : https://vivreetesperer.com/vivre-la-decouverte-theologique-a-lechelle-du-monde/
- « The way of Christ. A documentary of Jürgen Moltmann » https://www.youtube.com/watch?v=23vndWJavAY&fbclid=IwAR1M9j2vUtC9SMveWgNUpVJZyl9RV9KXIjMwF6Wo9zFB7Rn_Pmo0bCi6oQo
- Pour mieux connaître et comprendre la vie et l’œuvre de Jürgen Moltmann, on se reportera à son autobiographie : Jürgen Moltmann. A broad place. An autobiography. SCM Press, 2007 : « Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de JürgenMoltmann » https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/ On pourra voir aussi le blog : « L’Esprit qui donne la vie. Réfléchir et méditer avec Jürgen Moltmann » : https://lire-moltmann.com
- « Par delà la séparation » https://vivreetesperer.com/par-dela-la-separation/
- Un très beau texte sur l’amitié, p 343-348, dans : Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. Ici : https://vivreetesperer.com/amitie-ouverte/
- « Genèse de la pensée de Jürgen Moltmann » https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
- « Le peuple de la voie », dans : Harvey Cox. The future of faith https://www.temoins.com/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-l-the-future-of-faith-r-par-harvey-cox/
- Jürgen Moltmann. The living God and the fullness of life. World Council of churches, 2016. « Le Dieu vivant et la plénitude de vie » https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/
- « Femmes et hommes en coresponsabilité dans l’Eglise. Dialogue théologique entre Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann » https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
- Tao Te Ching sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dao_de_jing
par jean | Déc 6, 2012 | ARTICLES, Expérience de vie et relation, Vision et sens |
L’éclairage apporté par la pensée théologique de Jürgen Moltmann.
L’expérience se définit, dans les termes du dictionnaire Petit Robert comme « le fait d’éprouver quelque chose ». Ainsi, à travers la perception et le ressenti que comporte l’expérience, nous nous ouvrons à une réalité qui se présente à nous. Au delà des perceptions sensibles de la vie courante qui n’attirent pas l’attention, l’expérience ressort dans la vie de la conscience et elle contribue à son élargissement. Notre vie est ponctuée et marquée par des expériences dont certaines ont un grand impact dans notre manière de voir et de sentir. Ce sont là des expériences fondamentales, des expériences spirituelles.
Si nous croyons « qu’en Dieu, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Actes 7.27), alors nous pensons que ce Dieu là est proche de nous et se manifeste à travers notre expérience. Cependant, la reconnaissance de la présence de Dieu dépend, pour une part, de nos représentations. Si, au départ, en fonctions des idées reçues, nous ne croyons pas en la réalité de Dieu, alors nous aurons plus de mal à reconnaître sa présence. De même, cette reconnaissance requiert une ouverture, un désir de notre part, et ce désir lui-même est conditionné par notre état d’âme, mais aussi par la représentation que nous avons de Dieu. Si, dans un registre socio-culturel ou psychologique, nous avons peur de Dieu, évidemment nous ne chercherons pas à reconnaître sa présence, et même nous ferons barrage. C’est dire le mal causé par certaines formes religieuses qui communiquent l’image d’un Dieu plus ou moins redoutable. Quelle différence si nous croyons que Dieu est bonté et amour (1 Jean 16) !
Quelles représentations théologiques ?
Mais d’une façon moins criante, les obstacles peuvent venir également de certaines représentations théologiques. Aussi, suivons nous ici le fil conducteur que nous apporte Jürgen Moltmann dans son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1).
Certains théologiens, nous explique-t-il, ont affirmé « une discontinuité entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme » (p 22). Dieu leur apparaît si grand, si puissant qu’il est hors de portée et se manifeste à distance. Par exemple, Karl Barth appelle l’Esprit Saint : « l’Esprit de la promesse, parce qu’il place l’homme dans l’attente du « Tout Autre », de Celui dont, pour cette raison, il n’est jamais possible de faire l’expérience » (p 29). Mais, comme écrit Moltmann, pourquoi opposer la révélation de Dieu à des hommes et l’expérience de Dieu faite par des hommes ? « Comment un homme pourrait-il parler de Dieu, si Dieu ne se révèle pas ? Comment pourrait-il parler d’un Dieu dont il n’existe aucune expérience humaine ? » (p 22). La réalité, c’est « l’immanence de Dieu dans l’expérience humaine et la transcendance de l’homme en Dieu ». « Parce que l’Esprit de Dieu est en l’homme, l’esprit de l’homme, dans son autotranscendance, est orienté vers Dieu » (p 24). La Bible ne rapporte-t-elle pas des expériences humaines qui manifestent l’œuvre de Dieu et à travers lesquelles Dieu nous parle ?
Et, par ailleurs, on observe dans l’histoire la prétention des « religieux » à restreindre l’œuvre de l’Esprit à ce qui relève de leur univers. « Dans la théologie et la piété protestante comme dans la théologie et la piété catholique, il existe une tendance à concevoir l’Esprit Saint uniquement comme l’Esprit de la rédemption dont le lieu est l’Eglise et qui donne aux hommes la certitude de la béatitude éternelle de leurs âmes. Cet Esprit sauveur est mis à l’écart de la vie corporelle comme de la vie naturelle » (p 25). Ainsi dans un ouvrage jadis consacré à l’Esprit Saint par le grand théologien, Yves Congar, la présentation de l’Esprit créateur et de l’Esprit de recréation de toutes choses est presque totalement absente » (p 26). C’est méconnaître que l’Esprit n’est pas seulement l’Esprit de la rédemption, mais aussi l’Esprit de la création, constamment à l’œuvre dans celle-ci.
Et, comme le souligne un autre théologien, William R. Davies (2), l’Esprit de Dieu est sans limite (« Spirit without measure »). Il est à l’œuvre dans tous les hommes et ne se laisse pas enfermer dans des catégories.
Comme l’écrit Moltmann, « Les hommes ne font pas l’expérience de l’Esprit, de façon extérieure seulement dans leur communauté ecclésiale, mais aussi de façon intérieure, dans l’expérience qu’ils font d’eux mêmes, à savoir dans le fait que « l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint » (Romains 5.5). Cette expérience de l’Esprit, beaucoup de personnes l’expriment par ces simples mots : « Dieu m’aime ». Dans cette expérience de Dieu, elles font l’expérience de leur propre dignité, indestructible, inaliénable de sorte qu’elles peuvent se remettre debout… » (p 18). De nombreux témoignages rapportent ce vécu. (3)
Un éclairage théologique sur l’expérience spirituelle.
Moltmann nous propose une théologie de l’expérience qui échappe à l’emprise des spécialistes et se situe en résonance avec le vécu de tous. « En parlant d’expérience de l’Esprit, j’entends par là une perception de Dieu, dans, avec et sous l’expérience de la vie qui nous donne la certitude de la communion de l’amitié et de l’amour de Dieu » (p 37).
C’est une vision très ouverte. « L’expérience de l’Esprit de Dieu n’est pas limitée à l’expérience de soi du sujet humain », telle qu’on peut parfois l’envisager dans une polarisation sur la destinée de notre âme. (p 130-131). « Elle est aussi un élément constitutif dans l’expérience du Tu, dans l’expérience communautaire et dans l’expérience de la nature ». La conscience d’une présence transcendante se fonde sur « la possibilité de reconnaître Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, à travers la compréhension de l’Esprit de Dieu comme puissance de la création et comme source de vie… « C’est le souffle de Dieu qui m’a fait, l’inspiration du Puissant qui me fait vivre » dit Job (Job 33.4) (p 60). Ainsi, toute expérience qui nous advient ou que nous faisons, peut avoir une face intérieure transcendante. Jürgen Moltmann met en évidence une unité de l’agir de Dieu dans la création, la rédemption et la sanctification de toutes choses » (p 21). C’est là une vision globale : « L’expérience de la puissance de la résurrection et la relation à cette puissance divine ne conduisent pas à une spiritualité qui exclut les sens, qui est tournée vers l’intérieur, hostile au corps et séparée du monde, mais à une vitalité nouvelle de l’amour de la vie » (p 17).
A une époque où on reconnaît l’importance majeure de l’expérience dans la vie spirituelle (4), la vision de Jürgen Moltmann est particulièrement éclairante. L’homme a besoin à la fois d’exprimer et de comprendre ces expériences. « Ces expériences sont tributaires des représentations et des concepts à l’aide desquelles nous cherchons à les saisir, car des expériences non comprises sont comme des expériences qu’on n’aurait pas faites ». Et de même, « sans expression adéquate, une expérience reste en quelque sorte bloquée en l’homme » (p 39). « Les expériences sans expression sont aveugles. Des expressions sans expérience sont vides. C’est dans l’expression que réside la puissance créatrice de la vie » (p 40).
Dans la communion de l’Esprit, nous pouvons percevoir la présence de Dieu sur des registres différents et dans une grande variété de situations. C’est bien dans cet esprit que l’expérience tient une grande place sur ce blog.
J H
(1) Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999. La pensée de Moltmann est présentée sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/ On y trouvera un article sur le thème de l’expérience : « Vivre l’expérience de la présence de Dieu » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=864
(2) Davies (William R). Spirit without measure. Charismatic faith and practice. Darton, Longman and Todd, 1996. Sur le site de Témoins : « Une ouverture pour le courant charismatique » http://www.temoins.com/reflexions/une-ouverture-theologique-pour-le-courant-charismatique/toutes-les-pages.html
(3) Parmi d’autres, le témoignage d’Odile Hassenforder dans son livre : « Sa présence dans ma vie » rapporte combien elle a été marquée par le ressenti de l’amour de Dieu accompagnant la réception de sa guérison. On pourra lire sur ce blog un récit de sa guérison. https://vivreetesperer.com/?p=746
(4) Cette importance de l’expérience dans la vie spirituelle est mise en valeur par David Hay dans son livre : « Something there » : Hay (David). Something there. Darton, Longman, Todd, 2006. Sur ce blog : « Expériences de plénitude » https://vivreetesperer.com/?p=231. Des livres récents : « The future of faith », par Harvey Cox, et « Christianity after religion », par Diana Butler Bass, mettent l’accent sur le développement d’une foi expérientielle. http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=864
par jean | Juil 9, 2018 | ARTICLES, Vision et sens |
Extraits du livre de Richard Rohr : The divine dance
Dans un article précédent (1), nous avons présenté le livre de Richard Rohr : « The divine dance. The Trinity and your transformation ». (La danse divine. Dieu trinitaire et votre transformation). Il nous parle d’un Dieu qui est communion d’amour et présence relationnelle. De nombreux commentateurs convergent pour voir dans ce livre, un ouvrage original qui ouvre un nouvel horizon.
En attendant une traduction de ce livre en français, en voici quelques extraits dans une traduction en français qui ne relève pas d’une compétence professionnelle, mais qui s’efforce de rapporter une pensée vive et profonde.
Ces extraits suscitent notre réflexion. Ils nous questionnent et ils nous interpellent. Ils éveillent notre méditation. Ils nous invitent à lire le livre de Richard Rohr pour poursuivre notre découverte et notre recherche.
La présence unifiante de Dieu est déjà là
Au cœur de l’expérience spirituelle, « accepter que nous sommes acceptés et vivre en conséquence ».
Mais tant d’obstacles au sein même de l’univers religieux : « Nous vivons dans l’autoaccusation…. nous sommes convaincus que nous sommes indignes… nous avons été tellement anesthésiés à la bonne nouvelle de l’Evangile que la question de notre union à Dieu a été résolue une fois pour toute »… Il y a aussi la résistance d’un ego et d’une autosuffisance.
Mais la grâce est là. « Vous ne pouvez pas créer votre union à Dieu. Elle vous est déjà donnée. La différence n’est pas entre ceux qui sont unis à Dieu et ceux qui ne le sont pas. Nous sommes tous unis à Dieu, mais seulement certains d’entre nous le savent ».
(p 109)
Une vie bonne, c’est une vie en relation
Lorsqu’une personne est séparée, isolée, seule, la maladie menace.
« La voie de Jésus, c’est une invitation à une vision trinitaire de la vie, de l’amour, et de la relation sur la terre comme au sein de la Divinité. Comme la Trinité, notre nature, c’est de vivre en pleine relation. Nous appelons cela l’amour. Nous sommes faits pour l’amour et, en dehors de cela, nous mourons très rapidement ».
« Dieu est entièrement relation », nous dit Richard Rohr. « Je décrirai le salut comme étant simplement le désir et la capacité d’être en relation »
(p 46-47)
Etre ensemble
Richard Rohr nous rapporte une affirmation qui est présente dans les quatre évangiles à la fois : « Quiconque vous accueille m’accueille, et quiconque m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé » (1).
« Si vous avez grandi dans le christianisme, vous avez entendu souvent ce verset. Mais vous êtes vous arrêtè pour réfléchir à ce qui vraiment arrivait là ? Jésus dit qu’il y a une équivalence morale entre vous, votre prochain, le Christ et Dieu. C’est une chaine étonnante entre les êtres qui n’est pas évidente pour un observateur occasionnel.
Cette nouvelle ontologie, cette nouvelle manière de parcourir la réalité, est le cœur et le fondement de toute la révélation, de toute la révolution chrétienne. Cela vient profondément remodeler notre compréhension de qui Dieu est et ou il se trouve. Et aussi de qui nous sommes et où nous sommes.
Est-ce que vous allez recevoir cette vision ? Dieu n’est pas là bas à l’extérieur, ce que la religion a envisagé depuis le début. On doit se demander : quelle est l’expérience nouvelle qui a permis à tous les quatre évangiles de parler d’une manière si peu conforme et cependant si assurée ? ».
(1) Matthieu 10.40 Marc 9.37 Luc 10.16 Jean 13.20
(p 164)
Reconnaître le champ de la force divine.
« Comme nous accordons nos cœurs à une vision plus vaste, nous commençons à faire l’expérience de Dieu presque comme un champ de force pour emprunter une métaphore à la physique…. Et nous sommes tous déjà dans ce champ de force, que nous le sachions ou pas, de la même façon que des hindous, des bouddhistes, des gens de toute race et de toute nationalité . Dieu ne commence pas et ne s’arrête pas à une frontière.
Quand vous vous ouvrez au flux de la réalité fondamentale à travers votre vie, vous êtes une personne universelle qui vit au delà de ces frontières que les êtres humains aiment créer. Paul l’exprime joliment : « Notre citoyenneté est dans les cieux ».
En devenant plus âgé, je suis devenu prêt quotidiennement à accepter et à faire confiance au champ de force en sachant qu’il est bon, qu’il est totalement de notre côté et que je suis déjà à l’intérieur. Comment pourrions-nous être en paix autrement ?
C’est seulement dans cette acceptation et cette confiance de base que je puis cesser de me polariser sur telle ou telle chose dans mon mental ou même de me créer des problèmes mentaux.
( p 111)
A l’encontre d’un pouvoir dominateur, une puissance partagée
« La Trinité nous dit que le pouvoir de Dieu n’est pas domination, menace, coercition. A la place, il est d’une nature totalement différente, ce à quoi les disciples de Jésus ne se sont pas encore ajustés. Si le Père ne domine pas le Fils,, si le Fils ne domine pas le Saint Esprit et si l’Esprit ne domine pas le Père et le Fils, alors, il n’y a pas de domination en Dieu. Toute puissance divine est une puissance partagée, ce qui devrait avoir complètement changé la politique et la relation chrétienne. Dans la Trinité, il n’y a pas de recherche de pouvoir sur, mais seulement un pouvoir avec, un don sans retenue, un partage, un lâcher prise et, ainsi, une confiance et une réciprocité infinie. Il y a là une puissance pour changer nos relations dans le mariage, la culture et même les relations internationales… »
(p 95-96)
Trois
« Il faut une personne pour être un individu. Il faut deux personnes pour faire un couple. Et il faut au moins trois personnes pour faire une communauté… Trois (« trey ») crée la possibilité pour les gens d’aller au delà de leur intérêt personnel. C’est le commencement d’un sens du bien commun, d’un projet commun au delà de ce qui correspond aux intérêts personnels. Trois crée de la stabilité et de la sécurité qui est essentielle pour une communauté.
Parce que la réalité ultime de l’univers révélée dans la Trinité est une communauté de personnes en relation les unes avec les autres, nous savons que trois (« trey ») est le seul moyen possible pour les gens de se relier les uns aux autres avec l’individualité de chacun, la réciprocité de deux, la stabilité, objectivité et subjectivité de trois » (d’après Dave Andrews)
(p 101)
Une confiance naturelle à l’exemple de l’enfant
« Tournons-nous vers l’exemple de l’enfant pour réaliser la vertu naturelle de l’espérance. Les experts en marketing nous disent que les enfants (et les chiens) sont encore plus efficaces que le sexe dans la publicité. Pourquoi ? Parce que les enfants et les chiens sont encore remplis par une espérance naturelle et l’attente qu’on répondra à leur sourire. Ils tendent à établir un contact direct à travers leur regard… C’est l’être pur, c’est le flux sans inhibition.
C’est pourquoi Jésus nous a dit d’être comme des enfants. Il n’y a rien qui arrête le pur flux qui s’exprime dans un enfant ou dans un chien. Et c’est pourquoi quiconque a une once d’humanité et d’amour en lui est sans défense vis à vis d’une telle présence »
C’est une évocation de la présence de Dieu. « Nous voyons dans ce flux toute attirance pour la beauté, toute admiration, toute extase, toute la solidarité avec la souffrance. Quiconque qui s’ouvre pleinement au flux verra l’image divine même dans des lieux qui sont devenus laids ou défaits. C’est la vision universelle de la Trinité »
( p 81-82)
Tous solidaires
« Nous ne pouvons séparer Jésus du Dieu trinitaire. Cependant, le pratiquant moyen n’a jamais eu la chance d’accéder à une économie de la grâce bien plus vaste »…
Nous pensons dans une perspective de rareté. Elargissons notre horizon. L’espérance elle-même s’applique en premier au collectif. Nous avons cherché à susciter de l’espérance chez un individu isolé dans un cosmos, une société et une humanité voués à la désespérance et à la punition. Il est très difficile pour des individus de jouir de la foi, de l’espérance et de l’amour, et même de prêcher la foi, l’espérance et l’amour, qui seuls élèvent, si la société elle-même ne jouit pas de cette foi, de cette espérance et de cet amour. C’est une bonne partie de notre problème aujourd’hui. Nous n’avons pas donné au monde un message à la dimension cosmique…
Dieu, en tant que Dieu trinitaire, donne de l’espérance à la société dans son ensemble parce que cela découle de la nature même de son existence et non sur les conduites fluctuantes et instables des individus ».
(p 81)
Louange de la création
Dans une œuvre créatrice, L’Esprit Saint tend à multiplier continuellement des formes toujours nouvelles de créativité et de vie. On dit que 2/3 des formes de vie existent sous les mers. Et un tiers d’entre elles n’ont jamais été entrevues par un œil humain . « Qu’est-ce qu’une forme de vie en dehors de nous pour le voir ? » peuvent s’imaginer des humains autocentrés. Leur valeur ne dépend pas de notre reconnaissance à leur sujet. Comme les psaumes le disent de nombreuses manières, « les cieux proclament la gloire de Dieu » (Psaume 19.1).
De fait, la grande majorité des animaux et des fleurs qui ont existé, n’ont jamais été observés par l’œil humain. Ils forment le cercle universel de la louange. Simplement en existant, en ne faisant rien, toute chose rend grâce à Dieu. Toute chose. En existant, simplement en existant. C’est le fondement. Si vous désirez être un contemplatif, c’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Toute chose, en étant elle-même, donne pure gloire à Dieu…. »
Richard Rohr cite ensuite une écrivaine appréciée : Annie Dillard. « Nous sommes là pour témoigner de la création et pour l’encourager. Nous sommes là pour remarquer chaque chose de telle manière à ce que chaque chose se trouve remarquée. Ensemble nous remarquons chaque ombre d’une montagne, chaque pierre sur la plage, mais tout particulièrement, les beaux visages et natures complexes des uns et des autres…Autrement, la création serait en train de jouer dans une maison vide ».
(p 187-188)
L’Ecriture en mouvement
« L’Ecriture est à la fois pleinement humaine et pleinement divine. Elle est toujours écrite par des humains dans une perspective humaine. Nous l’appelons « Parole de Dieu », mais la seule « Parole de Dieu » endossée sans équivoque dans les pages de la Bible, c’est Jésus, le Logos éternel.
Dans mon livre : « Des choses cachées. L’Ecriture comme spiritualité », j’ai décrit la Bible comme une progression graduelle allant de l’avant. Le narratif est en mouvement vers une théologie toujours plus développée de la grâce, jusqu’à ce que Jésus devienne la grâce personnifiée. Mais c’est un concept que le psychisme humain n’est jamais complètement prêt à accepter. Nous résistons et vous verrez aussi dans la majorité des textes bibliques ce que l’anthropologue René Girard appelle « un texte en travail », un texte souffrant….
C’est encore vrai dans le Nouveau Testament, où même les déclarations de Jean sur l’amour inconditionnel sont encore accompagnées de lignes qui semblent impliquer un amour conditionnel, ainsi : « Si vous obéissez à mes commandements » est formulé à plusieurs reprises…Psychologiquement, les humains ont réellement encore besoin de quelque amour conditionnel pour aller vers la reconnaissance et le besoin d’un amour inconditionnel. Nous avons reçu la promesse d’un plein amour (grâce) ici et maintenant, mais c’est toujours trop à croire pour l’esprit et pour le cœur….
Le texte biblique reflète à la fois la croissance et la résistance de l’âme. L’Ecriture est une symphonie polyphonique, une conversation avec elle-même où elle joue des mélodies et des dissonances, trois pas en avant, deux pas en arrière. Progressivement et finalement, les trois pas l’emporteront. Le texte se déplace inexorablement vers l’inclusivité, la grâce, l’amour inconditionnel et le pardon. J’appelle cela « l’herméneutique de Jésus ». Interprétez les Ecritures de la manière dont Jésus l’a fait. Il ignore, dénie ou s’oppose ouvertement à ses propres Ecritures, quand elles sont impérialistes, punitives, exclusivistes ou tribales. Vérifiez par vous-même…. »
( p 136-137)
Ouvrir notre horizon
Faut-il redouter les apports d’autres traditions religieuses ?
« Dans notre climat fortement polarisé, je sais que certains chrétiens ont appris pendant des générations à redouter tout ce qui ne vient pas « purement » de « nos » sources ». Cependant, « notre propre Ecriture contient des exemples d’apports appréciés d ‘éléments de fois environnantes… Nous sommes peureux. Dieu, apparemment, est sans peur…Si la vérité est la vérité, si Dieu est un, alors il y a une réalité et il y a une vérité… Ne pourrait-on pas être heureux quand d’autres religions déduisent approximativement la même chose ?… »
Richard Rohr a vécu en Inde, berceau d’une tradition religieuse très ancienne. « Dans la théologie et dans le langage hindou, il y a trois qualités de Dieu et donc de toute réalité. J’ai entendu fréquemment ces mots : « sat, chit, ananda ».
Sat est le mot correspondant à l’Etre (Being). Dieu est l’Etre lui-même. L’Etre universel, la source de tout être, nous l’appelons le Père.
Chat est le mot pour conscience et connaissance. Dieu est conscience et esprit. Est-ce que cela ne rappelle pas le Logos ? Naturellement, notre concept biblique de Logos a été emprunté à la philosophie grecque. L’auteur de l’Evangile de Jean a déjà fait ce que je fais maintenant : emprunter à une sagesse extra-biblique, extra-judaïque.
Et finalement, Ananda. Cela signifie : bonheur, béatitude. Est-ce que cela ne résonne pas comme la joie de l’Esprit Saint, le bonheur que vous pouvez expérimenter lorsque vous vivez sans résistance dans le flux. Vous ne savez pas d’où Il vient, ce que Jésus dit à propos de l’Esprit . Comme la grâce elle-même, ananda est un don qui vient de nulle part »…
Je n’ai pas à travailler dur pour reconnaître ici la dimension trinitaire :
Sat-Chit-Ananda.
Etre, connaissance, bonheur
Père, Fils, Esprit.
La vérité est une et universelle
(p 140-141)
S’ouvrir au mystère
« C’est seulement Dieu en nous qui comprend les choses de Dieu. Nous devons prendre cela très au sérieux et savoir comment il opère en nous, avec nous, pour nous, comme nous. L’échec dans l’accès à notre propre système de fonctionnement a rendu une part du christianisme très immature et superficiel avec des clichés de seconde main au lieu d’une expérience calme, claire et immédiate de la réalité. Cela nous a laissé du côté de l’argumentation plutôt que de l’appréciation… ainsi, tout ce qui reflète un mystère reste statique dans la forme de dogmes et de doctrines, hautement abstrait, densément métaphysique et largement non pertinent.
Pourquoi l’athéisme occidental se développe-t-il ? Pourquoi les chrétiens occidentaux produisent-ils le plus grand nombre d’athées ? Ce que crois, et j’ai dédié ma vie à renverser la tendance, c’est que nous n’avons pas porté le dogme et la doctrine au niveau de l’expérience intérieure. Aussi longtemps que l’enseignement reçu ne devient pas une connaissance expérientielle, nous continuons à créer une grande quantité de croyants désabusés ».
(p 123-124)
Guidance
« La vie de foi, c’est un chemin vigilant pour apprendre comment demeurer paisiblement dans un Amour ultime et dans une Source infinie. D’une façon très pratique, vous serez alors capables de découvrir avec confiance que vous êtes gardés et guidés. De fait, après quelque temps, vous pourrez avoir confiance que presque tout est en forme de guidance, absolument tout. Votre capacité à faire confiance à la réalité d’une guidance, va lui permettre de se révéler. Etonnante logique, mais ne l’écartez pas jusqu’à ce que vous ayez sincèrement essayé. J’ai confiance que vous en viendrez à voir que c’est vrai dans l’économie divine des choses…
Certes, votre jugement calculateur pourra douter. Quand vous doutez de la possibilité de telles choses, vous arrêtez le flux. Mais si vous demeurez dans la disposition de permettre et de faire confiance, l’Esprit en vous, vous permettra de lâcher prise avec confiance. Il y a une raison pour cela. Je suis en train de vivre comme le fleuve s’écoule, porté par la surprise de son/mon déroulement. Je suis conduit. C’est bon…
S’il vous plait, n’entendez pas que j’adopte une approche fataliste, comme si vous ne pouviez travailler pour améliorer et changer la situation. En fait, c’est tout le contraire. Vous pouvez.
Mais ce que je suis en train de vous dire, c’est ce qui doit venir en premier à votre cœur et à votre âme doit être un oui et non un non, la confiance au lieu de la résistance. Et quand vous pourrez avancer avec vos ouis et vous permettre de voir Dieu dans tous les moments de votre vie, vous reconnaitrez qu’une telle énergie n’est jamais gaspillée, mais génère toujours de la vie et de la lumière »
(p 97-98)
Ces passages du livre de Richard Rohr et de Mike Morrell : « The divine dance » ouvrent des avenues pour notre réflexion et des pistes pour notre méditation. Si cette lecture suscite des échos, elle pourra inciter un éditeur à entreprendre une traduction en français.
(1) Richard Rohr with Mike Morrell. The divine dance. The Trinity and your transformation. SPCK, 2016. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2758
Sur ce blog, dans le même esprit de stimulation et d’incitation, nous avons également présenté des extraits du dernier livre de Jürgen Moltmann : The living God and the fullness of life (Le Dieu vivant et la plénitude de vie) : https://vivreetesperer.com/?p=2758
par jean | Août 2, 2022 | Expérience de vie et relation |
Ma vision de Dieu a changé.
Un témoignage d’Odile Hassenforder
Depuis que Dieu est intervenu dans ma vie, tout a changé pour moi. Comme la samaritaine, j’ai déclaré autour de moi que Jésus était le Messie ; comme l’aveugle de Siloé, je me suis prosterné devant mon Dieu. Dire qui est Dieu pour moi aujourd’hui, ce qu’il était pour moi il y a dix, vingt ans, c’est dire quelle était ma relation à Lui. Je ne puis décrire Dieu. « Personne ne l’a jamais vu », dit l’apôtre Jean en commençant son évangile. « Qui me voit, voit le Père, dit Jésus à Philippe. Tous les contemporains de Jésus qui l’ont approché n’ont pas reconnu en lui le Fils de Dieu ; seuls ceux qui ont eu une véritable rencontre avec lui, ont reçu la lumière, ont saisi la vérité. J’imagine très bien l’émotion qu’ont du ressentir la samaritaine, l’aveugle et tant d’autres. Aujourd’hui un jeune dirait : « ça fait tilt », un amoureux dirait : « j’ai eu le coup de foudre ». Ces expressions sont bien pâles pour exprimer le choc d’une telle découverte.
Un chemin.
Que m’est-il arrivé ce mois d’octobre 1973 ?
L’impossibilité de vivre m’entraînait à la mort, au suicide.
Pourtant, je me rappelle qu’à l’époque où je suis rentrée dans la vie professionnelle, je croyais ne jamais connaître le désespoir, malgré toutes les difficultés de vivre que j’avais, parce que Dieu était avec moi. Je ressentais une assurance intérieure.
J’avais eu la chance de rencontrer, à cette époque, un aumônier d’action catholique qui me suivit durant quatre ans dans une forme de psycho-thérapie spirituelle, si je puis m’exprimer ainsi. En plus de la messe quotidienne, je profitais d’un entretien spirituel toutes les trois semaines avec cet aumônier. En fait, je pouvais exprimer mes aspirations et mes incapacités. Je ne me rappelle pas du contenu précis d’un de ces dialogues. Plein de bon sens et de finesse psychologique, mon interlocuteur me montrait que Jésus m’entraînait dans une dynamique positive. Par la confession qui suivait, je remettais au Seigneur tout le négatif de ma vie et attendais de lui la force de poursuivre mon chemin. Cela été pour moi l’occasion d’une évolution psychologique très appréciable. Je me rend compte aujourd’hui que la situation était ambiguë : surmonter mes difficultés psychologiques et réaliser une image idéale de moi, plutôt que de saisir l’invitation de l’Esprit à entrer dans l’univers de Dieu. J’ai reçu ce dont j’avais besoin à l’époque. J’en remercie le Seigneur aujourd’hui en revoyant tout ce qu’Il a mis sur ma route, d’étape en étape, respectant le cheminement de mon être, proposant la nourriture adaptée à ce que je vivais.
Mon mariage a évidemment été un tournant dans ma vie. Mon mari m’a apporté la vie culturelle et intellectuelle à laquelle j’aspirais tant, mais aussi une vie de foi complémentaire à la mienne. Nous avons essayé de prier ensemble le soir. Notre prière s’est vite tarie. Ensemble nous avons fait partie de groupes de foyers, de Vie Nouvelle dans les années soixante. Nous allions régulièrement le dimanche dans une paroisse voisine de trois kilomètres de notre domicile. Nous faisions allègrement le trajet à pied, car nous recevions là l’annonce d’une vie élargie en Jésus-Christ, un sens à notre vie en Dieu.
A la naissance de notre fils, né prématuré à six mois et menacé de ne pas survivre, nous avons beaucoup prié, remettant à Dieu notre sort autant que celui de cet enfant. Je savais intellectuellement que les miracles existaient, mais ma foi était bien faible pour croire que Dieu pouvait intervenir pour moi. Tout en disant « que ta volonté soit faite », je pensais au déroulement de l’enterrement imminent et je ne prêtais pas attention aux paroles d’espérance de mon entourage. Par la suite, j’ai attribué la survie de notre enfant uniquement aux médecins et à la science. Ce n’est que maintenant que mon cœur est rempli de reconnaissance envers celui qui a toujours été auprès de moi et que je ne voyais pas. Oui, je constate maintenant, en revoyant ma vie passée, que le Seigneur m’a préservée de catastrophes irréversibles. Pourtant à cette époque, il devenait pour moi de plus en plus absent. L’alimentation de la foi s’estompait peu à peu.
Cependant les handicaps de ma personnalité réapparaissaient dans mon nouveau mode de vie de mère au foyer. Je n’ai pu profiter alors des joies de la maternité. Je n’ai pas pu faire face non plus à mes conditions de vie. Mon action militante ne parvenait plus à compenser mes problèmes. J’entrepris une psychothérapie lorsque je constatais qu’à deux ans mon fils présentait des troubles de personnalité. La seule chose qui était en mon pouvoir je devais le faire. Avant d’entreprendre une telle démarche, j’allais voir un prêtre ami, espérant que, par son intermédiaire, Dieu me sortirait de là. En fait, il me dit que Dieu pouvait agir à travers les sciences humaines. Il insista d’autant plus qu’il avait constaté la tristesse la tristesse profonde que dévoilait mon visage lorsque je ne me croyais pas observée. Je compris sûrement assez mal ce qui m’a été dit ce jour-là car je mis mon seul espoir dans la psychologie. L’année suivante, je confiais mon fils à la garde d’une voisine et je repris le travail social. La psychothérapie m’a été d’un grand secours pour mettre à jour les causes de mon inhibition et aussi me dégager de bien des angoisses et des défenses que mon inconscient avait forgées. Lors de ma première consultation, je me présentais comme vivant dans une sphère de plexiglace au milieu de la vie, mais en dehors d’elle.
L’annonce d’une nouvelle naissance en 69 a été pour moi une catastrophe, car je n’avais pas encore suffisamment acquis mon autonomie. La catastrophe a été bien plus grande encore lors de la fausse couche qui a suivi. J’ai vécu la mort d’un enfant. Seul l’oubli a pu atténuer la douleur. Je ne me souviens pas m’être adressée à Dieu. Il n’était plus pour moi qu’une entité qui animait ce grand univers où je n’étais que poussière. Il existait bien sûr, mais à la façon de l’horloger et je faisais partie de la mécanique. Les amis, dans ces circonstances sont souvent de bien peu de secours. Et ils ne peuvent donner que ce qu’ils ont. Du reste, ceux ou celles-ci devenaient rares car, fatigués psychologiquement, mon mari et moi, nous allions de moins en moins aux réunions de toutes sortes et bien peu de monde se souciait de notre absence. Les soutiens religieux disparaissaient. Le curé de la paroisse que nous fréquentions partit en 1967 et nous n’avions pas trouvé ailleurs une alimentation spirituelle malgré nos nombreuses recherches. Les groupes de foyers s’étaient dissous.
Peu importe les raisons et les circonstances qui ont provoqué une dissociation de ma personnalité. Je suis persuadée aujourd’hui que, si j’étais restée en relation avec Dieu, je n’aurais pas vécu ce drame. Il était tout de même là présent, mais je ne le savais pas. J’ai utilisé tout ce qui était en mon pouvoir pour surmonter ces moments de dépression, trou noir où tout disparaissait. Je ne manquais pas de volonté et l’énergie déployée pour surnager était deux fois plus grande que celle que je dépense aujourd’hui. L’ergothérapie, pensais-je, pourrait peut-être me sortir de cet état second où l’imaginaire et la réalité s’entremêlaient. Alors, je me mis à tapisser la chambre de mon fils, avec beaucoup de mal du reste, car je me trompais constamment dans mes mesures. La relaxation permettait à mon corps de ne pas craquer trop vite, comme la chimiothérapie soutenait le psychisme. Il me semblait que la folie se profilait derrière mon angoisse ; et le phénomène ne faisait que s’amplifier. Je rencontrais cependant la compréhension attentive et patiente de médecins tandis que plusieurs amies m’exprimaient leur affection. Mais que pouvaient les uns et les autres ? Je leur suis cependant reconnaissants de leur attitude qui a atténué ma souffrance et m’a permis de tenir plus longtemps. Du moins jusqu’au jour où j’avalais trop de somnifères. L’escalade continuait. Des forces internes s’entraînaient à me détruire .
C’est dans cet état, huit jours après mon sommeil prolongé, que je participais à un week-end avec des amis sur le thème : « vivre sa foi ». Quelle gageure ! Ce dimanche, pendant la prière, je tirais le signal d’alarme, et, dans mon désespoir, je criais : « Jésus, si tu es la Vie, donne-moi le goût de vivre ». Un ami bien intentionné présenta une parabole à sa manière : deux grenouilles se débattaient dans une jatte de lait : l’une, dans son désespoir, se laisse couler. Mais l’autre continue à s’agiter et une motte de beurre se forme grâce à laquelle elle pu surnager. Cela ne fit qu’augmenter mon désarroi : pourquoi les prêtres ne parlaient-ils que psychologie ? Aucune force humaine ne pouvait me sortir de là. En fait, mon médecin avait mieux compris ma situation lorsqu’il me parla de crise existentielle. Sur son conseil, j’ai lu un livre sur le bouddhisme. Là encore, il me semblait que je devais tirer de moi-même la force de passer au stade de l’esprit. Je ne pouvais pas. J’étais anéantie. Il fallait que la vie vienne à moi car je ne pouvais la susciter malgré tout le désir que j’en avais . J’avais parfaitement conscience de ma responsabilité envers mon fils de huit ans, très angoissé de ce qu’il vivait malgré mes efforts pour cacher mes problèmes et compenser au maximum.
Délivrance.
Jésus a répondu à mon appel : je le sais maintenant car le hasard est devenu pour moi providence : « Pas un cheveu de votre tête ne tombe sans que je le veuille » . Ce n’est pas un hasard d’avoir trouvé un jour de vacances le pasteur d’une assemblée de Dieu, rencontré précédemment lors d’une réunion.
De cet entretien, je me rappelle :
° Jésus guérit, il peut vous guérir.
° Comment ?
° Quand je sème du blé, en fils de paysan, j’attends qu’il pousse. Je ne me demande pas comment il va pousser. C’est un fait d’expérience. De même, quand je prie Jésus, je sais qu’il répond. Je me place là sur un plan spirituel et non intellectuel.
En y réfléchissant maintenant, je réalise que je ne croyais plus alors à l’efficacité de la prière. Cet entretien fut le point de départ d’un renouveau pour moi.
Le retour de vacances fut difficile. Je me trouvais contrainte à m’absenter de plus en plus fréquemment de mon travail. Je m’y accrochais cependant pour ne pas sombrer. J’échappais de justesse à un accident de voiture que j’ai failli provoquer par ma faute. Alors, je réalisais que j’allais à la catastrophe. Face à moi-même, je me rendais compte avec une grande lucidité que j’avais un choix à faire. Deux possibilités se présentaient à moi. Je continuerai à lutter par mes propres forces tout en sachant que cela irait de mal en pis. Je pouvais aussi choisir le chemin de la vie. Je me détruis, pensais-je, parce que je ne peux vivre. J’ai envie de vivre . Alors je choisis la vie. C’est ainsi que je me déterminais pour Jésus, sans condition, prête à tout donner, mon indépendance entre autres, prête aussi à tout recevoir.
« Je n’en peux plus », c’est tout ce dont j’étais capable de dire. Je réalisais alors que la Parole de Dieu est efficace. Certaines citations de la Bible résonnaient en moi : « Dans la vallée de l’ombre de la mort » pour sûr, j’y étais. La suite du passage était moins évidente pour moi, bien que je l’ai mille fois entendue : « Tu es mon berger ». Ce jour-là, ce fut vrai. Je le sus dans tout mon être lorsque, à la suite de la prière, je ressentis une énergie vitale qui me donna force et consistance, puis un grand calme intérieur, puis la joie. C’était la première fois qu’on priait pour moi, avec conviction et non avec des formules, en résonance avec mes aspirations les plus profondes jamais exprimées. Ce qui était demandé se réalisait. C’était extraordinaire et merveilleux.
L’effet dura quarante-huit heures, puis les symptômes réapparurent. Je n’hésitais pas à retourner me désaltérer à la source. J’étais déterminée à continuer quoiqu’il arrive. En fait, j’ai osé réitérer ma démarche parce que la perche m’avait été tendue par le pasteur : « Dans votre état, il faudra prier plusieurs fois ». C’était l’expérience qui le disait. Tous les jours, les deux jours, j’ai ainsi demandé que l’on pria pour moi, cinq fois en une semaine. A chaque fois, la même énergie me donnait vie. Et ce dernier jeudi d’octobre, j’ai eu envie de m’associer à la prière d’un groupe charismatique catholique que je connaissais par ailleurs. Devant une assemblée nombreuse de cent ou cent cinquante personnes, j’exprimais tout haut l’assurance intérieure qui m’apparaissait : « Seigneur, je ne suis pas encore guérie mais je sais que tu vas me guérir et je t’en remercie ». Une prière murmurée en langues au centre de l’assemblée fut pour moi un soutien communautaire : ils savaient ce que je voulais dire et ils s’associaient à ma prière et la soutenaient. Ce soir-là, à peine couchée, je sentis ma personnalité se remettre en place, en une fraction de seconde. Comme un puzzle, chaque partie de mon être prenait sa place : l’unité s’est faite en moi. J’entrais dans la réalité, j’étais bien. Et dès le lendemain, je dis à qui voulait l’entendre que j’étais guérie. « ça se voit », me répondit-on souvent. Et le dimanche, au lieu d’aller demander à l’assemblée la prière des frères, j’y ai rendu grâce à Dieu.
J’étais transformée. Ma situation n’avait en rien changée, elle ne m’écrasait plus. J’étais à l’aise dans ma peau comme jamais je ne l’avais été. Qu’il pleuve, qu’il vente, tout me réjouissait. La fatigue, physique que je continuais à ressentir, n’entachait nullement ma joie profonde. Je me disais en convalescence, voilà, c’est tout. Rien ne pouvait assombrir cette joie, même la grande souffrance provoquée par une de mes amies, qui, au lieu de se réjouir avec moi, me rejeta en m’accusant de mysticisme, ce dont elle avait peur pour elle-même, du moins l’ai-je compris ainsi et je ne lui en voulus pas.
Une vie en abondance.
J’avais demandé la vie. Je l’ai reçu en abondance, bien au delà de ce que je pouvais imaginer : la vie éternelle. « La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17,3). Je suis née à la vie de l’Esprit, je suis entrée dans l’univers spirituel ; le royaume de Dieu, dit Jésus. Ce fut une révélation pour moi. Il m’est arrivé ce que Jésus disait à Nicodème : « L’Esprit souffle où il veut. Tu entends le bruit qu’il fait, mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Voilà ce qui se passe pour tout homme qui naît de l’Esprit ». La Trinité devenait une réalité aussi naturelle qu’avoir des parents. Jésus, par sa mort et sa résurrection, m’a tiré de la mort où m’entraînait le mal, pour me donner la vie éternelle en me réconciliant avec le Père. L’Esprit Saint qui les habite tout entier, ne faisant qu’un avec eux, m’anime de cette vie divine. « Celui qui doit vous aider, le Saint-Esprit, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera ce que je vous ai dit », a dit Jésus à ses disciples (Jean 17). Dieu se manifestait à moi aussi par l’amour qui m’envahissait. Je me suis sentie aimée au point où cet amour débordait de moi sur tous ceux que je rencontrais : j’aurais embrassé tout le monde si les convenances ne m’avaient retenue.
Simultanément, j’avais soif de connaître davantage. Je lisais ma Bible, surtout le Nouveau Testament. Et, assez curieusement, je comprenais beaucoup de choses qui m’étaient jusque là restées hermétiques.
Comme tout nouveau-né qui s’ouvre à la vie, je devais poursuivre mes découvertes. Avec deux autres ménages, nous avons formé un groupe de prière interconfessionnel qui, du reste, grandit très vite. Nous sommes allé voir ailleurs ce qui se passait, nous avons suivi des sessions et pris de nouveaux contacts. Par la suite, des difficultés et des déviations ont surgi dans ce groupe et nous avons du prendre du recul.
Vivre dans l’Esprit.
Aujourd’hui, la conviction de me savoir sauvée, c’est-à-dire vivre dans le règne de Jésus-Christ ressuscité, entraîne chez moi une attitude positive. Chaque matin, j’ouvre mon être à l’Esprit qui renouvelle toute chose. Je ne peux prévoir ce que je vais découvrir, je deviens disponible et disposée à voir sa présence lors d’une rencontre, au sein d’évènements. Je ressens le besoin d’exprimer cela à voix intelligible en une courte prière de quelques minutes dans une attitude active.
La lecture des Ecritures est une nourriture. De temps en temps, tel passage résonne en moi ; d’autres fois, me revient à la mémoire un verset à propos d’évènements que je vis, une question que je me pose, et j’y vois là une réponse. Je sais aussi que si je prends les promesses de Jésus pour moi, elles se réalisent pour moi. Cela a été le cas, par exemple, en ce qui concerne la confiance en Dieu. « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par dessus » (Luc 12). Effectivement, je me suis rendu compte que mon être se transformait en considérant mes rêves ; ainsi dans un rêve représentant une scène de dévastation, je restais calme et sereine.
Jésus nous dit d’aimer notre prochain. Il nous aide à y parvenir. Il n’y a pas si longtemps, mon interlocuteur commençait à m’énerver. Intérieurement, je dis : « Donne-moi de l’aimer, Seigneur » et je me rappelle que le plus petit est le plus grand dans le royaume des cieux, que Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Et je réalisais ainsi que je devais être au service de celui qui était là à côté de moi. Mon ressentiment disparut. Je m’intéressai à ce qui le préoccupait.
Je souhaite voir davantage comment Dieu se manifeste sous des formes bien diverses : à travers les autres, dans la nature, dans l’histoire. Après ces trois années de découverte, je m’aperçois que je marche à peine. Je suis heureuse de voir la vie éternelle devant moi comme en moi : c’est une louange constante que j’adresse au Seigneur, qui est en même temps adoration et contemplation. Je lui rends grâce pour tout ce qu’il a fait pour moi.
Odile Hassenforder
Texte polycopié retrouvé dans ses archives
« Ma vision de Dieu a changé », p 27-36 dans : Odile Hassenforder. Sa présence dans ma vie. Empreinte temps présent, 2011
Voir aussi : Odile Hassenforder : « Sa présence dans ma vie » : un témoignage vivant : https://vivreetesperer.com/odile-hassenforder-sa-presence-dans-ma-vie-un-temoignage-vivant/