Jean Jaurès : mystique et politique d’un combattant républicain, selon Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson

Jean Jaurès le prophète - Albin MichelUne vision spirituelle, dans et pour le monde

A certains moments dans l’histoire, de grandes personnalités émergent. Elles portent une cause et vivent un idéal. Ce fut le cas de Mandela et de Gandhi (1). En France, ce fut le cas de Jean Jaurès. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson ont écrit à leur sujet. Et nous revenons ici sur un de leurs livres : «  Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain » (2). « Tout le monde croit connaître Jean Jaurès, icône républicaine qui demeure encore dans les mémoires, cent ans après sa mort (en 1914), le père du socialisme français, le fondateur de « l’Humanité », l’historien de la Révolution Française, l’inlassable combattant dreyfusard, le champion parlementaire de la séparation des Eglises et de l’Etat, le pacifiste assassiné à la veille de la Grande Guerre (3).  Mais d’où lui venait ce souffle qui l’habitait, quel était le fondement de son élan humaniste et en quoi croyait-il ? » (2a). Eric et Sophie Vinson décrivent et analysent ici la pensée philosophique, métaphysique de Jean Jaurès dans le contexte de son époque.

Voilà une recherche qui nous concerne. A certains moments de l’histoire, dans telle conjoncture, l’accès à une inspiration religieuse peut être entravé parce que l’institution correspondante s’enferme, s’éloigne de la vie, adopte une posture dominatrice . Au XIXè siècle, l’Eglise catholique s’érigea en pouvoir hostile aux acquis de la Révolution Française. Ce fut « la guerre des deux France ». Mais alors comment le christianisme pouvait-il être vécu, lui, qui, en France, avait été associé, pour une part importante, au catholicisme ? Comment l’inspiration évangélique allait elle contribuer à irriguer la société française ? Lorsque l’eau vive se heurte à un barrage, elle prend de nouveaux chemins. Dans  notre humanité, il nous faut explorer et reconnaître les formes nouvelles qui viennent compenser un manque. Aujourd’hui, au cours des dernières décennies, un écart s’est creusé entre les institutions religieuses, accusé pour certaines, moindre pour d’autres, et une nouvelle manière de vivre et de penser. Aujourd’hui encore des scandales apparaissent qui témoignent de l’inadéquation et de la faillite de tel système religieux Alors, pour que l’inspiration spirituelle, l’inspiration évangélique, puissent continuer à irriguer notre société, il est important que des pensée et des formes nouvelles apparaissent en apportant, dans toute sa diversité, une offre renouvelée. La question s’est posée à la fin du XIXè siècle. Dans une autre contexte, elle se pose aujourd’hui.

Voilà pourquoi, le livre d’Eric et de Sophie Vinson nous paraît important, car il nous montre, entre autres, comment, à cette époque, Jean Jaurès a fondé son action politique et sociale sur une vision spirituelle. Cette vision s’est exprimée dans une dimension philosophique.  « Jean Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé, un auteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « la réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité- qui s’oppose au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin-, on ignore les principes mêmes qui ont guidé toute son action » (2a).

 

La réalité du monde sensible

 Eric et Sophie Vinson nous exposent la pensée de Jaurès telle qu’elle se déploie dans sa thèse principale de philosophie : « De la réalité du monde sensible » éditée en 1891 et rééditée quasiment à l’identique en 1902. « Nous voulons », disent-ils, « présenter cette philosophie en elle- même, à partir de sa dimension spirituelle ». Dans ce bref article, nous ne pouvons suivre le fil du raisonnement qui nous est décrit dans ce livre auquel on se reportera. Nous nous bornerons à quelques notations.

En affirmant la « réalité du monde sensible », Jaurès s’oppose d’une part au « subjectivisme qui réduit le monde sensible, matériel, au sujet », et, d’autre part, « au matérialisme qui réduit le sujet au monde matériel » (p 68). Et il dépasse « le divorce du sujet et de l’objet, grâce à la notion d’être, ce grand « englobant » métaphysique injustement oublié par les deux courants rivaux : subjectivisme et matérialisme (p 55).

Ce qu’affirme Jaurès, c’est « l’unité dynamique de tout ce qui est » (p 64). « Nous constatons qu’il y a  dans toutes les consciences individuelles , une conscience absolue et indépendante de tout organisme étroit et éphémère, qu’elle est présente partout sans être enchainée nulle part, qu’elle n’a d’autre sens que l’infini lui-même, et qu’ainsi toutes les manifestations de l’infini, l’espace, la lumière, le son, trouvent en elle, leur centre de ralliement et une garantie d’éternelle réalité »  ( p 57). Et c’est dans cette perspective que Jaurès envisage la divinité : « Dieu ne doit pas être pensé sur notre modèle, seulement plus grand. Il est la réalité elle-même… ». « La conscience absolue n’est pas un moi comme les autres, elle est le moi de tous les mois, la conscience de toutes les consciences… » ( p 65). Les auteurs nous expliquent les ressorts de cette pensée. « Ce Dieu-conscience absolue » semble être en quelque sorte l’« intériorité » profonde  – autrement dit le « cœur » – des mois particuliers, des consciences individuelles comme des vérités rationnelles. Présent en eux au tréfonds, Il ne se réduit pas à eux et les dépasse qualitativement de manière infinie. Mais Il les rassemble aussi par Sa seule présence, « unité de toutes les unités ». Actif au cœur de toutes les réalités finies, Lui, l’infini divin, il les contient ainsi toutes d’un certain point de vue…Et cela constitue l’ ordre ordinaire des choses simples, simplement incompris et même inaperçu par la plupart ». A deux reprises, Jaurès cite textuellement le discours de Paul devant l’aéropage (Actes 17. 28) : « En la Divinité, nous avons la vie, le mouvement et l’être » (p 64).

A la suite de ce raisonnement, la conclusion de la thèse vient nous éclairer en rejoignant notre expérience quotidienne : « Précisément parce que c’est la conscience  absolue qui fait la réalité du monde, tous les individus, toutes les forces du monde gardent leur réalité familière et leurs devoirs familiers . Dieu, en se mêlant au monde, n’y répand pas seulement la vie et la joie, mais aussi la modestie et le bon sens… Dans la conscience absolue et divine, ce n’est pas seulement le ciel grandiose et étoilé qui trouve sa justification, mais aussi la modeste maison où, outre la table de famille et le foyer, l’homme, avec ses humbles  outils, gagne pour lui et les siens, le pain de chaque jour » (p 66) .

Dans un chapitre : « Du panthéisme à la « Philosophia Perennis », les auteurs s’emploient à situer la pensée de Jaurès parmi les grandes tendances philosophiques. Nous retiendrons ceci : « Dieu et le monde sont un de point de vue de l’immanence divine… mais du point de vue de la transcendance divine, Dieu et le monde sont également distincts et dans un rapport « hiérarchique » puisque Dieu ne se limite pas au monde… C’est un point de vue qui peut être reconnu comme panenthéiste » : Dieu est partout, en tout et tout est en Dieu… mais tout n’est pas Dieu au sens où la réalité divine excède infiniment la réalité perceptible qu’il habite néanmoins intimement et qui ne saurait être sans Lui » (p 75). Dans le mouvement de la théologie chrétienne, Jürgen Moltmann vient aujourd’hui éclairer cette dimension panenthéiste dans sa théologie de la création (4) .

 

Reliance spirituelle à travers l’histoire

En cette fin du XIXè siècle, l’institution catholique s’oppose au mouvement des idées et s’enferme dans la défense d’un système dominateur . Et, à l’opposé, s’affirme une conception athée et matérialiste. Dans ce contexte, nous avons vu combien Jean Jaurès exprime une vision spirituelle. Eric et Sophie Vinson nous montre qu’il n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un courant de pensée, vaste et diversifié. C’est dire que, face aux enfermements, il y a là beaucoup de chercheurs qui oeuvrent pour une ouverture spirituelle. L’inspiration chrétienne peut y trouver sa place.

« Comme l’a montré Paul Bénichou, dans sa monumentale étude sur les « Romantismes français », l’intelligence et les lettres françaises sont travaillées par une question fondamentale : après l’ouragan de la Révolution, le catholicisme peut-il encore incarner l’autorité spirituelle ? Au prix de quelles adaptations ?  Et si l’Eglise doit perdre le mandat du Ciel » en même temps que la monarchie, par quoi, par qui et comment la remplacer ? » ( p 109) ?

Les auteurs évoquent ensuite de nombreuses personnalités, parmi lesquelles nous retiendrons ici : « Edgar Quinet qui espérait « protestantiser » la France pour établir durablement la démocratie, Alexis de Tocqueville qui initia une longue « tradition sociologique » de recherche sur l’impact de la problématique religieuse en matière de transformation sociale et de transformation du lien social, Lamennais, Lacordaire et Ozanam, pionniers de la question sociale venus du catholicisme, Pierre Leroux et Philippe Buchez, porteurs d’un « socialisme chrétien ». Ils évoquent de nombreux courants : «  les effusions politico-religieuses de 1848, la montée des idéaux démocratiques et sociaux dans la franc-maçonnerie, le « socialisme utopique » français,  un ésotérisme, le courant occultiste, Victor Hugo, « le plus grand poète français, conscience morale de la République naissante, prophète d’un avenir démocratique et social » sans compter presque tous les grands écrivains français d’alors (Balzac, Stendhal, Flaubert, Georges Sand etc) chez lesquels on peut trouver des passages ou des livres entiers, en rapport avec le spirituel et l’ésotérisme » (p 103-105).

On ne doit pas seulement envisager le mouvement des idées à l’échelle française, mais plus largement à l’échelle européenne. Et, à cet égard, Jean Jaurès s’est également inspiré de la pensée germanique, en particulier de la « Naturphilosophie » (p 106). Les auteurs citent un article de Jaurès sur le poème de Victor Hugo, intitulé « Dieu » : « Si tout est nature, il faut comprendre la nature dans sa profondeur et dans son mystère et, comprise à fond, elle révèle Dieu, ou plutôt, elle est l’expression même de Dieu… La nature est embrasée d’esprit et l’esprit, sans sortir de l’ordre naturel et de ses lois, peut prétendre à de prodigieux développements » ( p 107-108). Cette vision du monde se traduit en action. « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité à l’ordre, à la justice, à la joie.  En ce sens aussi, Dieu est agissant… Je vous assure qu’il se fait en ce moment dans les esprits un travail immense pour retrouver Dieu dans la nature et l’idéal dans le réel. En même temps que les foules souffrantes aspirent vers le juste, les âmes pensantes font effort vers le vrai et vers le divin. Il y a dans le socialisme aussi des ferments mystiques : les hommes qui ont le sens de l’éternel comme Hugo, sont les seuls qui aient vraiment le sens de leur temps » ( p 108-109). Si ce texte date de la fin du XIXè siècle, on peut penser qu’il éveille un écho dans  notre société en recherche de sens, d’un nouveau rapport avec la nature et d’une dimension écologique.

La spiritualité de Jaurès fut, à l’époque, méconnue par ceux qui ne voulaient pas la voir. Et aujourd’hui, il en est de même. Selon les auteurs, le terme de « Dieu » serait devenu « pesant et incongru à la fois, en tout cas hors d’un contexte confessionnel » . Cependant dans le mouvement écologique qui se développe aujourd’hui, une vision nouvelle de la nature apparaît . Certains  y reconnaissent la présence du divin . Une théologie de la création se manifeste. Des articles parus sur ce blog témoignent de cette évolution (5). En 1988, paraît en France un livre pionnier de Jürgen Moltmann : « Dieu dans la création », intitulé, dès cctte époque : Traité écologique de la création » (4). L’œuvre de l’Esprit y est mise en évidence : « Le Dieu trinitaire inspire sans cesse toute sa création. Tout ce qui est, existe et vit grâce à l’affluence permanente des énergies et des possibilités de l’Esprit cosmique. C’est pourquoi, il faut comprendre toute réalité créée de façon énergétique, comme possibilité réalisée de l’Esprit divin. Grâce aux possibilités et énergies de l’Esprit, le Créateur lui-même est présent dans sa création . Il ne s’oppose pas à elle par sa transcendance, mais entre en elle et lui demeure en même temps immanent » (p 22-23). En se reportant à la pensée de Jean Jaurès dans sa thèse : « De la réalité du monde sensible », il y a une proximité dans les deux approches.

 

Une inspiration pour notre temps

 Dans leur livre sur Jean Jaurès, Eric et Sophie Vinson expriment  « l’urgence démocratique actuelle de trouver une voie – d’entendre une voix – pour relier, dynamiser, concrétiser la quête de sens individuelle et collective, en pleine faillite du désordre établi » (p 24).  « Leur essai propose, textes sources à l’appui, un fil conducteur stimulant, original dans le dédale de cette existence remarquable. Ce fil conducteur ? Le spirituel suivi à travers les principales facettes – de faits inséparables et quasi simultanés – de cet homme-fleuve. Un fil conducteur spirituel qui pourrait, en outre, avoir quelque utilité pour nous,  qui errons dans un monde sans repères en plein bouleversement. Revisiter l’ouverture jaurésienne, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre conviction et responsabilité… » (p 25-26). On peut ajouter la pertinence de cette pensée dans notre  avancée écologique.

Conscients de ce besoin de sens et d’inspiration, Eric et Sophie Vinson  envisagent la personnalité de Jean Jaurès parmi d’autres figures historiques qui leur paraissent présenter des ressemblances. C’est ce qu’ils appellent « la famille des « spirituels engagés » ou des « mystiques militants » parmi lesquels ils rangent M K Gandhi, Nelson Mandela (1), Martin Luther King, le Dalaï Lama pour ne citer que les plus connus. « Et si l’étude de ces spirituels engagés, à commencer par Jaurès si typiquement français, nous permettait d’entrevoir l’aube d’un nouvel humanisme en politique… » ( p 26).

Cependant cette aspiration s’inscrit dans une durée historique. A travers le temps, nous voyons ainsi un fil conducteur dans la vision d’un monde qui n’est pas abandonné à une destinée aveugle, mais habité par la présence du divin. C’est l’approche de Jean Jaurès dans sa thèse sur « la réalité du monde sensible ».   Aujourd’hui, c’est aussi celle de Jürgen Moltmann dans sa théologie de l’espérance. Une nouvelle vision de la création émerge et accompagne la prise de conscience écologique. Ainsi, on peut redire avec Jean Jaurès : « Si Dieu est, c’est à dire qu’il y a un foyer idéal et réel tout ensemble de la nature et de la conscience, nous pouvons sans contradiction tenter d’élever la nature et toutes les consciences à l’unité, à l’ordre, à la justice, à la joie » ( p 108).

J H

 

  1. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vison. Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? Albin Michel, 2018 Mise en perspective : « Non violence. Une démarche spirituelle et politique » : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  2. Eric Vinson. Sophie Viguier-Vinson. Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Albin Michel, 2014 2a quatrième de couverture   Nous n’avons abordé ici qu’une partie limitée de ce livre remarquable qui couvre tous les aspects de la vie de Jean Jaurès, ce « prophète ». C’est une lecture particulièrement fructueuse.
  3. Un fait marquant dans la lutte de Jaurès pour la paix : « Un été pas comme les autres. Le début de la grande guerre et l’assassinat de Jaurès. Un édito vidéo d’Antoine Nouis dans Réforme » : https://www.temoins.com/un-ete-pas-comme-les-autres-le-debut-de-la-grande-guerre-et-lassassinat-de-jean-jaures-un-edito-video-dantoine-nouis-dans-reforme/
  4. Jürgen Moltmann. Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Cerf, 1998 « Si on comprend le créateur, la création et son but de façon trinitaire, alors le créateur habite par son Esprit dans l’ensemble de la création et dans chacune de ses créatures et il les maintient ensemble et en vie par la force de son Esprit » ( p 8)
  5. « Le Dieu vivant et la plénitude de vie » : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/ « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/                    « Convergences écologiques : « Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, Pape François et Edgar Morin » :  https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/         La publication de l’encyclique Laudato Si’ par le Pape François est un moment important dans la montée d’une théologie écologique.

Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde

La nouvelle conjoncture, selon Jean Staune.

 CapturehgjfggDans l’inquiétude et l’incertitude actuelle concernant l’évolution de notre société, nous sentons bien que nous vivons à une époque de grandes mutations.  Et d’ailleurs, nous sommes éclairés à ce sujet par des auteurs capables d’analyser cette évolution historique (1). Plus nous nous situons dans ce mouvement, plus nous voyons en regard émerger de nouvelles pensées et de nouvelles pratiques, plus nous sommes à même de nous diriger. Et comme le nouveau monde qui apparaît est aussi un puzzle dans lequel des éléments très variés viennent prendre place, nous avons avantage à recourir à des œuvres de synthèse. A cet égard, le livre de Jean Staune : « les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science » (2) est particulièrement éclairant.

En effet, son auteur met ici en œuvre une culture fondée sur une observation et une recherche qui se développent dans des champs différents. Ainsi, le texte de quatrième de couverture, présente Jean Staune comme philosophe des sciences, diplômé en économie, management, philosophie, mathématiques, informatique et paléontologie. Jean Staune est enseignant dans la MBA du groupe HEC et expert de l’Association Progrès du Management (APM). Il est notamment l’auteur d’un best-seller : « Notre existence a-t-elle un sens ? (Presses de la Renaissance, 2007) ». Ce livre témoigne du rôle pionnier de l’auteur dans l’exploration des nouveaux rapports entre sciences, religions et spiritualités. A travers la démarche internationale de l’Université  Interdisciplinaire de Paris (3),  Jean Staune a fait connaître en France une vision nouvelle des implications philosophiques et métaphysiques de la révolution scientifique. Cette culture a inspiré la rédaction des « Clés du futur » qui nous invite à « réinventer ensemble la société, l’économie et la science ».

Et effectivement, l’auteur tient son engagement. Dans un livre de 700 pages, préfacé par Jacques Attali, il nous emmène à la découverte de la mutation en cours en une quinzaine de chapitres particulièrement accessibles si bien, que d’un bout à l’autre, on entre ainsi dans un grand mouvement qui se déroule en cinq parties : « Les deux révolutions qui vont changer notre vie. Aux racines de la crise. Les germes d’une nouvelle société. Les bases d’une nouvelle économie. De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain ». A travers une immense information qui s’exprime dans une multitudes d’exemples et d’études de cas, ce livre se lit avec une joie d’apprendre constamment renouvelée. Devant la richesse de ces données et de ces analyses originales, on ne peut procéder à un compte-rendu détaillé. Nous donnerons un bref aperçu des principaux mouvements de ce livre pour encourager la lecture de ce qui nous apparaît non seulement comme un livre ressource, mais aussi comme un livre clé.

 

Les deux révolutions qui vont changer notre vie

Dans la mutation en cours, comment Jean Staune envisage-t-il le moteur du changement ? « Deux grandes révolutions vont changer notre vie ». Il y a « une révolution fulgurante » : la révolution internet que constituent les « quatre internets ». L’auteur sait dégager les évènements significatifs qui ponctuent cette histoire. Cependant, si nous sommes tous plus ou moins conscients de cette transformation accélérée, il y a également une évolution plus profonde, plus discrète qui est souvent sous-estimée, voire inaperçue : un changement de paradigme scientifique et une nouvelle vision du monde qui commencent à influencer nos manières de penser. Jean Staune est bien placé pour nous parler des effets de cette révolution scientifique : « Cette révolution silencieuse, c’est celle qui nous fait passer du monde de la science classique, déterministe, mécaniste et réductionniste qui s’est développée après les travaux de Galilée, Copernic et Newton, et sur laquelle reposent les fondements de la modernité à un monde beaucoup plus complexe, subtil et profond lié à la physique quantique, à la théorie du chaos, à la relativité générale, à la théorie du Big Bang et aux découvertes que l’on peut prédire dans le monde des sciences de la vie et de la conscience… Comme toute civilisation dépend pour son organisation sociale et économique, de la vision du monde qui domine parmi ses membres, les changements de vision du monde sont les évènements les plus importants de l’histoire humaine. Cette révolution, malgré son caractère théorique est porteuse de profonds changements sociétaux que viendront renforcer à terme ceux issus de la révolution fulgurante » (p 180).

 

Aux racines de la crise.

Si Jean Staune nous aide ainsi à percevoir les grands mouvements dans lesquels nous sommes engagés, il nous éclaire aussi sur les racines de la crise financière et économique qui a ravagé le monde au cours de ces dernières années et sur les attendus idéologiques des menaces qui pèsent encore sur nous aujourd’hui.

Pendant toute une période, le capitalisme a réussi à élever notre niveau de vie. Mais, constate Jean Staune, « Aujourd’hui, c’est un véritable champ de ruines qui se dresse sous nos yeux … Nous sommes passés très près d’un effondrement général du système en 2008, et si celui-ci a pu être rafistolé, les solutions adoptées dans l’urgence ne sont à l’évidence que provisoires » (p196). L’auteur nous fait comprendre de l’intérieur les mécanismes qui ont entraîné en 2008, la chute du système économique. De fait, les mécanismes financiers secrétés peu à peu par les banques étaient devenus des « armes financières de destruction massive ». En analysant ainsi l’apparition de la crise et son déroulement, Jean Staune nous montre en quoi elle est le produit d’une pensée sur l’économie alors devenue dominante. Il évoque deux erreurs fondamentales. «  La première est une erreur idéologique qui consiste à affirmer de façon répétitive : « le marché le sait mieux que nous… », ce que le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a appelé « le fanatisme du marché »…L’autre est une erreur théorique qui amène à sous estimer de façon systématique le risque que prennent réellement les acteurs économiques et financiers dans un monde globalisé… » (p 237). L’absence croissante de régulation a mené l’économie financière américaine à sa perte. De nombreux exemples montrent les dangers d’une déréglementation irréfléchie.

En bref, « comme la crise des « subprimes » l’a parfaitement démontré, la recherche de l’intérêt économique d’un petit nombre d’acteurs peut aller à l’encontre des intérêts  de quasiment tous les acteurs économiques et gravement menacer l’équilibre de la société… Nous avons ensuite fait une grande erreur théorique, celle qui a conduit à minimiser les évènements extrêmes et les risques qu’ils représentent dans le monde économique et financier… enfin, par avidité, pour mieux multiplier les profits grâce aux effets de levier et parfois tout simplement pour pouvoir mieux soustraire les risques potentiels aux yeux des acheteurs, nous avons créé volontairement de l’hypercomplexité dans un monde déjà complexe… » (p 304)

 

Les bases d’une nouvelle économie

Face à la décomposition actuelle, une recomposition s’impose et s’esquisse. Le diagnostic de la crise du capitalisme ayant été posé, Jean Staune peut reprendre sa marche en avant en étudiant les bases de la nouvelle économie qui s’annonce. Ainsi il décrit l’essor d’une économie du savoir qui ouvre l’ère du postcapitalisme. Il plaide pour l’intégration du bien commun au cœur des processus économiques et montre en quoi des innovations positives commencent à apparaître en ce domaine. Oui, une évolution morale est possible ! Enfin il fait le point sur l’impact de la prise de conscience écologique et les transformations qui en résultent. Certains d’entre nous sont déjà avertis des évolutions en cours (4), mais, comme pour le reste du livre, on découvre sans cesse dans ces chapitres des innovations percutantes et des points de vue originaux. Oui aujourd’hui, « nos pratiques économiques connaissent une triple évolution, conceptuelle, écologique et éthique » (p 527).

 

De nouveaux types d’entreprises, piliers du monde de demain

Dans cette évolution, les entreprises peuvent être des vecteurs privilégiés de changement. Déjà certaines montrent le chemin. Expert en management, bien informé sur toutes les innovations significatives au plan international, dans la dernière partie du livre, l’auteur traite «  des nouveaux types d’entreprise, pilier du monde de demain ».

Ces innovations sont en phase avec un changement en profondeur des aspirations sociales et culturelles, le refus d’une imposition hiérarchique et le désir de participation et de collaboration, une créativité et un élan d’initiative, le développement d’attitude empathiques qui débouchent sur un climat de confiance. On retrouve ici l’inspiration positive qui irrigue le livre de Jacques Lecomte : « Les entreprises humanistes » (5) dans sa démonstration des effets bénéfiques de « la motivation par le sens donné au travail, la confiance dans la collaboration, le leadership serviteur, le sentiment de la justice organisationnelle, la finalité humaniste de l’entreprise, sa responsabilité sociétale, et environnementale , y compris dans des moments difficiles ».

Jean Staune nous montre dans quelles directions la finalité de l’entreprise commence à être repensée : « Il existe deux grands mouvements qu’il faut pousser les entreprises à adopter et à développer : la mise en place de processus pouvant permettre aux salariés de mieux se réaliser et une série de pratiques incitant les entreprises à travailler pour le bien commun et non pas seulement pour celui des actionnaires » (p 649). Dans un monde plus complexe, et donc selon la théorie du chaos, plus incertain, pour s’adapter, l’entreprise est appelée à devenir plus flexible, moins hiérarchique, mieux insérée dans son environnement et moins tournée vers le profit d’un petit groupe.

 

Les germes d’une nouvelle société

Les « germes d’une nouvelle société » sont déjà apparus. Jean Staune nous présente ce phénomène en faisant appel aux concepts aujourd’hui de plus en plus répandus de « modernité, postmodernité et transmodernité ». Aujourd’hui, après le rejet des cadres rigides de la modernité dans la révolution culturelle de la postmodernité, une nouvelle phase apparaît : celle de la transmodernité  « susceptibles de reconstruire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs et d’autres modes de fonctionnement ».

Un groupe moteur apparaît comme le fer de lance de cette transformation, celui des « culturels créatifs ». A plusieurs reprises, nous avons déjà présenté ce groupe socio-culturel, identifié pour la première fois aux Etats-Unis à la fin des années 1990, et aujourd’hui en pleine croissance dans les pays occidentaux et au Japon (6). Jean Staune nous présente en ces termes le nouvel état d’esprit qui se développe chez les créatifs culturels : « Ils se définissent  par un intérêt pour l’écologie, la préservation de la nature, les médecines douces et les civilisations traditionnelles. Ils pratiquent au quotidien des gestes qui contribuent au développement durable, achètent des produits de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, voire investissent dans des produits éthiques…. Ces personnes recherchent une dimension spirituelle, mais pas forcément dans le cadre des grandes religions constituées, ont une morale qui implique le retour à la fidélité, mais pas forcément dans le mariage, la sincérité et la transparence, valeurs qui s’accompagnent d’une ouverture à l’autre, aux autres civilisation, aux autres religions et au rejet du dogmatisme » (p 383).

Ainsi s’organise une société nouvelle : « Même si les contours de cette nouvelle société sont encore flous, on voit bien qu’une grande partie de nos pratiques et de nos attitudes vont en être – et en sont déjà – profondément bouleversés ». Cela vaut dans tous les domaines, y compris dans le champ religieux. Ainsi, dans le chapitre : « Les métamorphoses de Dieu » (p 370-382), l’auteur met en évidence une puissante expression personnalisée des aspirations spirituelles qui interpelle les modes hiérarchisées et structurés des religions traditionnelles (7).

 

Jean Staune nous propose une vue globale sur l’évolution actuelle du monde en montrant les interrelations entre « cinq révolutions quasiment simultanées dont les effets se renforcent : une révolution technologique, une révolution conceptuelle, une révolution sociétale, une révolution économique, une révolution managériale ». Mais grâce à son expertise dans le domaine scientifique, il peut nous montrer l’influence majeure exercée par la révolution conceptuelle : « L’ambition de cet ouvrage est de vous donner des clés pour comprendre non seulement comment le monde change, mais aussi pourquoi. Et c’est ici qu’il faut se tourner vers la révolution scientifique et conceptuelle qui a commencé il y a plus d’un siècle »  (p 661). De fait, à partir d’un ensemble d’observations que nous avons rapporté de temps à autre, tant sur notre manière d’agir que sur notre manière d’être, Jean Staune affirme que « la courbe de l’évolution de la société et, de façon souterraine et indirecte, dirigée par la courbe de l’évolution des idées scientifiques » (p 655). Si on peut s’interroger sur le caractère causal de certains rapports, l’analyse de l’auteur nous paraît éclairante et on abonde dans son sens lorsqu’il proclame que « la vision du monde est première ».

Quelles sont les incidences majeures de cette approche sur notre manière de voir et de penser aujourd’hui ? « Ce monde d’incertitude, d’incomplétude, d’imprédictibilité est certes un monde qui peut être angoissant, mais aussi un monde plein d’opportunités. Mais c’est surtout, sur le plan spirituel, un monde ouvert » (p 687). Tout est dit là. Nous voyons dans cette conjoncture une invitation à reconnaître l’œuvre de l’Esprit, une ouverture à ce qui advient (8). A tous égards, ce livre nous paraît une lecture indispensable.  Il nous éclaire dans la compréhension du nouveau monde qui est en train d’apparaître. Il nous montre les voies des potentialités positives. Il nous invite à un dépassement.

 

J H

 

(1)            « Quel avenir pour le monde et pour la France ? » (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) : https://vivreetesperer.com/?p=937                                « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » (Frédéric Lenoir. La guérison du monde) : https://vivreetesperer.com/?p=1048

(2)            Staune (Jean). Les clés du futur. Réinventer ensemble la société, l’économie et la science. Préface de Jacques Attali. Plon, 2015

(3)            Université interdisciplinaire de Paris : http://uip.edu.                       L’UIP a tenu, en janvier 2016, un colloque : Science et Connaissance. De la matière à l’Esprit. Sur ce blog, nous avons rapporté l’intervention de Mario Beauregard : pour une approche intégrale de la conscience : https://vivreetesperer.com/?p=2341

(4)            « Face à la crise : un avenir pour l’économie » (La troisième révolution industrielle. Jérémie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/?p=354                              « Une révolution de « l’être ensemble » (Vive la co-révolution. Pour une société collaborative. Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot) : https://vivreetesperer.com/?p=1394                        « L’ère numérique » (Gilles Babinet) : https://vivreetesperer.com/?p=1812

« La société collaborative. La fin des hiérarchies » (OuiShare)         https://vivreetesperer.com/?p=2205

(5)            « Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales » (les entreprises humanistes. Jacques Leconte) : https://vivreetesperer.com/?p=2318

(6)            Sur le site de Témoins : « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française »

(7)            Dans son livre : « La guerre des civilisations n’aura pas lieu », Raphaël Liogier met en évidence un courant religieux ascendant qui allie souci de soi et conscience du monde.         « Dynamique culturelle et vivre ensemble dans un monde globalisé » : https://vivreetesperer.com/?p=2296

(8)            La pensée théologique de Jürgen Moltmann nous apprend à regarder vers le nouvel univers que Dieu prépare en Christ ressuscité et à en reconnaître les manifestations. « Vivre dans l’espérance de la parousie… C’est vivre dans l’anticipation de ce qui vient, dans l’attente créatrice (Jésus. Le messie de Dieu, p 462). Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com    Notamment : « L’avenir de Dieu pour l’humanité et la terre » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798

 

Une nouvelle manière de croire

Selon Diana Butler Bass dans son livre : « Grounded »

 

Beaucoup de gens s’éloignent des églises classiques et entrent en recherche. Est-ce à dire qu’on croit de moins en moins ou bien la foi change-t-elle de forme ? On peut observer ce mouvement dans la plupart des pays occidentaux. Et les Etats-Unis, longtemps caractérisés par une forte pratique religieuse, commencent à participer à cette évolution. C’est une question qui nous intéresse tous à titre collectif, mais aussi à titre personnel. Diana Butler Bass, historienne et théologienne américaine, nous apporte une réponse dans son livre : « Grounded. God in the world. A spiritual revolution » (1). Dans un précédent article, nous avons présenté cet ouvrage en terme de convergence entre la pensée de Diana Butler Bass et celle de Jürgen Moltmann, un grand théologien innovant (2). Nous envisageons ici plus particulièrement comment Diana Butler Bass perçoit un changement dans la manière de croire. Mais rappelons d’abord la démarche de cet ouvrage (3).

 

« Chaque année, davantage d’américains laissent derrière eux la religion organisée : les gens se désaffilient et comme la nation devient de plus en plus diverse religieusement (4). Diana Butler Bass, éminente commentatrice dans le champ de la religion et de la culture, poursuit son livre fort apprécié : « Christianity after religion » (5) en argumentant que ce qui apparaît comme un déclin indique en réalité une transformation majeure dans la manière où les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne, et cela interpelle non seulement les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques et sociales. « Grounded » explore ce nouvel environnement culturel comme Diana Butler Bass nous révèle ici la manière dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel (« new spiritual ground ») dans un Dieu qui réside avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs. Les gens se connectent avec Dieu dans l’environnement dans lequel nous vivons ». Avec Diana, entrons dans son livre à travers son introduction. « Ce dont nous avons besoin est là », nous propose-t-elle à travers une citation de Wendell Berry (p 1).

 

Où est Dieu ?

« Où est Dieu ? » est une des questions les plus importantes de tous les temps. Les gens croient, mais ils croient différemment de la manière dont ils ont cru. Le sol de la théologie est en mouvement. Une révolution spirituelle est en route ».

Diana Butler Bass évoque un univers religieux qui lui paraît appartenir au passé. « Il n’y a pas longtemps, les croyants affirmaient que Dieu résidait au Ciel, un endroit lointain où les fidèles trouveraient une récompense éternelle. Nous occupions un univers à trois étages avec au dessus le Ciel où Dieu vivait, le monde au dessous où nous vivions, et un monde des bas-fonds (« underworld ») où nous redoutions de pouvoir aller après la mort. L’Eglise intervenait comme médiatrice entre le ciel et la terre, agissant comme une espèce d’ascenseur céleste où Dieu envoyait des directives divines, et, si nous obéissions à ses directives, nous pouvions monter éventuellement vivre au Ciel pour toujours et éviter les terreurs d’en bas » (p 4). Cet ordre à trois étages a vacillé au siècle dernier. Et puis, il est apparu de plus en plus évident que nous ne pouvions plus revivre cette représentation de Dieu dans une société qui n’existait plus. « Le théisme conventionnel est au cœur du fondamentalisme et correspond à cet univers à trois étages » ( p 6).

Mais nous savons aujourd’hui que l’enfer existe sur terre. Et pourquoi pas le paradis ? Diana Butler Bass évoque une fusillade tragique dans une école américaine. Cet épisode tragique a suscité beaucoup de questions existentielles. « La réponse la plus répétée et apparemment la plus réconfortante était que Dieu était « avec les victimes ». Dieu « avec » les victimes ? « Avec nous ? ».

Aujourd’hui, nous vivons une époque tragique d’anxiété et de peur. Où est Dieu ? L’image ancienne de Dieu ne répond plus à nos questions. On observe une montée de l’incroyance. « Pourtant, tandis que certains ont conclu que les hommes sont seuls, d’autres regardent aux mêmes évènements et suggèrent une possibilité spirituelle bien différente : « Dieu est avec nous ». En regard de tous ces malheurs, Diana Butler Bass évoque la réponse de Bonhoeffer : « Seul un Dieu souffrant peut aider ». « Dieu est avec nous, dans et à travers ces terribles évènements » ( p 8). Un chercheur juif : Abraham Heschel voyait en Dieu : « Celui qui aime le monde profondément, ressent ce que vit sa création et participe à sa vie ». « Cela signifie naturellement que Dieu est avec nous non seulement dans les temps de misère et d’angoisse. Dieu est avec nous au milieu de notre joie et dans les expériences les plus séculières de la vie… Depuis les années où Heschel écrivait, un langage culturel de la proximité divine est venu nous entourer : on peut trouver Dieu au bord de la mer, dans un coucher de soleil, dans le jardin que nous plantons, dans les histoires qui nous réjouissent, dans la bonne nourriture, dans la convivialité… » (p 9). Ainsi, « si certains adorent Dieu dans une distante majesté et si d’autres rejettent l’existence divine, des millions de nos contemporains font l’expérience de Dieu d’une manière beaucoup plus personnelle et accessible que jamais auparavant » (p 9). Et ce changement intervient dans le monde entier, sur toute la planète. « Dieu est accessible sans médiation, local, animant le monde naturel et l’activité humaine dans des modes profondément intimes. De fait, cela a toujours été la voie des mystiques. Mais maintenant, ce mode personnel, mystique, immédiat et intime émerge comme une voie majeure pour notre relation avec le divin » (p 9).

Ce changement profond dans la manière de concevoir la relation avec Dieu interpelle les églises et les religions. « Les institutions religieuses servaient de structures médiatrices entre ce qui était saint et ce qui était séculier. Les questions recherchant des information sur le « qui ? » et le « quoi ? » avec demande d’une réponse d’autorité, sont remplacées par des questions relatives à des questions existentielles et ouvertes relatives au « où ? » et au « comment ? ». Non seulement les questions ont changé, mais la manière dont nous les posons a changé. Nous ne vivons plus isolés par des barrières d’ethnicité, de race et de religion. Nous sommes connectés dans une communauté globale.

Nous cherchons des réponses dans internet. Nous posons des questions à nos voisins bouddhistes ou hindous. Nous ouvrons nos textes saints et les textes des autres. Nous écoutons les prédicateurs des religions du monde… Ce mouvement dans la conscience religieuse est un phénomène mondial, une sorte de toile spirituelle dans laquelle nous nous inscrivons… » ( p 10). Quelque soient les résistances des incroyants, ce changement est un réenchantement du monde, une révolution spirituelle d’une étonnante ampleur. Et ce changement est en cours aujourd’hui dans de nombreuses cultures.

 

Dieu avec (dans) le monde

 Comme beaucoup d’autres, raconte Diana, j’ai été formée dans une théologie verticale : « Dieu existe loin du monde et fait une faveur à l’humanité en s’en rapprochant. Les prédications déclaraient que la sainteté de Dieu nous était étrangère et que le péché nous séparait de Dieu » (p 12). Cependant, Diana a vécu des expériences qui impliquaient une vision différente. Ainsi, raconte-t-elle une expérience vécue dans sa toute petite enfance. Et elle nous rapporte d’autres expériences très diverses. Plus jeune, elle n’osait pas en parler dans son église, mais maintenant, elle sait que ce ne sont pas des expériences rares ou extraordinaires. Il y a aujourd’hui toute une littérature relative à l’expérience spirituelle depuis les comptes rendus d’expériences proches de la mort jusqu’à de profondes rencontres en rapport avec la nature, le service aux autres ou une émotion artistique. « La moitié des américains adultes, dont même quelques uns qui se déclarent athées ou non croyants, rapportent avoir eu une telle expérience au moins une fois dans leur vie » ( p 13).

« Nous voilà conduits vers une théologie alternative mettant l’accent sur la connexion et sur l’intimité. Dans la tradition chrétienne, Jésus parle ce langage quand il proclame : «  Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 16.30) et quand il souffle sur les disciples en leur envoyant le Saint Esprit ( Jean 20.22). C’est le témoignage de l’apôtre Paul au sujet de sa rencontre mystique avec Christ. Quand la Bible est lue dans la perspective de la proximité divine, il devient clair que la plupart des prophètes, des poètes et des prédicateurs sont particulièrement en porte à faux (« worried ») avec les institutions et les pratiques religieuses qui perpétuent le fossé entre Dieu et l’humanité. La narration biblique est celle d’un Dieu qui s’approche, poussé par un désir pressant d’amener le ciel sur la terre et de remplir les cœurs humains » (p 13). Cette expérience d’intimité spirituelle apparait également dans d’autres religions. Aujourd’hui, les institutions et les philosophies de haut en bas s’affaiblissent et cela concerne également les religions. « Les gens mènent leur propre révolution théologique et découvrent que l’Esprit est bien plus avec le monde que l’on nous l’avait précédemment enseigné » ( p 15). « Il y a une conscience de plus en plus répandue que Dieu est avec nous au sein de la création, de la culture et du cosmos… Ce changement de ton apparaît dans les prédications de personnalités bien connues comme Desmond Tutu, le Dalaï Lama et le pape  François.. ».

Diana Butler Bass est historienne. On peut donc l’entendre lorsqu’elle écrit : « Le fait le plus significatif dans l’histoire des religions  aujourd’hui n’est pas le déclin de la religion occidentale, le rejet des institutions religieuses ou ma montée de l’extrémisme religieux, c’est un changement dans la représentation de Dieu, une renaissance de la foi montant des profondeurs » (p 16).

 

Une révolution spirituelle

« Le Dieu conventionnel existait en dehors de l’espace et du temps, un être qui vivait aux cieux sans être affecté par les limites humaines. Ainsi la théologie occidentale a développé un langage que les théologiens appellent les « omnis » : Dieu est omnipotent, omniprésent, omniscient, tout puissant… Mais aujourd’hui, Dieu est de  plus en plus perçu comme un Dieu en relation avec l’espace et le temps, comme un Dieu qui connecte et crée toute chose… les « omnis » ne parviennent pas à décrire cela. A la place, nous pouvons penser à Dieu en terme d’ « inter », le fil spirituel entre l’espace et le temps, « intra «  à l’intérieur de l’espace et du temps et « infra » qui tient l’espace et le temps. Dieu n’est pas au dessus et au delà, mais intégralement dans l’ensemble de sa création, entrelacé avec l’écologie sacrée de l’univers » ( p 25).

La révolution spirituelle concerne à la fois Dieu et le monde. Elle concerne Dieu, mais elle ne l’aborde pas comme un extra-terrestre. Elle concerne le monde, mais elle n’engendre pas la sécularisation. C’est une révolution au milieu du terrain (« middle ground revolution ») dans laquelle des millions de gens naviguent dans un espace entre le théisme conventionnel et un monde sécularisé. Ils tracent un chemin qui enveloppe le séculier et le sacré en trouvant un Dieu qui est « un mystère  gracieux toujours plus grand, toujours plus près, à travers une conscience nouvelle de la terre et dans la vie de leurs prochains » (p 25-26). Cette révolution repose sur une vision. « Dieu est le sol sur lequel nous nous fondons et qui nous fonde (« God is the ground, the grounding which ground us »). Nous en faisons l’expérience lorsque nous comprenons que le sol est sacré, que l’eau donne la vie, que le ciel ouvre l’imagination, que nos racines importent, que notre foyer est un lieu divin et que nos vies sont liées à celles de nos voisins et avec celles de tous le humains autour du monde » ( p 26).

Ainsi, c’est à un changement de regard que nous invite Diane Butler Bass et que tout son livre illustre par la suite. « Grounded guide les lecteurs à travers notre habitat spirituel contemporain en portant attention aux manières selon lesquelles les gens font l’expérience d’un Dieu qui anime la création et la communauté ».

Elle nous présente également une analyse des changements en cours dans les pratiques religieuses et spirituelles. Sa description de l’univers traditionnel est percutante. On pourrait dire cependant qu’au XXè siècle, des formes nouvelles faisant place à l’expérience étaient déjà apparues. Elle ne s’attarde pas au déclin des églises classiques ou au progrès de l’agnosticisme, mais elle en recherche les causes et elle met en évidence la montée d’un spiritualité nouvelle. En d’autres lieux et selon d’autres problématiques, certains pourront contester l’amplitude et la durée de ce changement. Mais l’analyse de Diana Butler Bass s’appuie sur une culture historique et sur une collecte d’informations bien au delà des Etats-Unis. Et sur le plan théologique, sa vision d’un Dieu proche dont on peut reconnaître la présence, peut trouver appui dans l’œuvre de théologiens auprès desquels nous cherchons un éclairage, Richard Rohr (6) et tout particulièrement Jürgen Moltmann (7).

J H

 

 

Voir aussi :

Dieu vivant : rencontrer une présence. Selon Bertrand Vergely : prier, une philosophie : https://vivreetesperer.com/?p=2767

Dynamique culturelle dans un monde globalisé. (Raphaël Liogier. La guerre des civilisations n’aura pas lieu) : https://vivreetesperer.com/?p=2296

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir : https://vivreetesperer.com/?p=1048

Comment, en son temps, le philosophe Henri Bergson a répondu à nos questions actuelles

Bergson, notre contemporain. Selon Emmanuel Kessler

A une époque où les menaces abondent, mais où un mouvement profond, la conscience du vivant est en cours, de temps à autres, nous parviennent des échos de grands penseurs qui peuvent nous éclairer. Henri Bergson, un grand philosophe, célèbre à la « belle époque », puis dans l’entre deux guerres, nous a laissé une œuvre qui parle à notre temps. Dans ce premier XXe siècle, si marqué par de grands bouleversements dont la mémoire s’impose encore à nous, une pensée active a ouvert de nouvelles pistes. Déjà un dialogue s’esquissait au sein de la science et Albert Einstein et Henri Bergson se sont rencontrés. Nous avons rapporté la rencontre entre Henri Bergson et deux grands scientifiques visionnaires : Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadski (1). En 2007, Bergson est l’auteur d’un livre si innovant qu’il rencontre un accueil retentissant : « L’évolution créatrice ». Ce titre résonne encore pour nous aujourd’hui lorsque nous sommes à la recherche d’une philosophie de la vie. Et, plus tard, dans l’entre-deux guerres, dans un livre : « Les deux sources de la morale et de la religion », Bergson expose une vision de la société qui reste aujourd’hui instructive. Ainsi, a-t-il mis l’accent sur la tension entre sociétés fermées et sociétés ouvertes. Et il affirme la valeur de la démocratie. Si célébrée fut la carrière de Bergson que sa renommée connut une éclipse après la seconde guerre mondiale dans un contexte social et intellectuel différent. Mais aujourd’hui, alors que l’on prend conscience des logiques destructives qui ont engendré la crise climatique, la pensée de Bergson paraît de nouveau attractive. Son œuvre est à nouveau reconnue et commentée. Philosophe, directeur adjoint de l’Ecole Normale Supérieure, président de la société des amis de Bergson, Philippe Worms (2) a dirigé la première édition critique du philosophe aux PUF (2007-2012). Cet intérêt renouvelé pour Bergson se confirme dans la récente publication du livre : « Bergson, notre contemporain » (3). L’auteur, Emmanuel Kessler est « normalien en philosophie, journaliste politique et économique », acteur dans certains medias. Ce livre est le fruit d’un cheminement. Au cours de ses études, l’auteur se dit avoir été « fasciné » par Bergson. Dans la maturité, le voici nous offrant une belle présentation du grand philosophe : « Bergson, philosophe de la conscience écologique au style incomparable, ardent défenseur de la démocratie, acteur politique majeur, penseur optimiste surtout, qui a su croire à la liberté et à l’action. Dans une langue accessible et vivante, Emmanuel Kessler nous livre le récit, biographique et philosophique de cette vie hors du commun, de cette pensée en mouvement, de cette richesse de fond et de forme, de cette « préparation à bien vivre » qui rendent Bergson éternellement contemporain » (page de couverture).

 

Pourquoi relire Bergson ?

Emmanuel Kessler vient nous expliquer pourquoi relire Bergson aujourd’hui. A une époque où les idéologies se bousculent et font du bruit, « n’y aurait-il pas un immense profit à retrouver toute l’actualité d’un penseur qui refusera toujours d’enfermer le monde dans lequel nous vivons, dans des catégories toutes faites, dans des « ismes » qui figent une réalité multiple et mouvante… « Je n’ai pas de système », a-t-il déclaré dans une de ses rares interviews… Un penseur qui ne prétend pas avoir réponse à tout, voilà une première raison de redécouvrir Bergson !

Dans un univers de plus en plus complexe nourri de contradictions et de tensions de plus en plus vives, les philosophes de la nuance (4)… méritent de retrouver leur retentissement. Bergson est dans l’histoire de la philosophie, le tout premier d’entre eux ! Un philosophe de l’incertitude et de l’ouverture » (p 14).

Autre indice de son actualité. « Bergson est avant tout un philosophe de la nouveauté. Sans doute, à son époque, la révolution industrielle bat son plein. Mais, aujourd’hui encore, avec la révolution du numérique, nous ressentons ce mouvement qui nous attire et nous inquiète. Avec Bergson, nous allons prendre conscience que le changement, ce n’est pas maintenant, c’est tout le temps ! Nous allons pouvoir le sentir comme une source créative. Je vais donc vous emmener dans les pages qui suivent à la découverte du philosophe de la durée, c’est à dire de ce qui change à chaque instant » (p 14-15). Alors qu’à première vue, la philosophie, depuis Platon, cherche les permanences solides au delà des apparences trompeuses, bref ce qui demeure dans ce qui change, les idées éternelles, Bergson, lui renverse la table : le vrai, c’est justement ce qui change. Il a transformé la philosophie en préférant le nouveau à l’éternité. Ce qui mérite toute notre attention n’est pas ce qui est figé, mais ce qui nait, car c’est ce qui vit… Essayons d’appréhender, d’accompagner et d’enclencher à notre échelle humaine, et selon sa formule « la création continue d’imprévisibles nouveautés qui semblent se poursuivre dans l’univers » (p 15).

Emmanuel Kessler s’arrête sur le mot d’imprévisible (5). « C’est le mot qui nous parle le plus en ce moment ». Bergson est, comme personne avant lui, le philosophe de l’imprévisible » (p 16). Cette démarche correspond à la perception de l’auteur. « Que, pour le pire parfois, mais aussi pour le meilleur, jamais le monde ne se déroule selon « des lois mathématiques ». Un enchainement totalement nécessaire… Voici le cœur de la philosophie bergsonienne. Quoiqu’il arrive, rien ne se passe comme prévu. Le déterminisme n’existe pas. « L’avenir est réellement ouvert, imprévisible, indéterminé » (p 18).

 

La vie d’Henri Bergson

 Bien qu’Henri Bergson se soit refusé à une exposition biographique, alléguant que sa pensée ne devait pas être confondue avec sa vie, Emmanuel Kessler nous présente ici les étapes et les facettes de la vie d’Henri Bergson. Ce fut une vie exceptionnelle : « l’itinéraire d’un enfant d’une modeste famille juive immigrée qui devient à moins de quarante ans le plus célèbre des philosophes de son temps, qui obtient au cours de sa carrière tous les honneurs et toutes les distinctions de la République » (p 20).

Bergson vient au monde le 18 octobre 1859 dans une famille juive immigrée dont il est le deuxième enfant. Dans ses études secondaires, il se révèle exceptionnellement doué. Il opte pour la préparation du concours d’entrée à Normale lettres alors qu’il est également doué en mathématiques et en sciences. Ce choix est décisif et révélateur. C’est le choix de la philosophie. Emmanuel Kessler commente ainsi : « Il pressent qu’il y a au-delà de la science mathématique qu’il voit régner en maitre, une connaissance plus complète encore » (p 27). En 1878, Bergson entre à l’Ecole Normale Supérieure dans la même promotion que Jaurès (6). Il entre ensuite dans une carrière d’enseignant dans le secondaire, d’abord en province. Un tournant majeur intervient en 1889. C’est la soutenance de deux thèses à la Sorbonne dont Emmanuel Kessler distingue le caractère révolutionnaire. EN 1892, Henri Bergson se marie. Il va mener à Paris une existence bourgeoise qui lui permet de se concentrer sur son activité philosophique.

En 1900, il est nommé à titre définitif au prestigieux Collège de France. Il y rencontre un grand succès et sa renommée s’étend. « Les années Collège de France qui se poursuivent jusqu’en 1914 sont marquées par un phénomène totalement inédit dans l’histoire de la philosophie. Le succès de son cours vaut à Bergson un engouement et une renommée considérable » (p 53), une renommée non seulement française, mais internationale. « La réputation de Bergson s’étend au delà de la France. Le phénomène est mondial. Jusqu’à la consécration du prix Nobel qu’il reçoit en 1928 et qui fait de lui un des français les plus connus du monde » (p 59). L’auteur met l’accent sur un atout de Bergson. « Il parle la langue de tout le monde ». « Une raison de fond a contribué à ce que sa philosophie se répande avec une telle ampleur… C’est son style » (p 61).

En 2007, paraît un livre fondateur de la pensée de Bergson : « L’évolution créatrice ». « L’objet de « L’évolution créatrice » – titre qui porte en lui-même une ouverture et une marche en avant – consiste précisément à appliquer à la vie en général, celle des espèces dont l’homme bien sûr, ce qu’il avait mis à jour en explorant la vie psychique : la durée qui « signifie à la fois continuité indivisée et création » (p 68). Tout n’est pas écrit et déployé à l’avance. « L’évolution répond à un mouvement dynamique et ouvert. Bergson va le nommer en utilisant un image : « l’élan vital » (p 69).

En 1914, un cataclysme intervient : la grande guerre. Henri Bergson prend parti pour son pays dan un élan patriotique que l’on peut juger excessif. Il ira en ambassade aux États-Unis susciter leur intervention militaire dans le conflit. Plus tard dans une perspective plus universaliste, il participera à la Société des Nations.

Dans l’entre-deux guerres, de nouvelles menaces apparaissent. C’est alors qu’Henri Bergson publie en 1932 une œuvre majeure : « les deux sources de la morale et de la religion ». « Bergson n’est plus ici le psychologue qui explore en notre moi intime les « données » de la conscience. Il se mue en sociologue, pour poser un diagnostic sombre sur l’état de notre civilisation et nous proposer un remède à ses maux » (p 149). « Il ne s’agit plus d’introspection, mais de politique ». Bergson dégage deux sources, deux directions, deux attitudes opposées capables d’orienter les comportements humains : la clôture et l’ouverture. On peut observer cette direction à la fois dans la société et dans la morale. Il y a des sociétés closes et des sociétés ouvertes. Et de même, il y a une religion statique et une religion dynamique. « Le texte des « Deux sources » nous met d’emblée face aux ambiguïtés les plus profondes du fait religieux » (p 155). Sur le plan politique, « il existe un régime qui répond à l’aspiration à l’ouverture. C’est la démocratie » (p 158).

A partir de 1925, Bergson est atteint de rhumatismes articulaires qui l’empêchent de se déplacer. Il continue à beaucoup travailler et séjourne à Paris. Tenté par le catholicisme à une époque où il sent monter l’antisémitisme, il reste dans le judaïsme, ayant vécu toute sa vie sans affinité avec celui-ci et hors de toute pratique. Il a pu ressentir la persécution du régime de Vichy juste avant de mourir en janvier 1941.

 

L’évolution créatrice

« L’Évolution créatrice », paru en 1907, a présenté une nouvelle vision. Il prend en compte les théories de l’évolution de Darwin et de Spencer. « Bergson intègre cette avancée scientifique, mais il ne s’en satisfait pas… Car on ne peut faire comme si tout était écrit et déployé d’avance » (p 68). « Pour être créatrice et traduire le fait que l’on retrouve dans la nature la durée qui a été mise à jour dans la conscience, l’évolution va répondre à un mouvement dynamique et ouvert… Bergson va le nommer en utilisant une image « l’élan vital… c’st une force, un courant qui porte la vie en général à travers le temps, la développe et l’enrichit… La réalité est « jaillissement ininterrompu de nouveautés dont chacune n’a pas plutôt surgi pour faire le présent qu’elle a déjà reculé dans le passé… Cet élan est l’« impulsion initiale » qui donne à la vie son évolution et permet de dire que « l’univers n’est pas fait, mais se fait sans cesse ». L’élan vital apparaît comme une « poussée intérieure » qui crée des formes nouvelles à chaque instant » (p 69). « Le monde devient ainsi « une création continuelle et continuée » (p 70). Mais comment envisage-t-il Dieu ? « Si la création est un événement qui s’est produit une fois pour toute à l’origine des temps, Bergson est bien anti-créationniste », explique un de ses meilleurs commentateurs, Vladimir Jankélévitch. Mais, poursuit-il, « il est créationniste et plus que créationniste, si il est vrai que la continuation elle-même est pour lui création, création continuelle et temporelle » (p 70). « Bergson nous propose une évolution créatrice qui commence en continuant » (p 70). C’est une vision dynamique. Mais Bergson a bien conscience des obstacles. « Dans cette période de changement, il nous invite à accorder aux transitions, c’est à dire aux mouvements, autant d’attention, sinon plus, qu’aux états figés » (p 73). Et il envisage les résistances : « L’évolution n’est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas, on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière » (p 75).

 

Les deux sources de la morale et de la religion

Paru en 1932, le livre : « Les deux sources de la morale et de la religion » intervient dans une civilisation en crise. La guerre de 1914-1918 est passée par là. Et les menaces totalitaires sont désormais puissantes en Europe. Henri Bergson aborde la question en mettant en évidence deux attitudes opposées : clôture et ouverture. « Clôture et ouverture s’affrontent dans trois domaines : la société, la morale, la religion » (p 150). Emmanuel Kessler nous montre combien cette tension : « clôture- ouverture » est présente dans notre société aujourd’hui. Et cette même dualité se retrouve dans la morale.

« La morale close qui fédère les membres d’une société sert d’alibi à toutes les turpitudes… Face à cette morale close, se dresse une morale… ouverte. Comme une voix qui surgit de la conscience… La morale ouverte et qui vaut pour tous, dépasse le particulier pour atteindre l’universel » (p 154). « La lecture des « Deux sources » nous met d’emblée face aux ambiguïtés les plus profondes du fait religieux telles que nous les vivons encore aujourd’hui. Henri Bergson oppose cette fois la religion « statique » à la religion « dynamique » (p 155). Bergson souligne le rôle éminemment social de la religion. Il porte attention au christianisme « qui a porté plus haut, selon lui, l’aspiration morale à l’amour de l’humanité (p 157). Dans le même esprit, Bergson étudie également le fait politique. Et, selon lui, la forme de régime politique qui répond à l’aspiration à l’ouverture, c’est la démocratie. « De toutes les conceptions politiques, c’est en effet… la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close ». Elle attribue à l’homme des droits inviolables » (p 158). « A un ciment social générateur de violence et de haine dans la société close, Bergson oppose une ouverture démocratique définie par la « fraternité humaine » (p 159).

 

En quoi Bergson nous concerne-t-il ?

C’est une forte motivation qui a incité Emmanuel Kessler à écrire ce livre sur Bergson. Il s’en explique dans la conclusion : « Ce qui m’a conduit à retrouver le parcours d’un Bergson vivant et intensément présent de tous les temps plus encore que de son temps, c’est la conviction que les lignes de force de sa philosophie constituent non des réponses, mais des interpellations indispensables et fécondes ».

Bergson nous propose une prise en compte du réel, une philosophie de l’action. Le « bergsonisme » est un état d’esprit. Emmanuel Kessler en dégage quelques lignes de force.

« Restons ouvert ! La plus grande actualité du bergsonisme, c’est la distinction qu’il est le premier à opérer entre le clos et l’ouvert » (p 224). Effectivement aujourd’hui, cette distinction induit notre discernement. Face aux dérives actuelles, une société pacifique ne peut se constituer dans le paradigme de la clôture. L’ouverture s’impose.

« Le deuxième message concerne la science et la technologie. Bergson, et cela explique le choc qu’il a provoqué à son époque, est arrivé comme une protestation face à la croyance en la toute-puissance de la science et à la confiance absolue dans les vertus émancipatrices de la technique. La fin du XIXe siècle marque le triomphe d’un « positivisme » scientiste que Bergson conteste. La science est nécessaire, mais elle n’a pas, elle non plus, toutes les réponses… La science est faite d’incertitudes… La technique la plus sophistiquée remplacera jamais l’humain et sa capacité inventive » (p 225-226).

Emmanuel Kessler est également porté par l’attitude de Bergson vis-à-vis de la vie : « l’enthousiasme pour la vie, pour l’action vécue, pour l’obstacle surmonté » (p 226). C’est une « philosophie du oui » et même une « philosophie de la joie » (p 227). Bergson écrit ainsi : « Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie… La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire… Partout là où il y a joie, il y a création : plus grande est la création, plus profonde est la joie » (p 227). L’auteur rebondit sur cet esprit de joie en évoquant la joie de la mère, de l’artiste, du savant, du commerçant, du chef d’entreprise. « Des différences de degré peut-être, mais une joie de nature commune et communicable, ouverte au partage, joie qui consiste à « avoir appelé quelque chose à la vie » (p 227).

Cette dynamique a retenti chez Emmanuel Kessler : « Hymne au nouveau, hymne à la joie, hymne à la vie : mon esprit m’avait guidé à l’issue de mes études de philosophie vers le journalisme par le goût du présent, de l’inédit, curiosité pour saisir ce mouvement qui sans cesse anime les sociétés humaines… » (p 228). Il rappelle le grand succès du livre de Bergson sur « le Rire » et il évoque en regard les films de Charlie Chaplin qui illustrent « la définition bergsonienne du comique » (p 229). Et par ailleurs, « avec le Chaplin des « Temps modernes », puis celui du « Dictateur », le rire devient l’arme du vivant pour résister à une mécanique implacable » (p 230). C’est sur cette note de liberté que l’auteur achève son éloge de Bergson.

 

Un état d’esprit partagé

La pensée d’Henri Bergson nous rejoint dans sa perspective de mouvement et d’ouverture.

Sa vision d’une évolution créatrice fut pionnière se heurtant aux rigidités religieuses ou matérialiste. Aujourd’hui, avec le théologien Jürgen Moltmann, dans son livre : « Dieu dans la création. Traité écologique de la création » (1988), nous pouvons envisager une « création continuée » (7). « La théorie de l’évolution appartient au lieu théologique de la création continuée « creatio continua »… Les formes de la conservation, du maintien, de la transformation et de l’accélération divines de la création doivent être présentées dans son histoire ouverte sur l’avenir, ce concept théologique de l’ouverture vers l’avenir reprenant et dépassant le concept d’ouverture de la théorie des systèmes… La théologie doit partir de l’idée que la création n’est pas encore achevée et n’a pas encore atteint son but ».

Le thème de l’ouverture est constamment présent dans l’œuvre de Bergson. Son livre : « Les deux sources de la morale et de la religion », nous offre une clé de compréhension de la vie sociale dans la dualité : clôture-ouverture. Cette tension est particulièrement marquée dans le monde d’aujourd’hui. Comme l’écrit Moltmann : « L’espérance eschatologique ouvre chaque présent au futur de Dieu. « Portes, ouvrez vos linteaux ; haussez-vous, portails éternels pour que le grand roi fasse son entrée. (Psaume 24.7) ». On imagine que cela puisse trouver sa résonance dans une société ouverte. Les sociétés fermées rompent la communication avec les autres sociétés. Les sociétés fermées s’enrichissent au détriment des sociétés à venir. Les sociétés ouvertes sont participatives et elles anticipent. Elles voient leur futur dans le futur de Dieu, le futur de la vie et le futur de la création éternelle » (8). Nous envisageons le processus de l’ouverture dans une dynamique spirituelle.

En nous présentant la vie et l’œuvre de Bergson, Emmanuel Kessler nous fait entrer dans un état d’esprit, ce qu’il exprime par ces mots : « Une philosophie du oui… Un hymne nouveau, un hymne à la joie, un hymne la vie ». C’est une vie en marche et nous la rejoignons dans une perspective d’espérance selon cette expression : « La vie dans l’espérance n’est pas une vie à moitié sous condition. C’est une vie pleine qui s’éveille aux couleurs de l’aube de la vie éternelle » (8).

C’est un éloge, lorsque nous disons de quelqu’un que c’est une personne ouverte. Après avoir lu ce livre, nous comprenons mieux pourquoi… Remercions Emmanuel Kessler pour sa lecture tonique d’Henri Bergson.

J H

  1. Un horizon pour l’humanité, la Noosphère : https://vivreetesperer.com/un-horizon-pour-lhumanite-la-noosphere/
  2. Frédéric Worms : https://philomonaco.com/intervenant/frederic-worms/
  3. Emmanuel Kessler. Bergson. Notre contemporain. Editions de l’observatoire, 2022. Interview vidéo d’Emmanuel Kessler sur son livre : https://www.youtube.com/watch?v=uZ1cahRaCak et : https://www.youtube.com/watch?v=r_9u_sr0-hc
  4. Le courage de la nuance : https://vivreetesperer.com/le-courage-de-la-nuance/
  5. Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde https://vivreetesperer.com/comprendre-la-mutation-actuelle-de-notre-societe-requiert-une-vision-nouvelle-du-monde/
  6. Jean Jaures : Mystique et politique d’un combattant républicain : https://vivreetesperer.com/jean-jaures-mystique-et-politique-dun-combattant-republicain-selon-eric-vinson-et-sophie-viguier-vinson-2/
  7. Jürgen Moltmann : Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Chapitre VIII/II Evolution ou création ? http://www.unige.ch/theologie/distance/cours/ats3/lecon7/moltmann.htm
  8. Le Dieu vivant et la plénitude de vie. Eclairages apportés par la pensée de Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie/

Empathie et bienveillance. Révolution ou effet de mode ?

 La montée de l’empathie. 

14937267872_SHUM293_258Empathie est un terme de plus en plus fréquemment employé. Sciences Humaines, dans son numéro de juin 2017, nous offre un dossier sur l’empathie (1).

« L’empathie est une notion désignant la compréhension des sentiments et des émotions d’un autre individu, voire, dans un sens plus général de ses états non émotionnels, de ses croyances. En langage courant, ce phénomène est souvent rendu par l’expression : « se mettre à la place de l’autre ». Cette compréhension se traduit par un décentrement, et peut mener à des actions liées à la survie du sujet visé par l’empathie. Dans l’étude des relations interindividuelles, l’empathie est donc différente des notions de sympathie, de compassion, d’altruisme qui peuvent en résulter ». Cette définition de Wikipedia (2) converge avec les significations dégagées par Sciences Humaines : « L’empathie cognitives consiste à comprendre les pensées et intentions d’autrui… L’empathie affective est la capacité de comprendre, non pas les pensées, mais les émotions d’autrui…L’empathie compassionnelle est l’autre nom de la sollicitude. Elle ne consiste pas simplement à constater la souffrance ou la joie d’autrui, mais suppose une attitude bienveillante à son égard ». Ainsi, en regard d’un individualisme égocentré, l’empathie fonde une relation attentionnée à autrui : « Se mettre à la place des autres ». Elle débouche sur la sollicitude, sur la bienveillance, sur la sympathie. C’est une capacité qui nourrit les relations humaines.

 

La montée de l’empathie

Pour qui perçoit les expressions de ceux qui s’intéressent à la vie humaine et à sa signification, à la fois sur le Web et dans la littérature courante, il apparaît que le terme : empathie est de plus en plus employé. Et on observe la même évolution positive pour un terme comme : bienveillance. On ressent là un changement d’attitude, une évolution dans les représentations comme si un nouveau paradigme émergeait peu à peu dans la vie sociale. A une époque troublée comme la notre, où les menaces abondent, où la violence s’exprime de diverses manières, notamment sur le Web, n’y aurait-il pas là une tendance à long terme qui soit pour nous une source d’encouragement et d’espoir. Dans ce dossier de Sciences Humaines, un article introductif de Jean-François Dortier : « Empathie et bienveillance, révolution ou effet de mode ? », nous aide à y voir plus clair (3).

« Comment un mot quasi inconnu, il y a un demi-siècle, a pris autant d’importance en si peu de temps ? Ce succès du mot en dit long tant sur la façon de penser les rapports humains que sur nos attentes dans ce domaine ». Jean-François Dortier nous présente ainsi un graphique très évocateur sur l’usage du mot « empathie » dans les livres de langue française de 1950 à aujourd’hui. En lente progression durant les décennies 1960, 1970 et 1980, l’usage grimpe en flèche dans les décennies 1990 et 2000.

De fait, cette progression est d’autant plus puissante  que la recherche sur ce thème et l’intérêt qu’il éveille, s’exerce dans une grande variété de champs. «  Dans le monde animal, l’éthologue Franz de Waal se taille de beaux succès avec ses ouvrages sur l’empathie chez les primates… Dans le règne animal, la solidarité est omniprésente… Chez le petit humain, l’empathie joue un rôle fondamental dès la naissance… ». Et cette disposition est nécessaire dans tout le processus d’éducation. Mais, plus généralement, « l’empathie est devenue un enjeu humain majeur pour comprendre les humains et construire le « vivre ensemble ». Au travail, à l’école, à l’hôpital, et même en politique (4), l’empathie et son corollaire la bienveillance sont sollicitées pour rendre les collectifs humains plus viables ». Il peut y avoir des difficultés et des oppositions, mais progressivement secteur après secteur, la bienveillance gagne du terrain. Ainsi, à la fin du XXè siècle, elle s’impose dans la théorie et la pratique du « care ». Elle va de pair avec l’apparition de la « communication non violente » et l’essor de la psychologie positive au début du XXIè siècle. Et comme en traite deux articles dans ce dossier, elle inspire de plus en plus l’éducation et pénètre dans la gestion des entreprises. A cet égard, nous avons rendu compte sur ce blog du livre phare de Jacques Lecomte : « Les entreprises humanistes. Comment elles vont changer le monde » (5). Par ailleurs, la progression de l’empathie dans les mentalités se réalise à l’échelle internationale comme le montre l’économiste et philosophe américain, Jérémie Rifkin, dans un livre de synthèse : « The empathic civilization. The rise to global consciousness in a world in crisis » (2009) traduit en français sous le titre : Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (6).

 

Un changement de regard

Face à une vision pessimiste de l’homme qui enferme celui-ci dans le mal et la violence, une vision qui remonte loin dans le temps et s’est appuyée sur des conceptions religieuses et philosophiques (7),

à l’encontre, un puissant mouvement est apparu et met l’accent sur la positivité. Il se manifeste à la fois dans les idées et dans les pratiques. En février 2011, déjà, Sciences Humaines avait publié un dossier : « Retour de la solidarité : empathie, altruisme, entraide » (8). Et Martine Fournier, coordinatrice de ce dossier, pouvait écrire : « L’empathie et la solidarité seraient-elles devenues un paradigme dominant qui traverse les représentations collectives ? De l’individualisme et du libéralisme triomphant passerait-on à une vision portant sur l’attention aux autres ? Le basculement s’observe aussi bien dans le domaine des sciences humaines et sociales qu’à celles de la nature. Ainsi, alors que la théorie de l’évolution était massivement ancrée dans un paradigme darwinien « individualiste » centré sur la notion de compétition et de gêne égoïste, depuis quelques années un nouvel usage de la nature s’impose. La prise en compte des phénomènes de mutualisme, symbiose et coévolution entre organismes tend à montrer que l’entraide et la coopération seraient des conditions favorables de survie et d’évolution des espèces vivantes à toutes les étapes de la vie ».

Il y a là un changement de regard. Les découvertes elles-mêmes dépendent pour une part des questions posées, c’est à dire d’une nouvelle orientation d’esprit. Une transformation profonde de la manière de penser et de sentir est en cours. Cette transformation porte une signification spirituelle. Elle rompt avec des représentations anciennes. Elle s’inscrit dans un contexte d’universalisation où différentes traditions viennent apporter leur contribution. Pour notre part, nous nous référons à la « parabole du bon samaritain » rapportée dans l’Evangile de Luc (10.29-37). L’empathie compassionnelle s’y manifeste puissamment. « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands qui le dépouillèrent, le chargèrent de coups et s’en allèrent, le laissant à demi mort… » Passent deux religieux sans lui prêter attention. « Mais un samaritain qui voyageait, étant venu là, fut ému de compassion lorsqu’il le vit… Il prit soin de lui ». Dans un livre sur la philosophie de l’histoire : « Darwin, Bonaparte et le Samaritain », Michel Serres voit notre humanité en train de sortir d’un état de violence et de guerre dans lequel elle a été enfermée pendant des millénaires. Et si la paix commence à apparaître, Michel Serres voit dans la figure du Samaritain l’emblème de l’entraide et de la  bienveillance. Cette parole de Jésus a grandi et porté des fruits.

 

Empathie, bienveillance : l’audience de ces notions est-elle un effet de mode ou une révolution ? S’interroge Jean-François Dortier dans le titre de son article en introduction du récent dossier de Sciences Humaines. Dans les tempêtes de l’actualité, on perçoit et on déplore des pulsions de violence et d’agressivité. Mais, par delà, à une autre échelle de temps, on peut apercevoir un autre mouvement. Le montée de l’empathie et de la bienveillance nous parait plus qu’un effet de mode.  Lorsqu’on mesure l’ampleur et la pénétration de ce mouvement, on peut y voir une évolution en cours des mentalités.

 

J H

 

(1)            Dossier : Les pouvoirs de l’empathie, p 24-45. Sciences Humaines, juin 2017

(2)            Empathie : Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Empathie

(3)            Jean-François Dortier. Empathie et bienveillance. Révolution ou effet de mode ? Sciences Humaines, juin 2017, p 26-31

(4)            Pour la première fois à notre connaissance, la bienveillance est apparue en politique. Ce fut dans la campagne présidentielle en marche d’Emmanuel Macron. Edouard Tétreau nous fait part de cette réalité dans un article des Echos : « Les leçons de la start Up Macron » (15 mai 2017) : « Leçon numéro 3 : cette réussite tient aussi – surtout ? – à un mot et une réalité bien rarement vue et entendue dans ma génération et les précédentes, dans le monde du travail en France. Ce mot et cette réalité s’appellent la bienveillance. En jetant les bases de son mouvement et de son pari, Emmanuel Macron a exigé, et obtenu, de ses plus proches collaborateurs, cette qualité-là. La bienveillance entre eux, et vers l’extérieur. Les cyniques du XXème siècle, ceux qui n’ont rien compris au film de ces dernières semaines, doivent s’esclaffer à l’évocation de ce mot, signifiant le « sentiment par lequel on veut du bien à quelqu’un ». La bienveillance n’est pas la faiblesse, ou la gentillesse façon Bisounours. Elle est l’apanage des forts, qui choisissent de mettre de côté leurs petits intérêts privés pour se mettre au service de l’intérêt général. Les médiocres ne pouvant s’occuper que d’eux-mêmes ».

(5)            Jacques Lecomte. Les entreprises humanistes. Les Arènes, 2016. Mise en perspective sur ce blog : « Vers un nouveau climat de travail dans une entreprise humaniste et conviviale » : https://vivreetesperer.com/?p=2318

(6)            Jérémie Rifkin. Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie. Les Liens qui Libèrent, 2011. Mise en perspective sur le site de Témoins : « A propos du livre de Jérémie Rifkin » : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

(7)            Ce regard négatif sur l’homme a été lié à une conception écrasante du péché originel. Voir à ce sujet : Lytta Basset. Oser la bienveillance. Albin Michel, 2014  Voir sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1842 Un autre facteur a été le Darwinisme social associé à une conception matérialiste. Voir le chapitre : « The theory of evolution and christian theology : from « the war of nature » to natural cooperation and from « the struggle for existence » to mutual recognition » p 209-223, dans : Jürgen Moltmann. Sun of righteousness, arise ! God’s future for humanity and the Earth. Fortress Press, 2010

(8)            Le retour de la solidarité. Dossier animé par Martine Fournier. Sciences humaines, février 2011. Mise en perspective sur ce blog : « Quel regard sur la société et sur le monde ? » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(9)            Michel Serres. Darwin, Bonaparte et le samaritain. Une philosophie de l’histoire. Le pommier, 2016. Sur ce blog, mise en perspective : « Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort » : https://vivreetesperer.com/?p=2479

 

Voir aussi :

« Pour un processus de dialogue en collectivité » : https://vivreetesperer.com/?p=2631

« Branché sur le beau, le bien, le bon » :

https://vivreetesperer.com/?p=2617

« Comment la bienveillance peut transformer nos relations :

https://vivreetesperer.com/?p=2400