Nos sociétés sont traversées par des poussées de violence. Il y a là des phénomènes complexes qui peuvent être analysés en termes sociaux, économiques, culturels, politiques, mais également dans une dimension psychosociale, un regard sur les comportements. En dehors même de ces épisodes, dans la vie ordinaire, nous pouvons percevoir et éprouver des manifestations d’agressivité. A une autre échelle, au cours de l’histoire, nous savons combien la guerre a été un fléau dévastateur (1). Ainsi, affirmer la paix aujourd’hui, c’est garder la mémoire du malheur passé pour empêcher son retour, mais c’est aussi effectuer un pas de plus : réduire les sources de violence, pacifier les comportements.
Psychothérapeute, engagé depuis des années dans une campagne pour le développement de la personne, auteur de plusieurs livres, animateur d’un site (2), Thomas d’Ansembourg milite pour répandre des pratiques de paix. Dans cette interview en vidéo à la Radio Télévision Belge Francophone (3), il explique pourquoi il vient d’écrire un nouveau livre en ce sens : « La paix, ça s’apprend. Guérir de la violence et du terrorisme » (4). « Nous avons réagi, David (le co-auteur) et moi à l’attentat du Bataclan, vite relayé par l’attentat de Bruxelles. Nous avons réalisé qu’on ne peut se contenter de mesures de sécurité (renforcement de frontières et traitement de symptômes). Il nous est apparu que le terrorisme est un épiphénomène d’un malaise extrêmement profond de la société et qu’il était intéressant de voir ce qui génère un tel malaise. Dans nos pratiques, lui comme historien et moi comme accompagnant de personnes, nous avons réalisé que la paix, c’est une discipline. Cela ne tombe pas du ciel. C’est une rigueur, c’est un exercice. Cela demande un engagement, de la détermination et du temps, et, petit à petit, on atteint des états de paix qui deviennent de plus en plus contagieux. Et cela devrait s’apprendre, depuis la maternelle, dans toutes les écoles. Tel est le propos de ce livre. C’est de faire savoir. Mettons en place des processus pour pouvoir éduquer des populations à se pacifier ».
Pour une pacification intérieure
« Depuis près de vingt-cinq ans que j’accompagne des personnes dans la quête de sens et la pacification intérieure, j’ai acquis cette confiance que la violence n’est pas l’expression de notre nature. C’est parce que notre nature est violentée que nous pouvons être violents. Quand mon espace n’est pas respecté, je puis être agressif. Quand mon besoin d’être compris et écouté, n’est pas nourri et respecté, je puis être agressif. Et il en va de même lorsque des besoins importants ne sont pas respectés. D’où l’importance d’apprendre à respecter notre nature et donc de la connaître ». Ainsi « apprendre la connaissance de soi dès l’école maternelle nous paraît absolument essentiel aujourd’hui. Jusqu’ici, cela me semblait un enjeu de santé publique, mais aujourd’hui cela me paraît aussi un enjeu de sécurité publique. Tout citoyen qui va à l’école a besoin d’apprendre qui il est, qu’est-ce qui le met en joie… mais aussi qu’est-ce qui le chagrine, qu’est-ce qui le met en colère. Il est bon de comprendre ce qui vous met en rage avant de faire exploser sa rage à la tête des autres. On a largement dépassé la notion de développement personnel. Il y a là un enjeu de santé publique. La plupart de nos gouvernants ne savent pas tout cela, ne connaissent même pas les outils correspondants et la plupart des médias dédaignent cette approche en la considérant comme du « bisounours » alors que ces outils sont des clés pour le vivre ensemble ».
Des outils pour le vivre ensemble
La paix peut s’apprendre à travers des outils. Thomas d’Ansembourg n’a pas souhaité réaliser un inventaire de tous les outils. Dans ce livre, il nous en présente trois qui sont particulièrement efficaces.
« La Pleine conscience » est une approche de méditation qui se dégage des rituels religieux traditionnels et qui peut être vécue d’une façon laïque et d’une manière spirituelle si on le souhaite. Elle permet de trouver un espace de fécondité, de créativité, d’alignement qui est très bénéfique pour le vivre ensemble ».
Thomas d’Ansembourg nous parle également de la communication non violente, une approche « qu’il enseigne depuis des années et qui est proposée dans de nombreux milieux depuis des classes maternelles jusqu’à des prisons en passant par des cockpits d’avion… C’est une approche pratico-pratique pour mieux vivre les relations humaines, dépasser les conflits, les querelles d’égo ».
Il y a une troisième pratique, celle de la bienveillance.
« Il y a plusieurs aspects de la bienveillance : accueillir l’autre tel qu’il est et non tel que je voudrais qu’il soit, être ouvert à son attitude et à sa différence, être disponible à une remise en question par son attitude. Cela demande de l’humilité, peut-être du courage. Et puis, il y a cette attitude positive de prendre soin, bien veiller sur l’autre, l’encourager dans son développement qui n’est pas forcément celui que j’aurais aimé avoir pour lui. Je pense par exemple à notre attitude avec les enfants, ne pas projeter sur eux nos attentes. Cela demande du travail sur soi. Ce n’est pas ingénu. Cela requiert une hygiène de conscience pour remettre en question nos projections, nos attentes, nos préjugés, des idées toutes faites, pour ouvrir notre cœur.
Le monde se transforme à vive allure. « Nous assistons à un métissage incroyable de la planète, de grands exodes en fonction du réchauffement climatique. C’est plus urgent d’apprendre à vivre ensemble, et pour cela, d’avoir des clés de connaissances de soi pour avoir une bonne estime de soi et une capacité d’accueillir la différence, des clés d’ouverture à l’autre et la cohabitation. Cela ne tombe pas du ciel. On voit bien qu’il y a des tentatives de repli et de méfiance. Ce n’est pas comme cela que nous allons grandir ensemble. Nous avons besoin d’approches pour vivre ensemble. On n’en trouve pas encore dans nos pratiques scolaires, ni même dans nos pratiques religieuses. Il y a de belles idées , mais cela appelle une pratique. Comment est-ce qu’on vit quand on est plein de rage et de colère ? On a besoin d’apprendre à vivre la rage et la colère pour la transformer. Grâce à la communication non violente, j’ai appris à faire des colères non violentes, à exprimer ma colère sans agressivité. Ce sont des apprentissages que l’on peut faire ».
Promouvoir la paix
Thomas d’Ansembourg porte une dynamique et il l’envisage sur différents registres. Ainsi peut-il souhaiter la création d’un ministèrede la paix avec un budget, des formations, de la recherche scientifique en neurosciences, en relations humaines.
Et au plan de la transformation des relations quotidiennes, il a conscience de la puissance des outils existants. « Je sais que ces outils transforment la vie des gens. Je rencontre des personnes dont la vie a pivoté parce qu’ils ont appris à savoir qui ils sont, qu’est ce qui fait sens pour eux… ». Ainsi, « il y a des processus, il y a des clés efficaces. J’aimerais qu’ils soient fournis au grand public. Nous assistons à tellement de détresses dans notre société : solitudes, addictions, divorces douloureux, dépendances… Des outils magnifiques existent. Ne pas les faire connaître est une sorte de non assistance à personne en danger ».
Au milieu des drames de l’histoire, l’inspiration de la non violence apparaît comme un fil ténu, mais solide avec des moments de lumière qui sont entrés dans notre mémoire collective depuis les premières communautés chrétiennes jusqu’à Gandhi et Martin Luther King.
Aujourd’hui, le mouvement pour la paix peut s’appuyer sur de nouvelles méthodes où s’allient une orientation d’esprit et des approches nourries par la psychologie, une conscience renouvelée du corps et les neurosciences. Ainsi, face aux routines traditionnelles, une motivation nouvelle peut apparaître en s’appuyant sur l’efficacité démultipliée de nouvelles méthodes. Dans ce livre et dans cette interview, Thomas d’Ansembourg nous apporte une bonne nouvelle : la paix, ça s’apprend ! La paix, c’est possible ! Une voie est ouverte. A nous de nous mobiliser…
Transformation sociale et émergence d’un individu relationnel.
« La contresociété », selon Roger Sue
Si certains épisodes comme l’élection présidentielle en France suscitent des mobilisations, dans la durée, on assiste plutôt à un rejet du pouvoir politique qui s’exprime à travers un pessimisme et un désengagement. Plus généralement, dans tous les domaines, les institutions hiérarchisées, qui ont longtemps encadré la société française, sont aujourd’hui plus ou moins sujet de défiance. Ainsi, peut-on ressentir un malaise dans la vie publique qui s’exprime dans un vocabulaire de crise. Ce désarroi se conjugue avec une révolte diffuse qui nourrit les extrémismes. Et pourtant, on peut également observer en regard des mouvements qui sont porteurs d’espoir. Nous avons besoin d’y voir plus clair. Cette situation appelle des diagnostics et des propositions.
A cet égard, des chercheurs en sciences sociales viennent éclairer les transformations actuelles. Ainsi, dans son livre : « La contresociété » (1), Roger Sue nous apporte une vision positive : « Le contrat social ne tient plus ». Dans le vide actuel, « surgissent les monstres, les extrémistes de l’ordre et du désordre. Mais se lève aussi l’immense majorité des individus anonymes, qui, hors des institutions verticales, retissent les liens d’une société horizontale et associative, une contresociété. Celle des réseaux qui créent internet, celle de l’économie collaborative qui renouvelle la relation au travail et à la richesse, celle de la connaissance qui défie ceux qui prétendent à son monopole, celle de l’engagement et de l’action qui redonne son sens original à la politique et à la démocratie… » (page de couverture)
Dans ce livre, Roger Sue met en évidence, par delà les héritages encore dominants, l’émergence d’une nouvelle forme de lien social, d’un « individu relationnel », moteur d’une société associative. Il décrit les comportements, les initiatives, les innovations qui portent ce changement et en témoignent. Enfin, en conclusion, il propose trois orientations stratégiques pour que « la contresociété devienne la société elle-même et dessine une autre figure politique en rapport avec l’évolution du lien social : l’ouverture de l’école à la société de la connaissance, l’universalité du service civique et la participation des citoyens à la politique ».
Une nouvelle manière de vivre en société
Si nous ressentons un état de crise qui entraine un repli, une morosité et se traduit par un rejet du politique, Roger Sue perçoit, dans le même temps, un mouvement sous-jacent dans lequel s’élabore une nouvelle manière d’envisager la société. A l’encontre de la société dominante, cette « contresociété » « préfigure de nouveaux modes d’organisation du social, de l’économique et du politique ». « Là où la plupart des observateurs décrivent la fragmentation, l’éclatement, la déconstruction des collectifs, le repli sur soi, sur fond de désert idéologique et politique, et l’absence d’avenir, émerge un mouvement social de fond… » (p 8). Ce mouvement, en opposition aux formes anciennes de la société, s’affirme dans la désertion et la contestation, mais aussi dans la reconstruction. L’auteur décrit ces trois moments, mais comme les deux premiers , nous paraissent bien identifiés, nous mettons l’accent sur son analyse concernant la reconstruction.
Roger Sue nous appelle d’abord à ne pas nous focaliser sur la crise dans l’attente d’un retour au passé. « Le discours du retour au passé reste le fond de la promesses politique, à gauche et à droite, et à fortiori à l’extrême droite » (p 11). Nous ne devrions pas nous sentir prisonniers de représentations de l’économie liées au passé. Au delà des vicissitudes de l’économie, une transformation sociale est en cours qui va elle-même influer sur la vie économique. Un mouvement de fond est en train d’apparaître. « il est lié aux nouvelles manières de vivre ensemble, de se lier aux autres, de communiquer, de produire d’apprendre, de « faire société », bref aux évolutions du lien social » (p 13). Cette évolution est une nouvelle étape d’une transformation historique : « Le lien communautaire du passé enfermait la société et leurs membres sur eux-mêmes, dans leurs traditions statutaires et séculaires, et dans une économie de la reproduction relativement autarcique alors que la naissance de l’individu les ouvre aux liens contractuels de la modernité, à la démocratie, au marché, au progrès et au développement » (p 15).
Nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle étape. « L’évolution du lien social se caractérise par la montée en puissance d’un individu relationnel : les réseaux sociaux et associatifs ne se sont pas étendus aussi rapidement, puissamment et efficacement par hasard… ». « Un lien d’association ou de l’associativité se diffuse dans l’ensemble des relations sociales » et ce phénomène « a une portée révolutionnaire encore ignorée, de la famille à l’entreprise, en passant par les réseaux sociaux, de la manière de « faire connaissance » à celle de concevoir la politique » (p 15). Ainsi se développe une vie en réseau dans un grand nombre de domaines. « La famille fonctionne de plus en plus souvent comme une sorte d’association à géométrie variable… De même l’irruption des technologies numériques, des grands réseaux sociaux, des mobiles est impensable sans une configuration sociale assez horizontale et associative…Le fonctionnement à grande échelle de l’internet est impossible sans une grande propension à l’associativité de la société… » (p 16-17). On retrouve cette influence de l’associativité dans l’émergence de la société de la connaissance, de l’économie collaborative, de la démocratie participative.
Nous rejoignons la question de Roger Sue : « La crise n’est-elle pas l’effet du choc d’une contresociété de plus en plus horizontale face à des institutions et une organisation politique dramatiquement verticales ? ». Cette question implique une analyse de la situation qui correspond à notre expérience.
Une nouvelle forme du lien social : L’individu relationnel, source de la société associative.
« La forme du lien social gouverne notre relation à l’autre, aux autres et à la société. Aujourd’hui, cette évolution modifie toutes nos relations : le couple, la famille, les amis, le travail, l’entreprise, les loisirs, les institutions et la politique » (p 22). En analysant l’évolution sociale, Roger Sue nous fait entrer au cœur du processus qui génère une culture et une société associatives.
La recherche met en évidence le développement de l’individualisation au cours des derniers siècles et des dernières décennies . Cette évolution a pu être perçue par certains comme synonyme d’individualisme. Et effectivement, il y a eu des accents différents selon les phases et les moments de cette évolution. Mais aujourd’hui, le lien entre individualisation et socialisation est bien marqué.
Selon Roger Sue, on assiste actuellement à « une recomposition du rapport social de l’individu à lui-même, au collectif et à la société, c’est à dire du lien social » (p 23). L’auteur explore ces trois dimensions. Dans le rapport à soi, il y a attente et reconnaissance de la singularitéde chacun. Cette singularité est liée à une capacité accrue de réflexion, mais aussi à la diversité des expérience vécues. « Elle tient à la faculté d’endosser des identités multiples ou successives ». A la suite du livre de Bernard Lahire : « L’Hommepluriel » (2), on perçoit de mieux en mieux « la diversité des identités qui traversent la même personne » ( p 27). Le lien social n’est pas seulement extérieur à l’individu. Il le compose aussi intérieurement, mentalement, psychologiquement comme individu associé » (p 28).
Si nous adhérons à la proposition de Roger Sue de nommer « individu relationnel », le stade actuel de l’individualité, il en résulte la reconnaissance d’une énergie nouvelle : « Face à la décomposition des institutions, la socialisation procède désormais essentiellement du flux relationnel permanent qui émane des individus » (p30). C’est le développement d’une société en réseau. C’est l’émergence d’une société associative.
En France même, on assiste aujourd’hui à un développement constant de la vie associative. « On compte aujourd’hui plus de 1,3 million d’associations en activité, auxquelles s’ajoutent en moyenne 70000 créations chaque année. Ce rythme ne se dément pas. Il faut le comparer avec les 20000 créations des années soixante qui restent pourtant dans la mémoire comme la grande période d’engagement, de militantisme, de culture populaire et d’action civique » (p 43). « La France compterait aujourd’hui plus de 20 millions de bénévoles, soit près de 40% de la population, avec une remarquable progression de 12% au cours des années 2010-2016 » (p 42). Et, par ailleurs, les associations sont hautement appréciées par les français (79% de jugements positifs) devançant largement les institutions (p 29).
Cet esprit associatif se répand également dans la sphère politique malgré les résistances qui lui sont opposées. Les exemples sont multiples. Cependant, les oppositions que l’esprit d’association rencontre dans un système social et une sphère politique caractérisés par les séquelles de la hiérarchisation, engendre un malaise profond. Le diagnostic de Roger Sue nous paraît pertinent. « Le pessimisme ambiant fortement marqué en France, tient moins à la dégradation objective des conditions de vie qu’à la montée des subjectivités et des aspirations à l’association. Aspirations confrontées à une réalité socio-institutionnelle figée, décalée, qui paraît d’autant plus distante. Du choc de l’horizontalité des réseaux de relation face à la verticalité des institutions nait la violence sociale qu’on retourne contre l’individu » (p 50)
Quelles perspectives ?
Dans notre recherche où la crise actuelle apparaît comme un effet des mutations en cours (3), où des transformations sociales en profondeur comme l’individualisation s’effectuent dans un processus à long terme (4), où des aspirations nouvelles se manifestent dans de nouveaux genres de vie (5) et à travers un puissant mouvement d’innovation (6), le livre de Roger Sue vient nous apporter un éclairage qui confirme un certain nombre de prises de conscience et contribue à une synthèse dans les convergences qu’il met en évidence. En proposant la notion d’ « individu relationnel », il met en évidence une nouvelle étape, bienvenue, dans le processus d’individualisation. En proposant la vision d’une « société associative, il donne du sens à toutes les innovations sociales qui apparaissent aujourd’hui, et, plus généralement aux changements en cours qui manifestent un nouvel état d’esprit dans la vie sociale, économique et politique et qui se heurtent aux obstacles et aux oppositions « d’une réalité socio-institutionnelle figée, décalée », encore fortement hiérarchisée. Si cette grille de lecture n’épuise pas toutes les questions que nous nous posons aujourd’hui comme nos interrogations sur les origines de la puissance actuelle des forces qui montent à l’encontre des sociétés ouvertes, elle nous apporte une vision cohérente d’une société associative et participative dont nous voyons qu’elle répond à des aspirations convergentes.
Elle vient aussi en réponse à une attente qui court à travers les siècles comme un écho au message de l’Evangile tel qu’il a été vécu dans la première Eglise et a cheminé ensuite sous le boisseau dans un contexte religieux longtemps dominé par une civilisation hiérarchique et patriarcale. Il y a une affinité entre une dynamique fondée sur la relation et l’association et une vision qui nous appelle à l’amour et à la paix dans la fraternité.
J H
(1) Sue (Roger). La contresociété. Les liens qui libèrent, 2016
(2) Lahire (Bernard). L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Nathan, 1998
(3) Les mutations en cours : « Quel avenir pour le monde et pour la France ? (Jean-Claude Guillebaud. (Une autre vie est possible) » : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour le monde et pour l’humanité (La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir) » : https://vivreetesperer.com/?p=1048 « Comprendre la mutation actuelle du monde et de notre société requiert une vision nouvelle du monde. La conjoncture, selon Jean Staune » : https://vivreetesperer.com/?p=2373 « Un monde en changement accéléré (Thomas Friedman) » : https://vivreetesperer.com/?p=2560
La réalité et les enjeux selon Thomas Friedman, journaliste au New York Times et analyste au long cours des technologies de la communication
Nous pressentons la rapidité du changement. Nous percevons les peurs et les enfermements. Les évènements récents nous montrent que c’est là une question prioritaire. Qui peut nous éclairer là dessus ?
En 2005, un journaliste américain publiait un livre : « The worldis flat » (1) qui décrivait le processus à travers lequel le monde est devenu interconnecté. A partir d’une enquête internationale, ce livre faisait apparaître un paysage nouveau. Pendant des décennies, l’auteur, Thomas Friedman a couvert l’actualité internationale, et aujourd’hui chroniqueur au New York Times, il tient un blog qui apporte une information précieuse sur le déroulement de cette actualité (2). Et, en 2016, il publie à nouveau un ouvrage qui va faire date en mettant en évidence l’accélération du changement et en nous interpellant sur les moyens d’y faire face. « Le titre : « Thank you for being late » peut nous intriguer (3). C’est un appel à faire une pause pour réfléchir comme l’attente engendrée par un retard peut nous laisser cette opportunité. Mais le sous-titre est plus explicite : « An optimist’s guide to thriving in the age of acceleration ».
Cet ouvrage nous apporte des informations originales dernier cri. Il induit une compréhension nouvelle de la conjoncture mondiale. Tout ceci est rapporté dans un style attractif, jalonné par le compte-rendu de rencontres avec des personnalités innovantes qui participent à l’expérience et à la réflexion de l’auteur.
Un changement accéléré
Dans son livre, « The world is flat », Thomas Friedman avait décrit les transformations des modes de communication qui, à la fin du XXè siècle, avait permis une unification du monde. Ainsi, au début du XXIè siècle, le monde était désormais interconnecté à un tel degré que, de plus en plus de gens, en de plus en plus d’endroits , avaient désormais une opportunité d’entrer en relation, de se concurrencer et de collaborer. Mais le changement ne s’est pas arrêté là. L’auteur a perçu une nouvelle inflexion dans le mouvement autour de l’année2007. C’est alors que sont apparus de nouveaux processus encore inconnus lors de l’écriture du livre précédent : Facebook, Twitter, Linkedin, Skype entre autres (p 25). « Entre 2000 et 2007, en deux vagues successives, nous sommes entrés dans un monde où la connection est devenue rapide, libre, facile et omniprésente et où ensuite traiter la complexité est devenu rapide, libre, facile et invisible ». « Le monde n’est pas seulement devenu plat, sans frontières, mais rapide ». « Le prix de la production, du stockage et du traitement des données s’est effondré. La vitesse du chargement et du déchargement des données s’est envolée. Steve Jobs a donné au monde un appareil mobile avec une extraordinaire souplesse d’utilisation… Ces processus se sont croisés. Une immense énergie a été donnée aux êtres humains et aux machines, à un point qu’on a jamais vu et qu’on commence seulement à comprendre. Tel est le point d’inflexion qui est advenu autour de l’année 2007 » (p 93).
Aujourd’hui, tout s’est accéléré dans trois grands domaines que l’auteur appelle « la Machine, le Marché, et Mère Nature ».
Nous sommes passé d’un premier âge de la machine, celui engagé par la Révolution industrielle où travail et machines sont complémentaires à un nouvel âge « où nous commençons à automatiser davantage de tâches cognitives et bien plus de tâches de contrôle ». Le « marché » est un raccourci pour désigner l’accélération de la globalisation. C’est le flux global du commerce, de la finance, du crédit, des réseaux sociaux et l’interconnection qui tisse les marchés, les médias, les banques, les entreprises, les écoles, les communautés et les individus… Les flux d’informations et de savoirs qui en résultent rendent le monde non seulement interconnecté et hyperconnecté, mais aussi interdépendant » (p 26).
« Mère Nature » est un raccourci pour désigner le changement climatique, la croissance de la population et le déclin de la biodiversité. Et, là aussi, tout s’accélère.
Quelques exemples de cette accélération. Un des plus emblématiques est la baisse du prix des microprocesseurs qui a suscité un accroissement vertigineux du pouvoir des ordinateurs. « La clé a été la croissance exponentielle dans la puissance de calcul telle qu’elle est représentée dans la loi de Moore. Cette théorie émise en 1965 par le cofondateur d’Intel, Gordon Moore, postule que la vitesse et la puissance des microprocesseurs, qui engendrent la puissance du calcul, doubleraient environ tous les deux ans…Cette loi, qui indique une croissance exponentielle, a été validée pendant cinquante ans » (p 25). Cet accroissement de puissance impressionnant a rendu possible de nouvelles innovations comme des voitures se conduisant toutes seules ou des programmes capables de gagner aux échecs.
Cette expansion accélérée a abouti à l’irruption du « cloud » qui, au delà des appareils que nous utilisons, emmagasine un immense ensemble de données résultant des multiples activités en cours et auquel nous pouvons avoir nous-mêmes accès. C’est une réalité nouvelle sans précédent dans l’histoire humaine. Sa puissance est telle que Thomas Friedman préfère parler du « cloud » en terme de « supernova » pour en marquer l’originalité incomparable.
Cette croissance accélérée des technologies de la communication en rejoint une autre, celle de la globalisation entendue ici sous le terme de « Marché ». La globalisation n’est plus seulement la circulation des biens physiques, des services et des transactions financières. C’est une réalité bien plus vaste et bien plus impressionnante. « C’est la capacité pour toute personne et pour toute entreprise de se connecter, d’échanger, de collaborer ou de se concurrencer ». Et, à cet égard, aujourd’hui, la globalisation est en train d’exploser… « A travers les téléphones mobiles et la supernova, nous pouvons maintenant envoyer partout des flux digitaux et en recevoir de partout » (p 120). « Le monde est plus interdépendant qu’il ne l’a jamais été ». Et « ce monde ne peut pas être connecté en tant de domaines et dans une telle profondeur sans être lui-même en train d’être transformé et réorganisé (« reshape » ». Le besoin d’interconnexion est devenu aujourd’hui une aspiration majeure, un désir vital. L’auteur cite une enquête sur l’importance accordée au téléphone mobile. 50% des personnes interrogées préféreraient se passer de vacances pendant un an plutôt que de perdre l’accès au téléphone mobile (p 121). Et, dans les pays du sud, le téléphone mobile est maintenant un bien prioritaire et le support de multiples communications. Les pauvres migrants eux-mêmes en sont dotés. Thomas Friedman raconte comment il en a fait l’expérience dans une rencontre où, à l’aide du téléphone mobile, ils se sont pris en photos mutuellement (p 123). L’auteur nous donne des exemples concrets des transformations de pratiques et de comportements induites par l’interconnexion.
Thomas Friedmann est également familier avec la question écologique à laquelle il a consacré un livre précédent : « Hot, flat andcrowded ». Comme d’autres experts, il nous met en garde contre le réchauffement climatique et la réduction de la biodiversité. Là aussi, les évolutions sont rapides.
Les transformations actuelles convergent. Au cœur de cet ouvrage, il y a la thèse que « le Marché, Mère Nature et la loi de Moore envisagés ensemble, engendrent cet « âge de l’accélération dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Le même mouvement affecte les mécanismes centraux de la machine. Ces trois accélérations ont un impact l’une sur l’autre. Davantage de loi de Moore suscite davantage de globalisation et davantage de globalisation engendre davantage de changement climatique. Mais davantage de loi de Moore suscite également plus de solutions possibles par rapport au changement climatique et à beaucoup d’autres défis » (p 27).
Face aux déséquilibres et aux dangers.
Cette accélération du changement induit des déséquilibres parce qu’elle requiert une adaptation qui n’est pas acquise au même rythme. Dans le passé, on a pu observer des adaptations par rapport à certains changements, mais le temps nécessaire avait pu être trouvé parce que ces changements étaient moins rapides. L’auteur nous propose deux courbes : celle de l’adaptation humaine qui monte lentement et celle du progrès technologique qui s’élève de plus en plus rapidement ( p 32). Aujourd’hui, un décalage commence à apparaître. Si l’adaptabilité s’est accrue par rapport au passé en fonction d’une meilleure éducation et d’une diffusion plus efficace des savoirs, l’accélération actuelle du changement peut dépasser notre capacité d’adaptation et susciter aussi beaucoup d’angoisse et de résistance. Aujourd’hui, très concrètement, « si il est vrai qu’il faut maintenant dix à quinze ans pour comprendre une nouvelle technologie et créer en conséquence de nouvelles lois et régulations pour protéger la société, comment régulons-nous quand une technologie vient et s’implante en une courte période de 5 à 7 ans ?» (p 33).
La globalisation est ambivalente. Ses effets dépendent des valeurs et des outils que nous mettons en œuvre en regard. Aujourd’hui, on perçoit de vives réactions politiques face à une immigration mal contrôlée. Comment adapter de saines protections sans perdre les avantages décisifs de la circulation des flux ? « Si beaucoup d’américains se sont récemment sentis submergés par la globalisation, c’est parce que nous avons laissé les technologies physiques (immigration, commerce et flux digital) prendre le dessus et dépasser les technologies sociales : l’éducation et les outils d’adaptation nécessaires pour amortir l’impact et ancrer les gens dans de communautés saines qui puissent les aider à vivre et prospérer » (p 155) . Nous avons besoin d’un leadership qui prenne en compte et apprivoise l’anxiété. Dans un âge où des situations extrêmes apparaissent, des politiques particulièrement innovantes sont nécessaires. Elles peuvent combiner des idées traditionnelles et de nouveaux processus. « Je parle d’une politique qui renforce les filets de sécurité pour les travailleurs afin de sauvegarder ceux qui sont dépassés par la rapidité du changement. Je parle d’une politique capable de susciter davantage de technologies sociales pour faire face aux changements entrainés par les technologies physiques. Finalement, je parle d’une politique qui comprenne que dans le monde d’aujourd’hui la grande opposition politique n’est pas entre la gauche et la droite, mais entre une société ouverte et une société fermée » (p 336).
Ce changement technologique accéléré engendre un accroissement considérable du pouvoir. C’est le pouvoir des machines. C’est le pouvoir des flux, mais c’est aussi le pouvoir des hommes, le pouvoir d’un groupe, mais aussi le pouvoir d’un seul. Ce qu’une personne isolée peut faire en terme de construction ou de destruction a été porté aujourd’hui à un haut niveau. Jusqu’ici une personne pouvait en tuer une autre. Maintenant, il est possible d’imaginer un monde où, un jour, une personne puisse tuer toutes les autres. Qu’on se souvienne de l’attaque contre les tours jumelles de New York, il y a quinze ans. Mais l’inverse est vrai aussi. Une personne peut maintenant en aider beaucoup d’autres. Elle peut éduquer, inspirer, divertir des millions de gens. Une personne peut maintenant communiquer une nouvelle idée, un nouveau vaccin ou une nouvelle application au monde entier » (p 87). Cet accroissement de puissance appelle en regard une élévation de la conscience.
Et de même, on constate aujourd’hui que l’humanité a créé un nouveau royaume pour l’interaction humaine. « Mais il n’y a personne en charge du cyberespace où nous sommes tous connectés » (p 339). Cette situation requiert évidemment le développement d’une régulation, mais elle appelle aussi une conscientisation morale et éthique. Il est impératif d’équilibrer le progrès technologique par le sens de l’humain.
Pour une conscientisation morale et éthique.
C’est bien là le message de Thomas Friedman. Il y aura toujours du mal dans le monde, nous dit-il. Mais la question, c’est comment augmenter les chances pour réduire les mauvaises conduites.
« La première ligne de défense pour toute société, ce sont ces garde-fous : les lois, la police, la justice, la surveillance… des règles de décence pour les réseaux sociaux. Tout cela est nécessaire, mais n’est pas suffisant à l’âge de l’accélération. Clairement, ce dont on a besoin, et c’est à la portée de chacun, c’est de penser avec plus de sérieux et plus d’urgence à la manière dont nous pouvons nous inspirer davantage des valeurs qui portent : l’honnêteté, l’humilité, et le respect mutuel. Ces valeurs génèrent la confiance, le lien social et, par dessus tout, l’espoir » (p 347).
Pour faire face au grand défi auquel nous sommes confrontés, Thomas Friedman nous incite à appliquer la « règle d’or », quelle que soit la version qui nous a été transmise. La « règle d’or » (4), c’est de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on vous fit » (p 347). C’est simple, mais cela produit beaucoup d’effets. Cela peut paraître naïf. Mais « je vais vous dire ce qui est vraiment naïf, c’est ignorer le défi : ce besoin d’innovation morale à une époque où abondent de gens en colère, maintenant superpuissants ». Pour moi, « cette naïveté, c’est le nouveau réalisme » (p 348).
Thomas Friedman cite le discours du président Obama lors de sa visite à Hiroshima le 27 mai 2016. Barack Obama évoque le pouvoir de la science en bien comme en mal. Il appelle à une coopération paisible entre les nations. « Et peut-être par dessus tout, nous devons réimaginer notre relation les uns avec les autres comme membres de notre unique humanité » (p 349).
« Oui, nous avons besoin d’une évolution sociale et morale très rapide ». Mais où commencer ? « Une manière pratique de commencer est d’ancrer le plus de gens possible dans des communautés saines. Au delà des lois, de la police, de la justice, il n’y a pas de meilleure source de mesure qu’une forte communauté. Les africains ont forgé cette phrase : « On a besoin de tout un village pour élever un enfant ». Les communautés créent un sens d’appartenance qui engendre la confiance sous-jacente à la règle d’or et aussi les contrôles invisibles qui s’imposent à ceux qui veulent franchir les lignes rouges » (p 349) . L’auteur cite le film « The Martian » (Le Martien) qui met en valeur un geste de solidarité internationale. Si dans ce monde, il y a une stratégie pour vivre et prospérer, « c’est de construire des interdépendances saines, profondes et durables ». Et il y a aussi un obstacle : c’est « notre caractère tribal ». « Là est le défi et le besoin pour une innovation morale. Dans un monde bien plus interdépendant, nous avons besoin de redéfinir la tribu, c’est à dire d’élargir la notion de communauté, précisément comme le président Obama l’a plaidé dans son discours d’Hiroshima. « Ce qui fait notre espèce unique, c’est que nous ne sommes pas liés à un code génétique pour répéter les histoires du passé. Nous pouvons apprendre. Nous pouvons choisir. Nous pouvons raconter à nos enfants une histoire différente, une histoire qui décrit notre humanité commune » (p 392).
L’homme est un être social. Dans nos sociétés occidentales, l’isolement est bien trop répandu. L’auteur rapporte un entretien avec une autorité médicale américaine. « La plus grande maladie aux Etats-Unis aujourd’hui, ce n’est pas le cancer, ce n’est pas la maladie de cœur. C’est l’isolement. Le grand isolement, c’est la plus grande pathologie » (p 450).
Durant son enfance, Thomas Friedman a vécu dans une communauté saine à Saint-Louis dans le Minnesota. Son livre s’achève par le récit de ce qu’il a vécu en revisitant ce lieu où il a grandi. C’est à partir de cette expérience qu’il peut nous dire l’importance d’une relation humaine dans le respect, la réciprocité, la solidarité.
A un moment où des poussées d’agressivité apparaissent dans le monde occidental et sont exprimées dans des formes qui contredisent des valeurs majeures comme le respect de l’autre, il est urgent de comprendre ce qui est en question.
Or, nous savons que notre monde traverse une période de grande mutation . Nous en percevons des aspects, mais qu’en est-il plus profondément? Pour cela sans doute, faut-il comprendre au plus près, l’évolution des technologies qui ont, manifestement, un rôle moteur pour le meilleur ou pour le pire.
En 2005, Thomas Friedman, dans son livre : « The world is flat » nous informait sur les processus qui ont abouti à l’unification du monde. Aujourd’hui, il est toujours celui qui va puiser l’information aux meilleures sources pour la partager avec nous et nous apporter à la fois sa connaissance et son expérience.
Avec lui, nous comprenons mieux ce qui se passe aujourd’hui et ce qui est en jeu. Et nous recevons d’autant plus son appel à un renouveau moral, éthique et spirituel. Il rejoint là la recherche qui se poursuit sur ce blog depuis quelques années (5).
Ce livre se lit avec passion parce qu’en nous ouvrant les yeux sur les transformations du monde, il nous ouvre aussi un chemin.
(2) On pourra suivre les écrits de Thomas Friedman, chroniqueur au New York Times pour les affaires étrangères sur un blog : http://www.thomaslfriedman.com Une bonne ressource pour examiner la conjoncture internationale en ces temps troublés. On y ajoutera les interviews de Thomas Friedman sur You Tube
(4) Histoire culturelle de la « règle d’or » (« Golden rule ») : une très bonne mise en perspective sur wikipedia anglophone : https://en.wikipedia.org/wiki/Golden_Rule
Dans une actualité tourmentée, comprendre les forces en présence et le jeu des représentations pour avancer vers un nouvel horizon.
Le climat politique international s’est assombri durant l’année 2016. Des forces marquées par l’autoritarisme et l’hostilité à l’étranger sont apparues sur le devant de la scène. Elles s’appuient sur les frustrations, les peurs, les agressivités. Elles viennent bouleverser les équilibres au cœur du monde occidental. Elles portent atteinte à ce qui fondent nos valeurs : le respect de l’autre. Ces forces régressives constituent ainsi une grave menace. Notre premier devoir est donc de nous interroger sur les origines de cette dérive. Et pour cela, nous avons besoin de comprendre les transformations sociales en cours. Cette recherche emprunte différentes approches. Et, par exemple, comme Thomas Piketty, on peut mettre l’accent sur les effets néfastes d’un accroissement des inégalités. Mais il y a place également pour des analyses sociologiques comme celle de Jean Viard dans son dernier livre : « Le moment est venu de penser à l’avenir » (1). Cet ouvrage s’inscrit dans une recherche de long terme sur les transformations de la société française (2), notamment dans sa dynamique géographique. Comment les différents milieux socio-culturels et les orientations induites s’inscrivent-elles dans l’espace, et bien sûr, dans le temps ? Des analogies apparaissent au plan international. Dans une approche historique, Jean Viard met aussi en valeur l’importance des représentations. Les catégories du passé s’effritent et s’effacent tandis que d’autres plus nouvelles, peinent encore à s’affirmer.
« Ce livre », nous dit-on, « est le récit des réussites de nos sociétés, mais aussi celui de leurs bouleversements : alors qu’une classe créative rassemble innovation, mobilité et initiative individuelle au cœur des métropoles productrices de richesse, les classes hier « dominantes » se retrouvent exclues, perdues, basculant leur vote vers l’extrême droite. Jean Viard propose une analyse sans concession des limites du politique dans la société contemporaine et exhorte les acteurs culturels à se réapproprier le rôle de guide en matière de vision sociétale à long terme. Des propositions innovantes pour repenser le vivre ensemble dans un monde qui a besoin de recommencer à se raconter » (page de couverture).
Comment la révolution économique transforme-t-elle le paysage géographique ? Quels sont les gains ? Quelles sont les pertes ?
Si la mutation dans laquelle nous sommes entrés engendre une grande crise, quelles sont les pistes pour y faire face ? Ce livre est particulièrement dense en données et en propositions originales. Nous nous bornerons à en donner quelques aperçus.
Une nouvelle géographie.
Le flux de la production qui irrigue le monde se déploie à travers les grandes métropoles. Les villes sont devenues un espace privilégié où se manifeste la créativité économique. « La révolution culturelle, économique et collaborative rassemble l’innovation, la mobilité, la liberté individuelle et la richesse au sein d’une « classe créative » de plus en plus regroupée au cœur des très grandes métropoles. Cœur des grandes métropoles où est produit aujourd’hui par exemple 61% du PIB français… On y est « Vélib » et high tech, low cost, usage plus que propriété, université, start up, communication, colocation, finance, COP 21. On y est nomade et mondialisé » (p 15).
Mais en regard, d’autres espaces reçoivent tous ceux qui ne sont pas parvenus à s’intégrer dans la nouvelle économie. Ce sont les zones périurbaines. « Les ouvriers de l’ancienne classe ouvrière sont partis vers les campagnes rejoindre dans un vaste périurbain, comme beaucoup de retraités, la précédente « classe dominante », celle des paysans. Le pavillon a remplacé la maison du peuple. L’idée de compenser par une mission historique les difficultés du quotidien a disparu. On y est face à son destin et on le vit sans perspective. 74% des salariés y partent travailler en voiture, plutôt diésel, sans autre choix possible ».
Les quartiers des anciennes banlieues ouvrières ont été abandonnées par une partie de leurs habitants et sont peuplés maintenant par des immigrants arrivés en vagues successives de différentes origines. Pauvres, mal desservis, ces quartiers sont néanmoins riches en potentiel.
Une nouvelle analyse de la société.
Notre représentation de la société en termes de classes sociales bien caractérisées est aujourd’hui bouleversée. Les anciens concepts qui ordonnaient notre vision du monde sont de plus en plus dépassés. Jean Viard exprime, avec clairvoyance ces bouleversements. « Ce que nous appelions « nation » ne peut plus être une totalité, car elle est elle-même dominée par la nature. Et elle vit grâce à un monde nomade en croissance qui lie des hommes, des savoirs, des biens, des services et des imaginaires au travers les grands vents de la planète. Les classes que nous avions pensées pour organiser le corps politique des nations se défont. Les anciennes classes dominantes, celles qui se sont raconté un destin historique, les paysans d’hier, puis les ouvriers, ne sont plus alors autre chose que des groupes en marge de l’histoire… » (p 25).
Une véritable révolution culturelle bat son plein. Elle est portée par une « classe nomade créative » » avec des guillemets, car ce n’est pas une classe au sens marxiste, faute de conscience de classe, mais un outil de classement aux sens culturel, esthétique, économique » (p 37). Cette « classe créatrice » est urbaine. Elle est internationale. Elle porte une nouvelle culture, un nouveau genre de vie.
Urbaine, elle porte New York et Paris, Toulouse, Nantes et Bordeaux, Montpellier et elle intègre une bonne part des 2,5 millions de Français qui sont allés vivre à l’étranger » (p 38). Elle se développe rapidement. « Les six plus grandes métropoles françaises n’ont pas cessé de créer des emplois depuis 2008 ».
Internationale, cette classe créatrice est « planétaire et non nationale et non continentale. Elle se structure autour des hubs de la mondialisation et non autour des ronds points autoroutiers ou des gares TGV. Nous sommes entrés dans une époque de multi-appartenances avec des nomades rapides…Nous avons à la penser, à la rêver et à l’organiser. L’Europe en est un échelon, une puissance, mais elle ne peut être notre nouvelle totalité… » (p 40).
Cette classe créatrice porte une nouvelle culture. Au fil de ses recherches, Jean Viard est bien placé pour nous en décrire l’origine et la trajectoire, comme la diversité et la cohérence de ses manifestations. Elle s’inscrit dans une révolution technologique et culturelle qui change profondément les rapports humains. « Sur les quatre millions et demi d’emplois créés en France en quarante ans, trois millions et demi sont occupés par des femmes. Un million seulement par des hommes ! » (p 40)
Tensions, oppositions, blocages.
Des évènements politiques récents comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump, la progression des mouvements « populistes » en Europe, au delà des particularités de tel contexte, traduisent bien des oppositions radicales aux transformations induites par « la classe créative nomade ». Et d’ailleurs, la répartition des votes est significative. Les partisans du repli échouent dans les grandes villes.
Jean Viard nous éclaire sur ces affrontements. D’un côté, des forces nomades « « qui bousculent nos pays de l’intérieur et de l’extérieur. Au début du XXIè siècle, la révolution numérique est venue accélérer leur développement et rendre irrésistible ce qui était balbutiant. En 2015, avec la COP 21, on a admis qu’une nouvelle culture commune du développement était obligatoire. Jamais l’humanité n’a ainsi pensé ensemble, ni espéré pour sa survie…Nous vivions dans un monde de sédentaires avec des déplacements. Nous sommes dorénavant dans un monde de mobilité où l’enjeu est de chercher à associer liberté, mobilité et individus » (p 33).
« En face de ce monde accéléré et de cette contrainte écologique, sourdent partout, si l’on peut dire, des volontés de retrouver un sens perdu, un projet dépassé, un territoire déjà balisé, une croyance ancestrale, un mythe national » (p 35). L’affrontement revêt à la fois une dimension sociale et une dimension culturelle ». « Les groupes dominants du passé, paysans, ouvriers en particulier, mais aussi bourgeois, voire classes moyennes, se défont en tant que groupes et ne forment plus peuple. Leurs souvenirs collectifs, leurs luttes héritées ou vécues n’intéressent plus… Ne reste qu’une foule souvent exclue du cœur des métropoles, sans récit, ni destin, ni ascenseur social. Pour ce peuple défait, cette foule malheureuse, seules les pensées extrémistes tirées du passé font sens, car elles en appellent au déjà connu… » (p 16).
« Cette société tripolaire : classe nomade créatrice, anciennes classes dominantes, « quartiers populaires », n’a pas encore de mot et de récit… L’enjeu est de penser la place des nomades créatifs émergents et, en même temps, les liens et les lieux respectueux des anciens groupes sociaux et qui leur ouvrent un chemin vers le futur » (p 27).
Ouvrir un nouvel espace. Faciliter la mobilité.
Comment remédier aux tensions croissantes entre groupes sociaux ? De fait, les inégalités se manifestent de plus en plus dans la dimension de l’espace, dans la distance entre le centre et la périphérie.
Évoquant les propos de l’historien Pierre Nora, Jean Viard nous dit que, depuis les années 70, la France vit sa plus grande mutation historique. « La mutation la plus forte n’étant pas de passer d’un roi à un président de la République, mais de passer d’un système du « haut en bas », avec une domination du parisien et du central sur la province, à un système largement horizontal où il y a une relation à inventer entre le centre et la périphérie. Cela vaut d’ailleurs pour les classes sociales, pour les populations comme pour les espaces » (p 63).
La nouvelle dynamique économique se manifeste dans les grandes villes et plus généralement dans une civilisation urbaine. « La production de richesse se concentre depuis trente ans dans le monde urbain porté par la classe créatrice ». Les vieux métiers sont restructurés par la révolution numérique ou envoyés vers la périphérie des métropoles vers un monde rural de plus en plus ouvrier et résidentiel pour milieux populaires et retraités. Et, par ailleurs, les villes se transforment, associant production innovante, art de vivre et mise en valeur du patrimoine historique. « Les « deux formes de ville » que nous n’avons pas réussi à transformer : le périurbain et les « quartiers » sont les lieux des pires tensions. Là est l’enjeu urbain des trente prochaines années si nous voulons y rencontrer de la ville et du vivre-ensemble. Sinon, c’est entre ces territoires que se cristalliseront les tensions politiques » (p 50). De fait, ces tensions sont déjà là comme le montre la géographie électorale. En France, le Front National prospère dans le périurbain. Et récemment aux États-Unis, c’est à l’extérieur des grandes villes que Donald Trump l’a emporté.
Et par ailleurs, une nouvelle hiérarchie des territoires s’est imposée avec l’apparition des territoires délaissés : « Les anciennes régions du Nord et de l’Est, une part des périurbanités, mais aussi le nord de Londres, le sud de Rome « (p 55).
En regard, Jean Viard énonce différentes approches à même de redonner de la fierté aux habitants des friches industrielles. Ainsi la création d’un musée à Lens n’a pas été sans conséquences positives pour l’ensemble de la population. « Aujourd’hui, dans notre société de l’art de vivre, c’est la qualité du commun qui attire l’habitant, et l’entreprise suit sa main d’œuvre rare » (p 55). Et, de même, face à la géographie clivée de nos sociétés, il faut chercher les voies de la réunification en exploitant les atouts des territoires excentrés. « Parce que l’économie de la résidence, du tourisme, de la retraite, opère aussi de gigantesques transferts, que les cas particuliers sont nombreux : traditions locales, entreprises familiales, positions logistiques, et que le hors métropole produit quand même 40% de la richesse » (p 57).
Rompre les cloisonnements, c’est aussi accroitre la mobilité. Cette mobilité va permettre d’éviter une fixation sur le passé, là où il n’y a plus de restauration possible. La mobilité, c’est aussi susciter un brassage permettant à la jeunesse d’éviter un enfermement dans des contextes immobiles. Dans le contexte de la révolution productive, définissons « un droit à la ville/ métropole » pour la jeunesse afin que les jeunes passent quelques années au cœur de la métropole ». La construction d’un million de logements d’étudiants au centre des dix plus grandes métropoles ouvrirait un avenir à des centaines de milliers de jeunes venant des champs et des quartiers ». C’est au moins aussi important que de parler anglais » (p 59).
Recréer du récit
S’il n’y a plus de mémoire commune et pas de projet commun, il n’y a plus de points de repère et les gens se sentent abandonnés. Et lorsque les valeurs communes s’effritent, le pire est possible. Ainsi le peuple ouvrier, qui se sentait autrefois porteur d’une mission collective, se réduit de plus en plus à un ensemble d’individualités frustrées et désemparées. Dans ces conditions, une instabilité dangereuse apparaît. Jean Viard compare ainsi le peuple et la foule. « Le peuple a une mémoire et un vécu, des luttes partagées, des foucades et des haines. C’est ainsi qu’il forme groupe. Mais la foule, elle, est « individu voisinant » et se réfugie dans la sédentarité cherchant une identité dans le territoire, dans les frontières, dans les appartenances d’hier sociales ou religieuses. Contre « les autres » généralement. Il y a danger, car alors « la foule écrase le peuple et souvent le trahit » comme le disait Victor Hugo « (p 15).
Aujourd’hui, au moment où les concepts de « classe » et de « nation » perdent en pertinence par rapport aux réalités nouvelles de la vie, nous avons besoin d’un récit collectif qui rende compte des dynamiques et des aspirations nouvelles et qui rassemble tous ceux qui sont à la recherche d’un avenir. La société change. Elle n’est plus structurée par des statuts, des métiers. « Le social qui avait remplacé la religion comme organisateur exclusif, se trouve marginalisé. La religion revient en force comme toutes sortes de groupes structurés par habitus, origines, pratiques amoureuses. Chacun a besoin d’une identité multiple. Si l’on n’est pas capable de fournir la pensée et les mots de cette appartenance plurielle et complexe, chacun va penser dans sa boite à outils d’identités héritées monistes : la nation, la religion, la classe sociale… vieux mots auxquels on peut s’accrocher en période de peur et de désarroi … Alors, en regard, inventons plutôt un commun positif qui intègre, par une vision du futur et des mots nouveaux pour le dire, ces croyances qui deviennent certitudes par désarroi » (p 45).
L’individu aujourd’hui est au centre de notre société. Comment « attirer les individus vers le commun qui peut nous rassembler et vers la création vivante ou héritée ? C’est le rôle à la fois du monde numérique et de la culture, des évènements urbains, d’un nouveau langage politique et du projet à faire humanité et de survivre » (p 46).
Jean Viard note que déjà, au niveau du local, on peut observer un désir de partage. « Toutes les structures de proximité : familles, amis, entreprises, communes, ont une image positive » (p 47).
Et puis, à une échelle plus vaste, on peut également discerner des tendances positives et les mettre en valeur. « Dire la métropolisation comme mine numérique et écologique, dire société horizontale, mobilité, individu, liberté. Dire économie locale, économie de production et économie présentielle…Dire cela et avec ces mots là, permet à la fois de sortir des mots devenus creux de la révolution industrielle et de dessiner un chemin possible pour l’action de millions d’acteurs, autonomes, mais inscrits dans des réseaux, des compétences, des croyances et des peurs » (p 181).
Si dans notre imaginaire français, le mot révolution s’inscrit le plus souvent dans un vocabulaire politique, cette révolution là n’est pas du même ordre. « C’est l’épanouissement d’une révolution culturelle, née à la fin de la reconstruction et des Trente Glorieuses, qui a emporté avec elle l’hégémonie du politique, y compris les totalitarismes et les colonialismes » (p 181).
Et, pour nous tourner vers l’avenir, il est important de ne pas nous enfermer dans le regret et la déploration, mais de pouvoir nous appuyer sur la conscience des changements positifs qui, au cours des dernières décennies, sont intervenus dans les mentalités. « Cette immense révolution culturelle permet enfin aux femmes d’accéder au statut d’adultes à part entière dans tous les domaines de leur vie, et, à l’humanité de vivre dans la nature et non dans la domination, les deux étant profondément liés » (p 182). La conscience écologique grandissante modifie nos perceptions politiques et elle devient maintenant l’axe majeur d’un projet et d’un récit commun. « La seule vraie échelle de notre avenir est la terre comme totalité écologique. Cette conviction, depuis la Cop 21, surplombe l’ensemble de nos actions et de nos nations… » (p 185). « Sur le marché mondial du sens, proposons un chemin de progrès pour un écosystème terre en cogestion nécessaire » (p 185).
Dans un monde en crise, quelle perspective ?
Cette année 2016, la montée des frustrations, des peurs, des agressivités ont entrainé une victoire des extrémismes comme autant de chocs au coeur du monde occidental. Pour faire face à cette situation, il est urgent de comprendre les ressorts de cette poussée. Ce livre nous apporte une réponse. L’analyse de Jean Viard ouvre des horizons.
Sur ce blog, dans une approche d’espérance, nous cherchons à considérer la crise actuelle en terme de mutations (3) et à discerner les courants émergents (4), parfois encore peu visibles, qui traduisent cependant une transformation des mentalités et le développement de nouvelles pratiques. Oui, une nouvelle vision du monde commence à apparaître comme en témoigne l’enthousiasme de plusieurs amis ayant récemment visionné le film « Demain » (5). Nous rejoignons ici l’approche de Jean Viard lorsqu’il met en évidence la nécessité d’un récit rassembleur et mobilisateur.
La construction d’un tel récit requiert différents apports, jusqu’à associer par exemple « rationalité occidentale et pensée mythique » (p 41). A cet égard, si le religieux est aujourd’hui, dans certaines formes et dans certains lieux, tenté par un retour en arrière, nous proposons ici le regard d’une foi chrétienne, inspirée par une théologie de l’espérance (6) et alors, dans le mouvement de la résurrection du Christ et la participation à une nouvelle création, orientée vers l’avenir. De cette foi là, on peut attendre une contribution à un grand récit fédérateur. Comme l’exprime un verset biblique : « Sans vision, le peuple périt » (7).
Dans cette actualité tourmentée, nous avons besoin d’une boussole pour analyser les changements en cours et développer des stratégies pertinentes. Trop souvent, les débats politiques actuels ne prennent pas en compte une approche prospective de la vie sociale. Ce livre nous apporte un éclairage qui renouvelle nos représentations et nous permet de mieux entreprendre. C’est une lecture mobilisatrice.
J H
(1) Viard (Jean). Le moment est venu de penser à l’avenir. Editions de l’Aube, 2016
(2) Jean Viard, sociologue, éditeur, a écrit de nombreux livres aux Editions de l’Aube. Sur ce blog : « Émergence en France de la « société des modes de vie » : autonomie, initiative, mobilité… » : https://vivreetesperer.com/?p=799
(3) « Quel avenir pour le monde et pour la France ? » (Jean-Claude Guillebaud. Une autre vie est possible) : https://vivreetesperer.com/?p=937 « Un chemin de guérison pour l’humanité. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance » ( Frédéric Lenoir. La guérison du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=1048 « Comprendre la mutation actuelle de notre société requiert une vision nouvelle du monde » (Jean Staune. Les clés du futur) : https://vivreetesperer.com/?p=2373
(4) « Une révolution de l’être ensemble. La société collaborative » (Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot. Vive la co-révolution » : https://vivreetesperer.com/?p=1394 « Appel à la fraternité. Pour un nouveau vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=2086 « Un mouvement émergent pour le partage, la collaboration et l’ouverture : OuiShare » : https://vivreetesperer.com/?p=1866 « Un nouveau climat de travail dans des entreprises humaniste et conviviales. Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=2318 « Cultiver la terre en harmonie avec la nature. La permaculture : une vision holistique du monde » : https://vivreetesperer.com/?p=2405 « Pour une éducation nouvelle, vague après vague » (Céline Alvarez. Les lois naturelles de l’enfant) : https://vivreetesperer.com/?p=2497
(6) Une vue d’ensemble sur la théologie de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/ Auteur d’une théologie de l’espérance, Jürgen Moltman nous en parle comme une force vitale qui nous incite à regarder en avant : « Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est liée à l’espérance humaine de l’avenir…Un « Dieu de l’espérance » qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette notion que dans le message de la Bible… De son avenir, Dieu vient à la rencontre des hommes et leur ouvre de nouveaux horizons…Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau…Avoir la foi, c’est vivre dans la présence du Christ ressuscité et tendre vers le futur royaume de Dieu… ». La force vitale de l’espérance, p 109-110 (Jürgen Moltmann. De commencements en recommencements. Empreinte, 2012) Sur ce blog : « Une dynamique de vie et d’espérance » : https://vivreetesperer.com/?p=572
(7) « Lorsqu’il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes 29.18)
Au sortir de massacres séculaires, vers un âge doux portant la vie contre la mort.
A travers une culture encyclopédique, Michel Serres a développé une pensée créative et originale dans un style imagé. Il ouvre de nouvelles compréhensions plus vastes, plus profondes. Les ouvrages de Michel Serres nous entraînent dans une vision nouvelle du monde. C’est le cas dans son livre : « darwin, bonaparte et le Samaritain. Une philosophie de l’histoire » (1).
En page de couverture, quelques lignes explicitent le titre concernant ce regard nouveau sur l’histoire de l’humanité.
« Darwin raconte l’ouverture de Faune et de Flore. Devenu empereur, Bonaparte, parmi les cadavre sur le champ de bataille, prononça, dit-on, ces mots : « Une nuit de Paris réparera cela ». Quant au Samaritain, il ne cesse, depuis deux mille ans, de se pencher sur la détresse du blessé. Voilà trois personnages qui scandent sous mes yeux, trois âges de l’histoire.
Le premier âge est plus long qu’on ne croit, le deuxième est pire qu’on ne pense, le dernier meilleur qu’on ne dit.
Histoire ou utopie ? Il n’y a pas de philosophie de l’histoire sans un projet, réaliste et utopique. Réaliste : contre toute attente, les statistiques montrent que les hommes pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence. Utopique : puisque la paix devint notre souci ainsi que la vie. Tentons de les partager avec le plus grand nombre. Voici un projet aussi réaliste et difficile qu’utopique, possible et enthousiasmant ».
Le livre se répartit en trois parties : « Premier âge, long : le Grand récit. Deuxième âge, dur : trois morts. Troisième âge, doux : trois héros. » et se termine par une réflexion sur « les sens de l’histoire ». Le regard de Michel Serres renouvelle notre vision du passé dans une approche si dense, si riche, si originale qu’elle ne peut être résumée. Nous mettrons l’accent sur l’émergence actuelle d’un nouvel âge, cet « âge doux » évoqué par l’auteur. Et nous commenterons cette prise de conscience.
Le Grand Récit
Au départ, l’auteur montre comment les progrès récents de la science, à travers une capacité nouvelle de dater les phénomènes, nous ouvrent à une mémoire de l’univers, à une mémoire de la terre dans laquelle l’histoire humaine vient s’inscrire. Une nouvelle synthèse peut ainsi s’élaborer. Nous voici en présence d’un « Grand Récit ».
C’est une situation nouvelle. Michel Serres dégage quelques caractéristiques fondamentales de ce temps long. « Le couple énergie-entropie régit le monde physique ; analogue, le couple vie-mort régit le monde vivant » (p 33). Ainsi, dans l’évolution, pendant que la vie irrésistible perpétue son développement, la mort frappe espèces et individus. Dans notre humanité, on observe une évolution analogue. « D’une part, l’énergie et la vie prennent des figures nouvelles comme l’invention et la paix, d’autre part, l’entropie et la mort réapparaissent en guerres et répétitions » et menacent l’existence de l’humanité (p 33).
Cependant, en regard, l’auteur distingue deux formes, deux pratiques : les pratiques dures qui mobilisent des hautes énergies et les pratiques douces qui font appel à des basses énergies, à l’échelle informationnelle. Parallèlement, Michel Serres oppose deux âges : un « âge dur » caractérisé par la violence et par la guerre, et un « âge doux » convivial et inventif en lutte contre la mort.
Un âge dur
Dans son regard sur la plus grande part de l’histoire humaine, Michel Serres fait ressortir les composantes d’un âge dur. C’est la prépondérance de la guerre avec les massacres qui l’accompagnent. Cette importance des conflits militaires ne nous avaient sans doute pas échappé, mais l’auteur éveille en nous une prise de conscience de cette réalité dévastatrice. « Toute notre culture baigne dans le sang versé au cours de violences qui s’enchainent et nous enchainent à la guerre perpétuelle » (p 47). Ainsi a-t-on calculé qu’au cours des derniers millénaires, moins de 10% des années ont été consacrées à la paix, c’est à dire à la vie (p 48). Et l’auteur évoque les massacres tels qu’ils apparaissent dans des textes littéraires comme l’Iliade et se manifestent dans des données chiffrées que nous ignorons bien souvent. Sait-on par exemple que les guerres de la Révolution Française et celles de Napoléon ont engendré la mort d’un million cinq cent mille français plus que le million trois cent mille victimes provoquées par la Première Guerre Mondiale entre 1914 et 1918… (p 79). Dans ce contexte, un culte a été voué à l’héroïsme patriotique. « Chacun doit donner sa vie pour sa patrie » ( p 53). Les religions ont participé à cette idéologie mortifère. Michel Serres nous rappelle les analyses de René Girard. La violence se manifeste jusque dans le sacrifice animal.
L’auteur nous amène également à entrevoir les rapports entre économie et violence. Et il nous invite à réfléchir au phénomène de ladette. « Avoir et Dû : voilà le titre de deux colonnes dans un bilan comptable. « Je dois » signifie à la fois une obligation morale et une dette à restituer » (p 64). Si la dette asservit les gens et les peuples, elle s’exprime aussi en termes religieux. C’est ici que Michel Serres met l’accent sur le pouvoir libérateur de la Passion du Christ. « A partir du Vendredi saint, nous n’aurons plus jamais de vains devoirs, ni de dettes… Ces péchés nous sont remis… » (p 67). Et plus encore, « le caractère intégral de la remise de nos dettes s’efface devant l’annonce triomphale que cesse le règne même de la dette, c’est à dire de la mort…De même que la Résurrection du Christ ne marque pas une vengeance sur ceux qui l’ont tué, mais positivement une victoire sur la mort elle-même » (p 67) ». Il y a là un tournant. Mais, dans un monde dominé par la violence et par la mort, le potentiel de la libération se fraye difficilement un chemin.
Et, de même, dans son inventaire des raisons d’espérer, l’auteur se refuse à croire à une méchanceté irrémédiable de l’homme. Les recherches (2) vont à l’encontre des théories et concepts abstraits prétendant l’homme, en général mauvais, en général, égoïste et violent, incapable d’empathie… En la plupart d’entre nous, une manière d’amour l’emporte sur la haine… l’humain est humain » (p 87).
Pendant des millénaires, la « thanocratie » a prévalu. « Déclinée trois fois dans la religion, longtemps sacrificielle, les armes, létales toujours, et l’économie, exploitant les faibles et blessant le monde, la mort me paraît le moteur de l’histoire » ( p 72). Il a fallu la menace d’anéantissement collectif éveillée par l’usage de la bombe atomique en 1945 à Hiroshima et Nagasaki pour qu’une prise de conscience s’effectue. Mais dans la période sombre qui a précédé, on peut entrevoir un mouvement de libération qui s’est frayé un chemin. Ce mouvement débouche aujourd’hui. Dans cette histoire, Michel Serres, évoque la part du christianisme : « Sa leçon majeure n’enseigne-t-elle pas l’incarnation, l’allégorie vive de la Naissance, enfin la Résurrection, soit une victoire non pas contre nos ennemis, comme pendant le règne de la Mort, mais contre la Mort elle-même ? Par ce rééquilibrage, un tout autre monde semble annoncé, promis, espéré… » (p 77).
Un âge doux
Nous voici aujourd’hui au début d’un nouvel âge : un âge doux. Michel Serres y voit la mise en œuvre de la néguentropie, selon Wikipedia : « Une entropie négative, un facteur d’organisation des systèmes physiques et, éventuellement sociaux et humains, qui s’oppose à la tendance naturelle à la désorganisation ». « Comme la vie produit des individus nouveaux, l’esprit inventif et novateur, effet de la néguentropie, devient source de nouveautés, produit à nouveau de la néguentropie. Puisque celle-là se trouve déjà là ensemencée dans l’Univers et au sein du réseau évolutif, l’âge de l’Esprit, doux par rapport aux hautes énergies, dites entropiques, perdure donc en tous temps, travaillant à se libérer d’un étranglement mortel » (p 92). « L’âge doux, celui des esprits, advient dès que ceux-ci se mettent à lutter contre la mort de manière efficace. Nous y sommes. De même qu’il y eut trois manières de s’entre égorger durement, armée, religieuse, économique, de même l’âge que j’appelle doux se décline de trois manières, portant sur la vie et l’esprit : médicale, pacifique et numérique » (p 93).
Un premier fait est le développement de la médecine et son efficacité accrue. C’est un état d’esprit. « En refusant les lois de la jungle, nos pratiques combattent l’évolution, la sélection naturelle » (p 103). « Il y a deux âges : assassin-victime ; malade-médecin » (p 104). Par sa faiblesse et le fait qu’il détienne, miraculeusement, parmi la violence usuelle, d’être pansé par et parmi les siens, le malade est un personnage emblématique décisif, rare, faible, mourant même, mais producteur d’humanité » (p 103).
Dans cette perspective, la parabole du Samaritain résonne avec une force particulière, comme une injonction révolutionnaire à l’encontre d’un univers de violence. L’émotion nous gagne lorsque nous entendons ces paroles. Michel Serres célèbre la figure du médecin : « Celle qui se penche sur les blessés ; celui qui écoute les plaintes de l’agonie ; celle qui s’incline ; l’attentive qui cherche à comprendre et peut-être guérira…. Non, il ou elle, n’est pas seulement le héros de ce temps, mais sans doute, celle et celui de toute l’histoire » (p 107).
Très concrètement, l’auteur met l’accent sur l’espace de paix qui s’est créé en Europe occidentale après 1945 au sortir d’une guerre dévastatrice. « De 1945 à 2015, comptons soixante-dix ans de paix, laps de temps exceptionnel, inconnu en Europe depuis au moins la guerre de Troie ». Bien sûr, il y a un abcès au Moyen-Orient, mais au total dans le monde, homicides et violences ne cessent de reculer. L’industrie du tabac est bien plus meurtrière que le terrorisme (p 122). On assiste à des changements profonds comme le recul de la peine de mort. « Sortant à peine de l’enfer, nous avons construit une sorte d’utopie dont nous ne pouvons connaître la nouveauté que par comparaison avec ce qui se passe alentour qui ressemble trait pour trait à ce qui se passait chez nous avant cette ère nouvelle ».
Cependant la paix est constamment à maintenir et à construire. L’auteur évoque une figure exemplaire, celle de François de Callières (1645-1717) qui publia un livre décisif : « De la manière de négocier avec les souverains ». Conseiller de Louis XIV, un roi qui ne cessa de faire la guerre – plus de trois cent mille morts- , François de Callières sait de quoi il parle. Il définit le rôle du négociateur : éviter au maximum les conflits. « Tout prince chrétien doit avoir pour maxime principale de n’employer la voie des armes pour soutenir et faire valoir ses droits qu’après avoir tenté et épuisé celle de la raison et de la persuasion (p 126). Promouvoir la paix, c’est aussi construire un vivre ensemble. Michel Serres évoque les réalisations coopératives du « socialisme utopique » qui ont porté du fruit alors que les théories prétendument « scientifiques » du socialisme ont durement échoué. « Pas un seul mort de leur fait, du concret, de la continuité » (p 134). Et aujourd’hui, on peut se réjouir de toutes les réalisations du mouvement associatif. L’auteur nous appelle à prendre en compte, à prendre en charge : « le personnage commun, banal, minuscule, individuel, faible, malade, infirme, virtuel, oui, miraculeux, si délaissé dans son fossé, si oublié dans sa bonté, si concret dans son humilité qu’il passe pour inexistant… » (p 135).
Ainsi, trois sens au terme « doux » : la vie prolongée par le biologiste et le médecin ; la paix nouvelle, mais qui dure, les basses énergies. Voici les trois composantes de l’âge doux » (p 138). Les nouvelles technologies qui ouvrent l’ère du virtuel s’inscrivent dans cet univers de basses énergies. Face aux puissants qui prédominent, face au déploiement de la violence, un texte biblique « prophétise exactement le troisième âge, celui là même que nous vivons aujourd’hui et qui, à l’écart du feu et des hautes énergies, destructrices, cultive les basses, l’information, les signaux, les signes, les paroles… que le tonnerre rend inaudible » : « Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan…Après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voilà le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint qui dit… » (I Rois 19, 11-13) (p 139).
En se rappelant les effets démocratiques de l’imprimerie, l’émergence d’internet peut nous émerveiller. C’est là que Michel Serres évoque Petite Poucette, cette jeune fille emblématique des usages révolutionnaires d’internet qu’il a brillamment évoquée dans un précédent livre (3). « Face à l’aristocratie des puissants, des riches, des représentants, le portable dans la paume, Petite Poucette annonce : « Maintenant, tenant en main le monde… ». Elle a accès à tout. Tout lui appartient. « Troisième héroïne de l’âge doux, Petite Poucette monte ainsi sur la plus haute marche du podium, entre le médecin et le négociateur. Elle incarne une nouvelle démocratie du savoir dont l’utopie fait peur aux anciens… » (p 142).
Le paysage de la communication change. Tout se lie, tout se relie. « Il me paraît prévisible que la main du marché devra un jour adapter sa puissance relationnelle à celle, concrète, du monde et, sans doute, s’adapter, voire obéir à sa loi. Nous entrons dans un temps où se joue un « mano a mano » décisif pour notre survie entre l’homme individuel ou global et la planète entière » (p 147).
Quel avenir ?
Nous voyons bien aujourd’hui des menaces s’élever à l’encontre de la civilisation nouvelle en train de grandir (4). Michel Serres est bien conscient de ce danger. « Je ne suis ni sourd, ni aveugle aux forces atroces qui pendant cet âge si court s’opposent à la prégnance neuve de la paix ». Pour faire face aux attitudes passées qui remontent parfois, « nous devons trouver des stratégies propres à notre temps et délaisser celles que nous venons de quitter. Secourir, soigner, partager, négocier, dialoguer, suivre les trois modèles qui nous guident pour vivre dans notre âge… » (p 118).
Cependant, lorsqu’on voit la violence se propager jusque sur internet, on peut s’inquiéter. L’auteur est attentif à ce danger. « Libérer le nombre impose des risques… Combien de temps faut-il pour qu’une multiplicité désordonnée s’organise et forme une communauté d’autant plus nouvelle que ce type de libération, inattendu, n’a aucun équivalent dans le passé ? Peut-on éviter une violence interminable avant de parvenir à une cohésion ? Confirmé par l’advenue du troisième âge où le multiple se libère vraiment, mon utopie espère échapper à cet étau (p 145).
Ce livre ouvre pour nous une compréhension originale de l’histoire humaine. Il met en évidence une dynamique qui suscite l’espérance. Ainsi, Michel Serres nous y parle de survie dans un triple sens :
« Survivre : laisser survivre ou conserver
Survivre : mettre l’accent sur une nouvelle histoire, un nouveau sens de l’histoire
Survivre : vivre mieux que la vie, accéder avec joie à l’esprit.
Créer ces trois survies en compagnie du plus grand nombre possible, voilà le projet aussi réaliste, dangereux, difficile qu’utopique, possible et enthousiasmant » (p 161).
Une vision prophétique
Ces dernières années, le ciel s’est assombri. Des orages éclatent. Mais, comme en toute navigation, il importe de garder le cap. Dans ce temps de crise, on a besoin de ne pas perdre confiance, mais de discerner les courants porteurs, parfois peu visibles et souterrains. « Sans vision, le peuple meurt », nous dit un verset de la Bible (Proverbes 29.18). Le livre de Michel Serres nous communique une telle vision. C’est l’émergence d’un âge doux où la paix l’emporte sur la guerre et la vie sur la mort. Et, si on perçoit bien les menaces envers cette nouvelle manière de vivre, Michel Serres met en valeur la dynamique du processus.
Il se trouve que d’autres chercheurs mettent également en évidence un changement positif intervenu au cours de ces dernières décennies. Ainsi, d’une certaine façon, le livre de JérémieRifkin : « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de l’empathie » (5) converge avec le texte de Michel Serres. En effet, à partir d’une rétrospective historique approfondie, Jérémie Rifkin perçoit, dans ces dernières décennies, « la plus grande poussée empathique de l’histoire de l’humanité » . Et d’après la recherche de Ronald Inglehart sur les valeurs dans le monde (World values survey) (6), on enregistre depuis 1981, une évolution, certes diversifiée, mais rapide vers une valorisation de l’expression personnelle et la recherche d’une qualité de vie. Une autre recherche a montré l’expansion du courant des « culturels créatifs » (6) qui valorise ce qu’on pourrait appeler une sobriété heureuse et conviviale.
Jérémie Rifkin nous montre une évolution vers une pacification des esprits. Ainsi rejoint-il Michel Serres sans encourir le reproche qu’on peut parfois faire à celui-ci de présenter une catégorisation trop tranchée entre « âge dur » et « âge doux » . Il est également très attentif au potentiel de changement à travers et dans l’économie.
Dans son analyse, à plusieurs reprises, Michel Serres met en lumière l’incidence du récit évangélique et de la foi qui s’en inspire sur l’évolution des esprits Ces passages nous paraissent particulièrement importants. Au cœur de l’histoire, nous percevons la singularité, l’originalité, le potentiel de vie et d’espérance de cette inspiration. Si, pendant les siècles de l’âge dur, les institutions religieuses ont souvent pactisé avec l’idéologie ambiante, on voit bien ici combien les textes évangéliques ont joué le rôle de ferment. Et, aujourd’hui dans ce livre, ils contribuent à interpréter l’histoire.
Rappelons cette citation : « La leçon majeure du christianisme n’enseigne-t-elle pas l’incarnation, l’allégresse vive de la naissance, enfin la Résurrection, soit une victoire non plus contre les ennemis comme pendant le règne de la Mort, mais contre la Mort elle-même » (p 77).
Ici, Michel Serres est en phase avec Jürgen Moltmann, le théologien de l’espérance . Leurs pensées se rejoignent à plusieurs égards
Engagé très tôt dans une théologie écologique (7), Moltmann inscrit l’histoire de l’humanité dans celle de la nature.
« La nouvelle vision du monde écologique part de l’idée que la terre est notre maison. L’humanité fait partie d’un grand univers en évolution. La terre, notre maison, est vivante avec une communauté de vie singulière… La protection de la vitalité, de la diversité et de la beauté de la terre est une responsabilité sacrée…. Cela rejoint la richesse des traditions bibliques concernant la terre » (8).
Cependant, c’est aussi sur la question de l’attitude vis-à-vis de la mort que la pensée théologique de Moltmann appuie la recherche de Michel Serres. En effet, dans une civilisation dominée par la guerre et par la mort, cet « âge dur » qui nous a été décrit, la religion a pu se résigner dans une acceptation de la mort comme une fatalité, détournée vers une émigration de l’âme vers l’au delà. Au contraire, avec force, Moltmann proclame la lutte contre la mort. « La résurrection du Christ porte le « oui » de Dieu à la vie et son « non » à la mort et suscite nos énergies vitales. Les chrétiens sont des gens qui refusent la mort ( « Protest people against death »)….L’origine de la foi chrétienne est, une fois pour toutes, la victoire de la vie divine sur la mort. « La mort a été engloutie dans la victoire » (1 Corinthiens 15.54). C’est le cœur de l’Evangile. C’est l’Evangile de la vie ».
Et Jürgen Moltmann poursuit : « Cette théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde, aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (9).
Comme Michel Serres, Jürgen Moltmann porte également attention aux émergences : « L’histoire présente des situations qui contredisent le Royaume de Dieu et sa justice. Nous devons nous y opposer. Mais il existe également des situations qui correspondent au Royaume de Dieu et à sa justice. Nous devons les soutenir et les créer lorsque c’est possible. Il existe ensuite dans le temps présent des paraboles du Royaume futur et nous y voyons ce qui arrivera au jour de Dieu. Nous entrevoyons déjà maintenant quelque chose de la guérison et de la nouvelle création de toutes chose que nous attendons. Nous le traduisons par une attente créatrice… » (10).
Si la vision de Michel Serres est particulièrement originale, elle est aussi en convergences avec la pensée de quelques autres penseurs contemporains. Son livre nous appelle à un regard nouveau. La pensée de Michel Serres nous ouvre à la reconnaissance d’une civilisation nouvelle en train d’apparaître et de s’étendre, cet « âge doux » déjà suffisamment avancé pour que Michel Serres puisse le décrire et le caractériser. Il y a dans ce discernement un aspect prophétique. Michel Serres nous invite à entrer dans une nouvelle manière de vivre.
(2) Lecomte (Jacques). La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité. Odile Jacob, 2012. Mise en perspective sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=674
(4) Menaces multiples et même, menaces de guerres, comme en traite Pierre Servent dans son livre : « Extension du domaine de la guerre » (Robert Laffont, 2016)
(8) « In the fellowship of the earth », p 80-85, in : Jürgen Moltmann. The Living God and the fullness of life. World Council of Churches, 2016. Présentation du livre sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=2413
(10) Moltmann (Jürgen) . De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte temps présent, 2012 (p 115) Présentation sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=572
Nous ne pouvons pas ignorer les messages de plus en plus précis et de plus en plus pressants qui annoncent un bouleversement climatique et la ruine de la biodiversité. Mais que faire ? Refuser d’y penser ou au contraire affronter le défi. Ces dernières années, la prise de conscience a grandi et elle a même débouché sur la réussite d’une grande négociation internationale, la COP 21. Mais des mesures techniques suffisent-elles ? Comme tout se tient, nous sommes également appelés à changer de genre de vie, et pour cela, nous devons modifier notre regard et adopter des comportements nouveaux. Nous avons besoin d’y voir plus clair, de découvrir de nouveaux chemins. Un film vient de sortir et répond à cette question.
« Demain » est un film documentaire français réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent. Devant un futur que les scientifiques annoncent préoccupant, leur film a la particularité de ne pas donner dans la catastrophe » (Wikipedia). En réponse à leurs questions, qui sont aussi les nôtres, les deux jeunes réalisateurs, Cyril et Mélanie, sont partis aux quatre coins de la planète pour trouver les hommes et les femmes qui proposent des solutions à ces problèmes ». Ils ont découvert, et ils nous permettent d découvrir avec aux, qu’un mouvement est déjà en marche pour répondre à ce défi. « Partout, des hommes et des femmes racontent un autre monde qui respecte la nature et les humains, d’autres façons de faire l’agriculture et l’économie, d’autres formes d’éducation et de démocratie… Ces personnes écrivent une nouvelle histoire. Elles nous disent qu’il faut nous bouger maintenant » (1)
Nous voyons ainsi des innovations apparaître et apporter des transformations radicales dans les principaux secteurs de l’activité humaine : l’agriculture, l’énergie, l’économie, la démocratie, l’éducation. Et l’on s’aperçoit qu’un nouvel état d’esprit est en train d’émerger et, qu’en certains lieux, le changement est déjà très avancé.
Cultiver la terre autrement, c’est aussi traduire une attitude nouvelle vis à vis de la nature.
Ainsi, en ville, ressent-on sans doute davantage un manque qui tient à son éloignement. Et la recherche d’un nouveau mode d’accession à la nourriture est une expression de vie. Petite ville anglaise en déshérence dans une région ayant perdu son industrie, Todmorden est devenu le berceau d’une culture de légumes et de fruits au sein même d’une ville. Cette innovation s’est répandue ensuite en Grande-Bretagne et dans le monde. C’est le mouvement des « Incroyables comestibles ». Oui, incroyable, mais vrai !
Et cette vidéo nous présente également les fermes urbaines qui ont commencé à se développer dans la ville américaine de Détroit ruinée par la perte de son industrie automobile. Mais l’apparition des fermes urbaines correspond à un besoin plus général puisque, comme il nous est rappelé, aujourd’hui le phénomène urbain devenant majoritaire, il est bon d’en rapprocher la production de nourriture. Et, en même temps, on prend conscience des dégâts suscités par une agriculture industrielle, grande consommatrice d’énergie et peu protectrice des sols. En fait, elle met à mal les équilibres naturels. Un paradigme opposé est en train de s ‘affirmer : la permaculture qui associe les espèces, régénère les sols et déploie un travail respectueux de la nature. La vidéo nous montre un exemple impressionnant et réjouissant de cette nouvelle forme de culture à la ferme du BecHellouin en Normandie.
On sait aujourd’hui combien la consommation des carburants fossiles dérègle le climat. Ce dérèglement climatique est une grande menace. Or, à nouveau, ce reportage nous apporte une bonne nouvelle. Partout dans le monde, les énergies renouvelables se développent rapidement. Les énergies issues de la biomasse, les dispositifs solaires et éoliens sont aujourd’hui compétitifs. A nouveau, les exemples présentés par cette vidéo de l’Ile de la Réunion à l’Islande sont éloquents. A Copenhague, c’est toute la vile qui se transforme. Car si l’énergie éolienne est une ressource particulièrement efficace au Danemark, dans la ville elle-même, un processus est mis en œuvre pour réduire la consommation d’énergie. Le paysage urbain se modifie en favorisant le développement du vélo et de la marche à pied. La transformation de la vie urbaine apparaît également dans la manière dont la ville de San Francisco parvient à recycler 80% de ses déchets.
A travers ces exemples, on perçoit également l’apparition d’un nouveau genre de vie, plus économe et plus sobre. Et justement, PierreRabhi, paysan philosophe aujourd’hui bien connu, accompagnateur du mouvement Colibris, dénonce l’aberration que représente une croissance économique indéfinie au profit d’une humanité insatiable. Le reportage s’oriente alors vers les prémices d’une nouvelle économie. La vidéo nous présente une entreprise particulièrement innovante à tous égards, et notamment en matière de développement durable : Pocheco. Les réalisateurs mettent également l’accent sur des expériences de monnaie locale qui réduisent l’emprise des banques et encouragent une économie de proximité. Les exemples sont empruntés à la Suisse et à la Grande-Bretagne (Totnes et Bristol).
Mais, les difficultés rencontrées pour développer une nouvelle économie ne tiennent-elles pas, pour une part, à la distance qui s’est installée entre les gouvernants et les gouvernés ? Cette question est abordée, peut-être un peu trop sommairement. Mais, là aussi, des exemples positifs nous sont apportés. C’est l’insurrection non violente des citoyens islandais face à la gestion politique de la banqueroute des banques d’Islande. C’est la république des villages enInde. Ce reportage nous présente l’action concrète d’un maire qui parvient à transformer la vie de sa commune, ce qui implique également un changement dans les mentalités.
Et, bien sûr, cette ®évolution requiert une nouvelle éducation. A cet égard, l’exemple de la Finlande est remarquable. L’enseignement finlandais montre qu’il est possible à la fois d’obtenir d’excellents résultats scolaires dans les classements internationaux et de développer un climat de confiance et de respect qui encourage la réussite de tous les enfants dans la reconnaissance de la diversité de leurs rythmes, de leurs aptitudes et de leurs aspirations. La Finlande met en pratique, à une vaste échelle, ce que les pionniers de l’éducation nouvelle ont expérimenté et formulé.
Le film : « Demain » est en salle depuis le 2 décembre 2015. Et, en quelques mois, il a déjà été vu en France par plus d’un million de spectateurs. C’est dire combien il répond à à un besoin de compréhension et d’action. Et, c’est vrai, face aux menaces, il nous encourage lorsqu’il se conclut sur cette parole : « Si on se rassemble, on a tous le pouvoir de changer le monde ».
Ce film rassemble les pièces d’un puzzle et nous voyons apparaître l’image d’un monde nouveau. Et, il est aussi un fil conducteur. Il nous montre un chemin. On perçoit, dans le déroulement de ce film, un souffle épique. De découverte en découverte, nous éprouvons un sentiment d’émerveillement. Et nous ressentons du bon, du bien et du beau, car ce film ne nous parle pas seulement de découvertes techniques, fondamentalement, il nous montre également une qualité nouvelle de la relation humaine. C’est une émergence. C’est un monde nouveau qui est en train d’apparaître. Et, personnellement, nous voyons, dans cette émergence, l’œuvre de l’Esprit (2).
De nombreux articles parus sur ce blog rejoignent la démarche de ce film (3). Celui-ci est désormais accessible en DVD (4). C’est un bel outil pour encourager la prise de conscience qui est aujourd’hui engagée.
J H
(1) Co-produit par le mouvement Colibris, le film « Demain » a reçu le César du meilleur film documentaire. Voir aussi le livre de Cyril Dion sur le même thème : Demain. Un nouveau monde en marche. Actes Sud, Domaine du possible, 2015. Site du film « Demain ». Bande-annonce : http://www.demain-lefilm.com
(2) « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est la « collaboration », et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font connaître l’ « accord général ». « Au commencement était la relation » (M Buber) Jürgen Moltmann. Dieu dans la création p 25 Un blog sur la pensée théologique de Moltmann : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com