Une révolution en éducation

L’impact d’internet pour un nouveau paradigme en Ă©ducation.

DĂ©sir d’apprendre, dĂ©sir de connaĂźtre, dĂ©sir de comprendre, dĂ©sir de participer Ă  un univers de sens qui nous dĂ©passe. A travers l’histoire, on peut suivre le mouvement qui en est rĂ©sultĂ©.

Et, dans les derniers siĂšcles, le dĂ©sir s’est investi dans le dĂ©veloppement de l’école qui a permis l’accĂšs au savoir du plus grand nombre. Et, dans la vie des Ă©lĂšves, cet attrait s’est traduit dans une mobilisation de l’ĂȘtre. Il est des pays oĂč cette mobilisation est particuliĂšrement visible comme en tĂ©moigne le film : « Sur le chemin de l’école » (1). Mais, dans cette histoire, il y a deux faces bien diffĂ©rentes. En effet, si l’école, et plus largement l’institution scolaire dans ses diffĂ©rentes Ă©tapes, ont suscitĂ© un Ă©lan, on peut la considĂ©rer  Ă©galement sous un autre jour. En effet, aujourd’hui, elle apparaĂźt Ă©galement comme un systĂšme imposĂ© en fonction d’un double hĂ©ritage : la hiĂ©rarchisation de la sociĂ©tĂ© traditionnelle oĂč le pouvoir s’exerce d’en haut Ă  travers de multiples relais ; l’organisation qui a longtemps prĂ©valu dans la sociĂ©tĂ© industrielle en terme de production de masse et de normes peu propices Ă  la prise en compte des spĂ©cificitĂ©s industrielles.

Des Ă©volutions et leurs limites.

Ainsi, lorsque le dĂ©veloppement progressif de l’autonomie dans les genres de vie a rejoint un idĂ©al de respect de l’enfant et de prise en compte de l’ensemble de son potentiel longtemps refoulĂ© par la culture dominante, alors le systĂšme scolaire dans sa forme la plus commune a Ă©tĂ© de plus en plus interpellĂ© et contestĂ©. On peut retrouver ce mouvement dans le cadre plus gĂ©nĂ©ral d’une Ă©volution sociale oĂč autonomie et dĂ©sir de participation sont devenus des rĂ©alitĂ©s majeures. Ce mouvement est international, mais il est plus ou moins prĂ©coce et vigoureux selon les pays.

En France, il s’est manifestĂ© dans l’enseignement Ă  travers des pionniers qui sont Ă  l’origine d’expĂ©riences novatrices dans ce qu’on a appelĂ© le mouvement de l’Education Nouvelle. De grands noms marquent cette inspiration : Maria Montessori, Decroly, Freinet, Cousinet (2). Dans la seconde moitiĂ© du XXĂš siĂšcle, l’esprit de rĂ©forme se rĂ©pand en se manifestant plus particuliĂšrement dans certaines pĂ©riodes. Ainsi, juste aprĂšs la guerre, des « classes nouvelles » apparaissent dans l’enseignement secondaires. L’élĂšve est respectĂ© dans son potentiel et dans son cheminement. Et le travail d’équipe est encouragĂ©. Cependant, la remise en cause du systĂšme prend toute son ampleur dans les dĂ©cennies 60 et 70 dans la foulĂ©e de la transformation de notre sociĂ©tĂ© qui a Ă©tĂ© dĂ©crite par le sociologue  Henri Mendras dans les termes d’une « Seconde RĂ©volution Française » (3). Il y a Ă  la fois l’accĂšs des milieux  populaires Ă  la scolarisation dans l’enseignement secondaire et le dĂ©veloppement de l’autonomie dans les comportements sociaux et culturels qui apparaĂźt dans la jeunesse dĂšs les annĂ©es 60. Les cadres rigides du systĂšme scolaire apparaissent comme une barriĂšre et sont remis en cause. A cet Ă©gard, le Colloque d’Amiens est emblĂ©matique dans son orientation rĂ©formatrice. Quelques mois plus tard, la rĂ©volte Ă©tudiante en mai 1968 Ă©branle les institutions, ce qui induit des transformations, mais aussi des rĂ©sistances en retour. La dĂ©cennie 70 sera propice aux innovations pĂ©dagogiques. Mais la pesanteur du systĂšme hiĂ©rarchisĂ© et massifiĂ© impose des limites.

Dans notre parcours professionnel inspirĂ© par le modĂšle de la bibliothĂšque publique (4) qui permet l’accĂšs au savoir Ă  travers de libres cheminements, et plus gĂ©nĂ©ralement par le dĂ©veloppement des centres documentaires qui favorisent l’autonomie et l’initiative des apprenants (5), nous avons militĂ© pour un changement des processus pĂ©dagogiques dans des Ă©tablissements, eux-mĂȘmes appelĂ©s Ă  se dĂ©partir d’une organisation issue du XIXĂš siĂšcle (6). Et par ailleurs, dans le mĂȘme mouvement, l’enseignement des plus jeunes est considĂ©rĂ© comme une Ă©tape dans une Ă©ducation permanente, un processus d’apprentissage tout au long de la vie (« Life-long learning »).

Un constat d’immobilisme.

Dans un regard rĂ©trospectif, nous percevons quelques effets de la mouvance militante et de la volontĂ© rĂ©formatrice. Mais nous voyons aussi la puissance de conservation dans les structures et les comportements. La pertinence du systĂšme scolaire par rapport aux aspirations et aux besoins ne s’est pas accrue. Et aujourd’hui, nous pouvons constater avec Yann Algan la pesanteur d’un systĂšme qui handicape l’ensemble de la sociĂ©tĂ© française. Dans un livre rĂ©cent : « La fabrique de la dĂ©fiance » (7), Yann Algan, professeur d’économie Ă  Sciences Po, dresse un constat accablant sur la maniĂšre dont le systĂšme scolaire français induit un manque de confiance chez les Ă©lĂšves.

 Toutes les mesures internationales montrent que l’écolier français se sent beaucoup moins bien, Ă  l’école que les enfants des autre pays dĂ©veloppĂ©s. « A la question posĂ©e dans quarante pays diffĂ©rents : « Vous sentez-vous chez vous Ă  l’école ? », plus d’un de nos enfants sur deux rĂ©pond par la nĂ©gative. C’est de loin la pire situation  de tous les pays. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, plus de quatre Ă©lĂšves sur cinq dĂ©clarent se sentir chez eux Ă  l’école, qu’ils habitent en Europe continentale, dans les pays mĂ©diterranĂ©ens ou dans les pays anglo-saxons (« La fabrique de la dĂ©fiance », p 107). Notre Ă©cole a beau rappeler les grands principes de vie ensemble, elle dĂ©veloppe moins le goĂ»t de la coopĂ©ration que celui de la compĂ©tition. Et d’autre part, la hiĂ©rarchie prĂ©sente dans le systĂšme scolaire se manifeste trĂšs concrĂštement dans la prĂ©dominance de mĂ©thodes pĂ©dagogiques trop verticales. Notre Ă©cole insiste trop exclusivement sur les capacitĂ©s cognitives sans se soucier des capacitĂ©s sociales de coopĂ©ration avec les autres. Selon des enquĂȘtes internationales (Pisa et Tims) sur les pratiques scolaires, 56% des Ă©lĂšves français de 14 ans dĂ©clarent consacrer l’intĂ©gralitĂ© de leurs cours Ă  prendre des notes au tableau en silence. C’est le taux le plus Ă©levĂ© de l’OCDE aprĂšs le Japon et la Turquie. OĂč est l’échange, le partage, la relation ? D’autant qu’à contrario, 72% de nos jeunes dĂ©clarent ne jamais avoir appris Ă  travailler en groupe avec des camarades ! ».

 Il y a bien aujourd’hui des enseignants et des chercheurs qui militent pour un changement pĂ©dagogique et enseignent autrement. (8) On voit aujourd’hui la mise en Ɠuvre d’une rĂ©forme des rythmes scolaires. Les signes d’une prise de conscience apparaissent dans les sphĂšres dirigeantes de l’Education Nationale. Il reste que la recherche de Yann Algan et de ses collĂšgues, Ă  partir de donnĂ©es qui ne sont pas anciennes, montrent l’ampleur du chemin Ă  parcourir. Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter de progrĂšs lents et ponctuels. Si la situation actuelle de l’enseignement français est inacceptable, la mutation actuelle des moyens de communication va la rendre insupportable.

Vers un nouveau paradigme d’éducation.

Aujourd’hui, le monde change Ă  vive allure. Ce changement porte une rĂ©volution dans le domaine de l’éducation. Si la France est dans une situation particuliĂšrement difficile, une prise de conscience est Ă©galement en train d’advenir Ă  l’échelle internationale. Dans le domaine de l’enseignement, nous sommes tous appelĂ©s Ă  changer de paradigme. Et, s’il nous semble que les pays anglophones, sur certains points, sont davantage en phase avec une Ă©volution qui s’esquisse depuis des dĂ©cennies, on peut entendre avec d’autant plus d’attention, la voix d’une personnalitĂ© britannique, rĂ©sidant aujourd’hui en Californie, Sir Kenneth Robinson, lorsqu’il dĂ©nonce les effets uniformisateurs et rĂ©ducteurs du systĂšme scolaire. Ken Robinson est un auteur et confĂ©rencier anglais, expert dans l’éducation artistique, longtemps professeur dans cette discipline Ă  l’universitĂ© de Warwick (1986-2001). Il est cĂ©lĂšbre pour ses allocutions sur le thĂšme de l’éducation, prononcĂ©es avec beaucoup de conviction et d’humour dans le cadre du centre de confĂ©rences TED (Technology, Entertainment and Design), et puissamment diffusĂ©es sur le web. En 2010, dans un exposĂ© s’appuyant sur un dessin animĂ© rĂ©alisĂ© Ă  son intention  par la « Royal Society for the encouragement of art  », il rĂ©clame un changement de paradigme en Ă©ducation (9). En mai 2013, cette vidĂ©o diffusĂ©e sur le web a Ă©tĂ© visionnĂ©e par plus de 10 millions d’internautes.

« L’école », nous dit-il, « nous introduit dans un voie standardisĂ©e et annihile la crĂ©ativitĂ© que chaque enfant porte en lui Ă  la naissance ». DĂ©jĂ , dans les annĂ©es 60, le chercheur amĂ©ricain, Torrance, avait mis en Ă©vidence le concept de crĂ©ativitĂ©. Nous avions relayĂ© ses dĂ©couvertes en France. Ken Robinson se rĂ©fĂšre Ă  une recherche plus rĂ©cente concernant la « pensĂ©e divergente », cette aptitude Ă  formuler un grand nombre de rĂ©ponses Ă  une mĂȘme question,  une imagination  crĂ©atrice qui permet de rĂ©soudre de nombreux problĂšmes. A partir de la passation d’un test, on a constatĂ© que l’expression de cette facultĂ© est quasi universellement rĂ©pandue chez les enfants frĂ©quentant des classes maternelles. Mais elle baisse ensuite de plus en plus avec la montĂ©e en Ăąge. Le taux de rĂ©ussite passe ainsi de 98% Ă  5 ans  Ă  30% Ă  10 ans et Ă  10% Ă  14 ans. Ken Robinson attribue cet effondrement Ă  l’influence d’une Ă©cole qui exclut ou limite la coopĂ©ration et une recherche ouverte.

Ken Robinson nous montre comment le systĂšme scolaire actuel est le produit d’une autre Ă©poque oĂč un intellectualisme individualiste issu du XVIIIĂš siĂšcle s’est combinĂ© Ă  une organisation industrielle associant uniformisation, standardisation et division du travail. Aujourd’hui, nous avons besoin de passer d’un « processus mĂ©canique » Ă  un « processus organique ». Les nouveaux modes de communication changent la donne et permettent le changement.

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 La révolution portée par internet.

Effectivement, comme Michel Serres nous l’a remarquablement expliquĂ© dans son livre : « Petite Poucette » (10), Ă  travers l’expansion d’internet, nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle maniĂšre de communiquer et d’apprendre.

 A cet Ă©gard, une vidĂ©o rĂ©alisĂ© par un entrepreneur d’avant-garde, Oussama Ammar, Ă  travers un titre humoristique : « Les barbares attaquent l’éducation » (11) met en lumiĂšre la rĂ©volution qui est en train de se rĂ©aliser dans le domaine de l’enseignement. Lui aussi parle en terme de changement de paradigme et il le fait Ă  partir des innovations qui se dĂ©veloppent aujourd’hui Ă  toute allure et bouleversent les conditions de l’enseignement. Oussama Ammar a fondĂ© plusieurs entreprises, codirige « The family », un organisme qui se consacre Ă  l’accĂ©lĂ©ration de la progression des start up, enseigne Ă  Sciences-Po Paris et Ă  l’UniversitĂ© Lyon II. Franco-libanais d’origine, il vit aujourd’hui Ă  l’échelle internationale dans des villes comme San Francisco, Hong Kong, Sao Paulo et Paris.

On peut dĂ©battre Ă  propos de quelques unes de ses affirmations prĂ©liminaires. Mais ses critiques du modĂšle actuel rejoignant celles de Ken Robinson, Ă  partir cette fois d’une analyse du fossĂ© qui se creuse entre l’enseignement traditionnel et la nouvelle maniĂšre de communiquer. Pour nos parents et grands parents, l’école Ă©tait « un endroit formidable », mais aujourd’hui, « des millions d’enfants s’y sentent aliĂ©nĂ©s ». Et il cite des donnĂ©es impressionnantes de l’enquĂȘte Pisa, dont nous avons dĂ©jĂ  entendu parler par Yann Algan, qui montrent que l’intĂ©rĂȘt des « bons Ă©lĂšves » pour l’école est aujourd’hui, depuis cinq ans, en voie de s’effondrer. Et, dans ce cas, ce n’est pas une exception française. Le mĂȘme phĂ©nomĂšne se produit dans de nombreux pays, de l’Allemagne Ă  la CorĂ©e. Oussama Ammar associe diagnostic et tĂ©moignage. Ainsi, il a connu la pĂ©riode de transition oĂč la prĂ©dominance des nouveaux moyens de communication ne s’était pas encore imposĂ©e. Des professeurs critiquaient Wikipedia sans se rendre compte de la puissance du processus de production en cours puisque, dans sa version anglophone, il y avait dĂ©jĂ  vingt-cinq millions d’articles en ligne. Oussama converge avec Ken Robinson sur la nĂ©cessitĂ© d’encourager la crĂ©ativitĂ©.

Cependant l’apport de cette vidĂ©o ne se limite pas Ă  une analyse de la situation. Elle nous rapporte le dynamisme impressionnant des innovations dans un champ oĂč l’apprentissage et l’enseignement (« learning and teaching »), se rĂ©alisent maintenant sur le web. Les rĂ©alisations se multiplient Ă  vive allure dans une vĂ©ritable Ă©popĂ©e qui est aussi une rĂ©volution pĂ©dagogique.

 Oussama nous parle des Mooc (« Massive Open Online Course »), ces cours mis en ligne par de grandes universitĂ©s, et en particulier par de prestigieuses universitĂ©s amĂ©ricaines de Harvard et du MIT Ă  Stanford et Princeton.  En quelques annĂ©es, le public de ces cours s’est Ă©tendu Ă  travers le monde entier et  il comprendrait aujourd’hui 17 millions d’utilisateurs actifs dont le tiers aurait moins de 18 ans. On pourra sur le web visiter les diffĂ©rents sites qui diffusent ces cours (vidĂ©os et exercices) et assurent la certification de ceux qui les ont suivi avec succĂšs. Le phĂ©nomĂšne est issu d’initiatives qui se sont dĂ©veloppĂ©es Ă  partir de grandes universitĂ©s amĂ©ricaines. Ainsi Edx communique Ă  partir d’Harvard, du MIT et de Berkeley (12). Coursera s’appuie sur Stanford, Princeton et un rĂ©seau d’universitĂ©s qui commence aujourd’hui Ă  s’étendre au delĂ  des Etats-Unis en incluant quelques institutions europĂ©ennes, ainsi, dans le monde francophone l’Ecole Polytechnique FĂ©dĂ©rale de Lausanne et, en France, l’Ecole Polytechnique, l’Ecole Centrale et l’Ecole Normale SupĂ©rieure.  FondĂ©e il y a deux ans, Coursera s’est dĂ©veloppĂ© avec une rapiditĂ© fulgurante. Aujourd’hui, elle dessert 5 300 000 inscrits et diffuse 535 cours rĂ©alisĂ©s par 107 universitĂ©s et grandes Ă©coles partenaires (13).

Une autre institution remarquable consiste dans la diffusion sur le web de vidĂ©os communiquant de courts exposĂ©s rĂ©alisĂ©s par des penseurs originaux. AprĂšs une pĂ©riode ponctuĂ©e par de grandes confĂ©rences aux Etats-Unis, le forum TED (Technology, Entertainment and Design) a commencĂ©, Ă  partir de 2007, Ă  diffuser sur le web de courts exposĂ©s sur une vaste gamme de sujets dans la recherche et la pratique en science et en culture (14). « Nous croyons passionnĂ©ment dans le pouvoir des idĂ©es pour changer les attitudes, les vies et finalement le monde. Aussi nous dĂ©veloppons une « clearinghouse » qui offre libre savoir et inspiration, en provenance des penseurs mondiaux les plus inspirĂ©s et aussi une communautĂ© d’esprits curieux (« curious souls ») qui s’impliquent dans les idĂ©es et aussi les uns avec les autres ». A partir de 2009, un programme de traduction Ă  partir de l’anglais a commencĂ© Ă  se dĂ©velopper. En juillet 2012, 1300 exposĂ©s avaient Ă©tĂ© mis en ligne et de 5 Ă  7 nouveaux entretiens paraissaient chaque semaine. En janvier 2007, l’ensemble des vidĂ©os avait Ă©tĂ© visionnĂ©, au total 50 millions de fois, en janvier 2011, 500 millions de fois, en novembre 2012, 1 milliard de fois.

  Comment ne pas reconnaĂźtre l’importance d’un tel phĂ©nomĂšne ? Oussama Ammar nous dĂ©crit un contexte en pleine effervescence. Des enseignants douĂ©s s’installent sur le web et se trouvent Ă  mĂȘme d’attirer rapidement de vastes audiences (Ainsi,Salman Khan, dont les milliers de productions commencent Ă  ĂȘtre traduites en français par la Khan academy (bibliothĂšques sans frontiĂšres). Ainsi, nous dit Oussama, en citant des exemples, « n’importe qui peut enseigner ».

ParallĂšlement, on observe de brillantes performances chez certains enfants qui, en tirant parti des connaissances dĂ©sormais accessibles rĂ©alisent des dispositifs complexes. C’est, par exemple, Didier Focus, un enfant nigĂ©rian, qui, Ă  quatorze ans, permet Ă  son village d’accĂ©der Ă  l’électricitĂ© et gagne de surcroit un prix du MIT.

A travers l’ordinateur, une Ă©ducation informelle se dĂ©veloppe dans les pays pauvres. Ainsi, en Inde, aprĂšs avoir placĂ© un  ordinateur en libre accĂšs dans un bidonville, on constate quelques mois plus tard, que son usage a suscitĂ© de nouveaux savoirs comme par exemple l’apprentissage de l’anglais ou de la programmation. Les jeux permettent Ă©galement le dĂ©veloppement de nouvelles compĂ©tences.

Une révolution en éducation.

Dans « Petite Poucette » (10), Michel Serres, lui-mĂȘme professeur dans l’enseignement supĂ©rieur, Ă©voque brillamment le changement qu’internet a introduit dans le comportement des Ă©tudiants. Les mentalitĂ©s ont changĂ©. « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilĂ  partout sur la toile, disponible, objectivé   Le transmettre Ă  tous ? VoilĂ , c’est fait ! » (p 19). Cette mutation interpelle les rapports sociaux traditionnels. Mais elle entraĂźne Ă©galement un changement profond dans les usages du savoir. « LibĂ©rĂ© des relations asymĂ©triques, une circulation nouvelle fait entendre les notes musicales de sa voix » (p 52). Le « collectif » laisse sa place au « connectif » (p 65). Le nouveau mode d’accĂšs Ă  la connaissance s’accompagne d’une transformation de notre maniement de celle-ci. « Entre nos mains, la boite ordi contient et fait fonctionner ce que nous appelions jadis nos facultĂ©s. Que reste-t-il ? L’intuition novatrice et vivace. TombĂ© dans la boite, l’apprentissage laisse la joie d’inventer » (p 28).

Ainsi, si les pratiques traditionnelles rĂ©sistent encore, elles ont perdu leur emprise. Pendant des dĂ©cennies, le changement en Ă©ducation a dĂ©pendu de la mise en oeuvre d’un idĂ©al, d’une comprĂ©hension, et puis, dans la seconde moitiĂ© du XXĂš siĂšcle, de la montĂ©e progressive d’aspirations nouvelles fondĂ©es sur l’apparition et le dĂ©veloppement d’un nouveau genre de vie. Nous avons participĂ© aux actions engagĂ©es pour modifier le cours de l’enseignement et de l’éducation. Mais l’innovation se heurtait aux pesanteurs des structures et des comportements. Et les donnĂ©es toutes rĂ©centes rassemblĂ©es par Yann Algan dans son livre : « La fabrique de la dĂ©fiance »  montrent combien l’immobilisme a longtemps prĂ©valu. Et bien, aujourd’hui, le dĂ©veloppement d’internet et des nouveaux modes de communication a changĂ© la donne. Quelque soient les obstacles systĂ©miques ou les rĂ©sistances culturelles, la transformation a commencĂ© et le mouvement est irrĂ©versible. Cette Ă©volution est internationale.Nous sommes engagĂ©s dans une rĂ©volution de l’éducation. Un nouveau paradigme est en voie de se manifester. Nous nous dirigeons vers une offre permettant la personnalisation de l’éducation et son accompagnement tout au long de la vie. La transmission des savoirs par internet est une composante essentielle de cette Ă©volution qui implique par ailleurs le dĂ©veloppement de la vie relationnelle et de la convivialitĂ©. Et, certes, lĂ  comme ailleurs, le changement est dans durĂ©e, mais nous savons quel est le sens de cette transformation.

En Ă©coutant Oussama Ammar nous dĂ©crire les innovations en cours dans le sillage d’internet, nous Ă©prouvions une forme d’émerveillement en prenant conscience de la puissance du mouvement en cours et de l’horizon qui s’ouvre aujourd’hui Ă  nous. Dans ce temps de crise oĂč les pĂ©rils abondent, nous voyons lĂ  une ouverture parmi d’autres. Ce phĂ©nomĂšne nous apparaĂźt comme une Ă©mergence. Nous entendons Ă  ce sujet la parole du thĂ©ologien JĂŒrgen Moltmann lorsqu’il Ă©crit : « L’essence de la crĂ©ation dans l’Esprit est la collaboration et les structures manifestent la prĂ©sence de l’Esprit dans la mesure oĂč elles font connaĂźtre l’accord gĂ©nĂ©ral » (15). Nous voyons lĂ  un principe qui Ă©claire notre regard, induit notre discernement et motive notre action.

Aujourd’hui, un avenir se construit sous nos yeux.

J H

(1)            Sur le chemin de l’école : Film documentaire de Pascal Plisson. Voir la prĂ©sentation sur ce blog : https://vivreetesperer.com/?p=1556

(2)            On trouvera une abondante documentation et rĂ©flexion sur les mouvements d’éducation nouvelle et les innovations mises en oeuvre dans les dĂ©cennies 60 et 70 dans la revue Education et DĂ©veloppement parue de 1964 Ă  1980. Voir le livre : Une revue en perspective : Education et dĂ©veloppement. Textes prĂ©sentĂ© par Louis Raillon et Jean Hassenforder. L’Harmattan, 1998 (SĂ©rie rĂ©fĂ©rences).

(3)            Mendras (Henri). La Seconde Révolution Française 1965-1984. Paris, Gallimard, 1988 (actuellement en poche : folio).

(4)            Hassenforder (Jean). Développement comparé des bibliothÚques publiques en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXÚ siÚcle (1850-1914). Paris, Cercle de la Librairie, 1967. Edition numérique en ligne : http://barthes.enssib.fr/travaux/Caraco-Hassenforder-dvpt-compare-bib-publiques.pdf

(5)            Hassenforder (Jean), Lefort (GeneviĂšve). Une nouvelle maniĂšre d’enseigner. PĂ©dagogie et documentation. Les cahiers de l’enfance, 1977 (Collection Ă©ducation et dĂ©veloppement).

(6)            Hassenforder (Jean). L’innovation dans l’enseignement. Un avenir qui se construit sous nos yeux. Casterman, 1972 (poche).

(7)            Algan (Yann), Cahuc (Pierre), Zylbergerg (André). La fabrique de la défiance. Grasset, 2012. Voir une mise en perspective sur ce blog : « Promouvoir la confiance dans une société de défiance » : https://vivreetesperer.com/?p=1306

(8)            Cercle de recherche et d’action pĂ©dagogique : Un mouvement d’enseignants qui Ɠuvre pour une Ă©ducation nouvelle et un changement dans l’école et la sociĂ©tĂ© depuis plusieurs dĂ©cennies notamment Ă  travers la publication d’une revue : Les Cahiers pĂ©dagogiques. Site : http://www.cahiers-pedagogiques.com/ Sur ce blog, la recherche pĂ©dagogique de Britt-Mari Barth : « Une nouvelle maniĂšre d’enseigner. Participer ensemble Ă  une recherche de sens » : https://vivreetesperer.com/?p=1169

(9)            Site de Ken Robinson en français : http://www.kenrobinson.fr/ On trouve sur ce site des liens avec les diffĂ©rentes vidĂ©os des interventions de Ken  Robinson, notamment celle de 2010 sur le paradigme en Ă©ducation prĂ©sentant un commentaire interactif  avec une illustration (RSA animate) et un sous-titrage en français. http://www.kenrobinson.fr/voir/ Cette vidĂ©o est prĂ©sentĂ©e par ailleurs en français : CrĂ©a. Apprendre la vie : Du paradigme de l’éducation (en regrettant cependant l’absence de la mention d’origine) : http://www.youtube.com/watch?v=e1LRrVYb8IE

(10)      Serres (Michel). Petite Poucette. Le Pommier, 2012 (Manifestes). Mise en perspective sur ce blog : « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre » : https://vivreetesperer.com/?p=820

(11)      The family. Oussama Ammar. « Les barbares attaquent l’éducation » : http://www.youtube.com/watch?v=FoOAEIoJrjc

(12)      Edx. Take great courses of the world’s best universities. https://www.edx.org/

(13)      Coursera. Education for everyone : http://www.youtube.com/user/courses

(14)      TED : http://www.ted.com/ Histoire et situation actuelle de TED sur wikipedia anglophone : http://en.wikipedia.org/wiki/TED_(conference)

(15)      Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Cerf, 1988 (citation p 25). Voir sur ce blog : « Dieu suscite la communion » : https://vivreetesperer.com/?p=564

Mieux vivre avec son passé

Mieux vivre avec son passé

Notre relation avec le passĂ© varie selon notre contexte de vie et les circonstances. Lorsque nous ressentons des difficultĂ©s psychologiques, nous savons aujourd’hui que notre passĂ© n’y est pas Ă©tranger. D’une façon ou d’une autre, nous voici appelĂ©s Ă  le revisiter. Mais, dans d’autres situations, nous pouvons trouver un rĂ©confort en Ă©voquant des souvenirs heureux. Jusque dans la vie courante, nous sommes appelĂ©s Ă  faire des choix, Ă  nous engager dans telle ou telle orientation. Nous envisageons l’avenir en fonction du sens que peu Ă  peu nous avons donnĂ© Ă  notre vie. Or, Ă  chaque fois, les pensĂ©es qui nous animent dĂ©pendent de notre personnalitĂ© Et cette personnalitĂ© s’est formĂ©e peu Ă  peu en fonction de nos rencontres et de nos dĂ©couvertes qui se rappellent dans nos souvenirs. Quelle conscience avons-nous de nous-mĂȘme?

Qui sommes-nous ? En regard de ces questions, nous envisageons la rĂ©trospective de notre vie. Cette vie s’enracine dans un passĂ©, non pas pour y demeurer,  mais pour se poursuivre et aller de l’avant. Ainsi, lorsqu’un livre parait avec le titre : « Vivre avec son passĂ©. Une philosophie pour aller de l’avant » (1), nous voilĂ  concernĂ©.  En mĂȘme temps, nous dĂ©couvrons l’auteur, le philosophe Charles PĂ©pin (2). Auparavant, celui-ci a Ă©crit d’autres livres qui nous amĂšnent Ă  rĂ©flĂ©chir au cours de notre vie : « Les vertus de l’échec », « la confiance en soi ». Dans ses livres, et dans celui-ci, Charles PĂ©pin tĂ©moigne d’une vaste culture. Ainsi, Ă©claire-t-il son expĂ©rience et ses observations Ă  travers la pensĂ©e des philosophes, mais aussi les textes des Ă©crivains, sans oublier l’apport des sciences humaines. En traitant ici de la mĂ©moire, il recourt au nouvel apport des neurosciences. En montrant abondamment combien le passĂ© ne disparait pas, mais est toujours lĂ  sous une forme ou sous une autre, Charles PĂ©pin nous incite « à Ă©tablir une relation apaisĂ©e et fĂ©conde avec notre mĂ©moire
. Les neurosciences nous apprennent que la mĂ©moire est dynamique, mouvante. Nos souvenirs ne sont pas figĂ©s
En convoquant sciences cognitives, nouvelles thĂ©rapies, sagesses antiques et classiques de la philosophie, de la littĂ©rature ou du cinĂ©ma, Charles PĂ©pin nous montre que nous pouvons entretenir un rapport libre, crĂ©atif avec notre hĂ©ritage  » (page de couverture). C’est un livre qui ouvre la rĂ©flexion et donc entraine des relectures. Cette prĂ©sentation se limitera donc Ă  quelques aperçus.

 

Une présence dynamique du passé

Notre passĂ© n’est pas bien rangĂ© dans une armoire close. Nous devons sortir d’une « reprĂ©sentation de la mĂ©moire, statique
 accumulative ». Ce n’est pas « un simple espace de conservation du passé » ( p 15).

Cependant, elle a Ă©tĂ© longtemps peu considĂ©rĂ©e par la philosophie jusqu’à ce que « Henri Bergson (3) la place au cƓur de sa rĂ©flexion  Ă  la toute fin du XIXĂš siĂšcle ». « Il a l’intuition assez folle pour son Ă©poque, mais confirmĂ©e par la science d’aujourd’hui, que notre mĂ©moire n’est pas statique, mais dynamique, que nos souvenirs sont vivants, sujet Ă  des flux et des reflux, affleurant Ă  notre conscience avant de repartir. Et surtout que notre mĂ©moire est constitutive de notre conscience, et donc de notre identité » ( p 16). Nous ne pouvons faire  table rase de notre passĂ©. « Nos souvenirs, notre passĂ© irriguent la totalitĂ© de notre activitĂ© consciente. Notre passĂ© resurgit constamment dans nos perceptions, dans nos intuitions, dans nos dĂ©cisions
 Nous sommes imprĂ©gnĂ©s d’un passĂ© qui nous parle et nous oriente  » ( p 21). « Notre passĂ© est bien vivant. Il n’est pas  seulement passĂ©, mais bien toujours prĂ©sent » ( p 24). Cette prĂ©sence peut  nous affecter de diverses façons, dĂ©rangeante, mais aussi encourageante, rĂ©confortante.. Tout dĂ©pend Ă©galement de l’accueil que nous offrons Ă  nos souvenirs. Charles PĂ©pin nous incitĂ© Ă  Ă©couter Bergson qui « nous engage Ă  une attitude d’accueil crĂ©atif et d’ouverture Ă  ce passĂ© qui nous constitue. Si notre personnalitĂ© condense la totalitĂ© de notre histoire personnelle, l’acte libre devient l’apanage de celui qui « prend son passĂ© avec soi », qui l’emporte tout entier pour le propulser vers l’avenir. Nous pouvons nous saisir en mĂȘme temps de notre passĂ© et de notre liberté : Bergson ne propose rien d’autre qu’une mĂ©thode pour y parvenir » ( p 26) .

 

Ce que nous savons aujourd’hui sur la mĂ©moire

La recherche sur la mĂ©moire a beaucoup progressĂ©. L’auteur dresse un bilan de ces avancĂ©es. Ainsi, on identifie aujourd’hui trois mĂ©moires principales : la mĂ©moire Ă©pisodique (ou mĂ©moire autobiographique) qui correspond Ă  la « mĂ©moire souvenir » de Bergson, la mĂ©moire sĂ©mantique qui est la mĂ©moire des mots et des idĂ©es et la mĂ©moire procĂ©durale, rattachĂ©e Ă  nos rĂ©flexes et Ă  nos habitudes qui se rapproche de la « mĂ©moire habitude » de Bergson ; auxquelles s’ajoutent les mĂ©moires de court terme, de travail et sensorielle ( p 27-28). L’auteur consacre un chapitre Ă  la prĂ©sentation de ces diffĂ©rents mĂ©moires et de leurs usages telles qu’elles nous apparaissent aujourd’hui grĂące Ă  l’apport des neurosciences.

« Notre mĂ©moire Ă©pisodique est le souvenir de notre vĂ©cu : ces Ă©pisodes prĂȘts Ă  se rappeler Ă  notre conscience pour nous rĂ©chauffer l’ñme ou nous affliger d’un pincement au cƓur
. La mĂ©moire Ă©pisodique est le siĂšge de notre histoire » (p 28-29). C’est ainsi que nous pouvons nous remĂ©morer notre vie en un rĂ©cit.

« Le souvenir  n’est pas une trace mnĂ©sique localisĂ©e
 mais une maniĂšre dont notre cerveau a Ă©tĂ© affectĂ©, impactĂ© par ce que nous avons vĂ©cu ». « Des expĂ©riences ont prouvĂ© que notre mĂ©moire ne peut ĂȘtre localisĂ©e dans une zone prĂ©cise du cerveau 
 Notre mĂ©moire est dynamique et notre cerveau en continuel mouvement et Ă©volution » ( p 33-34). Notre reprĂ©sentation de cette activitĂ© est vraiment nouvelle. Elle s’exerce en terme de rĂ©seau et dans des modifications constantes. « Notre cerveau se dĂ©finit par sa plasticitĂ©, sa capacitĂ© Ă  Ă©voluer sans cesse
 Le cerveau se modifie en permanence, et nous pouvons toujours le transformer Ă  nouveau » ( p 35). Dans ces interconnexions, « le souvenir est comme reconfigurĂ© par ce que nous avons vĂ©cu depuis, par le contexte prĂ©sent ». L’imagination prend part au processus.

« Le sens que nous donnons Ă  nos souvenirs dĂ©pend Ă©galement des idĂ©es et des valeurs que nous leur attribuons, C’est le rĂŽle de la mĂ©moire sĂ©mantique » ( p 37). « La mĂ©moire sĂ©mantique contient les mots que nous posons sur les objets, les notions, les concepts, les « vĂ©ritĂ©s gĂ©nĂ©rales ». En elle s’inscrit notre connaissance du monde.  Elle ne se charge pas, comme la mĂ©moire Ă©pisodique, des Ă©pisodes, mais de ce que nous en avons dĂ©duit ». ( p 38) .Si, Ă  partir de certains Ă©vĂšnements vĂ©cus, nous avons dĂ©veloppĂ© des reprĂ©sentations nĂ©gatives, une dĂ©prĂ©ciation de nous-mĂȘme, cela fait partie Ă©galement de la mĂ©moire sĂ©mantique.. Or, Ă  ce niveau, nous pouvons corriger les croyances  qui sont nĂ©fastes pour nous en rĂ©interprĂ©tant les situations dont elle sont originaires. « Il est tout Ă  fait possible de substituer des croyances dans notre mĂ©moire sĂ©mantique implicite.  Nous pouvons ainsi « échapper au ressassement d’un souvenir douloureux en travaillant sur celui-ci pour changer d’éclairage » ( p 42). L’auteur cite un Ă©crivain marquĂ© par ses origines sociales et qui parvint Ă  se libĂ©rer de ses croyances dĂ©valorisantes en dĂ©veloppant une nouvelle interprĂ©tation ( p 42-46).

Il y a une troisiĂšme mĂ©moire. C’est la mĂ©moire procĂ©durale. C’est « la mĂ©moire de nos habitude ou rĂ©flexes, celle qui nous permet de conduire une voiture, de faire du vĂ©lo, de jouer du piano  » ( p 46). Les savoir-faire enregistrĂ©s dans cette mĂ©moire procĂ©durale rĂ©sistent au temps qui passe, et mĂȘme aux atteintes d’Alzheimer.

Aux trois mĂ©moires Ă  long terme Ă©voquĂ©es prĂ©cĂ©demment, s’ajoutent deux mĂ©moires Ă© court terme : la mĂ©moire de travail et la mĂ©moire sensorielle ( p 52-55). « Nous vivons ainsi dans un prĂ©sent constituĂ© de diffĂ©rentes couches du passé  ».

 

Le passé, socle de notre identité

« La question de l’identitĂ© personnelle est un des problĂšmes philosophiques les plus passionnants, mais aussi les plus complexes » nous dit Charles PĂ©pin. « Qu’est ce qui nous dĂ©finit en tant qu’individu singulier, nous distingue de tout autre ? Qu’est ce qui demeure en nous de maniĂšre permanente et constitue ainsi le socle de notre identité ? » ( p 85).

Si nous nous interrogeons en ce sens, nous sentons bien combien nous pensons notre ĂȘtre, notre personnalitĂ© Ă  travers notre histoire personnelle. L’auteur interroge les philosophes. Ici, nous rejoignons la thĂšse du philosophe anglais, John Locke : « Les souvenirs nous disent que nous sommes nous-mĂȘmes, ils fondent notre conscience de soi, de cette continuitĂ© entre toutes nos perceptions » ( p 86). L’auteur poursuit sa rĂ©flexion sur « la fabrique de l’identité » : « Notre mĂ©moire n’est pas seulement le rĂ©ceptacle de notre itinĂ©raire de vie, susceptible d’éclairer nos comportements, nos rĂ©actions et Ă©motions. Nos souvenirs fondent la conviction que la personne qui a vĂ©cu tous ces Ă©vĂšnements est bien identique Ă  celle qui s’en souvient.  Ils fondent la conscience d’une identitĂ© qui perdure » ( p 89).

L’auteur Ă©voque ensuite l’Ɠuvre de Marcel Proust : « A la recherche du temps perdu ». Celui-ci explore la portĂ©e de ses rĂ©miniscences. « Bien que soumis, comme toute chose au passage du temps, le narrateur qui trempe sa madeleine dans son thĂ© et se remĂ©more son enfance rĂ©alise que, en dĂ©pit des annĂ©es Ă©coulĂ©es, charriant leur lot de plaisirs et de peines
 quelque chose de lui est demeurĂ© que Proust nomme « le vrai moi
Ce « vrai moi » prend chez Proust de accents mystiques : il s’agit d’un mois profond, d’un moi immuable, d’une essence de moi qui semble indiquer la possibilitĂ© d’une vie Ă©ternelle. Et si en effet

ce moi résiste au temps, pourquoi ne résisterait-il pas éternellement ? »  ( p 95).

Cette lecture du livre de Charles PĂ©pin nous renvoie Ă  une autre : la lecture du livre de Corinne Pelluchon : « Paul Ricoeur. Philosophie de la recontruction » (4), oĂč elle aborde le thĂšme de l’identitĂ© Ă  partir du livre de Paul Ricoeur : « Soi-mĂȘme comme un autre ». L’auteure envisage l’identitĂ© comme « une identitĂ© narrative, c’est-Ă -dire qu’elle se recompose sans cesse » ( p 119). « Parler d’identitĂ© narrative signifie d’abord que la connaissance de soi passe par le fait de se raconter, de tisser les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments de sa vie pour leur confĂ©rer une unitĂ© et un sens qui n’est pas dĂ©finitif et n’exclut pas les mises en question
. L’identitĂ© n’est pas figĂ©e ni Ă  priori ; elle se transforme et se construit Ă  travers des histoires que nous racontons sur nous-mĂȘme et sur les autres, et elle se nourrit des lectures et des interprĂ©tations qui enrichissent notre perception du monde et de nous » ( p 120).

 

Remédier aux blessures du passé

Le passĂ© de chacun est diffĂ©rent. Il s’y trouve des joies et des souffrances, des moments de bonheur et des souffrances, des libĂ©rations, mais aussi des blessures dont les effets se poursuivent en forme de ruminations et de dĂ©pendances. On peut chercher Ă  oublier ces emprises, mais les souvenirs sont vivaces et parfois reviennent au galop. On peut aussi entrer dans la mĂ©moire pour en transformer les effets. Il y aujourd’hui, de nombreuses approches en ce sens, nous rapporte Charles PĂ©pin. C’est une bonne nouvelle.

Alors on peut rejeter la tentation de l’oubli.

Cependant, l’auteur nous dĂ©crit les nombreux comportements qui traduisent une volontĂ© de « tourner le dos Ă  son passé ». Si cette attitude peut rĂ©ussir dans l’immĂ©diat, elle comporte des risques et peut engendre des situations dĂ©sastreuses. « L’évitement a un coĂ»t psychique ». « Nous n’ignorons pas le passĂ© si aisĂ©ment
Le garder Ă  l’écart impose une lutte constante, qui peut devenir inconsciente, mais certainement pas gratuite » ( p 110). « Plus dangereux est le traumatisme, plus dangereux est le piĂšge de l’évitement » ( p 116).  L’auteur dĂ©crit des conduites pathologiques en recherche de l’oubli : travailler pour oublier, boire pour oublier
 La situation de l’alcoolique est particuliĂšrement critique. Car son addiction peut dĂ©boucher sur une altĂ©ration de la mĂ©moire « antĂ©rograde », c’est-Ă -dire de la capacitĂ© Ă  se constituer de nouveaux souvenirs, Ă  garder en mĂ©moire ce qui vient d’ĂȘtre vĂ©cu », une facultĂ© compensatrice.. ( p 122-124). « Puisque l’évitement est dangereux, l’oubli impossible, il nous faut donc apprendre Ă  vivre avec notre passĂ©, Ă  « faire la paix » avec lui » ( p  142).

Durant ces derniĂšres dĂ©cennies, de grands progrĂšs ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© en psychologie (5) et la gamme des approches s’est considĂ©rablement Ă©largie. C’est dans ce contexte que Charles PĂ©pin a Ă©crit un chapitre : « intervenir dans son passé ». Son approche est globale et ne se limite pas Ă  telle ou telle thĂ©rapie. « La vie nous offre parfois de porter un autre regard sur notre passĂ©, de changer notre perception de celui-ci. L’élĂ©ment dĂ©clencheur peut aussi bien ĂȘtre une discussion avec un aĂŻeul, une rencontre qui nous ouvre de nouvelles perspectives, une empathie nouvelle pour quelqu’un qui nous a causĂ© du tort, ou encore le temps qui passe et qui crĂ©e une distance salutaire
ou tout simplement une joie de vivre retrouvĂ©e, une pĂ©riode plus heureuse qui recolore le passé  Notre histoire nous apparait sous un nouveau jour
 Nous voilĂ  tout naturellement apaisĂ©s, libĂ©rĂ©s  » ( p 182)..

« Mais il arrive que la vie ne nous offre pas les conditions suffisantes, propices Ă  une rĂ©mission de l’hier
. Nous sommes enfermĂ©s dans nos ruminations. Certains passĂ©s traumatiques rendent alors nĂ©cessaires d’intervenir dans notre passĂ©, parfois avec l’aide d’un thĂ©rapeute. Les techniques dĂ©veloppĂ©es dans ce chapitre sont pour la plupart issues des « thĂ©rapies de reconsolidation de la mĂ©moire », mais elles dessinent une voie d’intervention que chacun de nous peut mettre en Ɠuvre seul
 Ces techniques reposent sur la mĂ©thode suivante : intervenir sur le souvenir en modifiant l’émotion ou l’interprĂ©tation qui y sont attachĂ©es » ( p 183-184). L’auteur propose donc trois approches :  Changer la rĂšgle de vie implicite attachĂ©e au souvenir ; dĂ©velopper une technique d’habituation au mauvais souvenir ; faire intervenir un personnage fictif dans ses souvenirs : les techniques de reparentage (imaginer une figure aimante et bienveillante appelĂ©e figure de « reparentage » qui intervient au cƓur de l’épisode douloureux remĂ©morĂ©).

A titre d’exemple, rapportons la premiĂšre approche. Elle consiste Ă  sortir un souvenir de notre mĂ©moire Ă  long terme pour le retraiter dans notre mĂ©moire de travail avant de le « renvoyer » dans notre mĂ©moire de long terme
. Si nous ne pouvons pas effacer un souvenir de notre mĂ©moire Ă©pisodique, nous pouvons en revanche effacer ou rĂ©interprĂ©ter une rĂšgle de vie implicite dans notre mĂ©moire sĂ©mantique, dĂ©construire cette « vĂ©ritĂ© Ă©motionnelle, hĂ©ritĂ©e de notre passĂ© qui nous entrave » ( p 184).

Charles PĂ©pin Ă©voque trois penseurs  contemporains en fin de de XIXĂš et dĂ©but de XXĂš siĂšcle : Bergson, Freud et Proust qui, tous les trois, ont portĂ© une grande attention Ă  la mĂ©moire et Ă  la question du temps ( p 204-206). Il aborde ensuite « la psychanalyse freudienne, un retour au long cours sur son passé ». il rapporte l’évolution de la pratique psychanalytique. « La cure psychanalytique nous guide dans une nouvelle maniĂšre de dire les choses, comme elles viennent, sans souci de cohĂ©rence, ni de censure morale. Elle nous apprend Ă  diverger et Ă©clairer soudain notre passĂ© d’un jour nouveau ». L’auteur voit dans « cet art de la divergence », « le meilleur antidote du ressassement » ( p 214).

 

Prendre appui sur son passé

Si le passĂ© peut nous dĂ©ranger par le souvenir de certaines expĂ©riences malheureuses qui stagnent encore et viennent nous assombrir, Ă  l’inverse nous pouvons y trouver force, soutien et consolation. Charles PĂ©pin Ă©voque cet apport positif dans un chapitre : « Prendre appui sur son passé ». Ici, l’auteur se rĂ©fĂšre de nouveau Ă  Bergson. « Un dĂ©sir authentique, en adĂ©quation avec soi-mĂȘme, explique Bergson, ressaisit toute notre histoire et nous conduit Ă  un objectif qui prend un sens profond pour nous ».

« Lors d’une confĂ©rence donnĂ©e Ă  Madrid, Henri Bergson synthĂ©tise cette idĂ©e de ressaisir notre passĂ© pour nous projeter dans l’avenir sous le concept de « rĂ©capitulation crĂ©atrice » ( p 149). Comme Ă  son habitude, et c’est un apport trĂšs riche de son livre qui, par dĂ©finition,  ne peut ĂȘtre mis en valeur par un simple compte-rendu, Charles PĂ©pin appuie son propos par des exemples vivants. Fils de boulanger, dans sa premiĂšre jeunesse, cet homme avait quittĂ© sa ville natale pour monter Ă  Paris. A l’aube de la trentaine, il fut pris de doutes. LassĂ© par un travail qui ne lui apportait pas les satisfactions que procure l’artisanat, il reprit l’affaire familiale et fit prospĂ©rer cette boulangerie en usant des savoirs appris par ailleurs. Ainsi doit-il le succĂšs de sa reprise de l’entreprise paternelle Ă  la synthĂšse qu’il a su faire entre ses souvenirs d’enfance et ses expĂ©riences professionnelles. Il a rĂ©capitulĂ© l’ensemble de son histoire en se montrant crĂ©atif pour inventer sa maniĂšre personnelle d’ĂȘtre boulanger » ( p 150).

« Dans son « Essai sur les donnĂ©es immĂ©diates de la conscience », Bergson Ă©crit : « Nous sommes libres quand nos actes Ă©manent de notre personnalitĂ© entiĂšre, quand ils l’expriment  ». Cette rĂ©flexion peut Ă©clairer nos choix. « Notre acte est libre parce que nous nous y « retrouvons ». Toute notre identitĂ© s’y exprime comme si notre vie entiĂšre devait nous avoir conduit Ă  ce point et Ă  cette prise de dĂ©cision ». ( p 156-157).

Dans « La pensĂ©e et le mouvement », Bergson emploie une jolie expression, « la mĂ©lodie continue de notre vie intĂ©rieure » pour Ă©voquer ce moment ou nous rencontrons une activitĂ© qui nous correspond et nous offre un espace d’expression nouveau : c’est comme si nous entendions notre mĂ©lodie intĂ©rieure » ( p 165).

Chez Bergson, ce regard sur la vie s’inspire d’une pensĂ©e, d’une mĂ©taphysique : « la Vie et un « Elan vital », une force de crĂ©ativitĂ© fondamentale qui pulse au cƓur mĂȘme du vivant, de tous les vivants
 l’Elan vital se particularise en chacun de nous et, en ce sens, nous manifestons tous une part de cette Vie, de cette force mĂ©taphysique que Bergson qualifie de divine » ( p 186-174).  « Notre personnalitĂ© est plus que le rĂ©sultat de notre passĂ©, que « la condensation » de l’histoire que nous avons vĂ©cue depuis notre naissance » comme l’écrit Bergson dans « L’Evolution crĂ©atrice ». Elle est notre identitĂ©, mais propulsĂ©e vers l’avant, traversĂ©e par cette force de vie qui nous pousse Ă  agir, Ă  crĂ©er » ( p 174). « Cet Elan vital nous pousse aussi Ă  nous tourner vers les autres, vers le monde, vers l’avenir. Il nous appelle Ă  prendre notre part de responsabilitĂ© et nourrir nos Ă©lans de gĂ©nĂ©rositĂ©.  Ainsi l’Elan vital devient une force de dĂ©centrement
 Nous sentons que la vie qui pulse en nous n’est pas simplement la nĂŽtre, que nous sommes plus que de simples individus isolĂ©s : nous appartenons Ă  un tout dont nous sommes solidaires » ( p 178). Tout cela contribue Ă  Ă©viter de ressasser en nous ouvrant au  mouvement de la vie ( p 181).

 

Aller de l’avant avec son passĂ©

Ainsi, dans un chapitre final, Charles PĂ©pin nous invite Ă  aller de l’avant avec notre passé ». L’auteur aborde lĂ  des questions sensibles comme la question du pardon ou l’épreuve du deuil. Ce sont lĂ  des passages difficiles Ă  franchir. Comme ces thĂšmes sont complexes, ils demanderaient une analyse approfondie, et aprĂšs la prĂ©sentation dĂ©jĂ  approfondie de ce livre, nous renvoyons Ă  une lecture directe de ces textes.

Charles PĂ©pin Ă©voque Ă©galement le soutien que les souvenirs peuvent apporter dans cette marche en avant. Notre mĂ©moire vivante. De nouvelles expĂ©riences, de nouveaux intĂ©rĂȘts, de nouvelles joies peuvent susciter de nouveaux souvenirs. Et, le cas Ă©chĂ©ant, ceux-ci pourront « empiĂ©ter » sur les mauvais souvenirs, les diluer, et faciliter ainsi notre acceptation du passĂ© (p 231).

Cependant, en terminant cette prĂ©sentation, nous mettrons l’accent sur un aspect qui nous parait essentiel : l’usage de notre mĂ©moire positive, la remĂ©moration Ă©motionnelle de nos bons souvenirs. « Nous l’oublions trop souvent, mais nous avons ce pouvoir de redonner vie aux belles choses du passĂ©, de les convoquer avec crĂ©ativité : nos souvenirs heureux, eux aussi, doivent ĂȘtre reconsolidĂ©es. Quel dommage de les laisser Ă  l’état de veille, enfouis dans les limbes de notre mĂ©moire, de nous priver de leur Ă©clat, du rĂ©confort qu’ils peuvent nous apporter, du dĂ©sir de vivre qu’ils peuvent nourrir ici et maintenant » ( p 217). L’auteur ajoute : « Pour goĂ»ter Ă  nouveau les plaisirs passĂ©s, il faut se montrer non seulement disponible, mais aussi capable de leur ouvrir la porte, d’en tirer le fil avant de se laisser envahir. Comme Proust nous l’a montrĂ©, il faut donner au souvenir l’opportunitĂ© de revenir dans sa richesse, et non simplement le laisser passer » ( p 219). Cette culture de la mĂ©moire peut se dĂ©velopper sur tous les registres. L’auteur cite ainsi un texte paru dans « Les confessions » de Saint Augustin une invitation inspirĂ©e Ă  retrouver l’éblouissante prĂ©sence du passé : « Et j’arrive aux plaines, aux vastes palais de la mĂ©moire, lĂ  oĂč se trouvent les trĂ©sors des images innombrables  ». « iI n’appartient qu’à nous d’exhumer ces trĂ©sors pour les contempler » (p 217).

Le livre de Charles PĂ©pin ne nous apporte pas seulement des orientations de rĂ©flexion. Il est nourri par des rĂ©cits d‘expĂ©rience. Il permet Ă  un vaste public de s’interroger sur la maniĂšre de mieux vivre avec le passĂ©. Bien sĂ»r, ce livre Ă©veille des Ă©chos

Dans nos Ă©preuves, c’est bien aux fondations de notre personnalitĂ© que nous faisons appel, telles qu’elles sont imprĂ©gnĂ©es par l’inspiration qui nous porte. C’est bien la mĂ©moire qui entre en jeu. Nous pouvons Ă©voquer d’autres expĂ©riences oĂč les souvenirs peuvent nous encourager et nous soutenir. Ainsi pour ceux qui sont assignĂ©s Ă  des lieux clos dans toute leur variĂ©tĂ© de l’ehpad Ă  la prison, les souvenirs heureux peuvent ĂȘtre revĂ©cus et importer une forme de bonheur.  Una amie, accompagnatrice de nuit dans un ehpad, nous rapportait que le positif dans ses conversations avec les personnes ĂągĂ©es rĂ©sidait souvent dans leur Ă©vocation de souvenirs heureux.

Si nous savons porter notre regard sur le bon et le beau que nous pouvons voir dans le passĂ©, alors nous pouvons exprimer de la gratitude. Pour moi, j’aime le petit chant qui nous invite Ă  « compter les bienfaits de Dieu » et Ă  manifester ma reconnaissance. La gratitude est une composante de la vie spirituelle (6). Comme nous sommes des ĂȘtres interconnectĂ©s, cette reconnaissance n’est pas seulement individuelle. Elle est collective et elle apparait ainsi dans l’expression biblique. Et si nous pouvons trouver dans notre passĂ© des motifs de gratitude, on sait  maintenant, grĂące Ă  la recherche en psychologie et en neurosciences, les bienfaits qu’une expression de gratitude engendre  en terme de santĂ© mentale et corporelle (7).  En inscrivant le dĂ©roulement de notre passĂ© dans cet « Elan vital » que Bergson nous dĂ©crit, Charles PĂ©pin nous appelle Ă  entrer dans une dynamique pour « vivre avec notre passé »`

J H

 

  1. Charles PĂ©pin. Vivre avec son passĂ© Une philosophie pour aller de l’avant. Allary Editions, 2023. Il y a maintenant plusieurs vidĂ©os dans lesquelles Charles PĂ©pin est interviewĂ© sur son livre :France inter :  https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=vivre+avec+son+passĂ©++You+Tube&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:4cf8c2c6,vid:KrKgEkytwxU,st:0 Librairie Mollat : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=vivre+avec+son+passĂ©++You+Tube&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:6c804f91,vid:RDMoO2srfr0,st:0 MĂ©tamorphose. Eveille ta conscience : https://www.google.fr/search?hl=fr&as_q=vivre+avec+son+passĂ©++You+Tube&as_epq=&as_oq=&as_eq=&as_nlo=&as_nhi=&lr=&cr=&as_qdr=all&as_sitesearch=&as_occt=any&as_filetype=&tbs=#fpstate=ive&vld=cid:c63c05a8,vid:rAWIN_utqX4,st:0 
  2. Charles Pépin. Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Pépin 
  3. Comment, en son temps, le philosophe Henri Bergson a répondu à nos questions actuelles : https://vivreetesperer.com/comment-en-son-temps-le-philosophe-henri-bergson-a-repondu-a-nos-questions-actuelles/
  4. Corinne Pelluchon. Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. Presses Universitaires de France, 2022
  5. Les progrÚs de la psychologie. Un grand potentiel de guérison : https://vivreetesperer.com/les-progres-de-la-psychologie-un-grand-potentiel-de-guerison/
  6. Avoir de la gratitude. Bertrand Vergely : https://vivreetesperer.com/avoir-de-la-gratitude/
  7. La gratitude. Un mouvement de vie. Florence Servan-Schreiber : https://vivreetesperer.com/la-gratitude-un-mouvement-de-vie/

Un chemin de guĂ©rison pour l’humanitĂ©. La fin d’un monde. L’aube d’une renaissance.

La guérison du monde, selon Frédéric Lenoir.

 

            La crise Ă©conomique sĂšme le trouble et l’inquiĂ©tude. Elle perturbe et endommage la vie de beaucoup de gens. Mais nous nous rendons compte qu’elle s’inscrit dans un dĂ©sordre plus gĂ©nĂ©ral : le bouleversement des Ă©quilibres naturels. Et, d’autre part, nous percevons combien la sociĂ©tĂ© et la culture changent rapidement. Nous sommes engagĂ©s dans une grande mutation. Pour avancer, nous avons besoin d’y voir plus clair, de comprendre l’évolution en cours, d’en percevoir les enjeux, et, pour cela, de faire appel Ă  des personnalitĂ©s qui puissent nous apporter une analyse et parfois davantage : une vision.

Dans cette recherche, le rĂ©cent livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir : « La guĂ©rison du monde » (1) nous apporte un Ă©clairage particuliĂšrement utile qui rejoint et confirme d’autres contributions que nous avons prĂ©cĂ©demment mises en Ă©vidence et qui apporte aussi des Ă©lĂ©ments nouveaux venant prendre place dans le puzzle de notre questionnement. Bien Ă©crit, pĂ©dagogique dans son dĂ©roulement et son exposition, remarquablement informĂ©, ce livre intervient en complĂ©ment d’autres analyses Ă©conomiques ou sociologiques pour apporter un Ă©clairage sur les voies nouvelles qui s’ouvrent Ă  la conscience humaine dans l’évolution de la culture, de la spiritualitĂ©, de la religion. Ce livre, trĂšs accessible mais aussi trĂšs dense, ne se prĂȘte pas facilement Ă  une prĂ©sentation synthĂ©tique. En envisageant de mettre par la suite en perspective tel ou tel aspect de cette rĂ©flexion, nous voulons ici prĂ©senter l’économie gĂ©nĂ©rale de cet ouvrage pour en souligner l’importance et la fĂ©conditĂ©.

Tout d’abord, quelle est l’intention de FrĂ©dĂ©ric Lenoir ? A juste raison, il voit dans la crise actuelle, « un symptĂŽme de dĂ©sĂ©quilibres beaucoup plus profonds » (p 11). Et, en particulier, il fait allusion Ă  la crise Ă©cologique qui est une donnĂ©e fondamentale. Nous avons besoin d’une vue d’ensemble. « Il convient de considĂ©rer le monde pour ce qu’il est : un organisme complexe et qui, plus est, atteint de nombreux maux. La crise que nous traversons est systĂ©mique. Elle « fait systĂšme » et il est impossible d’isoler les problĂšmes les uns des autres ou d’en ignorer les causes profondes et intriquĂ©es. Pour guĂ©rir le monde, il faut donc tout Ă  la fois connaĂźtre la vĂ©ritable nature de son mal et pointer les ressources dont nous disposons pour le surmonter  » (p 12).

 

La fin d’un monde.

 

Le livre s’ordonne ainsi en deux grandes parties : « La fin d’un monde ; l’aube d’une renaissance ».

La premiÚre partie propose un diagnostic de la maladie qui affecte notre monde : secteur par secteur, mais aussi de maniÚre transversale en essayant de comprendre ce qui relie toutes les crises sectorielles entre elles » (p 12).

L’auteur Ă©voque ensuite les grandes transformations en cours et l’impact qu’elles ont sur les reprĂ©sentations et les comportements. Il inscrit la mutation actuelle  dans une histoire de longue durĂ©e qui lui permet d’en souligner l’originalitĂ©. « L’accĂ©lĂ©ration du temps vĂ©cu et le rĂ©trĂ©cissement de l’espace qui en rĂ©sulte constituent deux paramĂštres, parmi d’autres, d’une mutation anthropologique et sociale, aussi importante Ă  mes yeux  que le passage, il y a environ douze  mille ans, du palĂ©olithique au nĂ©olithique, quand l’ĂȘtre humain a quittĂ© un mode de vie nomade pour se sĂ©dentariser  » (p 13). C’est Ă  partir de ce tournant que se sont constituĂ©s les citĂ©s, les royaumes, les civilisations. Mais les modĂšles sociaux  hĂ©ritĂ©s de cette rĂ©volution du nĂ©olithique apparaissent aujourd’hui  comme destructeurs : « coupure de l’homme et de la nature, domination de l’homme sur la femme, absolutisation des cultures et des religions ».

Les trois premiers chapitres dressent un bilan de la situation actuelle en rĂ©sultante des changements rĂ©cents ou plus lointains : « Des bouleversements inĂ©dits ; un nouveau tournant axial de l’histoire humaine ; les symptĂŽmes d’un monde malade ». Dans un quatriĂšme chapitre, FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous invite Ă  changer de logique : « La fuite en avant est impossible. Le retour en arriĂšre est illusoire ». L’auteur en appelle Ă  une « rĂ©volution de la conscience humaine » dont il perçoit actuellement les prĂ©mices. « Sans un changement de soi, aucun changement du monde ne sera possible. Sans une rĂ©volution de la conscience de chacun, aucune rĂ©volution globale n’est Ă  espĂ©rer. La modernitĂ© a mis l’individu au centre de tout. C’est donc aujourd’hui sur lui, plus que sur les institutions et les superstructures, que repose l’enjeu de la guĂ©rison du monde. Comme Gandhi l’a si bien exprimé : « Soyez le changement que vous voulez dans le monde » (p 15).

 

L’aube d’une renaissance.

 

Comment susciter des transformations sensibles dans le monde d’aujourd’hui ? FrĂ©dĂ©ric Lenoir met d’abord en Ă©vidence des « voies et expĂ©riences de guĂ©rison ».

 

Voies et expériences de guérison.

 

« Le processus de guĂ©rison du monde a un caractĂšre holistique prononcĂ©. Il inclut la guĂ©rison de notre planĂšte meurtrie, celle de notre humanitĂ© malade d’injustices de toutes sortes. Elle englobe aussi la guĂ©rison de notre ĂȘtre, de notre personne. C’est dans l’articulation entre ces trois guĂ©risons que nous pourrons mieux saisir les perspectives Ă©cologiques, sociales et intimes de ce que certains auteurs appellent le « rĂ©enchantement du monde », ou plutĂŽt, selon FrĂ©dĂ©ric Lenoir, le « rĂ©enchantement de notre relation au monde » (p 119).

L’auteur nous prĂ©sente des expĂ©riences significatives au service de la terre (La « dĂ©mocratie de la terre » de Vandana Shiva ; la « ferme de Sekem » d’Ibrahim Abouleish ou l’agroĂ©cologie de Pierre Rabbi
) et d’autres au service de l’humanitĂ© (monnaies complĂ©mentaires et alternatives ; commerce Ă©quitable/alter eco ; finance solidaire/Muhammed Yunus et Maria Nowak ; taxe Tobin ; vitalitĂ© de la sociĂ©tĂ© civile mondiale ; Patrick Viveret et les dialogues en humanité ; voie non violente de Nelson Mandela et de Desmond Tutu ; diplomatie de la paix de la communautĂ© de Sant’Egidio).

FrĂ©dĂ©ric Lenoir esquisse ensuite une prĂ©sentation des pratiques et des courants de pensĂ©e qui se dĂ©crivent en terme de dĂ©veloppement personnel en caractĂ©risant celui-ci comme une « dynamique de sens (sur le plan des significations de la vie) et une dynamique de l’existence (sur le plan de la mise en cohĂ©rence) ». En quelques pages particuliĂšrement bien venues, il aborde les problĂšmes thĂ©rapeutiques. « Aujourd’hui, la mĂ©decine occidentale prend en charge les symptĂŽmes et s’interdit de remonter aux causes premiĂšres. « L’homme se guĂ©rit comme l’automobile se rĂ©pare, mais l’homme n’est pas une machine  » (p 160). En regard, FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous prĂ©sente deux itinĂ©raires exemplaires de mĂ©decins qui sont allĂ©s au delĂ  de leur compĂ©tence scientifique classique pour adopter une approche holistique de la maladie et de la guĂ©rison : David Servan-Schreiber et Thierry Janssen. Il met en valeur un recours croissant aux mĂ©decines complĂ©mentaires et aux mĂ©decines orientales. « Trois aspects me semblent importants dans cette optique : un regard holistique posĂ© sur la personne ; une participation de la personne Ă  son propre processus de guĂ©rison ; une ouverture rĂ©solue au pluralisme culturel » (p 165).

 

Une redécouverte des valeurs universelles.

 

« Aucune communautĂ© humaine n’est viable sans un solide consensus sur un certain nombre de valeurs partagĂ©es. C’est aussi vrai d’un couple, que d’un clan, d’un parti, d’une nation ou d’une civilisation
 Comme son nom l’indique, une valeur exprime « ce qui vaut ». Les valeurs manifestent donc ce qui est essentiel et non nĂ©gociables chez un individu ou un groupe d’individus » (p 170). Dans son unification actuelle, l’humanitĂ© a besoin de pouvoir s’appuyer sur des valeurs communes.  Et il nous faut d’autre part compenser les mĂ©faits d’une « occidentalisation du monde dominĂ©e par une logique mĂ©caniste et financiĂšre » (p 169). « Il s’agit donc de construire ensemble une civilisation globale fondĂ©e sur d’autres valeurs que la seule logique marchande. Une des tĂąches les plus importantes Ă  mes yeux, pour donner un fondement solide Ă  cette nouvelle civilisation planĂ©taire, consiste donc Ă  reformuler des valeurs universelles Ă  travers un dialogue des cultures » ( p 169).

Dans un chapitre sur « la redĂ©couverte des valeurs universelles », FrĂ©dĂ©ric Lenoir apporte une belle contribution Ă  cette entreprise. Ainsi, se dĂ©marquant d’un relativisme assez rĂ©pandu, l’auteur nous dit avoir pu « observer Ă  travers les grandes civilisations humaines la permanence ou la rĂ©manence de certaines valeurs fondamentales ». Il en relĂšve six : « la vĂ©ritĂ©, la justice, le respect, la libertĂ©, l’amour, et la beauté » et il nous dĂ©crit comment ces valeurs sont perçues et vĂ©cues dans les principales cultures du monde.

Ces passages, qui s’appuient sur la vaste culture de leur auteur, sont particuliĂšrement riches de sens et apprennent beaucoup. Cependant, FrĂ©dĂ©ric Lenoir Ă©vite le piĂšge de l’unanimisme. Il met Ă©galement en Ă©vidence les diffĂ©rences entre les cultures. « Les valeurs ne sont pas formulĂ©es de la mĂȘme façon selon les cultures et les diffĂ©rences sont tout aussi importantes Ă  souligner que les convergences. La hiĂ©rarchie entre les valeurs n’est pas non plus la mĂȘme dans les diffĂ©rentes aires de civilisation » (p 171). Ainsi « la problĂ©matique de la libertĂ© est particuliĂšre, car elle est le principal vecteur de la modernitĂ©. Avec l’émergence en Europe, Ă  partir du XVIIĂš siĂšcle, du « sujet autonome », c’est toute une conception des libertĂ©s individuelles qui va submerger l’Occident et donner naissance aux droits de l’homme comme principes universels » ( p 191).

AprĂšs avoir Ă©voquĂ© la conception traditionnelle de la libertĂ© au sein des diffĂ©rentes cultures, l’auteur revient Ă  l’affirmation massive de la libertĂ© dans l’aire occidentale. C’est sous l’angle de l’autonomie du Sujet, de l’émancipation de l’individu Ă  l’égard du groupe, du refus le l’arbitraire que s’est dĂ©veloppĂ©e la thĂ©matique de la libertĂ© en Occident » (p 201). Cette dynamique rencontre des oppositions ou des rĂ©serves dans d’autres aires culturelles qui attachent davantage d’importance au groupe, à la communautĂ©, Ă  la tradition. En analysant la « DĂ©claration universelle des droits de l’homme » rĂ©digĂ©e en 1948 sous l’égide de l’Unesco, FrĂ©dĂ©ric Lenoir note qu’elle dĂ©passe le cadre le la libertĂ© pour mettre en avant d’autres valeurs comme la justice, le respect, la fraternitĂ©. « Ce lien entre libertĂ©, Ă©galitĂ© et fraternitĂ© est capital, car la principale critique que l’on peut adresser Ă  l’Occident moderne, c’est d’avoir oubliĂ© l’idĂ©al de fraternitĂ© en se concentrant aussi exclusivement tantĂŽt sur les questions d’égalitĂ©, tantĂŽt sur les libertĂ©s individuelles ».   (p 226). « Ce n’est pas l’individualisme contemporain qui peut ĂȘtre posĂ© en modĂšle de civilisation » (p 233). Et, dans une perspective plus large, « ce qui pourrait contribuer Ă  dĂ©bloquer l’opposition radicale entre tradition et modernitĂ©, c’est une comprĂ©hension plus large de la libertĂ© incluant sa dimension holistique et spirituelle et une « rejonction » entre libertĂ© et fraternité » (p 229). L’auteur esquisse une rĂ©flexion en ce domaine en mettant en valeur l’humanisme de la Renaissance qui Ă©tait profondĂ©ment enracinĂ© dans une vision spirituelle. « Dans la vision humaniste de la Renaissance, l’individu ne peut s’exprimer pleinement en tant qu’homme, rĂ©aliser son potentiel personnel que s’il demeure reliĂ© au cosmos et aux ĂȘtres humains » (p 232). De fait, cette approche s’inscrit dans une conception du monde qui a Ă©tĂ© Ă©branlĂ©e par la suite. Aujourd’hui, face aux effets destructeurs d’une certaine approche idĂ©ologique, la question de la reprĂ©sentation du monde est Ă  nouveau posĂ©e.

 

RĂ©enchanter le monde

 

            FrĂ©dĂ©ric Lenoir aborde cette question dans un chapitre intitulé : « RĂ©enchantement du monde ». Ici, depuis longtemps, notre rĂ©flexion rejoint la sienne et nous pensons y revenir d’une maniĂšre plus approfondie. Ce thĂšme nous paraĂźt central, car avec l’auteur, nous pensons que « l’une des clĂ©s qui peut nous aider Ă  entrevoir l’explication de la crise socio-anthropologique et Ă©cologique planĂ©taire est la diffĂ©rence qui existe dans notre rapport au monde entre la conception « mĂ©caniste » et la conception « organique » que nous en avons » (p 239).

Qu’est ce que la conception mĂ©caniste et quelles en sont les consĂ©quences ? « La vision mĂ©caniste ne se contente pas de considĂ©rer toutes les rĂ©alitĂ©s comme objectivables
 Elle affirme que cette entreprise d’objectivation, autrement dit de quantification, cette mise en Ă©quation, est la seule voie permettant d’accĂ©der aux significations de la rĂ©alité ». Mais cette mĂ©thode, issue notamment de la pensĂ©e de RenĂ© Descartes, « offre une vision philosophique bien rĂ©ductrice du rĂ©el. L’univers devient un champ de forces et de mouvements relevant de la mĂ©canique et l’ĂȘtre humain se rĂ©duit Ă  l’individualisme utilitaire  » (p 240). La plupart des problĂšmes Ă©voquĂ©s dans ce livre rĂ©sultent d’une vision mĂ©caniste du monde et de son application dans les diffĂ©rents champs de l’activitĂ© humaine. Ainsi, « la crise environnementale en est l’expression la plus frappante. On a oubliĂ© que la Terre est un organisme vivant, reposant sur des Ă©quilibres extrĂȘmement subtils que l’on a violentĂ© Ă  des fins productivistes
 Dans le domaine mĂ©dical, l’attrait de plus en plus marquĂ© pour les approches orientales et complĂ©mentaires n’illustre-t-il pas l’impasse d’un certain rĂ©ductionnisme qui tend Ă  rĂ©duire la personne malade Ă  une machine corporelle dĂ©rĂ©glĂ©e avec ses pannes Ă  rĂ©parer et ses piĂšces Ă  changer
 Et la crise religieuse planĂ©taire que l’on observe n’est-elle pas elle-mĂȘme le symptĂŽme de l’essor du rĂ©ductionnisme dans la comprĂ©hension du sacrĂ©, du rituel et du spirituel  » (p 240).

 

Face Ă  la conception mĂ©caniste, philosophie dominante en Occident depuis deux siĂšcles, « il existe un grand courant philosophique transversal, des grecs aux romantiques en Occident, en passant par l’Inde, la Chine, le bouddhisme, le chamanisme, la mystique juive et musulmane qui offre un tout autre regard sur le rĂ©el » (p 241). Pour ce courant de pensĂ©e, auquel adhĂšre FrĂ©dĂ©ric Lenoir, « la rĂ©alitĂ© n’est pas une machine, elle est essentiellement un organisme » (p 241). L’auteur dĂ©cline les formes successives dans lesquelles le courant de pensĂ©e organique s’est manifestĂ©.

Ainsi dĂ©crit-il la « sympathie universelle » selon laquelle « le monde qui nous entoure est pĂ©nĂ©trĂ© en tous ses lieux par un principe de cohĂ©sion, de mouvement et de vie », conception rĂ©pandue dans la sagesse de l’antiquitĂ© grĂ©co-romaine, mais aussi dans d’autres sagesses : indiennes, chinoises, africaines, amĂ©rindiennes (p 240-243).

Puis, face Ă  la logique mĂ©canique qui s’est dĂ©veloppĂ©e en Occident, Ă  la fin du XVIIIĂš siĂšcle, un vaste courant philosophique et artistique visant Ă  renouer avec une conception organique de la nature : le Romantisme, est apparu. Dans cette mouvance, la « Naturphilosophie » est la science des romantiques allemands, une manifestation de l’alternative au scientisme. On y Ă©voque « l’Ame du monde » (l’« anima mundi » des Anciens). C’est un concept qui permet de dĂ©passer le dualisme cartĂ©sien entre objet et sujet, transcendance et immanence. « Il fait aussi Ă©cho, dans un nouveau contexte, Ă  la prĂ©sence divine (Shekina) dans le judaĂŻsme et aux Ă©nergies divines dans le christianisme  » (p 246). Dans la mĂȘme approche, le « transcendantalisme » amĂ©ricain (H D Thoreau, R W Emerson, W Whitman) articule le plus souvent quĂȘte spirituelle, vision cosmique et humanisme. La  contre culture amĂ©ricaine des annĂ©es 60 ira puiser dans ces ressources, ainsi que dans la culture de l’Orient.

 

Plus rĂ©cemment, mais depuis plusieurs dĂ©cennies, des transformations interviennent au cƓur mĂȘme de la science.

« La science et le regard philosophique qui l’accompagne ont Ă©tĂ© totalement bouleversĂ© au cours du XXĂš siĂšcle, rendant caduque la vision rĂ©ductionniste et mĂ©caniste du rĂ©el » (p 253). L’émergence, entre le dernier tiers du XIXĂš et le premier tiers du XXĂš siĂšcle, des gĂ©omĂ©tries non euclidiennes, des relativitĂ©s restreintes et gĂ©nĂ©rales, de la mĂ©canique quantique, de la thermodynamique du non-linĂ©aire, des mathĂ©matiques non standard, etc, a conduit Ă  un changement majeur touchant la plupart des grandes disciplines. Il a abouti Ă  la dĂ©construction de l’appareil conceptuel de la science moderne hĂ©ritĂ© du paradigme mĂ©caniste et rĂ©ductionniste cartĂ©sien » (p 255). La rĂ©volution intervenue en physique Ă  la suite de l’apparition et du dĂ©veloppement de la mĂ©canique quantique entraĂźne une rĂ©volution conceptuelle qui transforme notre conception du monde et se manifeste en termes philosophiques. Elle encourage la « trandisciplinarité ». FrĂ©dĂ©ric Lenoir expose comment les pensĂ©es ont cheminĂ© et se sont rencontrĂ©es.

 

Se transformer soi-mĂȘme pour changer le monde.

Cet ouvrage se conclut par un chapitre : « Se transformer soimĂȘme pour changer le monde ». Cette affirmation est explicite et comprĂ©hensible. FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous fait part de sa conviction en l’accompagnant d’une argumentation convaincante : « C’est quand la pensĂ©e, le cƓur, les attitudes auront changĂ©s que le monde changera » (p 268). Et il dĂ©nonce « trois poisons » qui intoxiquent littĂ©ralement l’esprit humain.  « Ces poisons ne sont pas nĂ©s de la modernité ; Ils ont toujours Ă©tĂ© Ă  l’origine des problĂšmes auxquels ont du faire face les sociĂ©tĂ©s humaines. Cependant, le contexte de l’hyper-modernitĂ© et de la globalisation les rend encore plus virulents, plus destructeurs. BientĂŽt peut-ĂȘtre annihilateurs. Ces trois poisons sont la convoitise, le dĂ©couragement qui dĂ©bouche sur l’indiffĂ©rence passive, et la peur » (p 269). En rĂ©ponse, trois sous-chapitres : De la convoitise Ă  la sobriĂ©tĂ© heureuse ; du dĂ©couragement Ă  l’engagement ; de la peur Ă  l’amour.

Puisque l’affirmation de l’individu est au cƓur de la sociĂ©tĂ© moderne, on peut s’interroger sur la maniĂšre dont elle s’exerce. FrĂ©dĂ©ric Lenoir nous montre une Ă©volution dans la manifestation de l’autonomie en distinguant trois phases successives : l’individu Ă©mancipĂ©, l’individu narcissique et l’individu global. « Dans cette derniĂšre phase, nous assistons depuis une quinzaine d’annĂ©es Ă  la naissance d’une troisiĂšme rĂ©volution individualiste ». DiffĂ©rents mouvements convergents qui tĂ©moignent d’« un formidable besoin de sens : besoin de redonner du sens Ă  la vie commune Ă  travers un regain des grands idĂ©aux collectifs, besoin de donner du sens Ă  sa vie personnelle Ă  travers un travail sur soi et un questionnement existentiel. Les deux quĂȘtes apparaissent souvent intimement liĂ©es » (p 289). FrĂ©dĂ©ric Lenoir appelle Ă  un nĂ©cessaire rĂ©Ă©quilibrage : « De l’extĂ©rioritĂ© Ă  l’intĂ©rioritĂ©. Du cerveau gauche au cerveau droit. Du masculin au fĂ©minin ».

 

FrĂ©dĂ©ric Lenoir envisage la guĂ©rison du monde comme « un processus dans lequel il faut rĂ©solument s’engager pour inverser la pente actuelle qui nous conduit au dĂ©sastre ». « Un chemin long et exigeant, mais rĂ©aliste. Il suffit de le savoir, de le vouloir et de se mettre en route, chacun Ă  son niveau. Tel est l’objectif de ce livre : montrer qu’un autre Ă©tat du monde est envisageable, que les logiques mortifĂšres qui dominent encore ne sont pas inĂ©luctables, qu’un chemin de guĂ©rison est possible » (p 306).

 

Commentaire.

 

En ouvrant ce livre, je savais la qualitĂ© de son auteur, mais je ne m’attendais pas Ă  y trouver une synthĂšse aussi accomplie sur les caractĂ©ristiques de la crise du monde actuel et un ensemble de voies pour y remĂ©dier. Dans les analyses comme dans les propositions, mes pensĂ©es se sont croisĂ©es avec celles de l’auteur en les rejoignant souvent. Et par ailleurs, il y a Ă©galement une proximitĂ© entre les sources bibliographiques auxquelles il se rĂ©fĂšre et celles que je frĂ©quente et mentionne souvent, avec des diffĂ©rences parfois en fonction de la spĂ©cificité de chaque itinĂ©raire. Et par exemple, dans le rapprochement entre science et spiritualitĂ©, j’apprĂ©cie l’Ɠuvre pionniĂšre de Jean Staune qui s’exprime notamment dans une remarquable synthĂšse : « Notre existence a-t-elle un sens ? » (2). Ou bien, j’aime Ă©voquer l’Ɠuvre qui s’est accomplie en faveur de la paix et de la rĂ©conciliation au Centre de Caux en Suisse et qui se poursuit aujourd’hui Ă  l’échelle internationale dans l’association : « Initiatives et changement » dans un esprit associant changement personnel et action collective : « Changer soi-mĂȘme pour que le monde change » (3).

Comme le rĂ©cent livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » (4) que j’ai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© et dont le dĂ©roulĂ© et le contenu me paraissent assez proche du livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir,  celui-ci s’adresse Ă  un vaste public trĂšs divers dans ses options philosophiques et religieuses. Dans ce commentaire, j’interviendrai donc sur un registre plus spĂ©cifique en rapport avec ma conviction chrĂ©tienne.

A mon sens, ce livre interpelle une partie du monde chrĂ©tien qui, d’une façon ou d’une autre s’est accommodĂ© de la conception mĂ©caniste,  dont FrĂ©dĂ©ric Lenoir fait mention. Les sociologues amĂ©ricains Ă©voquent parfois cette conception en terme de « moderne ». Ainsi, pendant longtemps, des Ă©glises ont Ă©tĂ© largement rĂ©fractaires Ă  la pensĂ©e Ă©cologique. Et d’autre part, la conception « mĂ©caniste » peut s’allier Ă©galement Ă  une mĂ©fiance vis Ă  vis des cultures orientales pour aboutir Ă  un rejet de la conception organique dans certaines de ses manifestations comme les mĂ©decines holistiques. La lecture du livre de FrĂ©dĂ©ric Lenoir  contribue Ă  la comprĂ©hension de certains blocages. Et, par exemple, dans les origines de ceux-ci, il n’y a pas seulement les craintes du prĂ©sent, mais aussi l’hĂ©ritage d’un passĂ© fort ancien. Ainsi les propos de FrĂ©dĂ©ric Lenoir sur les sĂ©quelles de la culture du nĂ©olithique : forte hiĂ©rarchisation et domination de l’homme sur la femme, Ă©claire les pesanteurs de certaines organisations ecclĂ©siales. C’est dire qu’une rĂ©flexion thĂ©ologique est indispensable pour Ă©clairer les reprĂ©sentations et permettre leur Ă©volution.

Les maux qui affectent l’humanitĂ© sont anciens, mais aujourd’hui, on a conscience que le monde est menacĂ©. Dans une perspective chrĂ©tienne inspirĂ©e par une thĂ©ologie de l’espĂ©rance, la guĂ©rison du monde s’inscrit dans l’Ɠuvre d’un Dieu crĂ©ateur et sauveur qui, Ă  partir de la victoire du Christ sur le mal, Ă  partir de sa rĂ©surrection, a engagĂ© un processus vers la rĂ©alisation d’une seconde crĂ©ation oĂč Dieu sera tout en tous.  Nous sommes appelĂ©s Ă  reconnaĂźtre cette Ɠuvre et Ă  y participer.

La rĂ©ponse thĂ©ologique Ă  nombre de problĂšmes Ă©voquĂ©s par FrĂ©dĂ©ric Lenoir se trouve, pour moi, dans l’Ɠuvre de JĂŒrgen Moltmann (5), un grand thĂ©ologien qui nous prĂ©sente un Dieu relationnel Ă  la fois transcendant et immanent, et qui, considĂ©rant l’Ɠuvre de l’Esprit de Dieu, « l’Esprit qui donne la vie » (6) a pu Ă©crire « un traitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation » (7). Et, de mĂȘme, dans la foulĂ©e de la pensĂ©e prophĂ©tique juive et de la dynamique de la rĂ©surrection du Christ, auteur d’une thĂ©ologie de l’espĂ©rance, Moltmann nous invite Ă  regarder en avant, accueillant ainsi le processus de la guĂ©rison du monde.

J’ai mis l’accent, Ă  plusieurs reprises, sur l’importance de la contribution de FrĂ©dĂ©ric Lenoir. Les convergences dans nos orientations de recherche s’expriment notamment dans un certain nombre d’articles publiĂ©s sur la toile (8). Ce livre : « La guĂ©rison du monde » nous apporte une pensĂ©e originale et dynamique, appuyĂ©e sur des sources bibliographiques fiables, prĂ©sentĂ©e avec beaucoup de pĂ©dagogie et en des termes accessibles Ă  un vaste public . C’est dire que ce livre me paraĂźt un outil particuliĂšrement utile pour la rĂ©flexion sur le monde d’aujourd’hui et le rĂŽle que nous pouvons jouer dans « un chemin de guĂ©rison ».

 

J H

 

(1)               Lenoir (Frédéric). La guérison du monde. Fayard, 2012. Frédéric Lenoir, docteur en sciences sociales, philosophe et écrivain, auteur de nombreux livres, est directeur du «Monde des religions ».  On trouvera un aperçu de son parcours sur wikipedia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Frédéric_Lenoir

(2)               Staune (Jean). Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquĂȘte scientifique et philosophique. Presses de la Renaissance, 2007.  Voir : http://www.temoins.com/culture/notre-existence-a-t-elle-un-sens.html

(3)               Initiatives et changement. Réconcilier les différences. Créer la confiance. Site : http://www.fr.iofc.org/

(4)               Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espĂ©rance ? L’iconoclaste, 2012. Mise en perspective : https://vivreetesperer.com/?p=937

(5)               Mise en perspective de la vie et de la pensĂ©e de JĂŒrgen Moltmann s’aprĂšs son autobiographie :  Moltmann (JĂŒrgen). A broad place. SCM Press, 2007 http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=695   La pensĂ©e thĂ©ologique de JĂŒrgen Moltmann est prĂ©sentĂ©e sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

(6)               Moltmann (JĂŒrgen). L’Esprit qui donne la vie. Cerf, 1999

(7)               Moltmann (JĂŒrgen). Dieu dans la crĂ©ation. TraitĂ© Ă©cologique de la crĂ©ation. Cerf, 1988. Une prĂ©sentation : « Dieu dans la crĂ©ation » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766

(8)               Quelques mises en perspective en rapport avec le thĂšme de ce livre : « La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle ». Une recherche de David Hay sur la spiritualitĂ© d’aujourd’hui » http://www.temoins.com/etudes/la-vie-spirituelle-comme-une-conscience-relationnelle-.-une-recherche-de-david-hay-sur-la-spiritualite-aujourd-hui.html                      « La dynamique de la conscience et de l’esprit humain. Un nouvel horizon scientifique d’aprĂšs le livre de Mario Beauregard : « Brain wars » http://www.temoins.com/etudes/la-dynamique-de-la-conscience-et-de-l-esprit-humain.-un-nouvel-horizon-scientifique.-d-apres-le-livre-de-mario-beauregard-brain-wars.html  « Quel regard sur la sociĂ©tĂ© et sur le monde ? Le retour de la solidaritĂ© en sciences humaines » https://vivreetesperer.com/?p=191 « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin : apports, questionnements et enjeux » http://www.temoins.com/etudes/vers-une-civilisation-de-l-empathie.-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkin.apports-questionnements-et-enjeux.html  « La bontĂ© humaine. Est-ce possible ? La recherche et l’engagement de Jacques Lecomte » https://vivreetesperer.com/?p=674  « Les crĂ©atifs culturels. Un courant Ă©mergent dans la sociĂ©tĂ© française » http://www.temoins.com/enqu-tes/les-creatifs-culturels-.-un-courant-emergent-dans-la-societe-francaise.html   « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre. La rĂ©volution internet d’aprĂšs Michel Serres : « Petite Poucette » https://vivreetesperer.com/?p=820  « Vers une nouvelle mĂ©decine du corps et de l’esprit. GuĂ©rir autrement. D’aprĂšs Thierry Janssen : « La solution intĂ©rieure » http://www.temoins.com/developpement-personnel/vers-une-nouvelle-medecine-du-corps-et-de-l-esprit.guerir-autrement.html  « MĂ©decine d’avenir. MĂ©decine d’espoir. « La mĂ©decine personnalisĂ©e » d’aprĂšs Jean-Claude Lapraz » https://vivreetesperer.com/?p=475  « L’invention du monde. Approche gĂ©ographique de la mondialisation par Jacques LĂ©vy » http://www.temoins.com/etudes/linvention-du-monde/toutes-les-pages.html  « Vers une modernitĂ© mĂ©tisse. « Le commencement du monde » selon Jean-Claude Guillebaud » http://www.temoins.com/societe/vers-une-modernite-metisse-le-commencement-d-un-monde-selon-jean-claude-guillebaud.html   « La crise religieuse des annĂ©es 60. Quel processus pour quel horizon, d’aprĂšs l’historien : Hugh McLeod » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=766 « Quel horizon pour la foi chrĂ©tienne ? « The future of faith » par Harvey Cox » http://www.temoins.com/publications/quel-horizon-pour-la-foi-chretienne-the-future-of-faith-par-harvey-cox.html  « La montĂ©e d’une nouvelle conscience spirituelle. D’aprĂšs le livre de Diana Butler Bass : « Christianity after religion »  http://www.temoins.com/etudes/la-montee-d-une-nouvelle-conscience-spirituelle.-d-apres-le-livre-de-diana-butler-bass-christianity-after-religion.html  « Vivre en harmonie avec la nature. Ecologie, thĂ©ologie, spiritualitĂ©, d’aprĂšs JĂŒrgen Moltmann » https://vivreetesperer.com/?p=757   « L’avenir de Dieu pour l’humanitĂ© et pour la terre d’aprĂšs JĂŒrgen Moltmann : « Sun of rigteousness, arise ! God’s future for humanity and the earth »  http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=798

Pour une Ă©ducation nouvelle, vague aprĂšs vague

 

Une avancĂ©e majeure : l’expĂ©rimentation de CĂ©line Alvarez dans une classe maternelle Ă  Genevilliers.

 

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ConsidĂ©rer l’enfant, l’adolescent, prendre en compte ses aspirations, lui permettre d’apprendre et de se dĂ©velopper en suivant son Ă©lan intĂ©rieur, crĂ©er une ambiance, un environnement favorable Ă  cette dynamique : pendant tout le XXĂš siĂšcle, des pionniers comme Maria Montessori, Dewey, Freinet, Decroly, ont cherchĂ© Ă  promouvoir une Ă©ducation nouvelle face Ă  un enseignement plus ou moins imposĂ© d’en haut. Aujourd’hui, dans une part croissante de la sociĂ©tĂ©, un Ă©tat d’esprit propice Ă  l’initiative et Ă  la crĂ©ativitĂ© apparaĂźt, se projetant naturellement sur la maniĂšre de concevoir l’éducation des enfants. La rĂ©volution numĂ©rique change de fond en comble les conditions de la transmission du savoir en le rendant accessible Ă  tous (1). L’éducation apparaĂźt de plus en plus comme une requĂȘte majeure de la sociĂ©tĂ© de la connaissance et de la nouvelle Ă©conomie, et aussi comme la condition sinĂ© qua non d’une sociĂ©tĂ© plus dĂ©mocratique. Ainsi, l’échec scolaire se rĂ©vĂšle de plus en plus intolĂ©rable. En France, les dĂ©gĂąts sont particuliĂšrement importants puisque 40% des Ă©lĂšves sortent du CM2 avec de graves lacunes. Ce sont les mĂȘmes qui ne poursuivent pas une scolaritĂ© normale au collĂšge et se retrouvent ensuite en difficultĂ© dans la recherche d’une insertion professionnelle.

 

L’expĂ©rimentation menĂ©e par CĂ©line Alvarez pendant trois ans dans une classe maternelle au sein d’une zone d’éducation prioritaire Ă  Gennevilliers s’inscrit dans ce paysage. Si cette expĂ©rience s’est heurtĂ©e aux rigiditĂ©s du systĂšme, Ă  travers des rĂ©sultats remarquables scientifiquement testĂ©s, elle a permis de valider une approche dont on perçoit l’exceptionnelle fĂ©conditĂ©. CĂ©line Alvarez milite donc aujourd’hui pour une promotion de cette approche chez des acteurs motivĂ©s. Et son livre : « Les lois naturelles de l’enfant » (2), Ă  partir de l’expĂ©rience de l’auteur et de l’approche de la recherche, nous entraine dans une voie nouvelle.

 

Une expérimentation innovante pour un nouvel horizon

Les propos de CĂ©line Alvarez mettent en Ă©vidence une forte motivation, un projet longuement rĂ©flĂ©chi et muri, une action volontaire pour pĂ©nĂ©trer dans l’enseignement public afin d’y expĂ©rimenter une nouvelle approche. Effectivement, en septembre 2011, elle parvient Ă  prendre en charge une classe maternelle Ă  Gennevilliers en zone d’éducation prioritaire. Et elle va poursuivre cette expĂ©rience pendant trois ans jusqu’à ce que des empĂȘchements institutionnels viennent y faire obstacle. Quelles sont les grandes caractĂ©ristiques de son approche ?

 

 

Globalement, CĂ©line Alvarez s’inspire de l’expĂ©rience pionniĂšre de Maria Montessori. Celle-ci, doctoresse au dĂ©but du XXĂš siĂšcle, s’était elle-mĂȘme appuyĂ©e sur les travaux de deux mĂ©decins français, Jean Itard et Edouard Seguin. « En 1907, Maria Montessori crĂ©a ce qu’elle appelait les « maisons d’enfants » qui regroupaient une quarantaine d’enfants de trois Ă  cinq ans : le principe pĂ©dagogique essentiel de ces lieux de vie et d’apprentissage Ă©tait l’autonomie accompagnĂ©e et structurĂ©e » (p 17). CĂ©line Alvarez rĂ©cuse une dĂ©pendance rigide vis Ă  vis de cette mĂ©thode, mais, Ă©crit-elle, « Lorsque j’ai dĂ©couvert les Ă©crits du Dr Montessori, ils m’ont rapidement passionnĂ©e justement pour cette dĂ©marche scientifique non dogmatique et Ă©volutive . Ils Ă©taient par ailleurs d’une justesse Ă©poustouflante, visionnaire et profondĂ©ment humaine. J’ai alors Ă©tudiĂ© quotidiennement pendant plus de sept annĂ©es ses travaux que j’ai enrichi de l’apport des connaissances scientifiques actuelles sur le dĂ©veloppement humain et de la linguistique française »  C’est sur cette base que j’ai effectuĂ© mes recherches en axant mes rĂ©flexions sur le dĂ©veloppement des compĂ©tences exĂ©cutives des enfants
 sur les activitĂ©s de langage
ainsi que sur les moments de regroupements indispensables pour la consolidation des fondamentaux. Enfin, et surtout, j’ai limitĂ© le nombre d’activitĂ©s proposĂ©es aux enfants pour privilĂ©gier et renforcer le lien social
 Cette reliance sociale fut un vĂ©ritable catalyseur d’épanouissement et d’apprentissage » (p 18).

 

A l’approche de Maria Montessori si rĂ©volutionnaire Ă  son Ă©poque en affirmant une conception nouvelle de l’enfant et de son potentiel et en lui offrant un environnement pĂ©dagogique, stimulant et respectueux, CĂ©line Alvarez a ajoutĂ© une prise en compte de la recherche scientifique actuelle, et, dans le mĂȘme mouvement, elle a fait de cette innovation une expĂ©rimentation accompagnĂ©e par une Ă©valuation rigoureuse. « La premiĂšre annĂ©e malgrĂ© l’absence de cadrage institutionnel officiel, le cabinet du ministre et l’acadĂ©mie ont autorisĂ© les tests visant Ă  mesurer les progrĂšs des enfants. Ces derniers ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© par le CNRS de Grenoble » ( p 18). Et, cette Ă©valuation va rapidement mettre en Ă©vidence la rĂ©ussite exceptionnelle de cette nouvelle approche pĂ©dagogique. DĂšs la fin de la premiĂšre annĂ©e scolaire, tous les Ă©lĂšves, sauf un, progressent plus vite que la norme, beaucoup connaissent des progressions trĂšs importantes
 Certains des enfants qui avaient, en dĂ©but d’annĂ©e, un retard de plusieurs mois, voire de plusieurs annĂ©es, ont non seulement rattrapĂ© la norme, mais l’ont Ă©galement dĂ©passĂ©e sur certains domaines de compĂ©tences cognitives fondamentales ».

Il y avait lĂ  une grande rĂ©ussite. Elle fut mĂ©connue par le systĂšme bureaucratique puisqu’en juillet 2014, le Ministre de l’Education Nationale dĂ©cida l’arrĂȘt de l’expĂ©rience. DĂšs lors, CĂ©line Alvarez a donnĂ© sa dĂ©mission et poursuivi son action par d’autres voies et en pleine libertĂ©. « AprĂšs les rĂ©sultats extraordinaires et trĂšs prometteurs des enfants, je ressentais comme une grande urgence de partager trĂšs largement et avec une libertĂ© et une rapiditĂ© que l’Education Nationale n’aurait pu m’offrir, les contenus thĂ©oriques ainsi que les outils pĂ©dagogiques qui avaient eu un impact si positif ».

 

Les lois naturelles de l’enfant

DĂ©jĂ , au printemps 2014, CĂ©line Alvarez avait fait connaĂźtre la dynamique de son expĂ©rience dans une intervention Ă  TEDXIsĂšreRiver : « Pour une refondation de l’école guidĂ©e par les enfants » (3). Aujourd’hui, elle diffuse ses connaissances et son savoir-faire Ă  travers un site particuliĂšrement efficient, notamment grĂące Ă  la mise en ligne de nombreuses vidĂ©os (4). Enfin un livre : « les lois naturelles de l’enfant »  (2), nous prĂ©sente  une comprĂ©hension de l’enfant et une approche Ă©ducative fondĂ©e sur l’expĂ©rience et un recours mĂ©thodique Ă  la recherche scientifique dans toute son extension et Ă  l’échelle internationale.

CĂ©line Alvarez prĂ©sente ce livre en ces termes :  « Le livre que vous avez entre les mains
 dĂ©gage les grands principes de l’apprentissage identifiĂ©s par la recherche, ainsi que les invariants pĂ©dagogiques qu’ils imposent. Nous verrons d’abord l’importance de nourrir l’intelligence extraordinaire de l’enfant dans les premiĂšres annĂ©es de sa vie en lui offrant un environnement de qualitĂ©, riche, dynamique, complexe et en lui permettant d’ĂȘtre actif et de rĂ©aliser les activitĂ©s qui le motivent. Nous abordons dans la deuxiĂšme partie, l’importance d’aider l’enfant Ă  organiser et Ă  s’approprier toutes ces informations qu’il perçoit du monde extĂ©rieur, notamment grĂące Ă  du matĂ©riel didactique lui prĂ©sentant de maniĂšre trĂšs concrĂšte les bases de la gĂ©ographie, de la musique, du langage et des mathĂ©matiques. Nous verrons ensuite, dans une troisiĂšme partie qu’il est fondamental de permettre Ă  l’enfant de dĂ©velopper ses potentiels embryonnaires au moment oĂč ils cherchent Ă  se dĂ©velopper, – ni avant, ni aprĂšs. Et enfin, dans la quatriĂšme partie de ce livre, nous aborderons une condition environnementale-clé : l’importance du lien humain. Les interactions sociales variĂ©es, chaleureuses, empathiques et bienveillantes sont en effet un des leviers les plus importants pour le plein Ă©panouissement de l’intelligence humaine…» (p 28-29).

 

Un événement significatif

Lorsqu’on retrace l’histoire de l’innovation pĂ©dagogique en France au cours des derniĂšres dĂ©cennies, l’initiative de CĂ©line Alvarez nous paraĂźt tout Ă  fait remarquable. En effet, elle est l’aboutissement d’une longue prĂ©paration thĂ©orique et pratique et d’une action consciente et persĂ©vĂ©rante. Dans un premier temps, elle parvient Ă  franchir les obstacles institutionnels pour ĂȘtre ensuite empĂȘchĂ©e, mais rebondir dans un mouvement plus large.

Cette initiative s’inscrit Ă©galement dans un changement en cours des mentalitĂ©s, l’éveil d’un nouvel Ă©tat d’esprit. Si l’on prend en compte un certain nombre d’indicateurs, il y aurait aujourd’hui dans certains milieux une nouvelle vague en faveur d’une Ă©ducation nouvelle. Ce dĂ©sir s’exprime par exemple dans des interventions diffusĂ©es par les cercles TEDx. On compte aujourd’hui en France environ 200 Ă©coles Montessori, ce qui est un chiffre Ă©levĂ© sans aucune mesure avec celui qu’on aurait pu relever Ă  la fin du XXe siĂšcle. La rĂ©fĂ©rence Ă  Maria Montessori (5) est elle-mĂȘme significative. A travers son livre « L’enfant » (6) et sa conception du petit enfant comme « un embryon spirituel », elle Ă©veille pour nous un Ă©veil Ă  une dimension plus profonde de l’ĂȘtre humain (7). Par ailleurs, le systĂšme classique, hiĂ©rarchisĂ©, compartimentĂ©, uniformisĂ© est battu en brĂšche. Une association comme « Le printemps de l’éducation » tĂ©moigne de cet Ă©tat d’esprit nouveau. L’innovation entreprise par CĂ©line Alvarez participe Ă  ce climat.

Mais elle ajoute Ă  cet Ă©lan la mise en Ɠuvre d’une recherche scientifique accompagnant et lĂ©gitimant des pratiques nouvelles. Cette recherche confirme les intuitions des pionniers de l’éducation nouvelle en dĂ©montrant les bienfaits physiologiques et psychologiques de ces pratiques. La recherche pĂ©dagogique est prĂ©sente en France depuis des dĂ©cennies, mais ici on peut observer des conclusions tout Ă  fait remarquables. CĂ©line Alvarez fait appel tout particuliĂšrement aux neurosciences, Ă  la psychologie positive et Ă  la linguistique. Si l’appel  Ă  la recherche est toujours fructueux, il nous parait actuellement tout particuliĂšrement bĂ©nĂ©fique, non seulement en raison des avancĂ©es scientifiques, mais parce qu’un nouveau regard se manifeste aujourd’hui dans ces avancĂ©es (8). La mise en Ă©vidence de la prĂ©cocitĂ© du dĂ©veloppement de l’intelligence dans la petite  enfance, la mise en valeur de l’empathie (9), l’accent nouveau apportĂ© par la psychologie positive (10) sont des acquis qui ont commencĂ© Ă  apparaĂźtre Ă  la fin du XXĂš siĂšcle (11). Ainsi, le titre ambitieux du livre de CĂ©line Alvarez : « Les lois naturelles de l’enfant » peut s’appuyer sur un ensemble de dĂ©couvertes qui vont de pair avec des valeurs qui se sont frayĂ© un chemin Ă  travers le XXĂ© siĂšcle, mais remontent bien plus loin encore.

CĂ©line Alvarez attache ainsi une grande importance Ă  la « reliance », c’est Ă  dire « l’acte de relier ou de se relier, ou le rĂ©sultat de cet acte », soit « le sentiment ou l’état de reliance ». La recherche met en Ă©vidence les effets extrĂȘmement positifs da la reliance sur notre fonctionnement physiologique. « Lorsque nous nous mettons en lien avec autrui de maniĂšre gĂ©nĂ©reuse, chaleureuse, empathique, tout notre organisme s’épanouit et se rĂ©gĂ©nĂšre avec une puissance extraordinaire
 Ainsi, lorsque nous sommes chaleureux et bienveillant envers un enfant (mais Ă©galement envers un adulte), nous agissons de maniĂšre puissamment positive tant sur sa santĂ© que sur ses capacitĂ©s cognitives, sociales et morales. Dans la classe maternelle de Gennevilliers, nous avons usĂ© sans modĂ©ration de ce levier : nous avons adoptĂ© une posture accueillante, chaleureuse et empathique, en veillant bien Ă©videmment toujours Ă  poser les limites claires d’un cadre structurant. A mon sens, cette posture fut, pour les enfants de la classe, un vĂ©ritable catalyseur cognitif, moral et social » ( p 355).

L’auteur nous montre comment cette attitude a permis l’expression des tendances empathiques et altruistes des enfants. « Le jeune enfant est un ĂȘtre d’amour
Les enfants sont fondamentalement mus par des Ă©lans altruistes, gĂ©nĂ©reux
 » ( p 396). Ainsi CĂ©line Alvarez n’hĂ©site-t-elle pas Ă  intituler la quatriĂšme partie de son livre sur la mise en Ɠuvre de la reliance dans sa classe maternelle : « Le secret, c’est l’amour ». « L’amour n’est pas le premier mot qui vient Ă  l’esprit lorsqu’on aborde le sujet de l’apprentissage, et il s’agit lĂ  d’une erreur fondamentale
L’amour est le levier de l’ñme humaine. Nous sommes cĂąblĂ©s pour la rencontre chaleureuse et empathique avec l’autre et, lorsque nous obĂ©issons Ă  cette grande loi dictĂ©e par notre intelligence, alors tout devient possible » (p 352).

Ainsi, dans son approche comme dans ce livre, CĂ©line Alvarez conjugue l’intelligence et le cƓur. Nous savons par expĂ©rience combien le mal est prĂ©sent dans ce monde. Nous oublions trop souvent qu’il peut y avoir en regard une contagion du bien. Et, tout autour de nous, nous rencontrons des formes positives de reliance. Ce livre nous parle d’éducation. Oui, une autre Ă©ducation est possible. Mais il a encore une portĂ©e plus vaste. Car, Ă  partir d’une vie enfantine Ă©panouie, il Ă©voque aussi pour nous une vie autre . « Le secret, c’est l’amour ». C’est une espĂ©rance en marche.

 

Jean Hassenforder

 

(1)            « Petite Poucette » de Michel Serres. « Une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre et de connaĂźtre » : https://vivreetesperer.com/?p=820                                    « Une rĂ©volution en Ă©ducation. L’impact d’internet pour un nouveau paradigme en Ă©ducation » : https://vivreetesperer.com/?p=1565

(2)            CĂ©line Alvarez. Les lois naturelles de l’enfant. Les ArĂšnes, 2016. Un horizon pour l’éducation. La rĂ©fĂ©rence aux acquis scientifiques est fondĂ©e sur une remarquable bibliographie Ă  l’échelle internationale. Voir en particulier les notes.

(3)            CĂ©line Alvarez. Pour une refondation de l’école guidĂ©e par les enfants. ExposĂ© Ă  TEDxIsĂšreRiver (2014). Une intervention qui prĂ©sente la dynamique de innovation : https://www.youtube.com/watch?v=nwVgsaNQ-Hw

(4)            Site prĂ©sentant la dĂ©marche de CĂ©line Alvarez : « les lois naturelles de l’enfant ». Un beau support de communication avec de nombreuses vidĂ©os :     https://www.celinealvarez.org/notre-demarche

(5)            Liste des Ă©coles Montessori en France : http://www.ecoles-montessori.com. Un site sur la vie, l’Ɠuvre et le message de Maria Montessori : http://www.montessori-formations.fr/index.html  « L’enfant, ĂȘtre humain libre, peut nous enseigner Ă  nous et Ă  la sociĂ©tĂ©, l’ordre, le calme, la discipline et l’harmonie. Quand nous l’aidons, l’amour fleurit, un amour dont nous avons le plus grand besoin pour unir tous les hommes et crĂ©er une vie heureuse » Maria Montessori

(6)             Maria Montessori. L’enfant. DesclĂ©e de Brouwer, 2016 PremiĂšre Ă©dition en 1936. Lu trĂšs tĂŽt, dans notre premiĂšre jeunesse, ce livre a Ă©tĂ© pour nous une dĂ©couverte marquante.

(7)            Il y a quelques annĂ©es, une recherche de Rebecca Nye a mis en Ă©vidence la prĂ©sence d’une conscience spirituelle chez l’enfant. L’enfant nous dit-elle, a une « sensibilitĂ© innĂ©e Ă  la la transcendance ». « Pendant l’enfance, la spiritualitĂ© consiste principalement Ă  ĂȘtre attirĂ©e par l’interaction, Ă  rĂ©pondre au dĂ©sir d’entrer en relation avec quelqu’un d’autre que soi, que ce soit les autres, Dieu, la crĂ©ation ou la sensation plus profonde d’ĂȘtre soi ». Des recherches ont mis en Ă©vidence une sensibilitĂ© des enfants Ă  la prĂ©sence de Dieu.  Ces dĂ©couvertes viennent contredire des reprĂ©sentations longtemps dominantes qui mĂ©connaissaient la vitalitĂ© spirituelle des enfants. Pendant des siĂšcles de chrĂ©tientĂ©, une mentalitĂ© rĂ©pressive a dominĂ© en prenant forme dans la thĂ©ologie augustinienne du pĂ©chĂ© originel. A l’encontre de cette mentalitĂ©, aujourd’hui les paroles de JĂ©sus sur l’enfant reprennent toute leur actualitĂ© et on en perçoit davantage la portĂ©e. JĂ©sus a parlĂ© des enfants comme ceux « dont les anges dans le ciel se tiennent constamment auprĂšs de mon PĂšre cĂ©leste » (Matthieu 18.10) . « Si quelqu’un accueille un enfant, ce n’est pas seulement moi qu’il accueille, mais aussi Celui qui m’a envoyé » (Marc 9.37). On voit lĂ  un univers oĂč l’amour s’exprime, un univers appelĂ© Ă  sâ€˜Ă©tendre. Voir le livre : Rebecca Nye. La spiritualitĂ© de l’enfant. Empreinte. Temps prĂ©sent, 2015  http://www.temoins.com/lenfant-est-un-etre-spirituel/           Sur le site de TĂ©moins, voir aussi : « DĂ©couvrir la spiritualitĂ© des enfants. Un signe des temps ? » : http://www.temoins.com/decouvrir-la-spiritualite-des-enfants-un-signe-des-temps/

(8)            « Quel regard sur la société et sur le monde ? Un changement de perspective » : https://vivreetesperer.com/?p=191

(9)            « Vers une civilisation de l’empathie ? A propos du livre de JĂ©rĂ©mie Rifkin » : http://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

(10)      Sur ce blog : « La bontĂ© humaine. Est-ce possible ? La recherche et l’engagement de Jacques Lecomte » : https://vivreetesperer.com/?p=674

(11)      Sur ce thÚme, voir aussi quelques articles récents mis en ligne sur ce blog : « Une belle vie se construit avec de belles relations » : https://vivreetesperer.com/?p=2491              « La gratitude : un mouvement de vie » : https://vivreetesperer.com/?p=2469

 

Sur ce blog, on pourra voir aussi :

« Bienveillance humaine. Bienveillance divine. Une harmonie qui se répand » (Lytta Basset. Oser la bienveillance) : https://vivreetesperer.com/?p=1842

 

The Awakened Brain

Comment une pratique spirituelle fait barrage Ă  la dĂ©pression, apparaĂźt positivement dans l’activitĂ© du cerveau et engendre une vie pleine
The Awakened Brain by Lisa MillerPar Lisa Miller

Il arrive qu’un long cheminement personnel et intellectuel dĂ©bouche sur la publication d’un livre qui ouvre un nouvel horizon. Ce livre rĂ©sulte d’un nouveau regard. Il rĂ©capitule une recherche de longue haleine et il dĂ©bouche sur des conclusions qui renouvellent notre entendement. Ainsi vient de paraĂźtre aux Etats-Unis un livre qui ouvre un nouvel horizon pour la psychothĂ©rapie et qui, en mĂȘme temps nous appelle Ă  une nouvelle maniĂšre de voir et de vivre. Il met en Ă©vidence l’importance de la spiritualitĂ© dans la reconnaissance de ses apports. C’est un livre qui se fonde sur une approche scientifique rigoureuse, en particulier des recherches portant sur le fonctionnement du cerveau. Le titre rend compte de l’ambition de la dĂ©marche : « The awakened brain. The new science of spirituality and our quest for an inspired life » (Le cerveau Ă©veillĂ©. La nouvelle science de la spiritualitĂ© et la quĂȘte d’une vie inspirĂ©e) (1).

« Le livre de Lisa Miller rĂ©vĂšle que les humains sont universellement Ă©quipĂ©s d’une capacitĂ© pour la spiritualitĂ© et qu’en rĂ©sultat, nos cerveaux deviennent plus robustes et plus rĂ©silients. Le « Awakened brain » combine une science en pointe (de « l’imagerie par rĂ©sonance magnĂ©tique » Ă  l’épidĂ©miologie) Ă  une application sur le terrain pour des gens de tous les Ăąges et de tous les genres de vie, en Ă©clairant la science surprenante de la spiritualitĂ© et comment mettre celle-ci en Ɠuvre dans nos propres vies » (page de couverture).

Ce livre est le fruit d’un parcours scientifique de longue haleine. Lisa Miller est professeur de psychologie clinique Ă  l’UniversitĂ© Columbia et travaille dans le dĂ©partement de psychiatrie de cette universitĂ©.

 

Un parcours de vie. Un itinéraire professionnel

Dans ce livre, Lisa Miller nous entretient à la fois de son parcours de vie et de son itinéraire professionnel. Il y a là en effet un mouvement commun de prise de conscience de la dimension spirituelle.
Etudiante, Lisa a rencontrĂ© Phil en 1985. Ils se sont mariĂ©s et ils ont vĂ©cu dans leur milieu. En l’absence d’une naissance d’enfant, ils ont adoptĂ© un petit garçon en Russie. Et finalement, des naissances de deux petites filles sont advenues. Dans cet itinĂ©raire, ils ont quittĂ© le milieu urbain pour vivre Ă  la campagne. Ce parcours tĂ©moigne de choix de vie qui ponctuent une Ă©volution spirituelle.

Et, de mĂȘme Lisa nous raconte son entrĂ©e au travail en 1994 et ses premiĂšres annĂ©es de pratique professionnelle comme psychologue dans une clinique psychiatrique attachĂ©e Ă  un hĂŽpital new-yorkais. Cette clinique n’était pas retardataire et elle alliait mĂ©dicaments et psychothĂ©rapie. « Notre modĂšle de traitement psychologique Ă©tait essentiellement psychodynamique. Nous avions Ă©tĂ© entrainĂ©s Ă  aider nos patients Ă  fouiller dans leur passĂ© pour une conscience et un Ă©clairage permettant d’allĂ©ger leurs souffrances prĂ©sentes
 La voie pour sortir de la souffrance Ă©tait d’y faire face en gagnant en compĂ©tence. C’était explorer les souvenirs pĂ©nibles et les expĂ©riences difficiles pour gagner en conscience » (p 13-14). Les limites de cette approche sont rapidement apparues Ă  Lisa. De fait, les patients Ă©taient amenĂ©s Ă  se rĂ©pĂ©ter et ils tournaient souvent en rond. Lisa a commencĂ© Ă  leur poser des questions nouvelles qui ne portaient pas seulement sur leur passĂ©, mais sur leur prĂ©sent. Et elle a perçu, chez certains, un besoin de reconnaissance. Souvent le psychologue garde une distance. « Le modĂšle thĂ©rapeutique peut aider Ă  amĂ©liorer le contrĂŽle des impulsions, mais il n’attire pas toujours, ni ne guide le meilleur et authentique soi-mĂȘme du patient. Il m’est apparu que la guĂ©rison ne pouvait arriver Ă  distance et que l’attention personnelle et la relation devaient faire partie du processus. Aussi, je diffĂ©rais avec un programme strictement psychanalytique » (p 17-18).

Un jour, dans une rĂ©union, un patient demanda : « A-t-on prĂ©vu quelque chose pour cĂ©lĂ©brer le Yom Kippour ? ». Le Yom Kippour est la fĂȘte juive du pardon. On pouvait voir dans cette demande une recherche de sens. Dans ce quartier de New York, la clinique recevait de nombreuses personnes juives. Et il y en avait Ă©galement dans le personnel. Lisa elle-mĂȘme a une ascendance juive. Or la rĂ©ponse fut nĂ©gative comme si cela Ă©tait hors de propos. En s’appuyant sur sa mĂ©moire personnelle, Lisa prit alors l’initiative d’organiser une cĂ©lĂ©bration avec quelques patients concernĂ©s. Et lĂ  elle constata chez eux de grands changements dans leurs comportements. « Les patients s’animĂšrent spectaculairement tandis que la cĂ©lĂ©bration progressait, leurs yeux brillant comme ils lisaient et chantaient » (p 31). « Il y eut des expressions de foi. La salle paraissait  fraiche et purifiĂ©e. Et ceux d’entre nous autour de la table, nous nous sentions plus connectĂ©s les uns aux autres et Ă  quelque chose de plus grand » (p 32). Ces changements de comportement allaient-ils se poursuivre ? Or Lisa a constatĂ© qu’il y avait bien une transformation profonde. « Non seulement ces patients paraissaient Ă©levĂ©s (uplifted) par la cĂ©rĂ©monie, mais chacun paraissait plus connectĂ© et restaurĂ© Ă  l’endroit mĂȘme oĂč ils Ă©taient habituellement sĂ©parĂ©s ou enfermĂ©s » (p 33). Cette cĂ©lĂ©bration avait Ă©tĂ© une initiative personnelle de Lisa. Elle chercha donc Ă  mieux comprendre ce qui s’était exactement passĂ©. Elle s’en entretint avec la collĂšgue qui la supervisait. Celle-ci Ă©couta et sa rĂ©ponse fut dĂ©cevante. « Le fond du problĂšme, c’est que ces patients sont trĂšs malades. Nous sommes dans un hĂŽpital ». « Son implication Ă©tait claire. La spiritualitĂ© Ă©tait extĂ©rieure Ă  notre profession. J’avais dĂ©rogĂ© Ă  une rĂšgle non Ă©crite et je m’étais discrĂ©ditĂ©e en participant Ă  un systĂšme de croyance qui n’était pas en lien avec la rigueur mĂ©dicale. La conversation Ă©tait terminĂ©e » (p 34).

Cependant, la question du sens habitait Lisa qui gardait mĂ©moire d’une brĂšve pĂ©riode de sa premiĂšre jeunesse oĂč elle avait frĂŽlĂ© la dĂ©pression. En travaillant par la suite dans une clinique destinĂ©e Ă  des Ă©tudiants, elle s’interrogea Ă  nouveau. Elle se rendait compte qu’une petite minoritĂ© seulement avait besoin d’un traitement psychiatrique. « Les autres Ă©taient dĂ©primĂ©s, mais leurs problĂšmes Ă©taient davantage existentiels » (p 42). « Ce qu’ils Ă©prouvaient, c’était plutĂŽt de la tristesse et de la dĂ©sorientation accompagnĂ©es de questions sur le sens et le but de la vie » (p 42). A 19 ans, Lisa s’était posĂ© aussi ces questions. Elle se demandait si Dieu existait et quelle Ă©tait sa raison de vivre. « Est-ce que l’amour est possible ? Est-ce que je retrouverai la joie ? » (p 42). Elle entreprit de suivre des consultations psychiatriques. Mais, Ă  chaque fois, elle se sentait plus dĂ©primĂ©e. Les psychologues lui posaient des questions sur ce qui avait pu l’affecter dans son enfance. « Mes questions n’étaient pas considĂ©rĂ©es comme des questions valides montrant une croissance authentique et un dĂ©sir ardent de connaĂźtre la nature du monde » (p 43). Les psychologues « cherchaient des blessures d’enfance » et elle, recherchait un sens Ă  la vie. On aurait pu lui poser la question : Est-ce qu’il y a une part de vous qui a ressenti profondĂ©ment une rĂ©ponse ? Est-ce qu’il y a un moment dans le passĂ© oĂč vous avez accĂ©der Ă  une connaissance intĂ©rieure ? Mais rien ne vint et elle perdit pied. Quand l’étĂ© vint et qu’elle rencontra Phil , son futur mari, elle revint Ă  la vie.

AprĂšs ces premiĂšres annĂ©es de pratique professionnelle, en 1995, elle reçut une bourse pour une recherche durant trois ans. DĂ©sormais, elle pouvait Ă©tudier sans contrainte. DĂšs lors, elle a pu prendre en compte le questionnement sur la question du sens dont on a vu comment elle s’était dĂ©veloppĂ©e Ă  la fois personnellement et professionnellement. Au contact avec les rĂ©alitĂ©s de terrain, Lisa s’était de plus en plus interrogĂ©e sur les enfermements induits par certaines approches. Elle a pu exploiter les donnĂ©es d’une collĂšgue pour y dĂ©couvrir quelques configurations dans les facteurs en mesure d’attĂ©nuer la dĂ©pression. Ainsi elle va essayer d’établir des corrĂ©lations entre certaines variables. A cette occasion, elle a donc cherchĂ© quelles variables qu’elle pourrait prendre en compte pour envisager le rapport entre la dĂ©pression et l’expĂ©rience spirituelle. Elle a dĂ©couvert deux questions qui pouvaient s’appliquer Ă  cette Ă©tude. Ainsi « La religion ou la spiritualitĂ© sont-elles importantes pour vous personnellement ? ». Une rencontre incita Lisa Ă  s’interroger sur la transmission intergĂ©nĂ©rationnelle de la spiritualitĂ©. Elle travailla donc en ce sens sur ces donnĂ©es et elle put mettre en Ă©vidence un lien important. « Il y a cinq fois moins de chance pour un enfant de tomber en dĂ©pression lorsqu’il partage une vie spirituelle avec sa mĂšre » (p 52). Cet effet de protection Ă©tait impressionnant. Lisa a donc publiĂ© un article relatant les rĂ©sultats de sa recherche.

La rĂ©ception par ses collĂšgues psychologues fut mitigĂ©e. Mais, quelques mois plus tard en 1997, un autre article parut, lui aussi avançant dans la reconnaissance d’un lien entre santĂ© mentale et spiritualitĂ©. Cet article du Docteur Kenneth Kendler, personnalitĂ© Ă©minente en psychiatrie Ă©pidĂ©miologie Ă©tait intitulé : « Religion, psychopathologie et usage de drogue  ». L’auteur distinguait clairement spiritualitĂ© personnelle et stricte adhĂ©sion Ă  une rĂšgle religieuse. Parfois, les deux allaient de pair, mais ce n’était pas le cas pour la majoritĂ©. « La recherche du docteur Kendler Ă©tait la premiĂšre Ă©tude empirique mettant en Ă©vidence cette importante distinction entre les gens qui peuvent ĂȘtre spirituels en Ă©tant ou pas religieux, et ceux religieux en Ă©tant ou pas spirituels » (p 56). Et par ailleurs, cette recherche montrait qu’un bas niveau de symptĂŽmes dĂ©pressifs Ă©tait associĂ© Ă  un haut niveau de spiritualitĂ©. Au total, une religiositĂ© personnelle jouait un rĂŽle protecteur par rapport Ă  diffĂ©rentes formes d’évĂšnements stressants de la vie (p 57).

« Cette nouvelle recherche a ouvert la possibilitĂ© que juste comme nous sommes des ĂȘtres cognitifs, physiques, Ă©motionnels, nous sommes des ĂȘtres spirituels
 Cette recherche rĂ©volutionnaire a suggĂ©rĂ© que la spiritualitĂ© n’est pas juste une croyance, mais quelque chose avec lequel chacun de nous est nĂ© avec la capacitĂ© d’en faire l’expĂ©rience » (p 58).

 

The awakened brain  (Le cerveau éveillé) : une découverte révolutionnaire.

Au cours des annĂ©es suivantes, la quĂȘte personnelle et professionnelle de Lisa Miller s’est poursuivie. Et une quinzaine d’annĂ©es aprĂšs sa premiĂšre recherche, en 2012, un nouveau projet de recherche a abouti en apportant des conclusions spectaculaires.

Lisa Miller nous raconte cet Ă©pisode Au dĂ©part, elle nous rappelle le contexte. « Nous vivons Ă  une Ă©poque d’anxiĂ©tĂ© mentale sans prĂ©cĂ©dent » (p 4). Alors Lisa attendait beaucoup de cette recherche. « La spiritualitĂ© pouvait-elle jouer un rĂŽle dans la prĂ©vention et la protection Ă  l’encontre de la dĂ©pression ? » (p 3). Cependant, mĂȘme autour d’elle, parmi ses proches collĂšgues, le scepticisme l’emportait. Alors on attendait avec impatience les donnĂ©es provenant de l’imagerie Ă  rĂ©sonnance magnĂ©tique. La recherche portait sur des gens Ă  haut ou bas risque gĂ©nĂ©tique de dĂ©pression pour voir si il y avait une configuration particuliĂšre  dans les structures du cerveau des participants dĂ©primĂ©s ou non dĂ©primĂ©s en vue d’envisager des traitements plus efficaces (p 6). Lisa avait ajoutĂ© une question controversĂ©e : « Nous avons demandĂ© aux participants de rĂ©pondre Ă  la question : La religion ou la spiritualitĂ© sont-elles importantes pour vous ? ». « En plus de comparer les structures de cerveau de participants dĂ©primĂ©s et non dĂ©primĂ©s, nous dĂ©sirions savoir comment la spiritualitĂ© Ă©tait associĂ©e Ă  la structure du cerveau et comment elle Ă©tait corrĂ©lĂ©e avec le risque de dĂ©pression » (p 6).

C’était un grand enjeu, or les rĂ©sultats qui sont apparus, Ă©taient convaincants et sans appel. Il y avait un diffĂ©rence Ă©clatante entre le cerveau associĂ© Ă  une faible spiritualitĂ© et le cerveau associĂ©e Ă  une spiritualitĂ© Ă©levĂ©e. « Le cerveau haute spiritualitĂ© Ă©tait plus sain et plus robuste  que le cerveau basse spiritualitĂ©. Et le cerveau haute spiritualitĂ© Ă©tait plus fort et plus Ă©pais exactement dans les mĂȘmes rĂ©gions qui s’affaiblissaient dans le cerveau dĂ©primé » (p 7).

Devant ces rĂ©sultats inattendus, les collĂšgues Ă©taient stupĂ©faits. La quĂȘte persĂ©vĂ©rante de Lisa Ă©tait rĂ©compensĂ©e.

 

The awakened brain : Le cerveau éveillé

C’est Ă  partir de cette dĂ©couverte que Lisa peut nous expliquer ce qu’est « le cerveau Ă©veillé » (awakened brain) et comment

il se comporte. « Chacun de nous est dotĂ© d’une capacitĂ© naturelle de percevoir une rĂ©alitĂ© plus grande et de se connecter consciemment Ă  la force de vie qui se meut Ă  l’intĂ©rieur de nous, Ă  travers nous et autour de nous »  » (p 8). Notre cerveau a une inclination naturelle pour accueillir une conscience spirituelle. Quand nous accueillons cette conscience spirituelle, nous nous sentons davantage en plĂ©nitude et Ă  l’aise dans le monde. Nous entrons en relation et prenons des dĂ©cisions Ă  partir d’une vision plus large. « Nous passons de la solitude et de l’isolement Ă  la connexion, de la compĂ©tition et de la division Ă  la compassion et Ă  l’altruisme, d’une focalisation sur nos blessures, nos problĂšmes et nos pertes Ă  une grande attention pour notre voyage de vie » (p 8). D’un modĂšle d’identitĂ© en piĂšces et en morceaux, nous en venons Ă  cultiver un genre de vie qui se fonde sur l’amour et la connexion.

Qu’est ce que la spiritualité ? Lisa Miller nous dit qu’elle ne s’est pas engagĂ©e dans cette recherche pour Ă©tudier la spiritualitĂ©, mais parce qu’elle y a Ă©tĂ© poussĂ©e par le dĂ©sir de comprendre la rĂ©silience des humains et de les y aider. Peu Ă  peu, Ă  partir de ses expĂ©riences cliniques et de ses recherches, elle a dĂ©couvert combien la spiritualitĂ© Ă©tait une composante vitale de la guĂ©rison. Lisa Miller Ă©nonce des expĂ©riences qui Ă©voquent la spiritualité : un moment de connexion profonde ave un autre ĂȘtre ou dans la nature,  un sentiment d’émerveillement, de respect, de transcendance, une expĂ©rience de synchronicitĂ©, un moment oĂč vous vous ĂȘtes senti inspirĂ© ou sauvĂ© par quelque chose de plus grand que vous (p 8).

Lisa Miller prĂ©cise qu’elle est une scientifique et non pas une thĂ©ologienne. C’est aussi une psychologue qui Ɠuvre pour la santĂ© mentale. « Quand nous faisons un plein usage de la maniĂšre dont nous sommes construits, nos cerveaux deviennent plus sains et plus connectĂ©s. et nous en tirons des bĂ©nĂ©fices insurpassables  » (p 9). Mais, au delĂ  de la santĂ© mentale, le « cerveau Ă©veillé » apporte un nouveau paradigme pour notre maniĂšre d’ĂȘtre, de nous diriger de nous relier, qui peut nous aider Ă  agir avec une plus grande clartĂ© et capacitĂ© face aux dĂ©fis actuels auxquels l’humanitĂ© est confrontĂ©e.

Le cerveau Ă©veillĂ© est accessible Ă  chacun d’entre nous, ici dans nos circuits neuronaux. Mais il nous revient de choisir de l’activer. On peut comparer cette situation Ă  un muscle que nous pouvons fortifier ou bien le laisser s’atrophier (p 9). « Chacun d’entre nous a la capacitĂ© de dĂ©velopper pleinement son potentiel innĂ© Ă  travers une capacitĂ© d’amour, d’interconnexion et d’apprĂ©ciation du dĂ©roulement de la vie. Au delĂ  de la croyance, au delĂ  du rĂ©cit cognitif que nous nous disons Ă  nous-mĂȘme, le cerveau Ă©veillĂ© est la lunette intĂ©rieure Ă  travers laquelle nous avons accĂšs Ă  la rĂ©alitĂ© la plus vraie, que notre vie est sacrĂ©e, que nous ne marchons jamais seul » . « Nos cerveaux sont branchĂ©s pour percevoir et recevoir ce qui Ă©lĂšve, illumine et guĂ©rit » (p 10).

 

Etats d’ĂȘtre et fonctionnement du cerveau

AprĂšs cette dĂ©couverte, Lisa Miller a engagĂ© des recherches sur la maniĂšre dont les Ă©tats d’ĂȘtre se manifestaient dans le fonctionnement du cerveau et comment ce fonctionnement pouvait avoir des consĂ©quences Ă  son tour. Ainsi a-t-on demandĂ© Ă  tous les participants d’exprimer oralement trois expĂ©riences personnelles, respectivement Ă  un moment stressant, un moment relaxant et une expĂ©rience spirituelle tandis qu’ils Ă©taient en mĂȘme temps examinĂ©s au scanner (p 156). A partir de lĂ , Lisa Mller expose les diffĂ©rents fonctionnements observĂ©s. A nouveau s’affirme l’originalitĂ© du fonctionnement en fonction de l’expĂ©rience spirituelle. « Les moments d’expĂ©rience spirituelle Ă©taient biologiquement identiques qu’ils aient ou non un caractĂšre explicitement religieux, qu’ils adviennent dans une maison de priĂšre ou dans la cathĂ©drale de la nature. Ils avaient le mĂȘme niveau d’intensitĂ© ressentie et les mĂȘmes chemins d’activation
 Cela prouve que chacun d’entre nous a une part spirituelle du cerveau qui peut s’engager n’importe oĂč et Ă  n’importe quel moment » (p162).

Lisa Miller en arrive ainsi Ă  distinguer deux processus diffĂ©rents d’activation de la conscience : « achieving awareness » (une conscience de rĂ©alisation) et « awakened awareness » (une conscience Ă©veillĂ©e) (p 163-166). « Les Ă©tudes utilisant l’imagerie Ă  rĂ©sonance magnĂ©tique mettent en lumiĂšre que nous avons deux modes de conscience Ă  notre disposition Ă  tous moments : la conscience de rĂ©alisation et la conscience Ă©veillĂ©e. C’est Ă  nous de savoir dans laquelle nous voulons nous engager » (p 163).

La conscience de rĂ©alisation est la perception que nous avons d’organiser et de contrĂŽler nos vies. Quand nous vivons Ă  travers notre conscience de rĂ©alisation, le souci fondamental est : « Comment puis-je obtenir et garder ce que je dĂ©sire » (p 163). Ce mode de conscience est utile et souvent nĂ©cessaire. Il nous donne une attention focalisĂ©e et souvent nĂ©cessaire pour atteindre des buts et nous permet de diriger notre attention et notre Ă©nergie sur une tĂąche particuliĂšre. Cependant quand la conscience de rĂ©alisation est sur-employĂ©e ou exclusivement employĂ©e, elle dĂ©borde et change la structure de nos cerveaux, entrainant des pathologies de dĂ©pression, d’anxiĂ©tĂ© et de stress.

D’autre part, « si nous poursuivons notre vie avec seulement la conscience de rĂ©alisation, nous sommes souvent frustrĂ©s et blessĂ©s lorsque les choses ne tournent pas aussi bien qu’elles sont planifiĂ©es et espĂ©rĂ©es » (p 164). Nous pouvons Ă©galement ressentir de l’isolement et verser dans la rumination. Si nous vivons uniquement dans la conscience de rĂ©alisation, nous dĂ©veloppons un sens excessif du contrĂŽle. « Nous tombons dans une maniĂšre d’ĂȘtre solitaire et intrinsĂšquement vide ». La perception d’un vide nous amĂšne Ă  en vouloir plus.
Quand nous nous engageons dans la conscience Ă©veillĂ©e, nous utilisons des parties diffĂ©rentes de notre cerveau et littĂ©ralement « nous voyons plus », intĂ©grant de l’information de sources multiples.
La conscience Ă©veillĂ©e nous permet de voir davantage de choses et d’opportunitĂ©s. Nous ne nous agrippons pas Ă  un but.
« Nous comprenons que la vie est une force dynamique avec laquelle nous pouvons nous harmoniser et interagir » « Ce n’est plus moi contre le monde, mais moi entendant ce que la vie a Ă  me dire » (p 165). « Je m’appuie sur le flot de la vie, attentif aux portes qui s’ouvrent et qui se ferment ». « Je deviens attentif aux Ă©vĂšnements significatifs. Nous inscrivant dans le courant de la vie, nous ressentons que nous ne sommes pas vraiment seuls ».

Cependant, nous avons Ă©galement besoin de la conscience de rĂ©alisation pour la mise en Ɠuvre de nos projets. Mais les dĂ©cisions les plus importantes ne peuvent ĂȘtre prises Ă  partir de la seule conscience de rĂ©alisation. Nous ne pouvons percevoir la rĂ©alitĂ© correctement que si nous allions les deux consciences. Ainsi, Ă©crit Lise Miller, si la conscience Ă©veillĂ©e nous est ainsi indispensable, elle nous est Ă©galement accessible, car c’est un choix que nous pouvons faire. « La conscience Ă©veillĂ©e est un choix que nous pouvons faire Ă  chaque moment, un choix de la maniĂšre de percevoir le monde et nous-mĂȘme ». (p 166). Au total, Ă©crit Lisa Miller, l’intĂ©gration des deux modes de conscience est nĂ©cessaire. Et elle part ici de son exemple personnel : « Mes voyages pour trouver Isaiah, mon fils adoptif et la dĂ©couverte du cerveau Ă©veillĂ© ont requis Ă  la fois la conscience de rĂ©alisation et la conscience Ă©veillĂ©e » (p 167). « Une interaction crĂ©ative, dynamique entre la conscience de rĂ©alisation et la conscience Ă©veillĂ©e ont changĂ© mon chemin » (p 167).

Dans les derniers chapitres du livre, Lisa Muller nous dĂ©crit la maniĂšre dont le cerveau se manifeste dans « une attention Ă©veillĂ©e », « une connexion Ă©veillĂ©e » et « un cƓur Ă©veillĂ© »  des textes riches en aperçus et en exemples.

Ce livre nous apporte une vision nouvelle. C’est une contribution essentielle. « Quand nous vivons avec un cerveau Ă©veillĂ©, en utilisant le mode de rĂ©alisation et le mode Ă©veillĂ©, en Ă©quilibre, nous utilisons la plĂ©nitude de ce que nous sommes et la maniĂšre dont nous sommes branchĂ©s pour percevoir. Le cerveau Ă©veillĂ© est fondateur dans la connaissance humaine et l’histoire. L’appel Ă  la conscience Ă©veillĂ©e se manifeste Ă  travers les diffĂ©rentes religions et les traditions Ă©thiques. Ă  travers les arts et la musique, Ă  travers les actions humanitaires et l’altruisme. Le cerveau Ă©veillĂ© est le siĂšge de la perception de la transcendance et de l’immanence. Le cerveau Ă©veillĂ© ouvre notre sensibilitĂ© au ressenti d’une prĂ©sence qui nous guide et Ă  la sacralitĂ© dans la vie quotidienne » (p 242). Et, bien sĂ»r, cette prise de conscience a un impact sur la sociĂ©tĂ©.

 

Une nouvelle perspective

Dans ce livre : « The awakened brain », Lisa Miller nous ouvre un nouvel horizon tant dans le domaine de la santĂ© mentale que dans notre maniĂšre d’envisager la vie. Ce livre magistral est, en mĂȘme temps, le rĂ©cit d’une dĂ©couverte scientifique rĂ©volutionnaire et un tĂ©moignage qui nous apporte un nouveau regard sur la vie. Nous accueillons cette vision innovante dans une approche thĂ©ologique qui nous permet de reconnaĂźtre la prĂ©sence de Dieu avec nous et en nous. « Dieu vivant, Dieu prĂ©sent, Dieu avec nous dans un monde oĂč tout se tient » (2). C’est le titre d’un article exprimant les approches convergentes de JĂŒrgen Moltmann et de Diana Butler Bass. « Dieu, le crĂ©ateur du Ciel et de la Terre est prĂ©sent par son Esprit cosmique dans chacune de ses crĂ©atures et dans leur communautĂ© crĂ©Ă©e » Ă©crit le thĂ©ologien JĂŒrgen Moltmann. Et Diana Butler Bass, historienne et thĂ©ologienne amĂ©ricaine Ă©crit : « Ce glissement d’un Dieu vertical vers un Dieu qui se trouve Ă  travers la nature et la communautĂ© humaine est le cƓur de la rĂ©volution spirituelle qui nous environne ». La disposition spirituelle de Lisa Miller peut Ă©galement ĂȘtre accueillie dans l’approche du thĂ©ologien franciscain amĂ©ricain, fondateur et animateur d’un Centre pour l’action et la mĂ©ditation, Richard Rohr. Dans son livre, « la Danse divine », Richard Rohr Ă©crit : « Dieu est celui que nous avons nommĂ© TrinitĂ©, le flux (« flow ») qui passe Ă  travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis le dĂ©but
 Toute implication vitale, toute force orientĂ©e vers le futur, toute pensĂ©e d’amour, tout Ă©lan vers la beautĂ©, tout ce qui tend vers la vĂ©ritĂ©, tout Ă©merveillement devant une expression de bontĂ©, tout bond d’élan vital comme diraient les français, tout bout d’ambition pour l’humanitĂ© et la terre, est Ă©ternellement un flux du Dieu Trinitaire ». Voici une invitation Ă  ĂȘtre « paisiblement joyeux et coopĂ©ratif avec la gĂ©nĂ©rositĂ© divine qui connecte tout Ă  tout ».

« Le don de Dieu trinitaire et l’expĂ©rience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnexion bien fondĂ©e avec Dieu, nous mĂȘme, les autres et le monde ».

Dans l’horizon ouvert par ces thĂ©ologiens (4), nous aimons relire la conclusion de Lisa Miller : « Nous pouvons nous Ă©veiller Ă  la vraie trame du monde, une tapisserie en Ă©volution que nous pouvons Ă  la fois contempler et aider Ă  la crĂ©ation, dans laquelle chaque fil importe et aucun brin n’est seul. Nous pouvons vivre dans l’isolement ou nous pouvons nous Ă©veiller Ă  une connaissance commune, Ă  une communication avec tous les ĂȘtres vivants et Ă  un alignement profond et ressenti avec la source de la conscience » (p 242).

J H

  1. Lisa Miller. The awakened brain. The science of spirituality and our quest for an inspired life. Random House, 2021 Lisa Miller est Ă©galement l’auteur du livre: The spiritual child. A new science on parenting for health and lifelong thriving
  2. Dieu vivant, Dieu prĂ©sent, Dieu avec nous dans un monde oĂč tout se tient : https://vivreetesperer.com/?s=dieu+vivant%2C+Dieu&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  3. La Danse divine (The Divine dance) par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/?s=danse+divine&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  4. En dehors des thĂ©ologiens, voir aussi la contribution de chercheurs sur la spiritualité : Une vie pleine de sens, c’est une vie qui a du sens (Emily Esfahani Smith) https://vivreetesperer.com/une-vie-pleine-cest-une-vie-qui-a-du-sens/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualitĂ© d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/