Coopérer et se faire confiance

Coopérer et se faire confiance

Si l’individualisme est une caractéristique marquante de notre société, une prise de conscience de ses effets négatifs est en cours. Le lien social est affecté. Les équilibres naturels sont menacés. En réaction, apparait la prise de conscience grandissante d’une vision relationnelle du monde (1). Dans cette perspective, on peut d’autant plus s’interroger sur la place de la coopération dans la vie sociale et le rôle qu’elle devrait y jouer. C’est dire combien la parution récente d’un livre intitulé : « Coopérer et se faire confiance » (2) nous parait importante. Cette approche nous est apportée par un économiste critique et innovant, Eloi Laurent, auteur de « Une économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (3). Ce rappel des vertus de la coopération intervient à une époque où le besoin de celle-ci se fait d’autant plus sentir : « A l’heure où la société se fragmente, Il ne semble plus possible de débattre, de se parler et d’être d’accord. Épidémie de solitude, monétisation à outrance de la santé, emprise numérique sur les relations humaines, dislocation du sens du travail etc. La crise de la coopération adopte des formes multiples ». Or, c’est bien à travers un renouveau de coopération que nous pouvons faire face aux maux qui nous assaillent et en attendre les bases d’une société plus juste. « Afin de faire face aux enjeux démocratiques et écologiques actuels, il est urgent d’imaginer de nouvelles formes de vie sociale, dégagées de l’emprise de l’économisme et du tout-numérique… Alors que la coopération humaine a été enfermée dans une acception trop restrictive et assimilée à la collaboration, Eloi Laurent détaille les leviers à activer pour régénérer nos liens sociaux et vitaux – condition indispensable pour fonder les bases d’une société qui prendrait soin des écosystèmes, comme des humains » (page de couverture).

 

Apprendre à coopérer. Savoir se faire confiance

Aujourd’hui, la coopération et en crise dans les trois sphères distinguées par Eloi Laurent : les liens intimes, les liens sociaux, les liens vitaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment repenser la collaboration ?

« Il est très largement admis que l’être humain se distingue dans le monde vivant par son appartenance à une espèce collaborative, voire hypercollaborative » (p 12). Mais « la littérature savante préfère concentrer ses efforts de compréhension sur le « comment » de la coopération… Ce faisant, ces travaux négligent les « pourquoi » de la coopération. Pourquoi cherchons-nous sans cesse à nous associer à d’autres ? Quelle est alors notre motivation ?  Quels sont les avantages espérés ? Questions existentielles et passionnantes ! ». (p 12).

Eloi Laurent analyse les définitions de la coopération par deux disciplines fondamentales : la biologie et la psychologie sociale. Et il en critique l’inspiration. En tant qu’économiste, il reconnait, dans leurs définitions, l’approche et les concepts économiques les plus simplistes et les plus naïfs concernant les comportements humains collectifs qui font de l’individu un calculateur rationnel qui ne peut être animé que par des motivations autres qu’immédiatement égoïstes » (p 13). L’auteur s’interroge sur la matrice de cet « économisme ». Et son regard se tourne vers la théorie darwinienne. « Il est frappant de constater à quel point le cadre conceptuel et le champ sémantique de la théorie darwinienne sont marqués par l’économisme : on y voit des ‘variations profitables’, du ‘travail’ de la sélection naturelle, de valeurs sélectives (‘fitness’) et enfin très directement de ‘l’économie de la nature’ (‘Tous les êtres vivants luttent pour s’emparer des places de ‘l’économie de la nature’) ». (p 15). Cependant, aux yeux d’Eloi Laurent, « le problème n’est pas, comme on le croit parfois, que les lois darwiniennes ne font aucune place à la coopération entre les êtres vivants, ni que ces lois ont été ultérieurement perverties par un ‘darwinisme social’, le problème est que les lois de l’évolution comme leur perfectionnement contemporain portent le sceau de l’utilitarisme économique. Autrement dit… Darwin a forgé et diffusé l’idée d’une « coopération calculatoire du vivant ». L’auteur perçoit là une influence de Malthus sur Darwin. A travers Malthus, Darwin adopte un cadre d’économie politique. « Influencé par l’économisme de son temps, Darwin a modelé les lois de la vie sur celles du marché » (p 17-18). Or, nous dit Eloi Laurent, il y a bien des méprises qui demeurent dans la manière de considérer la coopération. Encore aujourd’hui, « elle est comprise et présentée comme un calcul social (réalisé au moyen d’une analyse coût-bénéfice). On reconnait qu’au niveau des groupes, la stratégie de la coopération se révèle efficace. « Coopérer, dans cette perspective, consiste essentiellement à résoudre un problème avec efficacité. Or, comme le dit justement le pape François, dans l’encyclique Laudato si’, ‘le monde est plus qu’un problème é résoudre, c’est un mystère joyeux à explorer’ ».

Eloi Laurent nous présente une nouvelle approche : coopérer par amour et pour savoir. « La question principale qui m’intéresse ici est de savoir pourquoi l’on coopère et comment l’acte de coopérer s’articule au choix d’accorder sa confiance ». L’auteur rappelle sa définition de la capacité de coopérer comme « l’aptitude proprement humaine à une intelligence collective sans borne. On coopère parce que le commerce de l’intelligence humaine est un jeu à somme infinie dont les bénéfices sont incalculables. Je propose d’ajouter à la finalité de la coopération sa motivation profonde : on coopère pour savoir et par amour » (p 19).

Certes, « faire de l’amour la matrice de la coopération est périlleux à plus d’un titre » : risque de ramener la coopération à un sentimentalisme collectif, relative rareté de l’amour véritable. « Ces critiques sont légitimes, mais elles n’ont rien d’insurmontables. On peut d’abord affirmer que rien n’est plus sérieux que l’amour, à la racine de tous les comportements humains… En second lieu, loin d’être un idéal inatteignable, l’amour est une expérience familière et plurielle et c’est précisément sur la diversité des sentiments amoureux ancrés dans la vie quotidienne que repose la coopération humaine, de l’amour charnel à l’amour de la justice, de l’amour de la terre à l’amour de la planète, de l’amour de son métier à l’amour de ses enfants. L’amour, plus encore que la raison, est la chose au monde la mieux partagée : les humains dépourvus de la faculté de calculer sont doués de la capacité d’aimer » (p21).

L’auteur élargit sa définition de l’amour. : « l’amour est un élan affectif qui pousse à vouloir s’unir à autre que soi… Amour et connaissance ont partie liée sur plusieurs plans… Aimer, c’est vouloir connaitre intimement et connaitre suppose de partager ses sentiments » (p 21). Eloi Laurent conclut : « Mon hypothèse est que la coopération humaine ne repose pas sur un calcul plus ou moins rationnel en vue d’obtenir un gain identifié et circonscrit, mais sur un élan amoureux dont le but, la connaissance, est incertain au moment de s’engager. L’amour pluriel, qui est à mes yeux le ressort profond de la coopération n’exclut pas au demeurant le recours au calcul intéressé. Mais il est erroné de faire de l’amour une motivation subalterne dans les conduites coopératives, ou pire, de le réduire au rang d’instrument de l’intérêt économique ». Eloi Laurent appuie son propos en se référant à une figure pionnière de l’économie, Adam Smith. « Dans sa ‘Théorie de sentiments moraux’ (1759), Adam Smith – à rebours de la représentation courante que l’on se fait de lui – défend la centralité du concept de ‘sympathie’. Smith écrit : « L’intérêt propre n’est pas le seul principe qui gouverne les hommes – il y en a d’autres tels que la pitié ou la compassion par lesquels nous sommes sensibles au malheur d’autrui ». « C’est par l’exercice des facultés sympathiques dont tous les humains sont dotés que nous pouvons espérer atteindre collectivement une forme de consensus nécessaire à la vie sociale… De même, la confiance, y compris dans sa dimension la plus politique, prend avec Smith sa source dans l’affection » (p 23).

Eloi Laurent nous propose donc une manière de « concevoir plus concrètement une continuité entre l’amour, la confiance et la coopération ». Selon une distinction de Martin Luther King, il évoque les trois univers amoureux du Nouveau Testament : « éros, l’amour esthétique et romantique, ‘l’aspiration de l’âme au royaume du divin’ ; philia, l’amour intime et réciproque entre amis ; agapè défini comme une bienveillance compréhensive. Si l’on tente d’ordonner ces trois amours du proche au lointain pour cartographier l’amour pluriel, philia devient l’amour de proximité, éros, l’amour social et agapè, l’amour universel On peut alors vouloir définir trois sphères de coopération fondées sur ce tryptique amoureux :

° la sphère des « liens intimes » incluant les liens romantiques, les liens amicaux et les attaches familiales

° la sphère des « liens sociaux » incluant l’école, le travail, l’économie politique…

° la sphère des « liens vitaux », incluant les animaux, les plantes, les territoires et finalement la biosphère tout entière qui contient l’humanité » (p 24).

C’est bien une même force qui anime les trois sphères : « C’est l’amour qui est l’Atlas et l’Hermès de notre monde de liens » (p 25). Ainsi « les principes coopératifs appris dans le cadre de l’éducation familiale peuvent déborder dans d’autres sphères de la coopération (notamment celle des liens sociaux), de sorte qu’il y a une matrice commune aux comportements coopératifs, même s’ils s‘expriment et sont reconnus et sanctionnés de manière différente ». Ainsi peut-on reconnaitre de la coopération à tous les âges de la vie. L’auteur évoque « un véritable cycle de vie de la coopération ».

 

La coopération en crise

On peut décrire la vie sociale en terme de coopération. « La vie humaine est une existence en commun – une vie coopérative – à la source de laquelle expériences et institutions se mêlent. Parce qu’elle est valorisée par les individus qui en font l’expérience, la coopération se cristallise dans des institutions qui, à leur tour, favorisent son extension et son intensité. Les comportements coopératifs engendrent et propagent des attitudes coopératives qui façonnent des normes coopératives, se consolident en institutions coopératives, lesquelles encouragent et entretiennent en retour des comportements coopératifs ». Cependant ce cycle peut se dérégler. « Quand les institutions se dérèglent (par exemple, sous l’effet de la fraude fiscale, les violences policières ou de l’austérité imposée aux services publics), l’expérience amère de la défection alimente la défiance et peut aboutir, à l’extrême, à la sécession généralisée » (p 37). L’auteur considère qu’à la lumière des travaux existants, « l’humanité dans son ensemble et dans le temps long a évolué vers une coopération institutionnalisée. Mais il est tout aussi assuré que ces institutions de la coopération ne sont ni immuables, ni éternelles ». Ainsi assiste-t-on aujourd’hui dans certains pays à de profondes dégradations de ces institutions. Plus généralement, l’auteur estime que « nous faisons face actuellement « à une crise profonde de la coopération dont la particularité est d’être nourrie en même temps que masquée par des pratiques collaboratives de plus en plus répandues, sans cesse accélérées par les outils et les réseaux numériques » (p 38).

L’auteur distingue coopération et collaboration y voyant des états d’esprit très différents. « La collaboration, selon son étymologie, vise à « faire ensemble », à partager le plus efficacement possible le travail dans le but d’accroitre la production tout en libérant du temps de loisir… la coopération désigne étymologiquement une entreprise commune plus large et plus dense qui consiste à œuvrer ensemble » (p 28).

L’auteur établit cinq « différences décisives » entre coopération et collaboration.

« – La collaboration s’exerce au moyen du seul travail alors que la coopération sollicite l’ensemble des capacités humaines. Collaborer, c’est travailler ensemble tandis que coopérer peut signifier réfléchir ensemble, contempler ensemble, rêver ensemble…

– la collaboration est à durée déterminée tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini. Collaborer, c’est mettre en commun son travail pour un temps donné. Coopérer, c’est se donner le temps plutôt que de compter et décompter le temps.

– La collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. Collaborer, c’est réaliser en un temps déterminé une tâche spécifique.

– La collaboration est verticale, la coopération est horizontale. Coopérer, c’est au contraire s’associer de manière volontaire dans une forme de respect mutuel.

– La collaboration vise à produire en divisant le travail tandis que la coopération vise à partage et à innover, y compris pour ne pas produire » (p 35-36).

L’auteur poursuit son propos en développant un portrait de la coopération à partir des cinq qualités précédemment décrites. « ces qualités étant interdépendantes et reliées entre elles. Ces qualités sont chacune et ensemble reliées à la confiance qui est à la coopération, ce que le bras est à la main ».

Cependant, coopération et collaboration ne sont pas exclusives. : « entre elles, se déploient toute une palette d’attitudes relationnelles… On peut, dans le cadre d’une même journée de travail, alterner des phases de collaboration et de coopération mais, si la collaboration prédomine, l’utilitarisme réciproque finira par s’appauvrir, puis gripper les interactions humaines » (p 31). L’auteur estime que cette distinction permet de comprendre que « la coopération et non la collaboration, est la véritable source de la prospérité humaine (la seconde est un moyen et un produit de la première) ».

On y voit aussi que le règne contemporain de la collaboration n’est pas sans entrainer des incidences négatives, notamment en masquent la crise de la coopération. Or « le temps de la coopération est la plus grande richesse des sociétés humaines… L’auteur mentionne l’enquête d’Harvard : « Ce sont les relations sociales qui expliquent le mieux la santé des participants sur la durée, en terme de longévité constatée comme de félicité déclarée » (p 33) (4).

Or, selon Eloi Laurent, « à partir de la fin du XVIIIe siècle, l’empire de la collaboration s’étend et celui de la coopération se racornit ». C’est l’allongement considérable du temps de travail. « On peut comprendre les grandes conquêtes sociales du XIXe et du XXe siècle comme autant de tentatives de regagner du temps libre, incluant le temps de coopération, sur le temps de collaboration… Mais l’avènement de l’emprise numérique voilà environ quinze ans s’est accompagné d’une rétraction importante de la coopération ». Eloi Laurent examine les incidences négatives de cette emprise numérique.

La crise actuelle de la coopération apparait dans la sphère des liens intimes, dans celle des liens sociaux, et dans celle des liens vitaux. On se reportera à cette analyse courte, mais dense. Notons, entre autres, une montée de l’isolement social avec de graves conséquences en matière de santé (p 43-46), la dérive de l’enseignement dans une « frénésie évaluatrice », une dégradation de la santé mentale, un constat que  « l’hyper collaboration numérique n’a pas fait progresser les connaissances de manière décisive au cours des trois dernières décennies » (p 51) et, bien sûr, « l’instrumentalisation du monde vivant »

 

Régénérer la coopération

« L’élan amoureux et la soif de connaissances sont des instincts humains, mais leur traduction en modes coopératifs dépend de la qualité des institutions et de la justesse des principes qui les régissent.

Surgissent alors deux questions essentielles : Peut-on pratiquement mener une politique de coopération ? Et, si oui, est-il éthique de s’engager dans cette voie ? » (p 55). Eloi Laurent répond à ces deux questions par l’affirmative. Il met l’accent sur une libération du temps, du « temps pour la coopération ». « Le premier motif invoqué par les français pour expliquer la dégradation de leurs liens sociaux n’est-il pas le manque de temps ? » et il évoque le cas américain : « Dans les milieux de la santé publique aux Etats-Unis, pays en proie à une crise aiguë de désocialisation, un mot d’ordre a récemment émergé : ‘des liens dans toutes les politiques’ » (p 56).

Dans ce chapitre, Eloi Laurent évoque des pistes de régénération dans les trois sphères de la coopération ; c’est un texte dense, aussi, dans cette présentation, n’en évoquerons-nous que quelques points.

Dans le domaine de l’éducation, l’auteur évoque les méfaits d’une « ingénierie éducative qui promeut une standardisation des modes d’être au monde au service de la « performance sociale » des nations, autrement dit de la croissance économique » (p 59). En contre- exemple, il cite l’école maternelle française.

Dans le domaine de la santé, l’auteur nous fait part d’« une notion de santé coopérative qui est intuitive, tant les relations sociales agissent comme des amortisseurs de stress : tandis que le corps est soumis à des chocs à la fois physiques et psychiques, les relations sociales jouent le rôle d’anti-inflammatoires . Pouvoir parler de ses traumatismes anciens et récents avec quelqu’un, prendre conseil auprès d’autrui, partager ses tourments, sont autant d’adjuvants sociaux. A l’inverse, la solitude imprime le stress dans le corps et l’esprit, lesquels se dégradent progressivement quand l’isolement devient un enfermement. Indirectement, les relations sociales contribuent à former une chaine de santé humaine, car être aimé et aimer implique de prendre soin de sa santé et de celle des autres ». On débouche ici sur une autre conception de la médecine. « C’est pourquoi, face aux limites d’un système de soin exclusivement tourné vers le curatif, se développent des approches de santé communautaire (qui s’apparentent à des approches de santé coopérative) où les causes des pathologies et leur prévention, occupent une place essentielle ».

Si on en vient au travail, là aussi on fera appel à une approche coopérative. Sur un mode défensif, en contenant juridiquement l’emprise numérique (il s‘agit par exemple d’appliquer de manière stricte le droit à la déconnexion) et en relâchant la pression des indicateurs de performance. Sur un mode offensif, en ouvrant de nouveaux horizons de coopération sur le lieu de travail. L’auteur évoque le vaste champ de l’ ‘économie sociale et solidaire’. Rappelons également ici l’émergence d’ ‘entreprises humanistes et conviviales’ (5).

Évidemment, l’auteur aborde la pressante nécessité d’une approche coopérative dans le champ politique. C’est la question de la « revitalisation d’une démocratie en souffrance partout dans le monde, de la France à l’Inde, de l’Italie aux Etats-Unis » (p 65). C’est un texte dense auquel on se reportera. Nous avons apprécié l’attention de l’auteur concernant la vie des territoires : « Faire vivre des territoires de pleine santé ». Ainsi, la communauté des pays d’Uzes, dans le Gard, s’est engagée en septembre 2021 dans une démarche de « territoire de pleine santé »… La pleine santé peut être définie comme « un état continu de bien-être physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’importance de cette définition est de bien souligner le caractère holistique de l’approche de la santé ; « de la santé mentale à la santé physiologique, de la santé individuelle à la santé collective, et de la santé de l’humanité à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités » (p 69). Eloi Laurent propose également de « construire des coopérations territoriales écosystémiques. « Les frontières des territoires français qui se distinguent par leur nombre, leur diversité et la complexité de l’enchevêtrement de leurs compétences administratives, sont aujourd’hui juridiques et politiques. Or, les crises écologiques redessinent les logiques territoriales autour d’enjeux qui dépassent les attributions fonctionnelles… Les coopérations territoriales écosystémiques visent à rendre visibles et opératoires des espaces vivants… » (p 70).

Dans la ‘sphère des liens vitaux’, Eloi Laurent donne des exemples de situation où la coopération s’est imposée comme la préservation de la chouette tachetée dans les forêts du nord-ouest des Etats-Unis, des lois de protection ayant débouché sur une meilleure exploitation de la forêt (p 71-72)

Tant en ce qui concerne la transition écologique qu’en raison du présent système économique qui engendre une montée des inégalités, déséquilibrant ainsi la société, nous aspirons à une transformation profonde de la vie économique et sociale. Mais comment cette transformation peut-elle advenir ? Quelles sont les pistes de changement. Dans son livre : « Une économie pour le XXIe siècle », Eloi Laurent éclaire la voie d’une approche ‘sociale-écologique’ pour une transition juste (3). Cependant, conscient du désarroi social, nous nous interrogeons également sur la manière de faire société. C’est là qu’un autre livre d’Eloi Laurent vient éclairer un phénomène majeur : la coopération (2). Il nous apporte des analyses et des diagnostics. Si parfois nous pouvons nous interroger, ainsi sur l’attitude vis-à-vis du bilan d’internet, cette recherche est particulièrement éclairante. Bonne nouvelle ! Eloi Laurent nous démontre que la coopération est la résultante d’une dynamique humaine, une dynamique qui ne tient pas à un « calcul social », mais à une motivation profonde : recherche du savoir et manifestation de l’amour. Ainsi, si la coopération est un processus qui permet de remédier à des maux actuels et d’ouvrir des voies nouvelles, c’est aussi un état d’esprit en phase avec la confiance. Ce livre d’Eloi Laurent s’ouvre par une citation de Martin Luther King : « La haine paralyse la vie., l’amour la libère ».

J H

 

  1. Tout se tient : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  2. Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance par tous les temps. Rue de l’échiquier, 2024
  3. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte,2023
  4. The good life. Ce que nous apprend la plus longue étude scientifique sur le bonheur et la santé : https://vivreetesperer.com/the-good-life/
  5. Vers un nouveau climat de travail dans des entreprises humanistes et conviviales : Un parcours de recherche avec Jacques Lecomte : https://vivreetesperer.com/vers-un-nouveau-climat-de-travail-dans-des-entreprises-humanistes-et-conviviales-un-parcours-de-recherche-avec-jacques-lecomte/
  6. Eloi Laurent. Coopérer et se faire confiance

Voir aussi :
Face à la violence, l’entraide, puissance de vie dans la nature et dans l’humanité : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-lentraide-puissance-de-vie-dans-la-nature-et-dans-lhumanite/
La bonté humaine. Est-ce possible ? : https://vivreetesperer.com/la-bonte-humaine/

La traversée

La traversée

Un contre récit positif pour traverser le chaos

Nous avons conscience de la grave menace du dérèglement climatique. Mais s’y ajoute une crise économique et sociale : la montée des inégalités. Et l’angoisse ambiante contribue à une augmentation de l’agressivité. Dans un livre récent ‘The life after doom’ (1), le pasteur et théologien américain Brian McLaren n’hésite pas à nous mettre en garde et à nous inviter au courage et à la sagesse dans un monde qui se défait. Cependant, on regarde maintenant généralement l’avenir en terme de transition, une transition écologique pour sortir d’une économie carbonée et enrayer ainsi le réchauffement climatique. Mais est-ce que ce mouvement est suffisamment rapide et profond ? Patrick Viveret (2) et Julie Chabaud ne le pensent pas et proposent une autre approche dans un livre au titre significatif ‘La traversée’ (3). Leur démarche est décrite en ces termes : « la bataille de la transition semble perdue faute d’avoir été réellement menée. Il nous faut faire preuve de lucidité et de radicalité tant dans la perspective que dans le diagnostic. Et, comme la chenille qui se transforme en papillon, raisonner dorénavant en terme de ‘métamorphose’. Voilà un exercice qui est loin d’être évident, car, pour la chenille, l’état de papillon représente la fin d’un monde, en tout cas de son monde ».

Les auteurs estiment que la transition est insuffisante : « Si les principaux responsables économiques et politiques avaient pris au sérieux les avertissements dont ils avaient connaissance dès les années 1980, ‘la transition écologique solidaire’ aurait pu être réussie. Mais ils se sont contentés de greenwashing et de petits gestes au lieu de s’attaquer aux écocides et aux inégalités sociales générées par l’hypercapitalisme ». Dès lors, les auteurs proposent une perspective nouvelle en employant le terme de traversée plutôt que celui de transition. « Cette traversée propose de comprendre et nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés, sans pour autant céder aux perspectives déprimantes de l’effondrisme. Elle engage au réalisme sur la situation actuelle tout en orientant l’action civique par un imaginaire positif et en révélant de nouveaux équipements pour traverser le chaos de la chrysalide sans s’abimer. C’est la projection d’une humanité en voie d’apparition : plus sage et attentive, mieux connectée au vivant, faisant coopérer toutes les intelligences afin d’œuvrer pour l’habitabilité de la planète Terre, défi ultime qui nous relie tous » (page de couverture).

Après nous avoir proposé une métaphore éclairante, comparant notre situation au passage de l’état de chenille et de chrysalide à celui de papillon, les auteurs « ouvrent des chantiers aussi bien théoriques et pluridisciplinaires que pratiques et tournés vers l’action » (p 41) Se succèdent ainsi des chapitres exposant ‘les chantiers de la métamorphose’ en cinq grandes parties : «  Comprendre les anticorps des chenilles ; Les ruses de la chenille : pourquoi ne faisons-nous pas ce qu’il faut ; Les travaux de la métamorphose ; Traverser le chaos créateur de la chrysalide ; Se placer en posture de puissance créatrice ».

Dans ces chantiers, les auteurs apportent une vaste information nourrie par leurs connaissances sociologiques, mais aussi, tout particulièrement, par une grande expérience des initiatives innovantes, dans le changement écologique et dans le changement social, prenant en compte la diversité et la créativité des territoires. Les auteurs ont une expertise en ce domaine. Ainsi, Patrick Viveret n’est pas seulement un philosophe et un essayiste, une figure de proue dans le mouvement convivialiste, c’est aussi un homme d’action, issu de la Nouvelle Gauche dans un penchant autogestionnaire, ayant œuvré dans l’entourage de Michel Rocard et de Lionel Jospin et, par la suite très actif dans les mouvements altermondialistes et, aujourd’hui, dans plusieurs associations et collectifs.

 

Une métamorphose de la chenille au papillon

Comparer l’évolution de la chenille et de la chrysalide au papillon à celle de notre humanité ‘n’est qu’une métaphore’, précise les auteurs à l’entrée de la séquence ‘les travaux de la métamorphose’ (p 91). « Nous ne sommes pas des chenilles en train de devenir des papillons, mais des êtres humains. La métaphore nous est utile pour nous donner de l’espérance et de l’énergie mais elle doit aussi intégrer des données essentielles : nous ne sommes pas dans l’ordre de la simple programmation déterministe du vivant. Là où les cellules imaginales de la chenille la mènent inexorablement au papillon, « nos » cellules imaginales sont des possibles, un papillon en latence » (p 91).

Après avoir rappelé très précisément les menaces et exprimer leur analyse d’un insuccès de la Transition, les auteurs nous proposent une perspective : « L’approche en terme de transition induit dans les esprits l’idée d’une progression linéaire et sans à-coups importants. Or, comme elle se heurte à une réalité contraire, elle finit par entretenir une vision désespérée de la situation. On ne connait pas de progression linéaire, mais souvent des régressions profondes. Il existe des seuils de bouleversement qui conditionnent la capacité de l’humanité à vivre la nouvelle ère écologique dans laquelle elle est désormais rentrée. En revanche, si l’on prend l’exemple de l’une des métamorphoses les plus connues et les plus spectaculaires, celle de la chenille au papillon, nous comprenons que du point de vue de la chenille, le papillon, c’est la fin du monde, ou en tout cas de son monde… L’hypothèse que nous voudrions donc développer dans ce livre est qu’il nous faut nommer et comprendre cette phase critique, si nous voulons saisir les moyens de la surmonter… L’approche que nous proposons permet de comprendre et de nommer les temps régressifs dans lesquels nous sommes entrés sans pour autant céder aux déni des uns ou aux perspectives déprimantes de l’ ‘effondrisme’ des autres ou de l’ ‘aquabonisme’. Elle intègre la situation de temps sombres tout en orientant l’action civique vers un imaginaire positif » (p 20-21).

Les auteurs nous expliquent le processus de la métamorphose de la chenille, puis de la chrysalide au papillon, et comment la compréhension de ce processus peut nous aider à comprendre et à affronter les différents passages du changement auxquels nous sommes confrontés. « La chrysalide est une marmite bouillonnante… où les repères connus disparaissent, fusionnent, se recombinent ou s’hybrident avec des références inconnues. La chrysalide est un chaos. S’y affrontent les forces du passé (la chenille) et les forces de la vie et de l’avenir (le papillon) » (p 22). Cette perspective nous aide à modifier nos manières de voir. « Cela signifie opérer une réforme de la pensée comme le propose Edgar Morin, mais aussi déposer nos armures lourdes et inadaptées. Cela signifie prendre soin… et se doter de nouvelles postures, furtives, créatives, coopératives et apprenantes » (p23).

Les auteurs nous signalent une particularité très éclairante : « De la métaphore de la métamorphose biologique de la chenille en papillon, nous retenons les cellules imaginales, ces cellules déjà présentes dans la chenille qui portent en elles une sorte de code signalant au corps de la chenille la manière de se transformer et de développer les attributs du futur papillon » (p 23). Cependant, « dans le bouillonnement de la chrysalide, les anticorps de la chenille se défendent contre le déploiement des cellules imaginales et donc du papillon ».

Les auteurs prennent appui sur cette image. Il y a des forces en nous et dans l’humanité que nous pouvons nourrir. « Nous ouvrirons un chantier pour nourrir les cellules imaginales des métamorphoses très-humaines, car les nouveaux imaginaires et leurs équipements s’expérimentent partout déjàIl s’agit de les donner à voir, à sentir et à comprendre pour que chacune et chacun d’entre nous puisse les assembler et les réinventer à notre goût et dans nos réalités » (p 24).

 

Les chemins de la métamorphose

Voici quelques-unes des pistes que tracent les auteurs :

Ils nous appellent à bien identifier les menaces et les enjeux. « Il y a les menaces qui relèvent des défis écologiques ». Mais « il y a aussi la guerre que nous nous faisons avec l’augmentation des violences ». Dans cette double menace, « ce sont les mêmes forces qui sont à l’œuvre, obsédées dans les deux cas par la peur de voir disparaitre leur ancien monde organisé autour de formes patriarcales, productivistes et autoritaires » (p 25). Face à ce double risque, il est encore temps d’organiser ce que nous pouvons appeler une grande ‘alliance des forces de vie’, car la grande majorité des êtres humains aspirent à vivre dans la paix, la justice et la liberté sur une planète habitable. Il est encore temps de s’appuyer sur le socle positif qui a permis à la planète de renaitre après la seconde guerre mondiale, celui notamment de la Déclaration universelle des droits humains… (p 26).

L’enjeu est celui d’une ‘civilité humaine’. Si le temps nous parait critique, nous pouvons l’envisager comme celui d’une « humanité en travail sur elle-même… » (p 27). « Ce travail sur soi (expression souvent utilisé à propos de la quête de sagesse d’une personne) concerne l’humanité dans son ensemble et aussi tous les corps collectifs qui la constituent : peuples, nations, états, religions, genres, ethnies, cultures, catégories sociales… »

Les auteurs, conscients des pièges du transhumanisme, envisagent la voie du ‘très-humain’… « La voie du très-humain conserve le meilleur de l’émancipation de la modernité sans le pire de la chosification du vivant et des humains eux-mêmes. Elle retrouve le meilleur du lien des sociétés de tradition : lien à la nature, lien social, lien de sens, sans céder à la face sombre de ce lien, celle qui, au lieu de nous libérer, nous contrôle et nous aliène. Elle nous fait grandir en humanité, en intelligence créatrice et en sagesse, mais ne prétend pas, ne souhaite pas nous faire sortir de l’humanité » (p 30).

Ainsi, les auteurs envisagent une société en voie d’apparition et non de disparition. Et, en conséquence, ils nous présentent un vaste chantier dans la promotion de multiples projets de vie et de nouvelles formes économiques… Un tel projet, qui écarte la violence, est aussi « une source de réorientation profonde vers l’essentiel de ce qui fait sens pour tout être humain et pour l’humanité elle-même dans son rapport à l’univers. En ce sens, elle est aussi une source de bien vivre… Nous pouvons nous fixer comme un objectif enthousiasmant celui d’une humanité qui, pour reprendre expression de Philippe Desbrosses, « ne serait pas une société en voie de disparition, mais en voie d’apparition » (p 34).

Les auteurs militent en faveur d’une ‘radicalité créatrice et démocratique’. « La colère est nécessaire et permet d’échapper au sentiment d’impuissance et de dépression, lorsqu’on voit le scandale absolu qu’évoque Oxfam, les 1% les plus riches posséder en fortune, l’équivalent de la moitié de la richesse mondiale et avoir une empreinte carbone égale à cette hypertrophie » (p 34). Cependant les auteurs mettent en garde vis-à- vis des tentations de la violence.

Et même, ils appellent à une lutte contre ce qu’ils appellent le ‘brutalisme’, une ‘éco-convivialité face au brutalisme’. « La résistance est sur deux fronts : celui de l’argent roi qui continue d’être au cœur de l’irresponsabilité écologique et aussi celui de la brutalité qu’exprime le pouvoir de domination sous toutes ses formes, de la brutalisation de la nature à celle des humains » (p 37).

Face au ‘brutalisme’, les auteurs opposent ‘l’éco-convivialisme’. « ‘Eco’, car à l’évidence, la question écologique est non seulement centrale mais vitale. ‘Convivialisme’, car ce terme nous parait mieux adapté que celui historiquement daté de ‘éco-socialisme’ ou celui de ‘éco-humanisme’. L’humanisme classique reste marqué par une vision justement peu écologique… et sa posture trop occidentale… Il nous semble donc que, sur ces deux terrains comme ceux aussi de l’alternative au patriarcat, le convivialisme inspiré à l’origine par les travaux de Ivan Illich et développé dans un manifeste signé par des intellectuels du monde entier, répond mieux à ce défi » (p 38-39).

Effectivement, le convivialisme, ‘philosophie de l’art de vivre ensemble’ (4) se répand dans le monde. En 2020, le mouvement convivialiste a publié un « ‘second manifeste’ qui énonce cinq principes et un impératif pour prendre soin de la nature et des humains ». « Le but du convivialisme est de contribuer à l’édification d’un monde post-néolibéral… en opérant des formes de regroupement entre tous les réseaux qui visent ce même objectif… ». Le ‘Second manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral’ (5) est soutenu par près de 300 signataires, venant de 33 pays différents, et pour beaucoup d’entre eux des chercheurs réputés comme le montre la liste publiée en fin de manifeste.

Les auteurs poursuivent en marquant une spécificité et une originalité du convivialisme dans un monde en tensions tenté par la violence et par la guerre. « Cette proposition se fonde sur le fait que le contraire de la dureté n’est pas la mollesse, mais la douceur » (p 39). Le projet préconise de profonds changements dans la vie sociale et économique. Ainsi évoque-t-il « une ‘écolonomie’, une économie réencastrée dans les besoins du vivant et des vivants ». « Notre économie ne peut perdurer que si elle se ‘réencastre’ dans l’écologie et donc dans le rapport au vivant » (p 100). On pourra lire en regard le livre d’Eloi Laurent : « Économie pour le XXIe siècle » (6). C’est un projet ambitieux. « Un tel projet allie bien sûr la transformation personnelle et la transformation sociale » (p 40). Ce n’est pas seulement « un projet politique, mais un projet anthropolitique » (p 40), c’est à dire qu’il envisage la vie humaine en profondeur.

Dans ce livre : « La Traversée » Patrick Viveret et Julie Chabot nous apportent un éclairage pour comprendre et affronter les remous d’une société confrontée aux changements climatiques et aux troubles sociaux engendrés par la montée des inégalités. Ainsi nous permettent-ils d’envisager différemment la transition écologique en nous montrant le chaos dans lequel elle s’effectue, à travers l’image du passage de la chenille et de la chrysalide au papillon et en nous présentant ainsi la transition comme une métamorphose. En terme de ‘chantiers’, les auteurs nous aident alors à influer sur les processus de la métamorphose dans les différents domaines impliqués. A travers l’expertise des auteurs, ce livre nous apporte des ressources. Conjugué à la transformation sociale, la transformation personnelle est mise en valeur. A cet égard, on pourra trouver une inspiration spirituelle dans le livre écrit par Joanna Macy et préfacé par Michel Maxime Egger : ‘L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état du monde sans devenir fou’ (7). Ce livre sur ‘La  traversée’ est également éclairant parce qu’il nous offre un horizon social, politique et économique en s’inscrivant dans la dynamique d’un courant de pensée et d’action en pleine expansion : le convivialisme. Nous pouvons ainsi réfléchir aux questions actuelles à l’échelle du monde.

J H

 

  1. Brian McLaren. Life after doom. Wisdom and courage for a world falling apart. Hodder and Stouchton, 2024
  2. Patrick Viveret. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Viveret
  3. Patrick Viveret. Julie Chabaud. La Traversée du temps des chenilles à celui des métamorphoses. Un contre récit positif pour traverser le chaos ; Les liens qui libèrent, 2023
  4. Mieux vivre ensemble : https://convivialisme.org
  5. Internationale convivialiste. Second manifeste convivialiste. Pour un monde post – néolibéral. Actes sud, 2020
  6. Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Face à la crise écologique, comment réaliser une transition juste : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-ecologique-realiser-des-transitions-justes/
  7. Joanna Macy. Chris Johnstone. L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fou : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
La société jardinière

La société jardinière

La société jardinière

La société jardinière : c’est le titre du livre de Damien Deville, un géographe et anthropologue, qui y rapporte sa découverte des jardins potagers implantés dans la ville d’Ales, un exemple des jardins urbains qui, en France et dans le monde, répondent à un besoin de subsistance dans différents contextes. On peut situer cette activité jardinière dans une histoire qui débute à la fin du XIXe siècle dans l’œuvre de l’abbé Lemire pour le développement des jardins familiaux. Plus généralement, cette activité jardinière en milieu urbain a connu dans les dernières décennies une remarquable impulsion dans le mouvement qui s’est répandu en France sous le vocable : ‘Les Incroyables comestibles’ (1) Et aujourd’hui, à travers diverses initiatives, certaines villes sont à la recherche de la réalisation d’une autonomie alimentaire (2).

Certes, évoquer une société jardinière éveille en nous le rêve d’une société pacifiée, mais ce n’est pas une pure utopie puisqu’il y aujourd’hui des expériences concrètes d’activités jardinières en milieu urbain. Dans son livre : ‘La société jardinière’ (3), Damien Deville nous décrit l’une d’entre elle, dans une ville profondément perturbée par la désindustrialisation, Ales à la porte de Cévennes. « Là, pour les anciennes populations ouvrières, se vit une façon de retour à la terre. Là, chacun plante, bêche ; tout le monde échange outils, semences, et savoir-faire. Si bien qu’à la motivation économique, forcément première, viennent se mêler des préoccupations d’ordre social, écologique, ou paysager. Cernant les contours d’une écologie de la précarité, l’auteur souligne comment de simples lopins de terre deviennent d’authentiques lieux d’émancipation. Partant, il ébauche le modèle de ce que pourrait être la société si elle était jardinière » (page de couverture).

 

Parcours d’une innovation sociale

L’apparition de jardins familiaux en milieu urbain remonte à la fin du XIXe siècle.

« C’est à Hazebrook, capitale de Flandre intérieure, que nait au milieu du XIXe siècle celui qui restera dans les mémoires comme le père fondateur des jardins familiaux : l’abbé Lemire ». L’auteur esquisse sa biographie. Jeune prêtre à Hazebrook, « touché par la misère de la commune, par les besoins des uns et les rêves des autres, l’abbé Lemire s’attacha rapidement aux besoins des habitants » En retour, il reçut un soutien populaire. Élu député en 1893, il mena une carrière politique indépendante par rapport à l’Église. Élu maire d’Hazebrook en 1914, il fit face aux périls de la guerre et mena une politique sociale très active si bien qu’il devint ‘un héros local’. « Attaché à la dignité des ouvriers, et persuadé que le lien à la terre est un besoin fondamental des humains, l’abbé cultiva une politique dont lui seul se faisait le gardien. Et c’est dans cette perspective que l’abbé fonda en 1896, le mouvement : La Ligue française du coin de terre et du foyer. Ce mouvement existe toujours. Il a survécu à l’abbé et continue de tracer une partie des territoires français. Il se nomme désormais Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs » (p 29). L’auteur rapporte comment son influence s’est répandue au début du XXe siècle, atteignant la ville d’Ales. Là, se conjuguant à l’époque avec la société Sant-Vincent-de- Paul, la Ligue suscite, en 1916, de premiers jardins. « A destination d’abord des femmes et des excusés du front, les jardins devinrent rapidement un soutien, une épaule, un guide. Greniers à fruits et légumes, ils participèrent à la résilience alimentaire des familles s’implantant dans plusieurs quartiers ». Puis, « les ouvriers de la mine en devinrent les premiers bénéficiaires. Jusque dans les années 1950, la surface jardinée à Ales s’étendit, année après année, pour atteindre un point d’orbite avec plus de 400 jardins cultivés sur la commune » (p 34).

Cependant, la situation des jardins familiaux à Alès participe à une conjoncture nationale. « Les temps changèrent. Les Trente Glorieuses et le faste des projets urbains dont elles se firent l’étendard sonnèrent le glas de l’aventure jardinière. Les champs, les pâtures et les vergers furent recouverts de chapes de béton… Les jardins familiaux ont rapidement perdu force et espace dans un flot répété d’urbanisation qui dura jusque dans les années 2000 » (p 35). Cependant, à la fin du XXe siècle, toute la France a été impactée par la désindustrialisation et le choc a été particulièrement violent à Ales. « En 1986, après plusieurs années de licenciements massifs, le dernier puits de mine d’Alès cessa définitivement ses activités. La métallurgie, autre fleuron, connut le même déclin… » (p 37)

Comme pour d’autres villes françaises, Ales doit chercher une autre voie. « Ales dut se réinventer et, au tournant des années 1990, la ville décide de s’orienter vers de nouvelles filières, vers une économie de services diversifiés. Parallèlement, Ales cherche à s’enraciner de nouveau dans le paysage cévenol » (p 38). Elle cherche à ancrer de nouveau la ville dans le paysage. « Ces politiques d’embellissement ne sont pas sans effet sur l’histoire des jardins… Elles ont permis à de nouveaux potagers d’émerger dans des quartiers populaires : des fleurs et des choux ont poussé là où il n’y avait que du béton… » (p 39). L’auteur décrit les différentes logiques à l’œuvre dans la politique locale. La vie des jardins s’inscrit dans une histoire locale.

 

Jardins et jardiniers à Ales

Damien Deville a observé ces jardins et la manière dont ils témoignent d’une grande créativité. Il a parlé avec ces hommes et entendu leurs parcours dans la diversité des histoires de vie. Il met en lumière les nouvelles relations qui s’établissent ainsi.

Le jardinage à Ales se déroule en plusieurs lieux. « les jardins du Chemin des Sports » sont issus d’une autre histoire que les jardins de la fédération des jardins familiaux, portant une image de marque. Bricolés sur des terrains oubliés, épousant la forme de réseaux souterrains, s’échangeant de manière informelle d’un jardinier à l’autre par un bouche-à-oreille judicieusemant maintenu dans des cercles restreints, arpentés par des personnes venant, pour l’essentiel, des quartiers populaires de la ville, ils correspondent à ce qu’Ananya Roy désigne par « urbanisme subalterne ». Ce sont des espaces urbains oubliés des grandes annales de la géographie et des politiques de la commune où s’invente la vie quotidienne des dépossédés… » (p 49). A la différence d’autres jardins potagers, bien reconnus, « se donnant à voir et s’offrant à la reconnaissance des habitants, les jardins du chemin des Sports, relèvent plutôt de bastions enfouis dans la verdure… Ils s’effacent derrière une image austère et précaire » (p 50). Lorsqu’on entre dans ces jardins, on y découvre un paysage coloré et une végétation luxuriante abondamment décrite par l’auteur « Tomates bronzées au soleil, plants de haricots parcourant des fils noués à des tuteurs, des framboisiers le long des murs dansent de leurs ombres, tandis que des plantes aromatiques, tantôt cultivées en pot, tantôt laissées en pleine terre parsèment le jardin… » (52). « Ce qui saute aux yeux, c’est une quête centrale de productivité. L’espace consacré aux fruits et aux légumes est agencé de manière à produire le plus possible. Lorsque la parcelle se fait étroite, les jardiniers rivalisent d’ingéniosité pour gagner quelques centimètres et conquérir les hauteurs » (p 53). L’auteur décrit des dispositifs ingénieux comme « une immense pyramide entrelacée de fils et de barres de fer… au service des plantes : fèves, haricots, courges grimpantes… » (p 54). Ici, le peuple des jardiniers a une origine caractérisée. « La plupart sont retournés à la terre pour se doter d’une certaine autonomie alimentaire. Les jardiniers du chemin des Sports sont des marqués. Ce sont d’anciens serruriers et ouvriers des aciéries, des employés du public ou des retraités à petits revenus. Leurs trajectoires familiales ont été percutées par la fermeture des industries alésiennes, par la série d’emplois précaires qui s’en est suivie, puis, plus récemment par la fuite des offres d’emploi et de services vers les grandes métropoles » (p 55). Ainsi s’est développé un genre de vie à vocation utilitaire. « La débrouille est devenu un art de vivre… Toutes les personnes rencontrées au fil de notre enquête l’ont partagé sans s’en cacher : devenir jardinier fut une adaptation nécessaire à différentes formes de précarité… L’agencement spatial du chemin des Sports autant que le choix des matériaux s’entendent ainsi, en premier lieu, au regard de conditions matérielles d’existence » (p 57). Cependant, tout ne résume pas à une recherche de subsistance. Les jardins témoignent aussi d’une inventivité artistique. « Les planches de culture sont parées d’objets de toutes sortes : des pots richement décorés, des épouvantails faits main, des souvenirs s’intègrent aux cultures potagères… Les jardins répondent autant aux besoins quotidiens de qui les arpente et les façonne qu’à ses aspirations, son savoir-faire, sa créativité. Car, dans sa manière d’agencer l’espace, le jardinier cherche à le rendre agréable à regarder et à vivre… C’est que les ‘espaces subalternes’ ne sont pas seulement des zones de débrouillardise et d‘adaptation, ils sont encore des agencements populaires traversés par tout ce qui fait la créativité, les joies et les envies des âmes humaines » (p 60).

Ces jardins engendrent une vie sociale et ils en sont l’expression. Ainsi Damien Deville nous présente des portraits de jardiniers. Il fait aussi écho à une mémoire collective : « Le jardin de Max, au cœur de l’association des jardins familiaux, dans le quartier de la Prairie, est un bel exemple de cette mémoire collective. Du haut de ses 70 ans, Max est un ancien de la Fédération des jardins familiaux d’Ales. Ici tout le monde le connait. Son papa était un jardinier très actif dans la communauté. Max éprouve pour lui une grande admiration : « son travail, son parcours de vie, le pilier qu’il était dans les jardins familiaux d’Ales » le ramène à sa propre enfance autant qu’aux heures de gloire qu’a connues la ville ». L’auteur rappelle ces souvenirs. « Ils se lisent à même le jardin de Max, démontrant combien les jardins sont des outils de réappropriation de récits urbains… Son jardin est également un mémorial à la figure de son père, Henri… Féru de bons conseils, son père était le premier à organiser des barbecues collectifs, à donner des coups de main aux voisins, à diffuser de bonnes pratiques et à échanger quelques légumes. Tant et si bien que le nom du papa revient souvent, indélébile dans les mémoires collectives » (p 76-77).

Damien Deville décrit la géographie sociale de la région : « Les zones de relégation sont en centre-ville, tandis que les espaces de gentrification se situent dans les quartiers périphériques, caractérisés par des villas cosy ou dans les villages au charme d’antan. Face à cette campagne qui se ferme aux personnes les plus pauvres, les jardins sont ces lieux où se forge une nouvelle réciprocité. Et là encore, c’est un jardinier, d’origine maghrébine, qui m’a mis la puce à l’oreille ». L’auteur nous décrit le parcours de Moustapha. « Moustapha est arrivé sur le tard dans les jardins familiaux privés du quartier de la Prairie, sur le chemin des sports. Il a repris la parcelle d’un voisin devenu trop âgé pour s’en occuper. Les Cévennes, l’homme ne les a jamais connues auparavant. Il a mené l’intégralité de s vie professionnelle en Algérie avant de rejoindre ses enfants à Ales pour sa retraite. Resté pendant longtemps sans allocation, Moustapha a dû se débrouiller pour arrondir ses fins de mois que sa petite retraite affiliée au régime algérien ne lui permettait pas de combler. Le jardin est arrivé dans sa vie à point nommé » (p 85). C’est, avec lui, que l’auteur découvre une ouverture de ce milieu urbain vers les campagnes voisines. « C’est en échangeant avec les autres jardiniers que Moustapha s’est rendu compte que les montagnes qui l’entouraient regorgeaient de trésors : d’aiguilles de pin pour amender ses cultures, de champignons à vendre auprès de sa communauté, d’éleveurs où aller chercher le mouton pour l’Aïd à des prix réduits. Moustapha s’est mis, par lui-même, à découvrir les coins cachés des campagnes avoisinantes » (p 86). Cependant, la relation de Moustapha avec les Cévennes s’étend au-delà puisqu’en fin de semaine, il fréquente en famille « des lieux de baignade où ses petits-enfants jouent maintenant l’été ». « Son jardin a été une fenêtre sur le monde, un livre pour réapprendre le milieu dans lequel il évolue au quotidien, et en faire naitre des usages à des fins d’émancipation personnelle ou familiale » (p 86). Mais l’auteur perçoit ce même attrait pour les Cévennes chez d’autres jardiniers. « Le jardinier algérien n’est d’ailleurs pas un cas isolé. Tous, d’une manière ou d’une autre, pratiquent la campagne avoisinante. Pour certains, cela est lié à un héritage familial. Pour d’autres jardiniers récemment arrivés, c’est toujours le jardin qui nourrit les perspectives des montagnes et des villages alentour. Les usages qu’en font les jardiniers sont pluriels en fonction des envies et de la personnalité de chacun, mais ils participent dans tous les cas à une réappropriation spatiale et collective d’un territoire qui devient, enfin, de nouveau partagé » (p 86). Ainsi les jardiniers interviennent dans la vie collective. « Les Cévennes s’ouvrent à nouveau aux classes populaires. De cette réconciliation, dont la ville d’Ales a tellement besoin, les jardins en sont le premiers étendards… C’est une invitation à penser le territoire autrement » (p 87).

 

La société jardinière

La société jardinière : quelle expression évocatrice ! Il y a tant de formes de société que l’on déplore et que l’on redoute ! Une société jardinière, cela évoque pour le moins un respect et un amour de la nature et un état d’esprit constructif par le genre même de la tâche entreprise. Une société jardinière, c’est aussi une société nourricière et on peut imaginer qu’elle requiert et engendre la coopération.

Géographe, Damien Deville pense également en sociologue et en historien. Ainsi, si sa recherche a pour objet la ville d’Ales, il inscrit les jardins potagers en milieu urbain dans une histoire qui remonte à la fin du XIXe siècle. Mais, concentré sur son objet, il n’aborde pas la vague toute récente, celle des « incroyables comestibles » à travers laquelle la culture de fruits et de légumes s’est répandue à l’intérieur même d’un grand nombre d’agglomérations (1). Et aujourd’hui, des villes et des territoires s’engagent dans la recherche d’une autonomie alimentaire. Ainsi François Rouillay et Sabine Becker préconisent le développement de « paysages nourriciers », y incluant la « végétalisation des villes » (3) ;

A partir de l’étude des jardins potagers dans la ville d’Ales, Damien Deville nous montre, lui aussi, comment on peut « penser autrement la ville et l’urbain ». C’est bien de ‘vivre autrement’ (p 117-118) qu’il s’agit.

Déjà, dans un monde qui nous bouscule, la vie jardinière permet un enracinement. Ainsi, « les jardins alésiens sont cultivés par des personnes peu diplômées, laissées à l’arrière-plan des grands récits de l’histoire. La plupart ont quitté l’école tôt pour tenter leurs chances dans les grandes industries du territoire. Certaines ont été percutées par des évènements traumatisants. D’autres encore, arrivées sur le tard à Ales, parlent mal le français et s’intègrent avec peine. Pourtant, ce sont ces mêmes personnes qui ont su, face aux crises urbaines, s’adapter et construire des interfaces inédits ave la ville. Leurs jardins sont fleuris ; ils remettent des couleurs dans les rues. Ils sont poreux aux autres réseaux urbains, catalysant relations et occasions. Ils sont ces espaces où se réinventent une certaine idée de prestance et de présence à soi, des oasis dessinant un autre bien vivre » (p 119).

Dans les jardins se réalise également une rencontre entre le monde végétal et ceux qui en prennent soin. « Ces jardins sont avant tout des mondes végétaux ». L’auteur fait l’éloge du déploiement des plantes et de leur vitalité. Elles s’agencent comme en une danse. Or, « le jardinier accompagne cette danse. Ses choix sont primordiaux et conditionnent le développement des plantes. Finalement, c’est bien cette rencontre inédite entre les plantes d’un côté, et le caractère du jardinier de l’autre, qui traduit l’évolution des lieux et des récits qui s’y écrivent. L’humain devient ici un être hybride, inondé et inspiré par les plantes qu’il a vu naitre, ou qui sont revenues naturellement dans son jardin » (p 121-123).

Damien Deville voit là se développer une dynamique de relation. « A l’image de ce lien unique au végétal, les jardins participent à l’émancipation globale des jardiniers par leur capacité à catalyser sans cesse les relations qui composent les individus » (p 123). L’auteur voit dans cette activité jardinière un potentiel de relation. « Les jardins guident d’autres possibles urbains quand ils permettent à chaque ville de devenir une terre de relations » (p 123). L’auteur décrit les terres des Cévennes abandonnées. « La seule solution pour sauver le vivant, c’est de retourner y habiter et de faire de la relation une œuvre » (p 125). Dans le même esprit, Damien Deville sort des limites de l’hexagone et évoque un paysan du Burkina Fasso qui a résisté à la désertification et arrêté le désert en plantant des arbres, Yacouba Sawadogo, à l’histoire duquel il a consacré un livre (4).

« Si Yacuba était parti comme les autres, habitants dans les années 1980, le désert aurait cassé la porte et continué vers le village voisin. C’est parce qu’il est resté, tout en tissant autrement sa relation avec le territoire, qu’il a pu sauver le vivant… ».

Ainsi, « Ales et les Cévennes, autant que le Burkina Fasso, invitent à un nouveau front scientifique et politique. Trouver les égards que l’on doit au vivant, pour reprendre l’expression du philosophe Baptiste Morizot, demande, non pas de fuir certains territoires, pour se concentrer sur d’autres, mais bien de réfléchir aux manières de vivre dans chaque territoire pour en respecter les grands équilibres écosystémiques. L’humain a été une machine à détruire, mais les initiatives se multiplient… ». Damien Deville en évoque certaines dans la Drôme, dans les Cévennes, en Bretagne. « Tous ces exemples forgent au quotidien une nouvelle manière de faire lien, et reconstruisent des filières d’activité dans l’environnement local. Ils permettent aussi aux citoyens et citoyennes de se réapproprier le territoire et de participer aux décisions locales. En un mot, ils façonnent un droit pour toutes et tous à habiter le territoire et à le coconstruire au quotidien » (p 128).

En considérant l’activité jardinière, Damien Deville y perçoit un « monde ordinaire » dans une fécondité méconnue. Il met en valeur la manière dont les jardins génèrent des relations quotidiennes. « Les économistes Cécile Renouard et Gaël Giraud ont créé un indicateur qui pourrait bien inspirer les territoires d’ici et d’ailleurs, ‘l’indicateur de capacité relationnelle’. Ce dernier mesure la qualité des relations qu’entretiennent les personnes entre elles, et leur capacité de s’autonomiser à partir de ces mêmes relations… ». « Pensé dans le cadre ouest-africain, cet indicateur insiste sur la qualité du tissu social et sur les relations interpersonnelles comme autant de dimensions du développement humain ». Ainsi, des pauvres ‘financièrement’ peuvent être néanmoins tellement entourés qu’ils ne manquent de rien, et inversement. « La relation est finalement plus importante que le seul revenu. Penser en ces termes le développement permet d’accorder de nouveau de l’importance à ce qui est invisibilisé dans les grands récits de développement. Les jardins d’Ales changent le visage d’un quartier et les dynamiques sociales et écologiques d’une ville ». Dans son analyse, Damien Deville se réfère à Michel de Certeau. « Dans son livre maître : « L’invention du quotidien », l’historien et sociologue Michel de Certeau analysait déjà les actes ordinaires comme une production permanente de culture et de partage. Selon lui, les citadins ne se contentent pas de consommer : ils produisent et inventent le quotidien par d’innombrables mécanismes de créativité et par des politiques sociales originales. Pour emprunter l’expression de Claude Levi-Strauss, les citadins « bricolent » avec les espaces qu’ils fréquentent et les contraintes d’un modèle sociétal pour s’inventer un parcours de vie qui participe de leur émancipation. Ils créent de la relation » (p 131).

 

Un mouvement innovant

« Qu’elle favorise le retour des oiseaux et des hérissons, protège les villes des vagues caniculaires offrant de l’ombre et refroidissant l’air, l’agriculture urbaine a, en nos temps assombris de l’Anthropocène, le vent en poupe » (p 7). En s’inscrivant dans un courant de recherche en plein développement, Damien Deville analyse les fonctions et les configurations de l’agriculture urbaine.

« Laboratoires d’un monde possible, les jardins potagers des grandes métropoles européennes – qui produisent assez peu et se déploient sur des espaces restreints – s’offrent comme des lieux où s’expérimente une éducation renouvelée, plus douce, plus responsable, aux techniques de jardinage et aux arts de la table » (p 8). Cependant, la plupart des jardins répondent à une fonction plus élémentaire, celle de ressource alimentaire. « La Havane, Bobo-Dioulasso, Hanoï ou encore Rabat, autant de villes pour lesquelles les jardins potagers demeurent des greniers participant de l’autonomie alimentaire des familles » (p 8). « Dans les villes du sud de l’Europe, telles qu’Athènes ou Porto, frappées par la crise économique de 2008, des familles ayant subi des pertes économiques importantes ont mobilisé les jardins comme des espaces d’adaptation » (p 14). Récemment, sous l’impulsion de l’association A9 présidé par Rodolphe Gozegba de Bombembe, théologien, des lopins de terre autour des habitations sont mobilisés en jardin potager dans la ville de Bangui, en République Centre-Africaine (5). Dans son livre, Damien Deville étudie particulièrement le rôle des jardins potagers dans des villes moyennes appauvries par la désindustrialisation, en concentrant sa recherche sur l’exemple de la ville d’Alès. A cette occasion, il milite pour « une décentralisation guidée par la diversité des territoires et la qualité des relations que nouent les uns et les autres » (p 135). Si on ajoute le mouvement pour l’agriculture urbaine en vue d’une autonomie alimentaire dans une perspective écologique, on comprendra que le développement des jardins en ville n’est pas un phénomène mineur, mais qu’il s’inscrit dans une recomposition de grande ampleur.

Damien Deville a bien choisi le titre de son livre : la société jardinière, non seulement parce qu’il y étudie, sous toutes ses coutures, le développement des jardins en ville, mais parce que il présente, sous cette appellation, un phénomène de société en y percevant un potentiel d’exemplarité humaine. Oui, la société jardinière, n’est-ce pas une vision d’avenir ?

J H

 

  1. Comment les « Incroyables comestibles se sont développés en France ? : https://vivreetesperer.com/incroyable-mais-vrai-comment-les-incroyables-comestibles-se-sont-developpes-en-france/
  2. En route pour l’autonomie alimentaire : https://vivreetesperer.com/en-route-pour-lautonomie-alimentaire/
  3. Damien Deville. La société jardinière. Le Pommier, 2023
  4. Yacouba Sawadogo. Damien Deville. L’homme qui arrêta le désert. Tana éditions, 2022 (Le temps des imaginaires)
  5. Centre-Afrique : l’agriculture urbaine pour lutter contre la faim : https://www.temoins.com/centrafrique-lagriculture-urbaine-pour-lutter-contre-la-faim/
Une vision de l’amour divin et de l’union mystique

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Julian de Norwich

Une mystique médiévale en Angleterre

Au cours de l’histoire chrétienne, quelques humains ont vécu dans une telle communion avec le Christ et avec Dieu trinitaire qu’ils en ont reçu une vision de la vie en Dieu pouvant encourager, fortifier, guérir. On les appelle des mystiques. Leur enseignement peut exercer une influence bienfaisante. C’est le cas de Julian de Norwich, une mystique anglaise à la fin du Moyen Age à propos de laquelle Richard Rohr a consacré une séquence (11-17 août 2024) (1) des « Daily meditations » publiées sur le site : Center for action and contemplation. Nous en présentons ici un bref aperçu

 

Une vie qui a manifesté l’amour

Julian de Norwich a vécu en Angleterre dans le Moyen âge tardif de 1343 à 1416. Son histoire de vie nous est décrite en détail sur le site de Wikipédia anglophone (2). Julian, gravement malade et proche de la mort est assistée par un prêtre qui lui présente le crucifix. C’est cette nuit-là, en mai 1373 qu’elle entend le Christ lui parler pendant plusieurs heures, ce dont elle témoignera en rapportant 16 visions dans un texte court qu’elle approfondira 20 ans plus tard dans un texte plus long : « Les Révélations de l’Amour Divin » qui est parvenu jusqu’à nous après un long détour. Julian guérit et s’installe dans un ermitage contigu à une église de Norwich où elle vit dans la prière et la contemplation, disposée à conseiller celles ou ceux qui le lui demandent. Richard Rohr met en évidence l’originalité de la vision de Julian de Norwich par rapport à son époque, une originalité qui demeure aujourd’hui : « Elle n’est pas fondée sur le péché, la honte, la culpabilité, la peur de Dieu ou celle de l’enfer. A la place, elle est pleine de joie, de liberté, d’intimité et d’espérance cosmique ».

 

Dieu, mère et père

Richard Rohr loue l’intuition mystique de Julian qui lui a permis d’appeler Dieu mère. Ainsi a-t-elle écrit : « Le beau mot de mère est si doux et si aimable en lui-même qu’il ne peut être attribué qu’à Dieu ». Ce qu’elle dit ainsi, reprend Richard Rohr, c’est que « le mot même de mère est si beau dans l’expérience de la plupart des gens (pas de tous, dois-je ajouter) qu’il évoque en son meilleur ce que nous entendons par Dieu. Ce n’est pas ce que la plupart des grandes religions du monde ont enseigné et cru jusqu’à maintenant – excepté chez les mystiques. Parmi eux, Julian de Norwich occupe une place pivot… « Le concept et l’expérience humaine de mère sont si premiers, si grands, si profonds, si universels, si vastes que les appliquer seulement à notre propre mère est beaucoup trop étroit ».

« A l’époque, beaucoup de gens n’avaient pas accès aux Ecritures – en fait, beaucoup ne pouvaient pas lire du tout. Ils interprétaient au niveau des archétypes et des symboles. Par la suite, cela a paru une énorme aberration aux traditions de la « sola scriptura » (par l’écriture seule). Cependant, combien l’âme avait besoin d’une Mère Sauveur et d’un Dieu Nutricier dans une période de l’histoire et du christianisme profondément patriarcale, hiérarchique, jugeante, exclusiviste, impériale et guerrière ». « C’était probablement salutaire » « Dieu est, par essence, comme une bonne mère« , nous dit Richard Rohr. « Si compassionnée qu’il n’y a pas lieu de la mettre en concurrence avec un père Dieu, comme nous le voyons dans les enseignements toujours équilibrés de Julian ».

 

Confiance. « All will be well ». Tout ira bien

James Finley rappelle que Julian a vécu dans une époque très sombre. « Durant sa vie, Julian a été vivement consciente de la souffrance du monde » C’était la peste bubonique. Il y eu l’assassinat de l’archevêque de Canterbury. Trois papes se disputaient le pouvoir pontifical. La guerre de cent ans battait son plein en France. Nous aussi, nous vivons à une époque difficile où les menaces abondent.

Alors, nous dit James Finley : « Comment la vision de Julian du mystère de la croix comme communion aimante de Dieu avec nous peut-elle nous aider à rester enracinés et présents au milieu de la souffrance et ne pas si facilement être bouleversés et submergés par elle dans notre sensibilité et la réponse que nous apportons… Au fond du fond, il y a une place plus profonde dans la communion, l’unité avec la communion, l’unité soutenante de Dieu avec nous (oneness with God’s sustaining oneness with us) ».

La poétesse anglaise, Anne Lewin, met en valeur la ténacité de la confiance et de l’espérance de Julian. « Tout sera bien » est l’une des expressions les plus connues de Julian. » Comment est-ce possible quand on est confronté à des réalités aussi dures ? Mais, écrit Julian, « Dieu ne dit pas : vous ne serez pas assaillis, vous ne serez pas ravagés, vous ne sera pas inquiétés, mais il dit : vous ne serez pas vaincus. Dieu nous demande d’être attentifs à sa parole et d’être forts, dans dans notre certitude, aussi bien dans le bien être que dans le malheur, car il nous aime et prend plaisir en nous et il désire que nous l’aimions et prenions plaisir en lui et ayons une grande confiance en lui, et tout sera bien ».

 

Centré sur l’amour et pas sur le péché

Les révélations de Julian apportent une alternative d’amour à la polarisation sur le péché qui caractérisait la théologie à cette époque. Ainsi, Mirabaï Starr écrit : « Julian de Norwich est connue pour sa théologie radicalement optimiste. Nulle part est-ce mieux éclairé que dans sa réflexion sur le péché. Quand Julian a demandé à Dieu de l’enseigner au sujet de cette troublante question, il lui ouvrit son Être Divin et tout ce qu’elle pouvait y voir était de l’amour. Toutes les vérités moindres se dissolvaient dans cet océan sans limites ». Julian déclare : « La vérité est que je n’ai pas vu un quelconque péché. Je crois que le péché n’a pas de substance, ni une part d’être et il ne peut être détecté excepté à travers la souffrance qu’il cause. C’est seulement la souffrance qui a une substance pendant un moment et elle sert à nous purifier, à nous faire connaitre nous-même et à demander miséricorde ». Mirabaï Starr commente : « Julian nous informe que la souffrance que nous nous causons à travers nos actes d’avidité ou d’inconscience est la seule punition que nous nous causons… Ainsi Julian considère que s’abandonner à la culpabilité, c’est un gâchis complet de temps. La chose véritablement humble à faire quand nous avons trébuché, c’est de nous hisser sur nos pieds aussi vite que nous le pouvons et nous précipiter dans les bras de Dieu où nous nous rappellerons qui nous sommes réellement. Pour Jullian, le péché n’a pas de substance parce qu’il est l’absence de tout ce qui est bon et aimable, tout ce qui est de Dieu. Le péché n’est rien d’autre que la séparation de notre source divine. Et la séparation de Celui qui est Saint n’est qu’une illusion. Nous sommes toujours et pour toujours unis en amour avec notre Bien aimé. En conséquence, le péché n’est pas réel. Seul l’amour est réel.

Mirabaï Starr explique : Julian n’a pas eu besoin d’un diplôme de théologie pour arriver à cette conclusion. Elle a eu simplement besoin de voyager aux frontières de la mort où elle a été enveloppée par l’étreinte aimante de Celui qui est Saint (The Holy One), qui lui a assuré qu’il l’aimait depuis l’avant même de sa création et qu’il l’aimerait jusqu’à la fin du temps. Et c’est avec ce grand amour, a-t-il révélé, qu’il aime tous les êtres. Notre seule tâche est de nous le rappeler et de nous en réjouir. A la fin, écrit Julian, tout sera clair : alors aucun d’entre nous ne se sentira poussé d’aucune façon à dire : Seigneur, si seulement les choses avaient été différentes, tout aurait été bien. A la place, nous proclamerons tous d’une seule voix : Bien aimé, puisses-tu être béni, parce que c’est ainsi : tout est bien (Beloved one, may you be blessed, because it is so : all is well ).

Le fait que Julian « n’ait pas vu de colère en Dieu » ne l’a pas tenté de s’engager dans des conduites nuisibles, avec impunité. Au contraire, la liberté qu’elle trouve dans l’amour inconditionnel de Dieu, la pousse davantage à être digne de sa miséricorde et de sa grâce. Elle suggère que nous aussi nous nous engagions dans la sainte tâche d’aimer Dieu de tout notre cœur, de tout notre esprit et de toute notre force.

 

Devenir un avec Dieu
Oneing with God

Julian écrit : « La place que Jésus occupe dans notre âme ne disparaitra plus jamais, car, en nous, est sa maison et c’est une grande joie pour lui d’habiter là ; et l’âme qui ainsi contemple cela est rendu semblable à Celui qui est contemplé »

Richard Rohr évoque là la parole de Jésus : « Ce jour-là, vous comprendrez que je suis dans mon Père et que vous êtes en moi et que je suis en vous » ((Jean 14.20). Et Richard met l’accent sur l’enseignement de Jésus concernant l’union avec Dieu et en montre la portée fondamentale. « Ce jour-là promis dans l’Évangile de Jean a été long à venir. Et pourtant, c’est le message constant de chaque grande religion dans l’histoire. C’est la tradition Pérenne. Le divin et ainsi l’union universelle est le cœur du message et la promesse – le but global et la signification majeure de toute religion. Nous ne pouvons nous élever à l’union avec Dieu parce que nous l’avons déjà reçue ».

Julian de Norwich utilise l’idée du devenir un ‘oneing’ pour décrire l’union divine. Mirabaï Starr traduit ainsi un de ses textes : « L’âme humaine est une des plus nobles choses que Dieu n’ait jamais créée. Il désire aussi que nous soyons conscients qu’il a joint l’âme bien aimée de l’humanité avec la sienne quand il nous a créé. Le lien qui nous connecte à Dieu est subtil, puissant et indéfiniment saint. Et il désire aussi que nous réalisions que nos âmes sont interconnectées, unies par son unité (oneness) et rendues saintes par sa sainteté. Quand je regarde à moi-même comme individu, je vois que je ne suis rien. C’est seulement dans l’unité avec mes compagnons dans la recherche spirituelle (fellow spiritual seekers) que je suis quelque chose. C’est ce fondement de l’unité, ce devenir un ‘oneing’ qui sauvera l’humanité… L’amour de Dieu crée une telle unité en nous qu’aucun homme ou aucune femme comprenant cela, puisse possiblement se séparer lui-même ou elle-même de n’importe qui d’autre ».

Comment Richard Rohr explique-t-il cela ? « Ce n’est pas quelque bond logique du XXIe siècle. Ce n’est pas du panthéisme ou un simple optimisme Nouvel âge. C’est le point fondamental. L’union radicale est l’expérience récurrente des saints et des mystiques de toutes les traditions. Nous n’avons pas à le découvrir et à le prouver ; nous avons seulement à recouvrer ce qui a été redécouvert – et a réjoui, encore et encore ceux qui désirent Dieu et l’amour. Quand nous l’avons redécouvert, nous devenons comme Jacob, quand il s’est réveillé de son sommeil et a crié « tu étais là tout le temps et je ne le savais pas » (Genèse 28.16).

Richard Rohr rappelle l’inspiration de Jean : « Comme Jean l’explique dans sa première Lettre : « Je ne vous écris pas parce que vous ne savez pas la vérité. Je vous écris à vous parce que vous la savez déjà ». (1 Jean 2.2). Comme Jean, je puis seulement vous convaincre de réalités spirituelles parce que votre âme sait déjà ce qui est vrai, et c’est pourquoi je crois et j’ai confiance dans les visions de Julian. Pour les mystiques ; il y a un seul Connaisseur, et nous participons seulement à cet Esprit unique ».

 

Une présence

Pourquoi Julian utilise-t-elle le terme de ‘oneing’, devenir un. Mirabaï Starr répond en ce sens : au lieu de parler de se fondre en Dieu ou d’union avec Dieu, Julian a forgé le terme ‘oneing’. Oneing est une réflection de ce qui est déjà. Nous sommes déjà un avec Dieu : nous avons toujours été un avec Dieu et nous le serons toujours. La vie n’est rien si elle n’est pas réveillée à cette réalité de notre unité, nous unifiant avec Dieu. Ce devenant un est naturellement enraciné dans l’amour. Ce n’est pas seulement devenir un ‘oneing’, devenant un pour le bien du devenant un. C’est devenant un pour l’amour.

James Finley réfléchit aussi sur le devenant un : pour moi, un mot fait écho avec ‘oneing’, devenant un. Ce mot est présence. Dans son infinie présence, Dieu se présente lui-même, se présente elle-même et se donne entièrement et complètement. L’unité (oneness) est toute la réalité de ce qui est. Il n’y a rien d’autre que Celui qui est ‘oneness’. Le péché originel ou la brisure tombent en dehors ou sont évacués de l’infiniment un qui est seul réel.

Le théologien contemplatif, Howard Thurman, décrit comment Jésus et nous, pouvons faire l’expérience de la présence de Dieu. Ce doit être un sens mur de la Présence. Ce sens de la Présence doit être une réalité au niveau personnel aussi bien qu’au niveau de la société, de la nature, du cosmos. Pour l’exprimer dans le langage le plus simple de la religion, les humains modernes doivent savoir qu’ils sont enfants de Dieu et que le Dieu de la vie et le Dieu du cœur sont un et semblables. Une telle assurance vitalisera le sens du soi et éclairera le sens de l’histoire avec la chaleur d’une grande confiance. Alors nous regarderons la vie avec des yeux tranquilles et accomplirons nos tâches avec la conviction et le détachement de l’Éternité

Quand Jésus priait, il était conscient que dans sa prière, il rencontrait la Présence, et cette conscience était bien plus importante et significative que la réponse à sa prière. C’est en premier pour cette raison que Dieu a été pour Jésus la réponse à tous les enjeux et tous les problèmes. Lorsque, avec tout mon esprit et tout mon cœur, je cherche vraiment Dieu et m’adonne à la prière, moi aussi, je rencontre la présence de Dieu et je sais alors que Jésus avait raison.

Les écrits rapportant l’expérience de Julian de Norwich ne sont venus au grand jour que bien plus tard après leur écriture.  Ils exercent aujourd’hui une grande influence. Julian de Norwich est reconnue par l’Église anglicane et par l’Église catholique.

L’attention qui lui est portée sur le site : « Center for action and contemplation » ne surprend pas puisque c’est bien dans la contemplation que s’inscrivent les « révélations » de Julian de Norwich. Dans son livre : « The divine dance » (3), Richard Rohr nous propose une vision qui fait écho à celle de Julian : communion trinitaire, communion d’amour, la présence de Dieu est déjà là et s’offre à notre reconnaissance : « La grâce de Dieu est déjà là. Vous ne pouvez pas créer votre union à Dieu. Elle vous est déjà donnée. La différence n’est pas entre ceux qui sont unis à Dieu et ceux qui ne le sont pas. Nous sommes tous unis à Dieu, mais seulement certains d’entre nous le savent » (3).

Par ailleurs, nous pouvons nous reporter à l’enseignement de Jürgen Moltmann qui nous apprend à reconnaitre la présence de Dieu à travers l’expérience (4).

Certes, l’expérience n’est pas, à elle seule, source de vérité. Elle requiert une interprétation qui elle-même puise dans d’autres ressources. En théologie chrétienne, nous nous référons à la Parole biblique. A cet égard, certaines affirmations de Julian, par exemple sur le péché, sont déconcertantes. Mais de nouveaux angles de vue ne nous appellent-ils pas à aller plus loin dans la réflexion. L’auteur d’un livre sur de grandes mystiques féminines (5), Shannon K Evans, nous invite, à la fin de cette séquence, à ne pas nous limiter aux précédents et à aller de l’avant : « Dieu est bien plus grand que ce que notre cerveau limité peut comprendre. Ce Dieu que nous connaissons et aimons… est suffisamment grand pour tout contenir. La question est de savoir si nous pouvons mettre de côté nos peurs et nos préjugés et accepter cela ». Si nous en revenons à l’expérience quotidienne, ne nous arrive-il pas d’être ému spirituellement par un témoignage, une prédication ou une lecture ? Le Saint Esprit est à l’œuvre. Tel message fait écho en nous. N’en est-il pas de même en découvrant l’enseignement de Julian de Norwich ?

J H

 

  1. Julian of Norwich. Weekly summary. Il existe une traduction française automatique sur le site. Dans ce compte rendu, quoique dépourvu de la compétence d’un traducteur professionnel, nous avons préféré traduire le texte pas-à-pas en affrontant les difficultés du rendu de certaines expressions https://cac.org/daily-meditations/julian-of-norwich-weekly-summary/
  2. Julian of Norwich Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Julian_of_Norwich
  3. Reconnaitre et vivre la présence d’un Dieu relationnel : The divine dance : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
  4. Reconnaitre la présence de Dieu à travers l’expérience : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-la-presence-de-dieu-a-travers-lexperience/
  5. Shannon K. Evans : The Mystics Would Like a Word: Six Women Who Met God and Found a Spirituality for Today. Penguin random house. 2024
Un usage de facebook

Un usage de facebook

L’usage d‘internet a transformé entièrement notre genre de vie dans la plupart de secteurs de notre activité du travail et de commerce à l’information aux loisirs. On pourrait énumérer les cas où il s’est révélé ou se révèle indispensable. Cependant, on peut sans doute se demander s’il n’y a pas là aussi un revers de la médaille. Effectivement, on redoute aujourd’hui la dépendance que l’usage d’internet peut susciter jusqu’à un effet d’addiction. C’est la crainte exprimée par Sophie Lavault, docteure en neurosciences et psychologie clinique. « L’hyper connectivité nous procure tant de shoots de dopamine qu’elle nous coupe du lien authentique avec nous-mêmes et avec les autres ; sous l’emprise de nos écrans, nous ne prenons plus le temps de ressentir, ni d’observer. Déconnectés de notre propre corps, nous le sommes de notre environnement naturel au point de détruire plutôt que de préserver ». Aussi a-t-elle écrit un livre qui engage à « revenir à soi » (1). De même, si on peut reconnaitre, pour une part, dans la montée des réseaux sociaux , une extension des liens sociaux et  une émergence de conscience commune, on peut également redouter  y voir apparaitre la formation de clans, une agressivité mimétique, une violence numérique, une manipulation de l’information. Nous sommes interpellés.

On connait aujourd’hui l’extension et la répartition des réseaux sociaux dans le monde. Si Facebook est le réseau social le plus fréquenté dans le monde avec près de 3000 milliards d’utilisateurs actifs mensuels en 2023, en France, il totalise 40 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Si il est en perte de vitesse parmi les plus jeunes, passant au cinquième rang des réseaux fréquentés chez les 18-24 ans, il continue une légère progression chez les plus âgés (2).

Dans ce grand nombre d’usagers, chacun est singulier dans sa fréquentation. Comme les interpellations vis-à-vis de l’utilisation d’internet s’adresse à tous, chacun peut également y apporter une réponse personnelle. Nous nous sommes interrogés sur notre propre usage de Facebook.

 

Contexte de notre présence sur Facebook

Facebook se présente ainsi : « Facebook est un réseau social grand public. Il permet à ses utilisateurs de rester en contact avec leurs amis, familles, connaissances, en interagissant grâce à des publication, des commentaires, des likes, de participer à des groupes en fonction de leurs intérêts ».  Nous sommes entrés sur Facebook, il y a une douzaine d’années, engagé dans une recherche personnelle se traduisant par une écriture pour un blog : « Vivre et espérer », et, à l’époque, la mise en valeur de l’œuvre du théologien ; Jürgen Moltmann dans un autre blog : « L’Esprit qui donne la vie ». Parallèlement, depuis des années, nous participions au site de Témoins, association chrétienne interconfessionnelle.  En entrant dans Facebook, nous souhaitions y trouver, pour une part, un espace de dialogue. Dans une condition de veuvage, pouvoir élargir mon éventail de relations était également un souhait. Cependant, je ressentis très tôt ma particularité d’arrivant relativement isolé. De nombreux participants fréquentaient Facebook avec un réseau bien constitué, y partageant les apports de leurs loisirs, notamment de leurs vacances, parfois des réflexions ou des émotions. J’en étais un spectateur bienveillant et reconnaissant pour la vie bonne qui s’y exprimait. Progressivement, je découvris la vie des uns et des autres et à travers les « j’aime », une attention plus ou moins mutuelle put s’instaurer.  A travers les demandes, le public s‘élargit puisqu’il compte aujourd’hui 530 amis. On doit dire ici également que mon savoir-faire dans l’usage de Facebook est limité. Par exemple, je ne recours pas à la messagerie : Messenger.

Aujourd’hui, depuis quatre ans, relégué dans un Ehpad, à la suite d’un covid, puis de l’épidémie et de l’impossibilité de retrouver mon genre de vie initial, mon isolement s’est accru. Mais Facebook s’avère alors véritablement secourable par l’accès ouvert sur la nature et sur l’art par de magnifiques photos et par une ambiance bienveillante. Et il continue à être une source d’information très efficace où je puise abondamment tant pour mes choix de livres que pour ma participation à Témoins. A plusieurs reprises, j’ai relaté sur ce blog, mon usage de Facebook (3). Ce furent des étapes dans  l’expression de mon ressenti.  Je réitère ici avec un peu plus de recul.

 

Une ouverture à la beauté

Comment est-ce que je perçois les principaux apports de mon fil Facebook?

Un des apports majeurs, c’est une ouverture à la beauté au moins sous un double aspect : la beauté de la nature et la beauté des œuvres d’art.  Nombreux sont les ami(e)s qui partagent des photos de paysage, aujourd’hui entre autres, L P , JM T ,  F S , N H , L P…Plus largement, ce sont des photos de nature, comme des fleurs. Je pense actuellement à de superbes photos de montagne. On peut admirer aussi des photos d’un auteur de livres publiant de sublimes photos de paysages méridionaux, de la Drome notamment, D Massivement, les organismes de tourisme de toutes les régions de France diffusent de magnifiques photos de paysage. Je revisite ainsi un pays que j’ai aimé et admiré:  le golfe du Morbihan. Cependant circulent aussi de nombreuses peintures de paysage. J’ai découvert ainsi le grand nombre et la variété des peintures de Claude Monet, ébloui par l’expression de son ressenti, une beauté toujours actuelle. Mais la proposition est variée et je trouve des perles dans les multiples expressions actuelles de l’art naïf. Certains nous font connaitre des peintures peu connues d’autres pays européens ( P S)

 

Expressions de vie

Le philosophe et sociologue, Charles Taylor, nous a montré comment nous sommes entrés dans un âge de l’authenticité (4). « Les historiens et sociologues s’accordent pour reconnaitre un tournant majeur dans la vie sociale et culturelle des pays occidentaux dans les année 60…L’individualisme s’est désormais déplacé sur un axe nouveau sans abandonner les anciens pour autant. En plus de l’individualisme moral/spirituel et instrumental se répand désormais un individualisme « expressif ». Cette expressivité, cette expression de soi est très présente sur Facebook. Certes, elle prend des formes différentes. Certains sont discrets, d’autres expriment leurs états d’âme.  Cependant, communiquer sur Facebook, c’est évidemment exprimer ce qui vous tient à cœur sur différents registres. Mais cette expression est tournée vers le partage. Pour certains, cette expressivité se manifeste dans une manifestation de leur vie personnelle. Ainsi, une « amie » anglaise J E , partage non seulement de belles contributions picturales, mais elle nous associe à sa vie quotidienne et à son histoire familiale.   Sensible au visage de l’humain, elle aime partager des photos de ceux qui l’entourent.  D’autres expressions sont plus discrètes. Ainsi, MF R nous fait découvrir la beauté dans sa campagne, mais exprime aussi sa vision de la vie. Et P S  ne nous entretient pas seulement de la vie de sa province, mais il participe à un site protestant et, de temps à autres, laisse transparaitre ses opinions politiques.

 

Propositions spirituelles et religieuses

La part des relations chrétiennes, catholiques et protestantes ou autres, est ici importante au point où il est difficile de toutes les mentionner. Il y a donc des commentaires journaliers d’évangile ( J T et M CT), de nombreux commentaires bibliques (Reg P,  Prot B,  L P), des messages d’ouverture chrétienne (C C  M J) des textes engagés concernant la vie des églises ( R P,  C P,  A S, Conf bapt, , H L… ) Bien sûr, il se trouve des réflexions théologiques (  Transcend , P L , J C,  DF)  de libres expressions (M M, J C S,  MH M C, H RG ),  des témoignages d’acteurs engagés ( R G , B C) On peut ajourer à ce groupe des acteurs spirituels comme Hum N et ses interviews en vidéo,  D GQ et ses dialogues en quête spirituelle ou encore JP O.. On ajoutera ce qui tient aux relations entre psychologie et spiritualité.  La poésie est également très présente, notamment dans écrits de Christian Bobin et de Jean Lavoué.  Ajoutons à cette énumération très vaste et qui parait fastidieuse en l’absence des noms et des contenus, l’apport de B C qui se manifeste en terme d’un flux de vidéos et de textes qui concernent à la fois le religieux et le politique . L’offre est conséquente et, dans cet ensemble, des affinités peuvent s’établir.  De temps à autre, une lueur vient nous éveiller De plus, nous pouvons recueillir là nombre d’informations pour le site de Témoins

 

Vie sociale, économique et politique

La vie sociale, économique et politique apparait à travers la contribution de quelques ami(e)s et quelques publicités d’organisme. Sur notre fil, ce secteur a une place seconde. Parmi les thèmes abordés, l’écologie occupe une place majeure. Les grands évènements se répercutent très vite, notamment l’information concernant les décès de grandes personnalités. Il me semble que les questions politiques se manifestent très différemment selon les périodes. Actuellement, leur présence ne me parait pas à la mesure des enjeux. Notons à nouveau la richesse du flux de vidéos et de textes communiqués par B C. C‘est un apport précieux.

 

Les vidéos

Facebook comporte également une rubrique vidéos, mais celles-ci ne sont pas choisies par des « ami(e)s. Elles sont très variées quant à leurs origines et à leurs sujets. Ainsi elles concernent-elles la vie des animaux, les relations humaines, la psychologie, la philosophie, les sciences, le message chrétien dans ses différentes formes, voire un message musulman. La tonalité induit fréquemment des sentiments positifs : les vidéos de Thomas d’Ansembourg se proposent de nous aider à comprendre notre manière de vivre en relation., les courts interviews réalisées par Human Nadj  auprès de personnes témoignent d’un humanisme psychologique et spirituel dans une sphère où la culture musulmane est bien représentées, des vidéos  nous montrent une entraide chez des humains ou des animaux, la présentations d’initiatives humaine innovantes (Brut), des messages chrétiens de différents origine, notamment d’origine africaine entre autres l’Église méthodiste de Cote d’Ivoire,  le récit d’expériences spirituelles, des messages qui nous apportent des visions nouvelle sur la conscience, la santé, l’histoire africaine.. C’est un espace de découverte. En ce moment, pourtant crucial, cette rubrique manifeste une grande discrétion sur le plan politique

 

Diversité

Notre description est incomplète .  En présentant notre fil, nous avons choisi d’énoncer les noms par des initiales par discrétion et dans l’impossibilité d’une exhaustivité. Il y a des thèmes présents de temps en temps sur notre fil, notamment à travers des publicités d’organisme, comme la santé par exemple.

 

Facebook comme cadeau

A l’heure où les critiques se multiplient contre les réseaux comme propagateur de fausses nouvelles ou porteur de ségrégation sociale, notre expérience personnelle nous permet de mettre en évidence la diversité des situations

Il y a bien un premier enseignement qui apparait. Si le dispositif du réseau prédispose, l’usage personnel de chacun est déterminant.

Si Facebook encourage finalement une interaction positive à travers l’usage prédominant des « like », est-ce que nous-même, nous sentons-nous heureux de manifester abondamment notre attention, notre estime, notre sympathie. Tout en gardant une volonté de sincérité, j’ai choisi cette attitude, même si elle me semble peu payée de retour. A travers ce que les gens disent d’eux-mêmes et de leurs activités sur le fil Facebook, nous finissons par les connaitre pour une part. Et nous pouvons leur être reconnaissant, car, en s’exposant, ils nous accordent une part de confiance dans le partage de leurs joies et parfois de leurs inquiétudes et de leurs peines. Cela me fait penser au coq d’un livre d’enfant qui de son clocher, disant aux gens du village : « je t’ai vu ». Et bien à nous de faire le choix de la sympathie.   Nous nous rappelons ici une pensée d’Antonio Spadaro dans son livre : « Quand la foi passe par le réseau ». Il nous appelle, dans un esprit de convivialité et de fraternité à faire évoluer le net d’un lieu de « connexion » à un lieu de « communion ». « La connexion en soi ne suffit pas à faire du Net un lieu de partage pleinement humain. Travailler en vue d’un tel partage est la tâche spécifique du chrétien » (5). Il y a la une exigence qui m’interpelle et qui m’invite à grandir spirituellement.

Cependant, il y a également dans l’offre de Facebook des propositions qui suscitent L’admiration, l’émerveillement, la « awe » (6) et, en conséquence, la reconnaissance, e la gratitude (7). Ce sont là deux réalités éminemment spirituelles et également bienfaisantes   Certains paysages, certaines peintures nous paraissent admirables. Pour moi, cette admiration peut déboucher sur la louange et la reconnaissance. C’est la parole d’un psaume : « Que tes œuvres sont grandes, O Éternel. Et je chante avec allégresse l’ouvrage de tes mains » (Ps 92).

Cette offre est d’autant plus précieuse lorsqu’on vit dans un isolement relatif et qu’elle vient compenser des manques comme une accession difficile à la nature

On peut ajouter que Facebook permet aussi d’esquisser une forme de dialogue à travers des commentaires. C’est un germe de réflexion partagée

 

En manque

Certes, de nombreux messages appellent la réflexion.  D’autres suggèrent une méditation. Mais, au total, sur notre fil, nous voyons peu de réflexions étayées, construites Nous y portons des extraits de textes des différentes rubriques de Vivre et espérer : histoires et projets de vie, expérience de vie et relation, culture et société, émergence écologique, vision et sens.  Et nous abondons en même temps, notre page Facebook : Vivre et espérer.   Dans ces textes, nous nous sommes donnés pour but d’apporter, de la manière la plus accessible possible, un éclairage qui puisse contribuer à rendre plus justes , plus pertinentes, nos représentations, en pensant que ces représentations ont ensuite des effets sur nos actes. Ainsi présentons-nous des livres français et étrangers qui s’appuient sur l’expérience de leurs auteurs, mais aussi sur des apports sociologiques, psychologiques, scientifiques, philosophiques et théologiques. Nous remercions les quelques-uns qui marquent leur appréciation de cet apport, souvent ou de temps à autre. Notre regret est que ces textes ne suscitent davantage d’attention dans un public qui, au total, apparait plutôt comme cultivé et spirituel.  En regard, nous nous réjouissons de l’attention que certains portent aux photos de nature extraites de notre collection de photos flickr

 

Se remettre en question

Lorsque Sophie Lavault nous met en garde vis-à-vis de l’hyperconnectivité et, en conséquence un danger d’addiction et de déconnexion avec soi-même, lorsqu’on y réfléchit, c’est notre propre usage d’internet qui est mis en question.  Je m’interroge sur mon usage de Facebook.  Certes, dans ma condition, il m’apporte un lien essentiel avec la nature et avec la vie sociale. Il suscite des sentiments qui fondent la vie comme la sympathie, l’émerveillement, la gratitude. Le danger réside dans une consultation accélérée : passer d’un post à un autre sans prendre le temps suffisant pour le gouter.   Il y a un risque de banalisation qui entrainerait un émoussement de notre émerveillement. ou de notre attention. Lorsque Saint-Exupéry écrit le « Petit Prince », il nous montre combien l’édification d’un lien requiert un apprivoisement lequel requiert du temps. Si nous passons trop rapidement d’une perle à une autre, il y a danger de banalisation. « Ralentir pour sentir », c’est l’expression qui sert d’identifiant à un « ami » de Facebook.  Je me suis rendu compte combien il était bienfaisant de m’attarder sur une belle photo et de la contempler. La même attitude vaut pour notre attention aux moments de vie qui nous sont présentés sur Facebook et sur les sentiments qui y sont évoqués. Dans quelle mesure, ma louange ou ma prière sont-elles mobilisées ?

A deux reprises, sur ce blog, je me suis interrogé sur mon usage de Facebook (3) Sans doute, la perception de cet usage varie selon la condition du moment. Aujourd’hui, je mesure le cadeau qui m’est fait, et qui, quelles qu’en soient les limites, m’appelle à en faire un sage usage et à en prendre soin.

J H

 

  1. Sophie Lavault. Revenir à soi Comment le numérique nous déconnecte de nous-mêmes. Albin Michel. 2023
  2. Facebook : les chiffres essentiels : https://blog.digimind.com/fr/agences/facebook-chiffres-essentiels
  3. Mon expérience de Facebook 2017 https://vivreetesperer.com/mon-experience-de-facebook/            Facebook en question  2020 :  https://vivreetesperer.com/facebook-en-question/
  4. L’âge de l’authenticité : https://www.temoins.com/lage-de-lauthenticite/
  5. Cyberespace et théologie : https://www.temoins.com/cyberespace-et-theologie/
  6. Ebloui par l’émerveillement : https://vivreetesperer.com/ebloui-par-lemerveillement/  Comment la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimées par le terme de « awe » peut transformer nos vies : https://vivreetesperer.com/comment-la-reconnaissance-et-la-manifestation-de-ladmiration-et-de-lemerveillement-exprimees-par-le-terme-awe-peut-transformer-nos-vies/
  7. La gratitude, un mouvement de vie : https://vivreetesperer.com/la-gratitude-un-mouvement-de-vie/

 

La vision du monde selon le Nouveau Testament

La vision du monde selon le Nouveau Testament

D’après N T Wright, exégète et théologien  anglais

Au départ, dans les années 1970, N T Wright (1) est un exégète innovant qui prend en compte le milieu et la culture de l’époque où Jésus a vécu et où l’Évangile s’est propagé. Son parcours s’est poursuivi dans des fonctions pastorales. De 2003 à 2010, il est évêque anglican de Durham. N T Wright a écrit de nombreux livres. Il présente dans leur contexte les livres du Nouveau Testament pour le grand public. Théologien, il met l’accent sur le rôle majeur de Paul (2). Il proclame la réalité fondamentale de la résurrection. Il présente la foi chrétienne à un grand public dans une vision dynamique. Ainsi, dans un livre bien accueilli : « Surprised by Hope », Wright met en avant l’accent sur la Résurrection comme un fondement de l’espérance partagée par tous les chrétiens. Il critique la polarisation sur une conception du salut comme « aller au ciel quand vous mourrez ». Il s’élève contre la doctrine de « l’enlèvement de l’Église », prisée par certains milieux aux Etats-Unis.

Or, en 2019, NT Wright, avec Michaël F Bird vient de réaliser une grande œuvre, un livre de près de mille pages, une « introduction à l’histoire, à la littérature et à la théologie des premiers chrétiens » : « The New Testament and its world » (le Nouveau Testament et son monde » (3). Ce livre est « votre chemin de passage du XXIè siècle à l’ère de Jésus et des premiers chrétiens ». Il « replace le Nouveau Testament et le premier christianisme dans son contexte original ». « Rassemblant plusieurs décennies de la recherche innovante de NT Wright, cet ouvrage présente les livres du Nouveau Testament comme un phénomène historique, littéraire et social localisé dans le monde du judaïsme du Second Temple au milieu de l’univers politique et culturel gréco-romain et à l’intérieur du premier christianisme ». (Page de couverture). Un commentateur peut écrire : « « La grande et hardie interprétation du Nouveau Testament construite par NT Wright parait ici dans un volume accessible ». Cet ouvrage est donc destiné à nous permettre de lire intelligemment le Nouveau Testament, mais son auteur NT Wright désire également que cette lecture compte pour nous aujourd’hui : « Making the New Testament matter for today » (p 878). Ainsi, le dernier chapitre s’intitule : « Bringing it all together ».  En quoi tout ceci nous concerne et importe pour nous ? Nous débouchons ici sur une vision du monde.

 

Rendre le Nouveau Testament pertinent pour aujourd’hui

« Naturellement, le Nouveau Testament porte une foi à confesser ». Cependant, « la vérité dont parle le Nouveau Testament est toujours profondément personnelle. C’est une personne, Jésus, le Messie d’Israël et le Seigneur du monde, Celui dans lequel la vérité de Dieu est incarnée et son projet accompli. En dernière analyse, la vérité biblique n’est pas une série de propositions à mettre dans leur ordre logique. C’est une l’histoire, une histoire qui culmine dans le Messie d’Israël, Jésus, et trouve son issue ultime dans la nouvelle création finale » (p 879). NT Wright situe le Nouveau Testament par rapport à l’Ancien. Les citations de ce dernier ne sont pas tant un mode de preuve. « Les premiers chrétiens se virent eux-mêmes comme s’inscrivant dans des récits de création, l’exil d’Israël et l’espoir d’un nouvel exode dans le récit de l’évangile de l’église »… Ainsi, « Abraham s’inscrit dans une grande histoire, celle d’Israël de telle manière qu’Abraham est le point de départ de l’opération divine de sauvetage, le Messie étant la conclusion dramatique et inattendue en charge de mettre le tout en pratique. La communauté croyante est le peuple à la dimension du monde sous la conduite de l’Esprit ». L’auteur s’interroge sur les résistances de certains vis-à-vis de ce narratif, soit qu’il leur apparaisse comme réduisant la grâce à un simple surplus d’un progrès historique immanent, soit qu’il soit confondu avec une pensée Hégélienne. Mais « quand nous saisissons le monde de la pensée et particulièrement le monde narratif du Second Temple, des juifs, tels que Paul, Pierre et Jean…. nous voyons comment, pour eux, la bonne nouvelle de Jésus le Messie, crucifié et ressuscité faisait sens dans ce monde. Leurs allusions à Adam, Abraham et Israël n’étaient pas des preuves auxquelles ils faisaient appel. Ils savaient plutôt qu’ils puisaient dans une histoire singulière, linéaire. Par exemple, Abraham était perçu comme le commencement de la réponse divine à Adam nécessitant une pleine réponse dans l’accomplissement ultérieur du Messie. De surcroit, il y a une étroite connexion entre Abraham et la maison de David »… « il y a le sens qu’Esaïe 40-55 est maintenant devenu vrai en Jésus et est maintenant en train de devenir vrai dans l’église conduite par l’Esprit. L’œuvre du « serviteur » a accompli le projet divin de mettre fin au long exil d’Israël et de restaurer la création elle-même ». NT Wright met en évidence les oublis qui ont longtemps affecté l’exégèse occidentale et engendré une perte de sens : on avait perdu de vue que « le projet de Dieu à travers Abraham était de sauver la race humaine » et que, pour ce sauvetage, Dieu travaillait à l’intérieur de la création à travers ses « porteurs d’image (« image-bearers ») si bien que sauver les humains du péché et de la mort n’était pas accompli pour leurs seuls bénéfices, mais, de telle manière qu’à travers des humains renouvelés, Dieu sauve la création elle-même ». A la suite des exils d’Israël et des souffrances engendrées, le nouvel exode est le sauvetage d’Israël – dans la personne du Messie qui a vaincu la puissance des ténèbres et est ressuscité des morts – et, avec cela, le sauvetage de la race humaine dans son ensemble » (p 880).

 

Quelle vision du monde ?

« La théologie chrétienne est une théologie narrative (storied theology). Elle parle d’un grand narratif au sujet de Dieu et de la relation de Dieu avec le monde de la création à la nouvelle création avec Jésus au milieu… le narratif concerne un créateur et sa création : des humains faits à l’image du créateur et appelés à réaliser certaines tâches ». Le créateur a agi pour remédier à la rébellion des humains, à travers Israël et à l’extrême à travers Jésus. L’histoire continu : « Le créateur agit par son Esprit dans le monde pour y apporter sa restauration et une nouvelle floraison, ce qui est son but ».

Cependant, « ce narratif constitue également une vision du monde, une manière de comprendre les réalités et les relations dans le monde comme nous les percevons ». « Une vision du monde n’est pas ce que nous regardons, mais ce à travers quoi nous regardons. Elle génère une représentation de la manière dont nous devrions vivre dans le monde et, par-dessus tout, le sens de l’identité et de la place qui permet à des êtres humains d’être ce qu’ils sont. Les visions du monde procurent des réponses généralement non définies et implicites, mais d’autant plus puissantes pour des questions qui commencent avec : « qui ? », « où ? », et « quoi ? », « comment ? », et « quand ? ». Des croyances et des actions émergent de cette combinaison sous-jacente de récits, de symboles, de pratiques, et de questions qui constituent la vision du monde » (p 881).

NT Wright présente alors les réponses apportées par la théologie chrétienne à ces cinq questions qui fondent une vision du monde.

° Qui sommes-nous ? « Nous sommes des humains faits à l’image du créateur. Nous avons des responsabilités vocationnelles qui correspondent à ce statut. Fondamentalement, nous ne sommes pas déterminés par la race, le genre, la classe sociale, la localisation géographique, et nous ne sommes pas de simples pions dans un jeu déterministe ».

° Où sommes-nous ? « Nous sommes dans un monde bon et beau bien que passager, la création de Dieu dans l’image duquel nous sommes faits. Nous ne sommes pas dans un monde étranger et hostile (comme les gnostiques l’imaginent), ni dans un cosmos auquel nous devons allégeance comme à un être divin (comme les panthéistes le suggéreraient) et non plus dans un monde dépourvu de sens (comme l’épicurianisme, ancien et moderne, le suggère) ».

° Qu’est ce qui est mauvais ? « L’humanité s’est rebellée contre le créateur. Cette rébellion reflète une dislocation cosmique entre le créateur et la création et le monde est en conséquence désaccordée avec son intention créatrice. Une vision chrétienne du monde rejette le dualisme qui associe le mal à la création et à la nature physique. Elle rejette également le monisme qui analyse le mal simplement en terme de quelques humains en partie désaccordés avec leur environnement. Son analyse du mal est plus subtile et va plus loin… » Elle refuse également d’ériger en vérité des analyses partielles comme celles de Marx et de Freud.

° Comment ceci peut être mis à l’endroit ? « Le créateur a agi, est agissant et agira à l’intérieur de sa création pour traiter avec le poids du mal amené par la rébellion humaine et ainsi ramener le monde à la finalité pour laquelle il a été fait, c’est-à-dire qu’il résonne pleinement avec sa présence et sa gloire. Naturellement, cette action trouve son centre, son moteur en Jésus et dans l’esprit du créateur ». Les solutions partielles sont écartées.

° Quelle heure est-il ? « De l’ancien Israël aux juifs du second Temple et jusque dans le premier christianisme, il y a toujours eu un sens de là où nous sommes dans l’histoire. Du point de vue chrétien, nous sommes dans le temps de l’accomplissement, le temps où le royaume de Dieu a déjà été lancé d’une façon décisive sur terre comme au ciel à travers l’œuvre de Jésus lui-même. Toutes choses, y compris la mort, sont soumises à son règne. C’est le cinquième acte de la scène cosmique de cinq actes qui commença avec la création, continue avec la rébellion humaine, a vu l’appel d’Abraham et de sa famille, et puis a vu cela porter le fruit ultime en Jésus. L’église menée par l’esprit est appelée à vivre la vie humaine authentique anticipant dans le présent la vie de « l’âge à venir », dans la libération de la puissance du mal qui a été lancée par la mort et la résurrection de Jésus » (p 882).

N T Wright nous montre en quoi la vision du monde chrétienne induit un genre de vie.

« La vision du monde chrétienne engendre un mode particulier d’être au monde ». Et là, l’auteur cite l’épitre à Diognète, écrite par un auteur chrétien de la fin du IIe siècle. Il y est dit que « ce que l’âme est dans le corps, c’est ainsi ce que sont les chrétiens dans le monde, c’est-à-dire : moyens de vie, préservation, guérison et amour répandus dans le monde ».

En fait, dans le cas du christianisme, on pourrait mieux l’exprimer comme étant « pour » le monde puisque, fondamentalement, dans la vision du monde chrétienne, l’humanité s’inscrit dans le dispositif du créateur de prendre soin du monde, et les chrétiens, en particulier, sont en charge d’apporte la guérison dans le monde » (p 882-883). Naturellement, comme pour d’autres visions du monde, ceux qui y adhèrent ne sont pas forcément à la hauteur, mais, en principe, la vision chrétienne du monde incite à la guérison du monde et à l’anticipation de l’accomplissement final.

Quelle sont les croyances de base ? s’interroge NT Wright. Il passe en revue les affirmations de base des premiers siècles. « Inspiré directement par le Nouveau Testament lui-même, le IIe siècle a insisté sur le fait que la rédemption signifiait la réaffirmation de la bonté de la création originelle. Les IIIe et le IVe siècles, faisant à nouveau écho au Nouveau Testament, ont insisté sur le fait que Jésus était et doit être identifié comme incarnant dans une forme humaine le Dieu unique d’Israël. Les IVe et Ve siècle, s’appuyant sur les écrits bibliques ont insisté sur le fait que la vie chrétienne, œuvre et témoignage, était et est elle-même l’œuvre du même Dieu vivant en la personne de son esprit… Le Nouveau Testament fournit ainsi la base pour une théologie et une vision du monde que nous pouvons expliquer et énoncer dans la guidance de l’Esprit, quelques réalités universelles dans l’expérience humaine : la justice, la spiritualité, la relation, la beauté, la liberté, la vérité et la puissance. Une vision chrétienne du monde nous dit ce que ces réalités signifient, qu’en faire, comment nous en réjouir et comment ne pas en abuser. Une vision chrétienne du monde centrée sur ces réalités nous rend capable de nous engager dans une adoration authentique, d’accomplir la vocation chrétienne et de promouvoir l’épanouissement des humains, individuellement et collectivement » (p 884).

 

Une vision du monde qui ouvre un chemin

Ce chapitre se poursuit par deux développements, l’un sur « la mission » et l’autre sur « une manière de vivre chrétien ». Nous y renvoyons le lecteur. Cependant, en lien avec la perspective de NT Wright sur la vision du monde chrétienne, nous l’entendons préciser sa manière d’envisager la mission de l’Église.

« La mission de l’église – ou plus justement la mission de Dieu à travers l’église, la tâche en cours pour laquelle le Dieu vivant envoie et équipe l’église – peut être justement comprise seulement à la lumière d’une eschatologie pleinement biblique. Cela veut dire adopter fermement la vision biblique de la nouvelle création, du nouveau ciel et de la nouvelle terre, inaugurée quand Jésus a annoncé le royaume de Dieu et a ressuscité des morts après avoir vaincu les puissances des ténèbres et appelée à être consommée à son retour en gloire quand il rendra toute chose nouvelle. La mission de l’église dérive de cette inauguration, dynamisée par le même esprit par le pouvoir duquel Jésus est ressuscité et elle pointe en avant vers cette consommation, l’anticipant, démontrant sa vie transformant la réalité même dans le moment présent, et appelant les hommes, les femmes et les enfants à prendre part à la vie nouvelle commune et personnelle qui est déjà une réalité et qui sera pleinement réalisée à la fin… Dans cette perspective, le rôle de l’église est de proclamer le seigneur Jésus, d’appeler les gens à le suivre avec foi, à nourrir les croyants de manière à ce qu’ils deviennent de saint disciples et pratiquent la miséricorde et la justice dans chaque contexte et chaque environnement… » (p 884).

 

En espérance

Ce chapitre s’achève par une grande évocation de l’espérance qui vient nous éclairer au milieu des ombres que nous rencontrons en chemin et dans l’écart que nous ressentons parfois ente la vision et le vécu quotidien. « En Romains 15.4, Paul nous indique que le but de l’écriture est de nous permettre d’avoir une espérance. Il parlait naturellement des écritures d’Israël, mais le même rôle est dévolu aux premiers écrits chrétiens. Si il en est ainsi, alors, un but éminent de l’étude du nouveau Testament est d’expliquer et d’éclairer la substance de cette espérance. En fait, nous pourrions même dire que la mission de l’église est de partager et de refléter l’espérance future telle que le Nouveau Testament la présente ». Cette espérance n’est-elle pas à porter dans un monde plus ou moins désespéré, là où on voit « les effets du chaos financier global », là où il y a « du chômage et des familles brisées », là où « les réfugiés se sentent étrangers et méprisés », là où « l’injustice raciale parait hideusement naturelle et où la xénophobie fait partie de la rhétorique politique habituelle ». Et NT Wright continue d’énumérer les situations marquées par la souffrance sociale,… « un monde dans lequel les riches ne cessent de devenir plus riches et les pauvres  ne cessent de devenir plus pauvres ». « L’église dans la puissance de l’esprit doit marquer dans sa vie et son enseignement qu’il y a plus pour être humain que la simple survie, plus que l’hédonisme et le pouvoir, plus que l’ambition et la distraction… Il y a quelque chose de plus puissant que l’économie et les bombes ». « Il y a une manière différente d’être humain et elle a été lancée, d’une façon décisive par Jésus. Il y a un nouveau monde et il a déjà commencé et il œuvre par la guérison et le pardon, et se manifeste à travers de nouveaux départs et une fraiche énergie ».

« L’église, parce qu’elle est la famille qui croit en la nouvelle création, une croyance constamment réaffirmée dans le Nouveau Testament, devrait se manifester dans chaque ville et chaque village comme l’espace où l’espérance éclate. Non pas seulement l’espérance qu’il y a quelque chose de meilleur dans l’au-delà : plutôt, une croyance que le nouveau monde de Dieu a été semé, comme des graines dans un champ et qu’il est déjà en train de produire des fruits surprenants. La vie du nouveau monde a déjà été déchargée dans le temps présent. Et ce que nous faisons comme résultat de cette vie, cette énergie et cette direction données par l’esprit, est déjà en soi, une partie du nouveau monde que Dieu est en train de créer. Quand cette espérance prend racine, l’histoire racontée par l’ensemble du Nouveau Testament prend vie à nouveau et à nouveau, à travers Jésus et par son esprit. Le nouveau monde est né ». (p 889).

Inspiré par une connaissance intime du Nouveau Testament, NT Wright développe une théologie qui va de pair avec une vision chrétienne du monde et l’espérance qui l’accompagne. Dans la perspective de NT Wright, à partir de la mort et de la résurrection de Jésus, en réponse aux attentes prophétiques, nous sommes engagés dans une nouvelle création et appelés à participer à « un nouveau monde ». Certes, dans notre actualité si brutale, ce « nouveau monde » est parfois difficile à reconnaitre. A nous d’en faire l’expérience et de le découvrir. Cette dynamique théologique vient bousculer une piété repliée sur elle-même et exclusivement tournée vers un salut individualiste. Ainsi l’auteur émet un reproche : « Nous avons Platonisé (suivant la philosophie de Platon) notre eschatologie, substituant les âmes allant au paradis à la nouvelle création promise » (p 878). Cette théologie se fonde sur une histoire et accorde une grande importance à l’église. On peut envisager l’œuvre du Saint Esprit, au-delà. Engagée dans le monde, cette théologie a été bien reçue dans les milieux de l’Église émergente, comme il en a été de même pour la théologie de Jürgen Moltmann, théologie elle aussi à dimension eschatologique. Ce fut dans sa « théologie de l’espérance » que Jürgen Moltmann rencontra une vaste audience (4) et le texte de NT Wright sur la vision chrétienne du monde s’achève par un accent sur l’espérance.

J H

 

  1. N T Wright. Wikipedia. The free encyclopedia: https://en.wikipedia.org/wiki/N._T._Wright
  2. Paul : sa vie et son œuvre, selon NT Wright : https://vivreetesperer.com/paul-sa-vie-et-son-oeuvre-selon-nt-wright/
  3. N T Wright. Michaël Bird. The New Testament in its world. An introduction to the history, literature and theology of the first Christians. Zondervan, 2019
  4. Quelle vision de Dieu, du monde, de l’humanité en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque ? Genèse de la pensée de Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
Comment la conscience de la divinité de Jésus est apparue

Comment la conscience de la divinité de Jésus est apparue

Comment la conscience de la divinité de Jésus est apparue, engendrant une nouvelle psyché humaine et le bouleversement du monothéisme traditionnel ?

« When did Jesus become God ?” par Ilia Delio

Dans notre monde en mutation, notre culture en pleine transformation, nous cherchons une nouvelle compréhension de notre état religieux et spirituel qui prenne en compte ce bouleversement. Dans cette recherche, il est bon de conjuguer une réflexion théologique et une compétence scientifique. Or, il y a bien des lieux où cette recherche est en cours, entre autres au ‘The Center for Christogenesis’ (1) animé, aux Etats-Unis par Ilia Delio (2), une sœur franciscaine hautement diplômée et qualifiée dans le domaine de la biologie et des neurosciences et théologienne notamment inspirée par Teilhard de Chardin. Délivrée des arcanes d’un catholicisme traditionnel, elle travaille dans un espace irrigué par une avancée scientifique et technologique spectaculaire et la conscience d’une transformation des mentalités. Nous présentons ici un des essais publié sur son site : « When did Jesus become God ? » (3). Dans d’autres textes, son approche des enseignements induits par la révolution scientifique et technologique en cours donne lieu à controverse. Mais ici, sa réflexion théologique, fondée sur une approche historique et psychologique à partir du Nouveau Testament, nous parait éclairante.  Elle nous montre comment la prise de conscience de la divinité de Jésus dans les premiers temps va de pair avec la transformation de la psyché humaine qui s’est réalisée à l’époque. Cette analyse est une porte ouverte pour nous aider à reconnaitre aujourd’hui le transcendant divin à l’intérieur de nous : « recognize the transcendant divine ground within us ».

En avant-propos, Ilia Delio nous indique le sens de sa démarche : Dieu est un autre nom pour désigner la personne. La mutation chrétienne est le développement de la personnalité dans la liberté et l’amour ( « God is another name for personhood. The christian mutation is the development of personhood in freedom and love »).

 

L’émergence de la dévotion envers Jésus dans l’Église primitive.

 Ilia Delio commence par nous inviter à mesurer combien la divinité de Jésus n’était pas évidente au départ dans le groupe de ses premiers disciples. A ce sujet, elle cite une théologienne australienne Anne Hunt : « Être chrétien avec la conviction de foi chrétienne que Jésus est divin et que Dieu est trinitaire, tend à voiler le caractère profondément révolutionnaire et radical qu’a représenté le développement de la conscience divine de Jésus pour ses disciples. Comme ceux-ci, Jésus était juif. Fidèles à leur tradition, ils tenaient une notion monothéiste exclusiviste de Dieu et de la dévotion à Dieu. Cependant leur expérience de Jésus suscitait chez eux un changement vraiment incroyable dans leur conscience de Dieu et une réinterprétation radicale de leur foi en un Dieu unique qui en viendrait éventuellement à s’exprimer dans la doctrine chrétienne de la Trinité ».

Ilia Delio trouve qu’il y a là « un mouvement vraiment fascinant ». « Comment est-ce qu’une compréhension de Dieu entièrement nouvelle a-t-elle émergé dans la vie d’un jeune homme juif, du nom de Jésus de Nazareth ? Les chercheurs s’accordent sur le fait que la mentalité religieuse des premiers chrétiens étaient façonnée par la tradition juive et que les disciples cherchaient à comprendre la signification de la vie de Jésus dans la relation à l’ancien Testament. La mort de Jésus et l’expérience de la résurrection de Jésus a conduit les disciples à proclamer que Jésus est Seigneur.

 

Quelle a été l’expérience psychologique transformante des premiers disciples ?

Ilia Delio fait appel à la recherche d’un chercheur bénédictin Sebastian Moore qui a cherché à déchiffrer l’expérience psychologique des premiers disciples.

« Ce qui comptait dans cette nouvelle expérience de la conscience de Dieu en la personne de Jésus, c’était une conscience nouvelle qui ne pouvait refléter plus longtemps un strict monothéisme (un Dieu), mais une nouvelle compréhension de la puissance de Dieu, une puissance partagée exprimée dans une perspective binitarienne (le Père et le Fils), qui éventuellement évoluerait vers la doctrine de la Trinité ». Ilia Delio se réfère ensuite à un chercheur spécialisé dans le Nouveau Testament tardif, Larry Hurtado : « Les premiers disciples ont vécu une mutation de conscience qui les a mené à chercher un fondement scripturaire pour la révolution chrétienne. Tandis que l’Ancien Testament utilise l‘imagerie d’un agencement divin tel qu’en Psaume 110.1 : « l’Éternel a déclaré à mon Seigneur : « Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’ai fait de tes ennemis ton marchepied » et le Livre de Daniel 7.14 : « On lui donna la domination, la gloire et le règne et tous les peuples, les nations et langues le serviront… » et ainsi aussi les écrits du Nouveau Testament tels que Romains 1.4 utilisent l’agencement divin pour décrire la divinité de Christ, « né de la postérité de David selon la chair et déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l’Esprit de sainteté par la résurrection d’entre les morts ». De même, en Actes 2.36, la résurrection de Jésus est conçue comme impliquant son exaltation à une position céleste d’importance majeure dans le plan de rédemption de Dieu. Essentiellement, comme Hurtado le souligne, Jésus de Nazareth a été associé à l’agencement divin que Paul a hérité du premier cercle de chrétiens juifs palestiniens et qu’il a lui-même élaboré partir de sa propre réflexion sur la signification de Christ ».

Le changement est apparu également dans les modes de dévotion. Selon Hurtado, « la dévotion chrétienne précoce a constitué une mutation significative dans le monothéisme juif. Il y a eu là une émergence d’une association étroite entre Dieu et Jésus-Christ et d’un mode monothéiste binitarien d’adoration et de prière ». « Les disciples ont fait l’expérience d’une présence énergétique nouvelle de Dieu en la personne de Jésus. Et une nouvelle conscience religieuse de la puissance d’amour de Dieu a jailli en eux. La transition du Jésus juif à Jésus- Christ, fils de Dieu, a fait irruption soudainement et rapidement et non graduellement et tardivement ». A partir de son origine, elle s’est rapidement étendue.

 

Une conscience nouvelle de la présence de Dieu

Ilia Delio nous parle ici en terme d’expérience spirituelle. « Si les disciples ont eu une conscience unique de Jésus comme Dieu, c’est parce que Jésus lui-même a manifesté une conscience nouvelle de la présence de Dieu. Comme Carl Jung l’a noté, Jésus est parvenu à un niveau supérieur, un niveau nouveau de la conscience de Dieu à l’intérieur de lui-même, réalisant un processus d’individuation et atteignant un niveau nouveau de liberté et ainsi un nouveau sens de mission. Selon Jung, les religions monothéistes ont évité la dimension psychique de le personnalité humaine, ce qui a conduit à une conception rétrécie de Dieu ». En ce sens, Ilia Delio pousuit : « Les chrétiens, en particulier, ont exclu la dimension psychique de la vie de Jésus de toute considération doctrinale, alors que c’est exactement ce qui distingue Jésus de Nazareth, une conscience nouvelle de la présence de Dieu qui l’a mené à ses actions radicales d’inclusivité, de guérison, de compassion et ultimement de sacrifice de soi.

L’expérience d’une nouvelle expérience immanente de Dieu est à l’origine de la dévotion à Jésus ». En suivant l’analyse de Sebastian Moore, Ilia Delio retrace trois étapes dans le développement de cette dévotion. La première étape fut « un éveil du désir lorsque les disciples firent l’expérience d’une joie et d’une extase dans leur interaction avec Jésus en Galilée, un sens nouveau et captivant de Dieu, un sens de Dieu délivré du fardeau du péché et de la culpabilité, le sens d’un Dieu ni éloigné, ni dominateur, mais une présence aimante et compatissante ». Cependant, au cours d’une deuxième étape marquée par la mort terrible de Jésus, les disciples ont fait « l’expérience de la désolation et du sentiment que tout était perdu. La mort de Jésus les a précipité dans une profonde crise spirituelle marquée par le désespoir, la honte et la confusion… Au sens jungien, les disciples subissait la mort de l’ego ».

Une troisième étape a suivi. « Moore suggère que la mort de Jésus a créé un sentiment de la mort de Dieu chez les disciples et que, avec l’apparition de Jésus ressuscité, ils ont fait l’expérience de Jésus ressuscité comme rien de moins que l’expérience renouvelée de Dieu en leur sein. Le Dieu de Jésus, le Père qui était mort avec Jésus et qui maintenant déclare son amour dans la résurrection de Jésus, Le Dieu qui est l’auteur de ce plan aimant et donneur de vie, réémergeait dans une puissance nouvelle ». Ils ressentaient que Jésus était Dieu. « Au début, ce fut un déplacement de la divinité vers Jésus qui devint le centre de leur nouvelle conscience de Dieu. Cependant, les disciples ne pouvaient appréhender cette extension de la divinité à Jésus sans que quelque chose prenne place à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est au niveau de la conscience personnelle que cette nouvelle réalité a émergé. Selon Moore, c’est le mystère pascal de la mort et de la résurrection de Jésus qui a été la clef de la transformation radicale de la conscience de Dieu, une transformation qui a commencé avec leur expérience de Jésus dans son ministère terrestre et qui a été purifiée par la mort et la résurrection de Jésus ».

 

Une révolution théologique

Ilia Delio met en valeur le rôle majeur de la résurrection dans la transformation de la vision des disciples. « Pour eux, Dieu a émergé à nouveau vivant dans la personne même de Jésus, vivant comme jamais avant, avec une nouvelle compréhension d’eux-mêmes et de Jésus, radicalement transformée, libérée, énergisée ». C’est ainsi qu’une nouvelle vision théologique a émergé. « La mutation chrétienne a été une révolution théologique et une évolution de la personne humaine. La puissance du Dieu monothéiste a été éveillée dans la personne humaine comme la puissance d’une vie nouvelle révélée en Jésus et énergétisée par l’Esprit. Le langage de la Trinité a été une sténographie de la puissance partagée de l’amour, étendue dans la création par la Divinité… La transition du monothéisme au théisme binitarien, puis au théisme trinitarien, est une évolution de la conscience religieuse qui a des implications radicales pour une présence nouvelle de Dieu dans le monde et un nouveau genre de personne dans la montée d’un nouvel ordre mondial ».

 

Ultérieurement, une grande déviation théologique

La politisation de Dieu au Concile de Nicée en 325 et le mariage entre Athènes et Jérusalem ont mené à une héllénisation de la doctrine qui a provoqué une abstraction du langage philosophique dépouillé de sa dimension psychique. Le langage de la nature divine, essence, être et substance, devint une sémantique logique. La mutation chrétienne était avortée et la révolution de la puissance divine introduite par Jésus de Nazareth ne murit jamais. Au lieu d’une nouvelle puissance divine d’amour agissant dans le monde à l’intérieur de la personne humaine et à travers elle, ce qui a émergé, c’est l’internalisation du pouvoir divin exprimé dans un Dieu patriarcalComme la doctrine était institutionalisée, l’accent est passé de l’orthopraxie à l’orthodoxie. Le triomphe de l’institution patriarcale a supprimé la psyché humaine et a rendu impuissante la mutation chrétienne ».

Ilia Delio met en évidence l’ampleur du désastre. « Si la mutation chrétienne avait échappé à la politique de puissance et à la main-mise du patriarcat…, nous aurions probablement une église et un monde entièrement différents. Mais le nouveau mouvement était trop jeune et trop fragile pour y échapper : l’institutionnalisation du christianisme lui donna le pouvoir de modeler le premier millier d’années de la civilisation occidentale donnant naissance à une psyché sans Dieu et une humanité sans aucun vrai projet collectif ».

 

La primauté de l’expérience

Quelle est la portée de formulations doctrinales si elles ne s’appuient pas sur l’expérience ? Ilia Delio exprime la primauté de l’expérience : « Il me semble qu’à notre époque, le premier besoin théologique est que le psychologique assure la médiation du transcendant ». Elle précise : « Le seul vrai but du christianisme est d’éveiller le transcendant divin au niveau de la psyché. Tout le reste est mortel. La divinité de Jésus ressuscité et la nature trinitaire de l’être divin ne sont pas seulement des doctrines théologiques, mais des réalités profondément psychologiques. L’expérience des mystères à un niveau profondément psychologique est nécessaire avant leur expression dans la prière et la dévotion et avant l’articulation à une doctrine. La tâche de porter la foi et le sens religieux à la conscience contemporaine demande une médiation expressément psychologique, un éveil profondément personnel par lequel l’histoire de Jésus rencontre et transforme notre propre histoire personnelle »

 

Un enjeu majeur

Ilia Delio n’est pas seulement une théologienne, elle est également une scientifique qui suit de près l’avancée des sciences et des technologies. Elle est attentive à l’évolution du monde et à la mutation en cours de celui-ci. C’est dans cette perspective qu’elle situe la requête spirituelle et l’offre de la foi chrétienne. « Nous sommes aujourd’hui dans une étape de vie entièrement nouvelle au sein d’un univers en expansion. Nous en savons beaucoup plus sur la matière et l’esprit et nous avons une opportunité de changer le cours de l’histoire en portant la mutation chrétienne en alignement avec la science moderne et la cosmologie. Si nous ne le faisons pas, nous serons confrontés à des conséquences désastreuses. Aussi longtemps que la psyché humaine demeure évincée de son foyer naturel en la divinité, nous, humains, sommes des coquilles vides à la recherche de notre fondement de sens le plus profond. C’est le moment de reconnaitre en nous un terreau divin et transcendant et d’entrer dans une mutation qui peut mener à une réalité plus riche de la vie planétaire, pleinement vivante dans la gloire de Dieu ».

Cet texte d’Ilia Delio nous parait remarquable, car il éclaire notre expérience de foi, en la situant à l’image d’une première expérience, celle des disciples eux-mêmes inspirés par l’expérience de Jésus.

J H

  1. Center for Christogenesis : https://christogenesis.org/about/ilia-delio/
  2. Ilia Delio. Wikipedia. The free encyclopedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Ilia_Delio
  3. When did Jesus become God? : https://christogenesis.org/when-did-jesus-become-god/

 

Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Face à la crise écologique, réaliser des transitions justes

Une nouvelle pensée économique selon Eloi Laurent

Pour réaliser les transformations économiques requises urgemment par la crise écologique, nous avons besoin de considérer l’économie sous un jour nouveau. C’est pourquoi Eloi Laurent nous propose un livre intitulé : « Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes » (1). Eloi Laurent est enseignant-chercheur à l’OFCE/Sciences Po et à Ponts Paris Tech et à l’international ; il a enseigné dans les universités Harvard et Stanford. Il est donc bien placé pour constater « la perplexité croissante des étudiants » vis-à-vis de l’enseignement d’une « économie aveugle à l’écologie comme s’il s’agissait de deux mondes parallèles ».

« Économiste engagé dans le débat public, il jette ici un regard critique et constructif sur sa discipline ». « Ce manuel innovant propose une économie pour le XXIe siècle, qui intègre défis écologiques et enjeux sociaux : une économie qui part de la biosphère plutôt que de la traiter comme une variable d’ajustement ; une économie qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance ; une économie organique en prise avec le vivant dont nous dépendons ; une économie en dialogue avec les autres disciplines. En somme, une économie mise au service des transitions justes qui ont pour but de préserver notre planète et nos libertés » (page de couverture).

Comme la prise de conscience écologique nous a appelé à étudier sur ce blog des pistes de transformation dans différents domaines, depuis l’économie (2) et la socio-politique (3) ou l’environnementalisme (4) jusqu’à la philosophie (5) et la spiritualité (6), cet ouvrage est particulièrement bienvenu car il nous offre un chemin qui allie la prise en compte des effets mortifères des inégalités et des politiques écologiques pour tracer le chemin de ‘transitions justes’.

Ce livre s’organise en deux grandes parties .« La première partie présente un cadre, une méthode et des outils pour insérer l’économie entre la réalité écologique et les principes de justice. La seconde partie applique cette approche social-écologique à toutes les grandes questions de notre temps : la biodiversité, les écosystèmes, l’énergie, le climat, etc… et donne à voir tous les leviers d’action pour mener à bien des transitions justes : Nations unies, Union européenne, gouvernement français, territoires, entreprises, communautés » (page de couverture). On se reportera à ces différents champs d’étude. Nous introduirons ici le lecteur à la manière dont Eloi Laurent présente les attendus de la nouvelle économie et l’approche sociale-écologique au cœur de cette vision nouvelle

Ce que l’économie savait, ce qu’elle a oublié, ce qu’elle peut encore nous apprendre.

Pour réussir la transition écologique, il serait bon de pouvoir éclairer et guider les changements économiques nécessaires par des savoirs économiques. C’est là que l’auteur met en évidence le manque de pertinence des sciences économiques actuelles. « L’économie standard s’est enfermée au cours des dernières décennies du siècle précédent dans une approche beaucoup trop étroite de la coopération sociale et du développement humain, fixée sur des obsessions abstraites telle que l’efficacité, la rentabilité ou la croissance, qui la rendent trop inopérante aujourd’hui. Ce faisant, elle a méprisé sa propre richesse, ignoré son écodiversité, et négligé de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’activité économique » (p 10).

Or, en remontant aux origines, puis dans l’histoire de l’économie politique, on découvre que celle-ci a longtemps tenu grand compte des ressources naturelles et de l’environnement.

« Contrairement aux apparences contemporaines, il apparait que l’analyse économique a développé très tôt une double préoccupation pour la justice et pour la question écologique et même pour l’articulation de ces deux thématiques » (p 15). L’auteur remonte aux origines. L’économie a été inventée en Grèce, il y a 2500 ans par Xénophon, propriétaire administrant un domaine agricole, et par Aristote dans sa ‘Politique’. Chez Aristote, l’économie, c’est « la discipline de la sobriété au service des besoins essentiels. C’est donc une discipline qui concilie les besoins des humains avec les contraintes de leur environnement. Quand l’économie devient ‘économie politique’ à l’époque moderne, les premiers « économistes font de la nature la source de la richesse et l’origine du pouvoir ». (p 15-16). C’est au XVIIIe siècle qu’une pensée économique émerge à nouveau. « Les premiers économistes sont les physiocrates, un groupe de philosophes et de responsables politiques français. Ils ont été les premiers à construire un modèle cohérent de représentation de l’économie où les ressources naturelles jouaient un rôle central. Les physiocrates nous aident à comprendre le lien essentiel entre ressources naturelles, pouvoir politique et justice sociale. Cette analyse se prolonge avec les travaux de l’école classique anglaise » (p 16-19). L’auteur évoque ici David Ricardo et John Stuart Mill. Alors qu’en 1848, la première révolution industrielle atteint son pinacle, John Stuart Mill envisage un ralentissement de la croissance, un ‘état stationnaire’. « Où tendons nous ? A quel but définitif la société marche-t-elle avec son progrès industriel ?… Les économistes n’ont pas manqué de voir plus ou moins distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif se trouve l’état stationnaire… ». Et, dès cette époque, il pressent et envisage la question écologique : « Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit aux objets, que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population… j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». Eloi Laurent commente ainsi : « La nature révolutionnaire du questionnement de John Stuart Mill sur les finalités mêmes de l’économie capitaliste libérale réside dans sa compréhension de l’impact profond que les sociétés humaines ont déjà, de son temps, sur la biosphère ». D’une manière positive, John Stuart Mill précise : « Ce ne sera que quand, avec de bonnes institutions, l’humanité sera guidée par une judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les forces de la nature par l’intelligence et l’énergie des explorateurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce et un moyen d’améliorer et d’élever le sort de tous » (p 41-42).

Eloi Laurent nous montre ensuite le tournant intervenu dans les sciences économiques au XXe siècle. D’après Dani Rodrik, « l’économie serait différente des autres sciences sociales (et pour tout dire supérieure), du fait de sa maitrise des modèles, autrement dit de représentations simplifiées et opératoires des comportements humains, lesquels permettraient d’identifier des relations causales. L’économie du XXe se serait ainsi progressivement singularisée par l’amélioration de ses techniques quantitatives, prenant appui sur la formalisation mathématique pour développer l’économétrie, la théorie des jeux jusqu’à l’économie computationnelle et le big data d’aujourd’hui. En réalité, la question des instruments apparait secondaire dans l’émancipation de l’économie au XXe siècle. La véritable rupture n’est pas formelle mais substantielle : c’est la rupture avec la philosophie, l’éthique et la justice » (p 42). L’auteur rappelle que les enjeux de répartition et les principes de justice étaient au cœur de l’œuvre des pères fondateurs de ce qu’on a appelé ‘l’économie politique’. Mais force est de constater que ces enjeux ont été marginalisés et finalement presque oblitérés dans les dernières décennies du XXe siècle. Cet aveuglement progressif dans les travaux de l’école néoclassique a été aggravé par la focalisation sur le court terme par l’approche keynésienne.

L’auteur met en évidence « la relégation de l’enjeu de la justice par rapport à celui de l’efficacité » dans les publications en économie à partir de la fin du XIXe siècle. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que « l’économie des inégalités a fait un retour remarqué ».

Eloi Laurent nous propose également une histoire du développement de l’économie de l’environnement à partir du milieu du XIXe siècle. Au début des années 1960, une économie écologique émerge comme une réponse au défi de la soutenabilité déjà cristallisé par la publication du rapport Brundtland publié dans le cadre d’une commission des Nations Unies en 1987, qui définit pour la première fois le ‘développement soutenable’ (ou durable) comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (p 50).

Cependant, malgré les recherches sur l’économie de l’environnement pendant un siècle et demi, cette discipline est encore négligée dans le domaine de l’économie. « Dans leur grande majorité, les économistes ignorent les questions environnementales, au double sens de l’inculture et de l’indifférence » (p 50). Cette affirmation s’appuie sur un examen de la littérature économique contemporaine. « Ce désintérêt est d’autant plus préjudiciable que la transition écologique est désormais un enjeu de sciences sociales : les sciences dures ont largement œuvré pour révéler l’ampleur et l’urgence des crises écologiques ». Aujourd’hui, « ce sont les sciences sociales, dont l’économie, qui détiennent la clé des problèmes que les sciences dures ont révélés » (p 56).

 

Une approche sociale-écologique

Pour des transitions justes.

Un constat s’impose aujourd’hui : les ravages provoqués par la montée croissante des inégalités. « Nos sociétés sont devenues de plus en plus inégalitaires., fragmentées et polarisées au cours des quarante dernières années tandis que les dégradations environnementales s’accéléraient pour atteindre des niveaux inédits. La crise des inégalités et les crises écologiques marchent du même pas. Les 35 pays considérés comme les plus riches, qui ne représentent que 15% de la population mondiale sont ainsi responsables de75% de la consommation démesurée des ressources naturelles depuis 1970. Et la moitié des émissions de CO2 depuis 1990 est le fait de seulement 10% des humains » (p 8). « Nos systèmes sociaux – à commencer par nos systèmes économiques – sont devenus autodestructeurs et l’avidité d’une partie des humains est devenue préjudiciable à la poursuite de l’avenir de l’humanité. C’est pourquoi nous devons trouver un moyen d’inverser la spirale social-écologique vicieuse dans laquelle nous sommes pris » (p 9).

C’est dans cette perspective qu’Eloi Laurent met en évidence le rapport réciproque entre les inégalités et les effets de la crise écologique.

« ° La non-transition écologique – c’est-à-dire la situation actuelle dans laquelle les crises écologiques s’aggravent sans trouver de réponse adéquate – est génératrice d’inégalités sociales qui touchent d’abord les plus démunis.

° La nécessaire réduction des inégalités sociales peut atténuer les crises écologiques et réciproquement les politiques de transition écologique peuvent réduire les inégalités sociales et améliorer le bien-être des plus démunis.

° On peut concevoir des politiques social-écologiques qui, aujourd’hui, comme dans la durée, réduisent simultanément les inégalités sociales et les dégradations environnementales » (p 100).

Eloi Laurent consacre un chapitre à l’approche social-écologique (p 74-98). Il y aborde en premier les questions relatives à la gestion des communs : « De la tragédie des communs à la gouvernance des communs ». Mal gouvernés, les communs peuvent dégénérer. C’est ainsi qu’en 1968, Garett Hardin évoque ‘la tragédie des communs’. L’image est celle de « bergers épuisant le pâturage qu’ils partagent sans le posséder, faute de s’en répartir équitablement l’usage ». Hardin propose comme remède « soit de privatiser la ressource naturelle, soit d’instituer ‘une coercition réciproque par acceptation mutuelle’, autrement dit de recourir à un autorité centrale qui monopolisera le pouvoir de choisir et qui ressemble fort à un gouvernement dictatorial » (p 75). Pendant les décennies qui suivirent, l’article de Hardin « fut annexé par une pensée néolibérale en plein essor qui en fait l’emblème de sa lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul outil rationnel de gestion des ressources » (p 75).

Cependant, si on a décrit deux solutions à la ‘tragédie des communs’ : la centralisation politique ou la privatisation, une troisième option apparait : « une révolution des communs dont Ostrom est le porte-étendard ». « Les travaux d’Ostrom et de ses nombreux coauteurs vont démontrer que les institutions qui permettent la préservation des ressources par la coopération sont engendrées par les communautés humaines elles-mêmes et pas par l’État, ni par le marché. Des centaines de gouvernances décentralisées évitent, partout dans le monde et depuis des millénaires, la tragédie des communs en permettant l’exploitation soutenable de toutes sortes de ressources : eau, forêts, poissons, etc » (p 78). En exemple, le partage de l’eau depuis le début de l’agriculture, il y a 10000 ans… « Ces principes de gouvernement écologique émanent des communautés humaines elles-mêmes, pas d’une autorité extérieure ». Toutes les informations sont ainsi à portée et nourrissent l’action. Quant à elle, la privatisation engendre l’inégalité.

« Dans ce cadre d’analyse, on voit clairement l’importance de la relation – horizontale, mais souvent négligée – entre préservation naturelle et confiance. Ce n’est donc pas un hasard si Ostrom a aussi contribué de manière décisive à la littérature sur la confiance en lien avec la coopération » (p 78). « Selon Ostrom, les individus qui coopèrent sont capables d’apprendre des autres ; Ils se souviennent des comportements de coopération et plus généralement de la fiabilité des personnes auxquelles ils ont affaire ; ils utilisent leur mémoire et d’autres indices… pour évaluer la fiabilité de leurs partenaires dans l’échange, avant de leur accorder leur confiance ; ils s’efforcent de se bâtir une réputation de fiabilité… ils adoptent des horizons temporels qui excèdent le passé immédiat… La coopération est une quête de connaissances partagées » (p 79). Ainsi, « grâce à Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La théorie des communs d’Ostrom constitue donc la première matrice de l’approche sociale-écologique » (p 80).

L’approche sociale-écologique considère la relation réciproque entre dynamique sociale et dynamique environnementale en se concentrant sur le caractère imbriquée des deux crises qui caractérisent le début du XXIe siècle. A cet égard, l’approche sociale-écologique fonctionne à double sens : les inégalités sociales alimentent les crises écologiques tandis que les crises écologiques aggravent à leur tour les inégalités sociales » (p 80).

« L‘impact social des crises écologiques n’est pas le même pour les différents individus et groupes compte tenu de leur statut socio-économique » (p 81). L’auteur étudie l’incidence des riches et des pauvres sur l’environnement. « Du côté des riches, le sociologue Thomas Veblen a montré dans sa ‘Théorie de la classe de loisir’ que le désir de la classe moyenne d’imiter les modes de vie des classes les plus favorisées peut conduire à une épidémie culturelle de dégradations environnementales ». C’est l’attrait d’une ‘consommation ostentatoire’. Dans un autre registre, Indira Gandhi faisait remarquer que dans les pays les plus démunis, « la pauvreté conduit à des dégradations environnementales du fait de l’urgence sociale ». La richesse des pays pauvres du monde résidant d’abord dans les ressources naturelles, ils sont contraints à y puiser excessivement. « L’éradication de la pauvreté est donc souhaitable non seulement socialement, mais aussi sur le plan environnemental, à condition qu’elle ne prenne pas la forme d’un rattrapage consumériste, mais s’inscrive dans une redéfinition de la richesse globale » (p 83). « Les inégalités augmentent le besoin d’une croissance économique néfaste pour l’environnement et socialement inutile… Si l’accumulation de richesse dans un pays donné est accaparée par une petite fraction de la population, le reste de la population réclamera une croissance économique supplémentaire pour que son niveau de vie ne stagne pas ». Et, dans l’état actuel des choses, ce surplus de croissance « se traduira par davantage de dégradations environnementales ».

Comment réduire les inégalités ? « Par définition, il existe deux manières de les réduire: du bas vers le haut ou du haut vers le bas. Réduire les niveaux des groupes des plus riches de la population mondiale (les 10% qui émettent un peu moins de la moitié du CO2 mondial, d’après les analyses du GIEC en 2022) via une fiscalité adéquate se traduira logiquement par d’importantes réductions d’émission. De plus, les biens de ‘luxe’ engendrent beaucoup plus d’émissions de carbone que les biens de ‘nécessité’ (p 86).

Dans ce cadre, veiller à une transition juste : « Dans l’Union européenne, alors que les émissions par habitant ont baissé en moyenne de l’ordre de 25% entre 1990 et 2013, les émissions de 1% des plus riches ont augmenté de 7% (principalement sous l’effet du transport aérien et, dans une moindre mesure, terrestre) tandis que celles des 50% des plus pauvres ont baissé de 32%. Nous vivons donc une transition injuste dans le continent le plus avancé dans l’atténuation de la crise climatique » (p 87).

De plus, « Les inégalités augmentent l’irresponsabilité écologique des plus riches à l’intérieur de chaque pays et entre les nations ». On constate ainsi que le dommages environnementaux (activités polluantes, déchets) sont souvent affectés aux zones pauvres. « Les inégalités, qui affectent la santé des individus et des groupes, diminuent la résilience social-écologique des communautés et des sociétés, et affaiblissent leur capacité collective à s’adapter à l’accélération du changement environnemental global ». « Un important corpus de recherches… a confirmé l’impact négatif des inégalités sociales sur la santé physique et mentale aux niveaux local et national (via le stress, la violence, un moindre accès aux soins de santé etc.) » (p 91). Selon Paul Farmer, l’inégalité constitue un « fléau moderne » sur le plan sanitaire aussi redoutable que les agents infectieux. De même, la dynamique des inégalités sociales influe sur la résilience ou au contraire la vulnérabilité des populations exposées à de grands chocs. Et de plus, « Les inégalités entravent l’action collective visant à préserver les ressources naturelles… De nombreuses études ont montré comment l’inégalité nuit à la gestion durable des ressources communes car elle perturbe, démoralise et désorganise le communautés humaines » (p 92). De même, « les inégalités réduisent l’acceptabilité politique des préoccupations environnementales et la possibilité de compenser les effets socialement régressifs potentiels des politiques environnementales » (p 94).

 

Les horizons de la transition juste

« L’approche sociale-écologique, dont on vient de détailler les deux facettes, trouve depuis quelques années une traduction institutionnelle porteuse d’avenir dans l’idée de ‘transition juste’ qui monte en puissance dans le champ académique et dans la sphère politique. Ainsi, lors de la Cop 26 (novembre 2021), plusieurs chefs d‘état et de gouvernement ont co-signé une déclaration sur « la transition internationale juste » (p 96). Eloi Laurent nous rapporte l’évolution de cette notion. « Elle est née au début des années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites ». Ce projet a trouvé par la suite un écho dans d’autres contextes. « Dans cette perspective défensive, ce sont les politiques de transition qu’il s’agit de rendre justes. Or l’amplification des chocs écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle une définition plus large et plus positive de la transition juste. Cet élargissement a été entamé sous l’influence de la Confédération internationale des syndicats, puis de la confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement climatique et la réduction des inégalités sociales, autour du thème des « emplois verts »… Eloi Laurent se réjouit de cette évolution, mais appelle à aller encore plus loin. « Il convient d’élargir encore le projet de transition juste en précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de la rendre opératoire de manière démocratique… La transition juste ne doit plus seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition social-écologique intégrée » (p 97).

Eloi Laurent formule en conclusion trois exigences:

1) analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques correspondantes, sous l’angle de la justice sociale…

2) accorder la priorité dans les politiques de transition juste au bien-être humain dynamique éclairé par des enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la croissance économique… Ce dépassement de la croissance économique est en train de devenir un élément de consensus dans la communauté globale environnementale

3) construire ces politiques de transition juste de manière démocratique en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à l’engagement des  citoyens… » (p 98).

Eloi Laurent présente ensuite la palette des transitions justes.

En économiste ouvert à un vaste horizon, Eloi Laurent nous apprend beaucoup sur la transition, un leitmotiv de notre époque. C’est ainsi que nous avons découvert son approche dans un podcast du journal Le Monde : « Comment rendre la transition heureuse », une approche qui nous a paru particulièrement ajustée (7). En présentant ce livre : « Manuel des transitions justes », nous n’en rendons compte que d’une petite part, car cet ouvrage aborde toute une gamme de questions relatives à la transition depuis : « la transition vers la préservation du monde vivant », « la transition vers la coopération et le bien-être » jusqu’à la « transition vers la pleine santé ». Il nous apparait ainsi comme une pièce marquante d’un des quelques thèmes que nous abordons sur ce blog. Certes, son propos est dense, mais il est accessible et, manifestement, il aborde la question majeure de la transition écologique sous un angle qui nous parait à la fois éthique et réaliste, cette « transition juste » qui se déploie dans une approche « social-écologique ».

J H

 

(1)  Eloi Laurent. Économie pour le XXIe siècle. Manuel des transitions justes. La Découverte, 2023

(2) Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature : https://vivreetesperer.com/sortir-de-lobsession-de-lefficience-pour-entrer-dans-un-nouveau-rapport-avec-la-nature/ Vers une civilisation écologique : https://vivreetesperer.com/vers-une-civilisation-ecologique/

Vers une économie symbiotique : https://vivreetesperer.com/vers-une-economie-symbiotique/

(3) Face à une accélération et à une chosification de la société : https://vivreetesperer.com/face-a-une-acceleration-et-a-une-chosification-de-la-societe/

Comment la puissance technologique n’engendre pas nécessairement le progrès : https://vivreetesperer.com/comment-la-puissance-technologique-nengendre-pas-necessairement-le-progres/

(4) L’humanité peut-elle faire face au dérèglement des équilibres naturels ? : https://vivreetesperer.com/lhumanite-peut-elle-faire-face-au-dereglement-des-equilibres-naturels/

(5) Les lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

(6) Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/ Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

(7) Comment rendre la transition heureuse ? le Monde. Eloi Laurent : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202404090500-climat-comment-rendre-la-transition-heureuse

 

Ubuntu : une vision du monde relationnelle

Ubuntu : une vision du monde relationnelle

Au sein de la culture occidentale, en fonction de différents facteurs comme la perception des effets néfastes d’un extrême individualisme et la montée d’une vision écologique, on prend de plus en plus conscience d’une réalité jusque-là méconnue : la relation, la reliance, la connexion. (1) Tout se tient. Cependant, cette évolution des esprits doit surmonter et dépasser une culture individualiste qui s’est installée dans le monde occidental depuis des siècles.

En regard, issue de la culture bantou, et par extension, africaine, « L’Ubuntu met l’accent sur le vivre ensemble, et l’interdépendance des individus au sein de la communauté. Des relations positives et une harmonie communautaire rehaussent notre humanité. L’idée force est de valoriser l’empathie, la compassion, la dignité et la valeur intrinsèque de chaque personne. Dans la philosophie de l’Ubuntu, le bien de la communauté est essentiel pour le bien de chaque individu. Être dans l’esprit de l’Ubuntu, c’est aussi apprécier la valeur de la coopération, le soutien mutuel, et le bien commun dans la prise de décision… Ubuntu est fondée sur la compréhension que chaque personne possède une valeur et une dignité intrinsèque. Elle renforce l’idée qu’étant un être social, un individu n’est pas intrinsèquement une entité solitaire, existant tout seul sur son île comme Robinson Crusoé. En vérité, l’être d’une personne est tissé avec celui des autres dans un tissu complexe de connexions sociales. Ubuntu se réalise dans un environnement social inclusif et des relations interconnectées. Une communauté régie par Ubuntu favorise le respect, la compassion, et une responsabilité partagée. En Afrique, la philosophie de l’Ubuntu se manifeste dans de nombreuses expressions culturelles, notamment dans la musique, les processus de prise de décision, qui promeuvent l’inclusivité, la construction de consensus, des systèmes de gouvernance et de résolution de conflits » (p 229-230).

Un homme, l’archevêque Desmond Tutu a fait connaitre la philosophie de l’Ubuntu dans le monde à travers son œuvre de réconciliation dans la période post-apartheid de l’Afrique du Sud… « L’archevêque Desmond Tutu, comme ancien président de la Commission Vérité et Réconciliation, a incarné l’esprit de l’Ubuntu dans le processus de réconciliation. Il a mis l’accent sur la valeur du pardon, de la guérison et du dialogue en se confrontant aux divisions et aux cicatrices du passé » (p 220).

Un livre, paru en 2024, aux Presses Universitaires de l’Université de Louvain se présente comme un recueil de textes examinant la vision de l’Ubuntu dans ses rapports avec la philosophie occidentale et ses contributions innovantes dans différents champs de la société et de la culture : « Ubuntu. A comparative study of an african concept of justice » (2). Parmi les autres livres portant sur Ubuntu, nous nous référons également ici à un livre publié à l’Harmattan : « Comprendre Ubuntu » (3) qui porte en sous-titre les noms de deux personnalités : Placide Tempels, un prêtre qui a mis en évidence l’originalité de la philosophie de l’Ubuntu en provenance de la culture Bantou et L’archevêque Desmond Tutu, grand acteur de la mise en œuvre de cette philosophie dans le champ politique et judiciaire.

Nous nous interrogerons d’abord sur l’origine de cette philosophie et ses caractéristiques ainsi que sur la vision qui en découle. Nous reviendrons sur la mise en œuvre de l’esprit Ubuntu dans le processus de libération post-apartheid en Afrique du sud. Nous évoquerons la comparaison entre Ubuntu et la philosophie occidentale.

 

De la culture bantou à la philosophie de l’Ubuntu : Une vision du monde

Pour « comprendre Ubuntu » l’auteur du livre, Kaumba Lafunda Samajiku, envisage la culture bantu à partir d’une approche linguistique. Un prêtre missionnaire, Placide Tempels « a étudié les langages, les comportements, les institutions et les coutumes des bantu » A partir de là, il a rapporté un système de pensée bantu. Son livre : « la philosophie bantu », publié en 1945 et traduit en anglais en 1959 a beaucoup favorisé la compréhension occidentale de la philosophie africaine. Il y traite de métaphysique, de sagesse, d’anthropologie, d’éthique et de restauration de la vie (p 15). « Pour Tempels, les bantu ont une conception essentiellement dynamique de l’être. Alors que pour la pensée occidentale, l’être est ‘ce qui est’, conçu de manière statique, la philosophie bantu conçoit l’être comme ‘ce qui possède la force, l’être est force’…. Tous les êtres sont des forces : Dieu, les hommes vivants et trépassés, les animaux, les plantes, les minéraux » (p 16). Chez Tempels, le contenu de la philosophie bantu se résume autour du « concept fondamental de force vitale… ». Des valeurs fondamentales de vie, fécondité et union vitale fondent l’ontologie des Bantu, l’idée qu’ils se font de l’être, ainsi que la formulation des règles éthiques et socio-juridiques » (p 21). Cette philosophie bantu est à la source de Ubuntu. Selon Wikipedia, « le mot Ubuntu issu de langues bantues d’Afrique centrale, orientale et australe, désigne une notion proche des concepts d’humanité et de solidarité ». Selon Kaumba Lufunda Samajiku, au cours de ces dernières décennies, l’esprit Ubuntu n’a pas seulement inspiré le processus de reconstruction de l’Afrique du sud dans la justice et la réconciliation, mais il exerce une influence plus générale, ainsi que l’herméneutique déployée par Barbara Cassin et Philipe Joseph Salazar ou la réalisation d’un logiciel open-source et gratuit construit à partir d’un noyau linux portant le nom d’Ubuntu et que des millions d’utilisateurs peuvent utiliser.

Selon un théologien zambien, Teddy Chalwe Sakupapa (4), le cadre conceptuel met bien en évidence « la centralité de la vie et des interrelations entre les êtres dans la vision africaine du monde ». « Le cadre conceptuel de l’ontologie et de la cosmologie bantu, telle qu’exprimée par Tempels et interprétée et appropriée par les théologiens africains, indique un sens fort du respect de la vie. C’est une mise en valeur de la centralité de la vie et de l’interrelation entre les êtres. Dans cette réalité interreliée, il n’y a pas de séparation entre le séculier et le sacré » ; La relationalité est au cœur de l’ontologie africaine ». Teddy Chalwe Sakupapa ouvre une réflexion théologique. La vie et la relationalité sont des thèmes centraux dans l’Écriture aussi bien que dans la récente réflexion pneumatologique de théologiens comme Jürgen Moltmann. La relationalité est également devenue particulièrement centrale dans les discours sur la Trinité et l’écologie (5).

 

Ubuntu pour la vérité et la réconciliation dans le processus de liquidation de l’apartheid et la construction d’une nouvelle société africain

A travers une lutte non violente, Gandhi et Mandela sont parvenus à obtenir la libération de peuples opprimés (6). Sous la direction de Mandela, l’Afrique du Sud a également évité les affres de la guerre civile. Son rôle a été décisif. Barack Obama a rendu hommage à son humanisme spirituel. Mandela « comprenait les liens qui unissent l’esprit humain… ‘L’Ubuntu’ incarne son plus grand don : celui d’avoir reconnu que nous sommes tous unis par des liens invisibles, que l’humanité repose sur un même fondement, que nous nous réalisons en donnant de nous-même aux autres ». L’action de Nelson Mandela a été de pair avec celle de Desmond Tutu. Celui-ci a recouru au concept d’Ubuntu qui a inspiré la Constitution provisoire de la Transition de l’Afrique du Sud (1993), ainsi que la loi de 1995 relative à la promotion de l’unité nationale et de la réconciliation. C’est dans ce contexte que va apparaître la Commission Vérité et Réconciliation sous l’impulsion de l’archevêque anglican Desmond Tutu. C’est la mise en œuvre d’un processus de réconciliation et de guérison collective. Dans un contexte de médiation, puissamment portée par une dimension spirituelle et religieuse d‘inspiration chrétienne, une expression concrète des victimes et des bourreaux va pouvoir advenir. Les victimes sud-africaines pourront dire à haute voix les coups reçus, les peines vécues, et les bourreaux d’hier, le mal qu’ils ont fait, en tant qu’agents institutionnels du régime. Dans ce processus, éclot une « justice réparative ». Cette forme de justice cherche à mobiliser tous et chacun dans la quête de solutions pragmatiques permettant la réponse d’une vie commune apaisée (5). Kaumba Lufunda Samajiku voit dans tout ce processus la mise en œuvre d’une « vision du monde Ubuntu » (p 23). « La réparation est une restauration de la vie, une restauration de l’ordre ontologique… La réparation consiste toujours, en fait, à éloigner le mal… La question de la vérité comme étape obligée de la réconciliation se comprend dans la mesure où la réconciliation est une reconstitution des relations entre les forces vitales dans leur intégrité… » De même, l’auteur rappelle l’importance majeure de l’interrelation entre les êtres humains. « L’être humain ne peut pas être solitaire. Il est inséré dans un réseau de relations en tant que membre lié à d’autres membres… ». Ainsi, « la restauration des liens sociaux apparait dans le processus mis en œuvre par la Commission Vérité et Réconciliation. Elle met dans une même continuité la conception de la nature de l’homme et la conception de la nature de la justice… » (p 27-30).

 

Ubuntu : la dimension internationale

Le livre :  « A comparative study of an african concept of justice », présente une compréhension internationale et systématique d’Ubuntu en examinant les nuances à travers les différentes cultures africaines. De plus, il juxtapose Ubuntu avec des concepts dominants des philosophies occidentales, incluant « la justice comme équité » de John Rawls, la justice sociale, l’individualisme libéral, l’éthique des relations et des affaires et les droits humains » (p 231).

Les auteurs mettent en évidence « une distinction entre Ubuntu et l’individualisme libéral occidental ». « Ce sont deux perspectives philosophiques différentes en ce qui concerne la nature des êtres humains et les relations entre individus et société ». « Par exemple, le philosophe américain John Rawls déclare dans une « Theory of Justice » que chacun a des droits inaliénables fondés sur la justice, que même l’intérêt collectif de la société ne peut outrepasser… Ainsi, les individus sont envisagés comme des entités indépendantes et autonomes avec des droits et des libertés inhérentes à ce que Michael Sadler considère comme « un soi libre de toute entrave ». « Pour le soi libre de toute entrave, ce qui importe au-dessus de tout, ce qui est le plus essentiel pour notre personnalité, ce ne sont pas les fins que nous choisissons, mais notre capacité de les choisir ». De même, Alasdair MacIntyre pense que l’individualisme libéral occidental déforme les relations sociales. L’histoire de ma vie est toujours incluse dans l’histoire des communautés dont dérive mon identité. Je suis né avec un passé. Et essayer de se couper soi-même de ce passé, dans une approche individualiste, c’est déformer ma relation actuelle ». En regard, Ubuntu tourne autour de la communauté et de l’interdépendance parmi ses membres. Il reconnait une nature humaine communautaire et met l’accent sur notre bien-être partagé ». « Alors que l’éthique des droits est à la base de la philosophie de l’individualisme libéral, Ubuntu se fonde sur la mise en œuvre de relations positives et la réalisation d’une harmonie parmi les gens. Selon Ubuntu, une conduite éthique découle de la compréhension des relations intersubjectives et des obligations des individus les uns envers les autres ». C’est une perspective bien différence de celle de l’individualisme libéral occidental où prévaut le gain et l’intérêt personnel. Les auteurs citent l’économiste anglais du XVIIIe siècle, Adam Smith, auteur du livre : « Wealth of Nations » : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre repas, mais de la manière dont il met en œuvre son propre intérêt. Nous nous adressons nous-même, non pas à leur humanité, mais à leur amour pour eux-mêmes et nous ne leur parlons jamais de notre nécessaire, mais de leur intérêt ». L’ethos d’Ubuntu est fondé sur la croyance dans l’intérêt collectif et dans la coopération. Les individus peuvent améliorer leur humanité en contribuant au collectif et en établissant des relations positives (p 231-232).

Cependant, on doit dire que Ubuntu ne se limite pas à une dichotomie entre communautarisme et individualisme ; sinon, nous aurions perdu de vue des éléments fondamentaux du discours sur l’humanisme africain. La philosophie de l’Ubuntu maintient qu’un accomplissement et une prospérité individuelle dépend d’une communauté soutenante… Mais ainsi, au lieu de nier une identité individuelle, en fait, Ubuntu la renforce » (p 233). En regard d’une conception abstraite du soi et de la rationalité, Ubuntu met en valeur le rôle des relations et de la communauté dans la formation de l’identité personnelle et la croissance éthique.

Si les conceptions de Ubuntu et de la philosophie de la justice différent, elles s’accordent pour défendre la dignité des individus et soutenir les plus vulnérables. Cependant, « en intégrant les principes de l’Ubuntu, la philosophie occidentale pourrait étendre son cadre éthique, adopter des interprétations relationnelles et contextuelles de la personnalité, et explorer de nouvelles méthodes pour l’éthique sociale, la justice, et la construction d’une communauté. Ubuntu pourrait enrichir la philosophie occidentale en portant son attention sur des aspects négligés de l’existence humaine, en cultivant une compréhension plus intégrée de l’éthique, et en plaidant pour des valeurs d’empathie, de compassion et de bien-être communautaire » (p 233).

Cependant, Ubuntu intervient également dans d’autres domaines. Ainsi, elle porte des idées concernant « la richesse sociale et un capitalisme inclusif ». Comme on peut l’imaginer, elle introduit un principe de responsabilité dans la vie économique. De même, Ubuntu est particulièrement propice à une politique économique et environnementale. « Ubuntu envisage les individus, les communautés et le monde naturel dans un mode symbiotique. La mise en œuvre d’Ubuntu dans le développement durable s’appuie sur une vision holistique qui reconnait l’interdépendance des systèmes sociaux, économiques et environnementaux ». C’est « le passage d’une vision anthropocentrique à une vision écocentrique, la reconnaissance de la corrélation entre le bien-être humain et la santé environnementale. La philosophie d’Ubuntu met également en valeur le système de connaissance indigène qui offre des approches pertinentes pour une gestion durable des ressources et la préservation écologique (p 234).

Si, au cours des derniers siècles, la globalisation du monde a résulté, pour une part d’une activité effrénée et d‘une prétention insensée de vastes portions de la société occidentale, en regard, elle a également permis la rencontre de civilisations qui ont exercé une influence envers elle, comme le montrent David Graeber et David Wengrow dans leur livre sur l’histoire de l’humanité (7). Aujourd’hui, à une époque, où l’impérialisme antérieur s’est largement effondré, l’influence des cultures autochtones, en Afrique comme en Asie, peut témoigner de leurs sagesses et s’exercer à l’échelle du monde. Il en va ainsi pour la sagesse bantu : Ubuntu, qui a donné lieu à plusieurs publications. Ainsi, aux précédentes déjà évoquées, on peut rajouter un livre écrit par la petite-fille de Desmond Tutu, Mungi Ngomané ,aujourd’hui très active sur la scène internationale : « Ubuntu. Leçons de sagesse africaine » (8). Cet ouvrage porte en sous-titre une maxime qui caractérise la philosophie d’Ubuntu : « Je suis, car tu es ». En regard d’un individualisme qui se suffit à lui-même, c’est la relation humaine qui, ici, est première. Or, aujourd’hui, dans la culture européenne, un courant de pensée, qui va en grandissant, met l’accent sur l’importance et la nécessité de la relation (1). Le terme de « reliance » commence à apparaitre. La spiritualité est envisagée en terme de relation entre les humains, avec soi-même, avec la nature et avec Dieu. Et, Dieu lui-même est un Dieu trinitaire, un Dieu relationnel. Cette approche apparait fréquemment sur ce blog dans les écrits de théologiens comme Richard Rohr et Jürgen Moltmann. La référence à ce dernier apparait chez des théologiens africains qui apprécient la philosophie de Ubuntu. Ainsi envisager Ubuntu aujourd’hui, ce n’est pas considérer un phénomène exotique, mais prêter attention à un état d’esprit qui est source d’inspiration.

J H

 

  1. Relions-nous ! Un livre et un mouvement de pensée : https://vivreetesperer.com/tout-se-tient/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle ; une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/ Reliance ; une vision spirituelle pour un nouvel âge : https://vivreetesperer.com/reliance-une-vision-spirituelle-pour-un-nouvel-age/ Reconnaître et vivre la présence d’un Dieu relationnel : https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/
  2. A comparative study of an African concept of justice. Edited by Paul Nnodim and Austin C. Okigbo. Leuven University Press. 2024
  3. Kaumba Lufunda Samajiku; Comprendre Ubuntu. R.P. Placide Tempels et Mgr Desmond Tutu Sur une toile d’araignée. L’Harmattan, 2020
  4. Esprit et écologie dans le contexte de la théologie africaine : https://www.temoins.com/esprit-et-ecologie-dans-le-contexte-de-la-theologie-africaine/
  5. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/
  6. Mandela et Gandhi, acteurs de libération et de réconciliation : https://vivreetesperer.com/non-violence-une-demarche-spirituelle-et-politique/
  7. David Graeber, Davis Wengrow. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libérent, 2023
  8. Mungi Ngomane. Ubuntu. Leçons de sagesse. Je suis, car tu es. Harper Collins, 2019
Un esprit de solidarité, du récit biblique à la présence de Jésus (1)

Un esprit de solidarité, du récit biblique à la présence de Jésus (1)

Quel est le sens biblique de la solidarité ? La question est posée à Renny Golden qui , dans les années 1980, s’est engagé en faveur de l’accueil aux Etats-Unis, des réfugiés d’Amérique Centrale fuyant la violence.

« Le mot : solidarité n’apparaît pas tel quel dans la Bible. Cependant, comme pratique de foi, il capte l’essence des traditions juives et chrétiennes. La Bible est l’histoire multimillénaire des israélites essayant de maintenir une solidarité avec leur Dieu et avec les pauvres ». Quel est l’esprit de cette solidarité, « Lorsque au début, Dieu appelle Moïse à sortir le peuple de l’esclavage, celui-ci rechigne et cherche des excuses ( Exode 3.13, 4.1, 10). Mais Dieu promet : « Je serai avec toi » Ce n’est pas du paternalisme ou de la pitié. C’est travailler épaule contre épaule dans une œuvre de libération ».

Dieu manifeste sa solidarité avec l’humanité en Jésus. « La naissance de Jésus, l’incarnation de Dieu dans le monde est l’acte paradigmatique de la solidarité. Dieu a tellement aimé le monde qu’il a pris une forme humaine. C’est une identification complète avec la condition humaine, une solidarité totale avec l’histoire humaine. Jésus a du fuir les excès du pouvoir impérial. Il a été une menace pour l’ordre établi et il a du fuir les escadrons de la mort du gouvernement romain ( Matt 2.13-14). Jésus a commencé sa vie non pas comme membre d’une élite, mais comme un réfugié, un sans abri. Ainsi, l’amour de Dieu pour le monde se manifeste très particulièrement pour les persécutés, les rejetés, les fugitifs ».

Comme le montre Robert Chao Romero, le ministère de Jésus a manifesté la solidarité. « Dieu est devenu chair et a lancé son mouvement parmi ceux qui étaient méprisés et rejetés à la fois par les romains et par l’élite du peuple. Jésus n’est pas allé vers la grande ville en cherchant à recruter parmi l’élite religieuse, politique et économique. Pour changer le système, Jésus devait commencer avec ceux qui étaient exclus du système. Bien que la bonne nouvelle de Jésus était pour l’ensemble de la famille humaine, elle va d’abord aux pauvres et à ceux qui sont marginalisés. Comme un père aimant (ou une mère), Dieu aime tous ses enfants également, mais se préoccupe particulièrement de ceux ou celles qui souffrent le plus ».

Les gens, qui souffraient du double fardeau du colonialisme romain et de l’oppression spirituelle et économique des élites, attendaient de Dieu une libération ». Effectivement, les plus faibles ont été considérés comme indispensables. « Bien qu’ils aient été considérés comme les moins honorables, Jésus leur a porté le plus grand honneur. Jésus a accordé le plus grand honneur à ceux qui en manquaient    ( 1 Corinthiens 12. 22-25).

 

Un esprit de solidarité et pas de jugement (2)

Richard Rohr envisage le cœur du christianisme comme la solidarité aimante de Dieu avec tous le gens. « A travers Jésus, la propre vision du monde de Dieu, vaste, profonde et entièrement inclusive est rendue accessible à tous. En fait, j’irai jusqu’à dire que la marque de la vie chrétienne et de se tenir en solidarité radicale avec tout autre. C’est l’effet final et intentionnel – symbolisé par la croix, qui est le grand acte de solidarité de Dieu à la place du jugement. Voilà comment nous sommes appelés à imiter Jésus, cet homme juif bon qui voyait et appelait le divin dans les « gentils », comme la femme syro-phénicienne et les centurions romains qui l’ont suivi, dans les collecteurs d’impôt juifs qui collaboraient  avec l’Empire, dans les zélotes qui s’y opposaient, et tous ceux « en dehors de la loi ». Jésus n’avait pas de problème quelque il soit avec l’altérité ».

Jésus a inclus. Il n’a pas exclu. « La seule chose que Jésus a exclus, c’est l’exclusion elle-même ».

A cet égard, comment envisager aujourd’hui notre attitude vis–à-vis de personnes pratiquent d‘autres modes de sexualité que celui qui dérive directement de notre interprétation des écritures. Ici, la parole est donnée à Shannon Kearns, prêtre transgenre. Il nous apporte « un exemple de la solidarité inclusive de Dieu avec les eunuques, minorités sexuelles à l’époque du prophète Esaïe. En Esaïe ( 56. 3b-5), le prophète déclare : « Et ne laissez pas les eunuques dire : « Je ne suis qu’un arbre sec ». Le Seigneur déclare : « Aux eunuques qui gardent mes sabbats, choisissent ce qui m’est agréable et qui persévéreront dans à mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs une place et un nom préférables à mes fils et à mes filles. Je leur donnerai un nom éternel qui ne périra pas ». C’est une parole de réconfort et d’espérance. C’est une parole de guérison ».  En commentaire, Shannon Kearns nous dit comment ces paroles bibliques « résonnent fortement pour beaucoup de gens transgenre et non-binaire ». « Ils résonnent aussi fortement pour les nombreuses personnes qui se sont senties exclues et rejetées d’une entrée dans un espace religieux à cause de leur diversité de genre ».

Nous sommes donc invités à regarder autour de nous et à nous poser des questions : « Qui est en train d’être exclu ? Qui n’est pas bienvenu ? Pour qui il n’y a pas de place ? Le message est en Esaïe 56 et dans le récit de l’eunuque éthiopien en Acte 8 : « Il y a une place aussi pour eux dans le Royaume de Dieu. Ils n’ont pas besoin de changer pour être inclus. Ils sont rendus dignes d’être inclus en désirant l’être ».

 

La spiritualité de la solidarité (3)

Barbara Holmes, à qui on a fait appel dans cette séquence, nous invite, à la suite de Jésus, « à discerner les signes des temps et à être un baume toujours présent dans ce monde troublé ». « Le physicien Neill de Grasse Tyson nous rappelle que notre solidarité n’est pas un choix, c’est une réalité. Nous sommes  tous connectés les uns aux autres, biologiquement, à la terre chimiquement, et, au reste de l’univers atomiquement. Notre solidarité est un fait scientifique aussi bien que l’acte de salut d’un Sauveur aimant et un Saint Esprit sage et guidant. Et même cet appel à la solidarité est incarné par le Divin. Parce que Jésus est venu et a vaincu et renversé les systèmes de ce monde, il nous appelle à faire de même ».

Mais est-ce bien possible ? « Les systèmes disent que les changements ne peuvent pas arriver, que la gravité gagne, que la religion n’a pas d’utilité excepté de calmer les gens, que vous faites mieux de mettre votre confiance dans des fonds communs de croissance. Mais Jésus déclare qu’il y a une autre voie la – voie prophétique – et même maintenant, il nous appelle à nous avancer sur la parole, à nous rassembler en un, et à exercer nos dons. Alors seulement, nous pourrons faire la paix avec nos voisins, mettre fin à la violence du canon et arrêter notre addiction à la division. La solidarité et la compassion, c’est l’amour en action ».

Mais comment envisager une spiritualité de la solidarité ? Selon l’écrivaine Margaret Swedish, cette spiritualité commence à se manifester « en honorant la présence divine en chaque être humain ».

« Je crois que Dieu nous a donné le plus grand exemple de solidarité lorsque Dieu a envoyé son fils Jésus vivre avec nous » (réfugié salvadorien). Nous sommes appelés à un état d’esprit dans lequel nous sommes persuadés que les autres ont une valeur égale à la notre.  « Ma vie n’est pas plus valable ou digne, de plus grande ou de moindre signification que celle d’un autre être humain. Je ne suis pas plus ou moins méritant. Mes droits ne sont pas plus importants que ceux de cette autre personne. Cette spiritualité commence à un endroit douloureux – avec l’acceptation du fait que le monde est brisé et que nous sommes brisés. Dans cela, nous cherchons des liens profonds avec les personnes blessées de notre monde. Et en cette place vulnérables, nous cherchons le cœur de la solidarité : la compassion ».

La séquence sur la solidarité présentée sur le site : « Center for action and contemplation » se poursuit ensuite dans d’autres éléments, notamment par une méditation de Richard Rohr sur la solidarité divine avec la souffrance. Ce texte, tant par la densité émotionnelle du propos que par les questions qu’il soulève requiert un traitement particulier. Nous nous bornerons ici à cette première évocation de la solidarité, un thème qui correspond bien à notre conscience actuelle et qui en met la signification chrétienne en valeur.

J H

 

Spiritualité et psychiatrie

Spiritualité et psychiatrie

La vision spirituelle du médecin psychiatre, Jacques Besson dans la découverte de nouveaux horizons : les neurosciences, les synchronicités, la lutte contre les addictions, l’usage des psychédéliques, le chamanisme…

Auteur d’un livre sur : Addiction et spiritualité (1), Jacques Besson, médecin psychiatre, addictologue, ancien chef du département de psychiatrie communautaire du département de psychiatrie du centre hospitalier universitaire vaudois, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, a été fréquemment interviewé dans des vidéos sur You tube (2). Il y met en évidence des relations sensibles entre spiritualité, présence d’une conscience, lutte contre les addictions, usage des psychédéliques, expérience de mort imminente, expérience du chamanisme. En même temps, Jacques Besson se présente comme un croyant enraciné dans une foi chrétienne d’inspiration protestante. En écoutant Jacques Besson, nous découvrons des réalités qui se manifestent aujourd’hui et sur la signification desquelles nous nous interrogeons. A partir de son expérience et des connaissances, il nous apporte un éclairage précieux. Voici donc quelques aperçus à partir d’une interview de jacques Besson par Didier Reinach : « Spiritualité et créativité de soi – l’esprit du bonheur » (3).

 

Cheminement professionnel et spirituel de Jacques Besson

Au départ, l’intervieweur rappelle les intérêts de Jacques Besson : « la psychiatrie communautaire, la santé mentale, les rapports entre la psychiatrie, la religion, la spiritualité et les neurosciences ». Il pose donc une première question : « Pourquoi la spiritualité est-elle un chemin de guérison ? » Et il l’interroge sur ses motivations : « Qu’est-ce qui te pousse, qu’est-ce qui te porte à introduire la dimension spirituelle ? ». La réponse porte d’abord sur les racines : « Je viens d’une longue tradition protestante. Comme enfant, j’ai eu des visions, des intuitions, des aspirations sur l’invisible, sur la lumière du monde. Cela m’a toujours intrigué et passionné. Depuis l’âge de cinq ans environ, je m’intéresse à l’individu, à la question de l’esprit ». Jacques Besson s’est donc dirigé vers la médecine ; puis, il s’est intéressé à la neurologie. Il est passé ensuite à la psychiatrie, puis à la psychanalyse. Et de la psychanalyse, il s’est dévoué pour des populations vulnérables, pour la médecine des pauvres au Centre Saint-Martin qui a accueilli des milliers toxicomanes. C’était une médecine communautaire, généreuse. De là, Jacques Besson est devenu un expert en addictologie, une science interdisciplinaire qui rassemble un ensemble de savoirs pour faire face à la complexité du problème de l’addiction. Il s’est engagé dans des psychothérapies et c’est là qu’il s’est rendu compte petit à petit que « la question du sens était centrale ». Jacques Besson a également été médecin dans l’Armée du Salut. Il a vu là un témoignage magnifique et il y a beaucoup appris. C’est là qu’il a rencontré « les alcooliques anonymes », un mouvement spirituel et non religieux qui a commencé dans les années 1930, où les participants se remettent à une puissance supérieure, à plus grand qu’eux-mêmes, pour leur rétablissement. Les « alcooliques anonymes » ont actuellement plusieurs dizaines de millions d’adeptes en traitement qui vont bien. Jacques Besson, bien au fait de la biologie moléculaire, a considéré les bienfaits engendrés par l’approche des alcooliques anonymes : les différentes étapes, le lâcher-prise et la conscience dans l’univers. Il s’est alors demandé : est-ce qu’il y aurait une neuroscience des alcooliques anonymes ? La réponse est oui. Il y a eu beaucoup de recherches en imagerie sur l’impact de la prière, de la méditation. Dans les années 1990, au cours d’une année sabbatique à Harvard, il a pu suivre les débuts de l’imagerie fonctionnelle cérébrale et il a découvert la puissance de l’instrument. « Entre addiction et spiritualité, il y a un rapport très étroit. D’un côté, l’addiction est une impasse de sens. De l’autre côté, la spiritualité est une ouverture à plus grand que soi. Donc la spiritualité est un instrument puissant pour la prévention et le rétablissement des addictions ». Après avoir fait une thèse sur la correspondance échangée entre Freud et le pasteur Pfister où les fondements du dialogue entre psychanalyse et religion étaient posés, Jacques Besson s’est engagé dans une étude de la pensée de Carl Jung et, pendant une dizaine d’années, il s’est formé à la psychanalyse jungienne en autodidacte, puisque celle-ci n’est pas agréée dans l’enseignement officiel. Il y a trouvé les ingrédients dont il avait besoin pour établir un lien entre science et spiritualité. « Il peut y avoir une science de l’esprit qui est plus grande que celle du cerveau ou de la psychologie, et la question de l’inconscient collectif, la question du Dieu inconscient, la question de ce qui nous transcende et de ce qui nous traverse sont des questions qui ont habité les humains depuis toujours et Jung a été un investigateur de génie sur ces questions ». Par la suite, Jacques Besson s’est tourné vers l’œuvre du sociologue médical, rescapé d’Auschwitz, Aaron Antoniovsy. Il a observé la vie dans les camps et « il en a tiré la conclusion que les humains avaient besoin de sens et de cohérence, de cohérence permettant d’aligner le somatique, le psychique et le spirituel, et d’être droit dans ses bottes, d’avoir un sens dans la vie. Voilà ce qui est générateur de ce qu’il a appelé lui-même la salutogenèse. La salutogenèse, à travers ses origines latines entend le salut à la fois comme santé et comme salut. La salutogenèse est le concept génial qui créé la promotion de la santé. Les médecins obsédés par les causes des maladies s’intéressent beaucoup moins aux attracteurs de santé et je me suis passionné pour le ‘solutionnisme’, c’est à dire conjuguer toutes les approches disponibles dans un champ comme les addictions où la médecine était très pauvre et pouvoir venir ainsi à l’aide de populations vulnérables ».

Mais, si l’on peut distinguer des groupes vulnérables, « nous sommes tous aujourd’hui vulnérables d’une certaine manière… Nous avons tous des carences, nous avons tous des maltraitances… la condition humaine fait que la vie est imparfaite et que nous sommes sur un chemin entre l’inaccompli et l’accompli. C’est une voie mystique qui ne me fait pas peur parce qu’elle est compatible avec la vision scientifique d’un monde évolutionnaire ».

Aujourd’hui, « l’humanité est traumatisée et elle n’accède pas, pas encore, aux instruments de guérison, cet alignement entre le physique, le psychique et le spirituel, entre la science de la nature, la science humaine et, peut-être la science de l’esprit. Donc, j’ai toujours cherché cette cohérence, cet alignement… Je n’ai jamais quitté cette ligne et je suis ‘le capitaine de mon âme’ » (cette expression en écho à celle du poème récité en priant, par Nelson Mandela dans sa prison).

 

L’être humain et la spiritualité

L’entretien se poursuit au sujet de la nature humaine. Nous ressentons aujourd’hui les effets nocifs du matérialisme. « Ce matérialisme, dans lequel nous sommes désespérément plongés, nous coupe de ce que les peuples premiers savaient très bien… C’est que le monde est un. Nous sommes dans une totalité ». En demandant à ses étudiants en médecine : où est l’esprit, Jacques Besson les amenait à penser qu’il n’était pas seulement dans le cerveau, dans le corps, mais que, pour vivre, l’être humain avait besoin d’un langage, de relations, d’une culture ; « il faut une humanité, il faut une planète, il faut un univers. Pour un seul être humain, il faut la totalité de l’univers et le grand mystère, c’est que chaque être humain représente une singularité ». Mais cette singularité se vit en complémentarité, dans un ensemble. « Plus on va vers soi-même, disent les sages du premier millénaire chrétien, plus on s’approche de Dieu, mais il s’agit de soi-même, au sens de Jung, c’est à dire d’une individuation. Il s’agit de bien comprendre le rapport entre le soi et la totalité ».

C’est un apport de la psychanalyse jungienne qui, elle-même, peut être envisagée comme une étape pour aller plus haut. A partir d’un épisode vécu et rapporté par Jung, du ‘rêve d’un scarabée par un patient et l’apparition de cet insecte à la fenêtre’, la conversation s’engage sur le phénomène des synchronicités. Jacques Besson a vécu de nombreuses synchronicités dans sa carrière et « il est convaincu que ce phénomène introduit une fenêtre sur un rapport différent au temps, au temps qui nous dépasse, au temps vertical, le grand temps, celui qui s’est déployé avec le big bang… ». L’accueil des synchronicité requiert « une grande ouverture au monde, à l’univers, à la conscience, qui est bien plus grande que ce qu’on peut imaginer, et pour les scientifiques, beaucoup d’humilité », vertu trop peu répandue… « Il faut être bien conscient des limites de la science pour accéder à un monde plus grand… La foi et la science ne s’oppose pas. On peut être scientifique et mystique. La science s’occupe des ‘comments’. Elle propose des modèles. La métaphysique propose des intuitions, des visions ».

La conversation se poursuit sur les ressources du cerveau humain. « Le cerveau a de nombreuses fonctions… Le cerveau est un univers à lui tout seul. C’est un microcosme. L’univers du cerveau est un univers infiniment complexe ». Ainsi, s’il y a un infiniment petit et un infiniment grand, « comme l’a intuitivement prédit, le génial Blaise Pascal, l’homme est le milieu de toutes choses et l’être humain est entre les deux infinis, le petit et le grand, et je suis arrivé à la conclusion qu’il détient le troisième infini qui est l’infiniment complexe… La science se préoccupe d’objectiver. La ligne de la science, c’est bien l’objectivité, mais nous autres, êtres humains, nous vivons aussi d’une subjectivité et la science du sujet est extrêmement importante. C’est la science de la conscience précisément… La totalité implique d’avoir recours à la science et à la conscience, à la science et à la spiritualité ».

 

Spiritualité, soin, médecine

Une question de l’interviewer : Est-ce que la spiritualité peut soigner des égos blessés, des égos malades ? Jacques Besson répond en évoquant « une nouvelle science qui a fait d’énormes progrès depuis une quinzaine d’années : la psycho-traumatologie. La psycho-traumatologie est l’étude interdisciplinaire des traumatismes psychiques. Nous avons tous un certain capital de santé mentale et nous pouvons supporter ainsi un certain nombre de souffrances. Mais s’il y a effraction, un abus trop fort, une agression trop violente, la blessure psychique qui en résulte est un traumatisme. La question du traumatisme est très importante parce qu’elle participe au diagnostic d’une vulnérabilité particulière chez certaines personnes qui peut être investiguée et surtout peut être traitée.

Puis, une grande question se pose : pourquoi moi ? Pourquoi à moi, m’est-il arrivé tel accident, tel malheur ? Et le ‘pourquoi moi’, est un grand mystère. C’est une blessure parce que c’est incompréhensible. Le monde est imparfait. L’arrivée d’un accident nous dépasse et la spiritualité nous aide à redonner du sens, à recouvrir notre âme… C’est la technique chamanique. C’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme. Les chamans sont spécialistes du trauma à leur manière. L’extraction d’esprit, c’est se détourner de ce qui nous a blessé, peut-être l’extraire ou tout au moins s’en détacher. Le recouvrement d’âme, c’est aller vers plus grand que soi. Et voilà un mouvement salutogénique. Et voilà, les peuples premiers ont cette intuition qu’il y un rétablissement possible. La santé mentale est le fruit d’une plasticité. Et cela, c’est tout l’espoir que peut avoir un psychiatre, un psychiatre psychothérapeute en l’occurrence. Le cerveau est plastique. C’est à dire que les connexions s’adaptent à l’environnement, à la culture. Les neurones dialoguent entre eux et se connectent. Et cela laisse de la trace.

Donc, du coup, l’expérience spirituelle, cela laisse de la trace. Pour en donner un exemple, la méditation en pleine conscience, qui s’est occidentalisé récemment, se révèle modifier la connectivité cérébrale, ainsi que montre les nouvelles techniques d’imagerie. On devient plus autonome affectivement et cognitivement, plus souple. Ce sont des encouragements très forts pour relier la médecine psychiatrique, la médecine somatique et la psychothérapie. Depuis plusieurs années, j’ai eu la chance d’introduire la santé spirituelle à la faculté de médecine, notamment à la suite de la rencontre publique avec le Dalaï Lama en 2013.

Je lui ai posé la question des trois ordres de la médecine et il m’a répondu avec beaucoup de chaleur que c’était une question qu’il fallait absolument explorer en Occident, car, pour la médecine tibétaine, il est évident que le premier rang de la santé est la santé spirituelle. En découle la santé psychique dont découle la santé physique. Or, en Occident, nous faisons très exactement le contraire. Nous avons jeté les bases d’une santé somatique, nous avons élaboré correctement une psychiatrie qui tient la route, mais nous somme encore très loin de la singularité du sujet, de la question du lien, de la question du sens qui sont les vraies questions qui mobilisent la salutogenèse et le rétablissement ».

Une création de sens ? suggère l’interviewer. C’est inné ou cela se travaille ? demande-t-il. « Les deux à la fois » répond Jacques Besson. « Je crois qu’il y a du divin dans l’homme, pour citer les Pères de l’Église ». En reprenant une expression latine, « l’homme est capable de Dieu. C’est-à-dire, il a une intuition du beau, du bien, du vrai, du juste, et il peut suivre ce chemin. C’est un possible. Alors cela nécessite évidemment un travail. Le Bouddha a dit : « Le bonheur est sur le chemin ». Alors, cheminons.

 

Psychédéliques, chamanisme, médecine ouverte

Jacques Besson envisage son approche de la guérison sous différents angles. Ainsi, dans un cadre psychiatrique, il participe à « la réhabilitation des psychédéliques (champignons hallucinogènes, Lsd, certaines formes d’ecstasy) », à des fins thérapeutiques. Historiquement, ces substances ont été stigmatisées après le premier développement de leur usage aux Etats-Unis, mais on observe aujourd’hui un retour parce qu’on a compris que ce n’est pas le même groupe de drogues que les opiacés, la cocaïne ; un groupe différent qui a la capacité de perturber l’ordre psychique, mais à petites dose, bien contrôlées et dans un cadre thérapeutique, cela peut permettre de modifier un ordre établi dans le sens d’ouvrir certaines mémoires qui étaient dans des tiroirs. Lorsqu’un traumatisme désorganisateur infecte une existence, il vaut mieux le sortir, l’aérer. Et cela, c’est l’extraction d’esprit et le recouvrement d’âme opérés par les chamans, c’est ce que la psychanalyse essaie de faire laborieusement avec de longs processus, c’est ce que l’hypnose essaie de faire par des conditionnements, mais les psychédéliques sont aujourd’hui le moyen le plus prometteur pour accéder aux souvenirs traumatiques dans un contexte sécurisé et élargir la conscience… On pense que les psychédéliques ont le pouvoir d’accroitre la plasticité neuronale, et notamment les champignons, ce que les peuples premiers savaient très bien. Aujourd’hui les médicaments les plus prometteurs en psychiatrie sont ceux qui ont été les plus ostracisés et maudits quand j’étais jeune. Le cannabis ouvre des perspectives intéressantes en médecine curative et les psychédéliques ouvrent des pistes intéressantes pour la santé mentale ».

Jacques Besson critique les préjugés engendrés par un matérialisme réductionniste vis-à-vis des pratiques des peuples premiers. « J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs personnes qui se sont intéressées scientifiquement au chamanisme. Ainsi le docteur Olivier Chambon en France qui a écrit un texte de référence : « Psychothérapie et chamanisme ». Il évoque la psychologie transpersonnelle, notamment Stéphane Gros. Ce sont des psychologues qui acceptent qu’on puisse communiquer d’inconscient à inconscient et communiquer avec plus grand que soi. Le chamanisme, c’est aussi une communication avec un monde plus grand. Le chamane et à la fois prêtre et médecin. Aujourd’hui, nous avons rejeté le prêtre et garder le médecin.

Il est grand temps de réconcilier le prêtre et le médecin, le spirituel et le scientifique ». il y a un fossé à combler. Cependant, en médecine scientifique, on enseigne la psychologie médicale, les fondements de la relation médecin-malade, l’alliance thérapeutique et il y a maintenant une science établie de l’effet placebo. Le médecin revient au prêtre par des voies détournées. Et il utilise très largement, souvent inconsciemment, le chemin de la suggestion (suggestion que Freud n’aimait pas trop). Pour ma part, je pense que le médecin de famille est un homme de confiance. Il a le manteau du druide. Il fait de la suggestion. Et c’est une bonne chose ! Les médicaments parfois peuvent avoir un effet placebo sans le savoir ». Jacques Besson évoque une recherche sur les antidépresseurs qui montre qu’il n’y a que 5% de variance entre le placebo et le médicament. « Cela rend modeste quand on pense qu’on a dépensé des milliards pour des antidépresseurs.

« Je crois qu’il faut être juste et humble. Il y a un ordre somatique de la médecine. Il y a des gènes. Il y a des molécules. Il y a un déterminisme biologique. Il y a une génétique. Mais il y a aussi une épigénétique. Les gènes dialoguent avec l’environnement. Le sujet a une histoire dans sa nature, dans son contexte. Et c’est toute la force de l’ordre psychique. Nous avons une éducation, un environnement, une culture, des valeurs et cela produit de la plasticité ». Il y a des intuitions. L’intuition est une dimension de l’appareil psychique qui n’est pas étudiée en psychothérapie. Elle est souvent destinée aux « bonnes femmes » alors que la femme a beaucoup plus d’intuition que l’homme.

C’est probablement avec les femmes que l’on a eu les plus grandes découvertes de la sacralité. Certes, il y a des différences biologiques entre les hommes et les femmes, mais ces différences ne sont pas absolues. « Il y a l’ordre psychique, les apprentissages, les valeurs qui ont été transmises. Mais je pense que la réponse la plus appropriée est dans la psyché, les archétypes, l’animus et l’anima… La santé psychique, c’est le dialogue, le mariage entre l’animus et l’anima. C’est la rencontre des opposés. Pour atteindre la totalité, l’individuation, il faut avoir marié l’anima et l’animus… ». Cette analyse se poursuit au niveau de l’univers. « La rencontre du ciel et de la terre se fait pour que l’homme puisse accéder à plus grand que lui. Henri Bergson disait : « la terre est un incubateur de Dieu ». Tout se passe comme si la matière voulait être spiritualisée… ». C’est une vision de réconciliation.

Puis, Jacques Besson évoque l’amour des autres comme l’amour de soi. » Pour les bouddhistes, pas de sagesse sans compassion. Pour les chrétiens, pas de vérité sans charité. La conscience ne suffit pas… il faut passer par le don de soi ; par la créativité, par le nouveau. Si nous sommes dans un univers évolutionnaire, alors nous faisons partie de l’évolution. Nous avons une responsabilité. Nous sommes des co-créateurs ».

« La méditation, la prière, la sagesse des peuples premiers et la religion peuvent nous apporter quelque chose. La spiritualité n’a pas besoin d’être religieuse ; mais je pense qu’il y a des religions qui peuvent être spirituelles. Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour le soufisme… Soyons humble. Gandhi a dit : « celui qui va au fond de sa religion, va au fond de toutes les religions ». Le noyau dur des religions, c’est la spiritualité, c’est la sacralité, c’est le rapport entre la vérité et la charité. C’est cela le noyau dur ».

 

Quelles lectures éclairantes ? Une inspiration biblique

L’intervieweur demande à Jacques Besson de nous conseiller. Et, entre autres, quelles lectures comptent pour lui ? La réponse va à l’encontre de la mode. C’est « lire la Bible ». « Parce que c’est, quand même, un livre incroyable. Ce sont des centaines d’auteurs qui écrivent ensemble dans des moments différents, dans des contextes différents, pour exprimer une forme de vérité profonde dont ils ont eu l’inspiration, la révélation pour le bien de la communauté. Il y a, bien sûr, des chapitres plus difficiles, mais lire la Bible avec la psychologie des profondeurs, avec de l’éveil, avec un regard chamanique, c’est très riche de sens, de lien, d’expérience d’autres humains, d’autres situations. Quand Moïse va chercher les tables de la loi et qu’il trouve les « couillons » avec le veau d’or, c’est une modernité effrayante. Et le Christ sur sa croix qui est plus fort que la mort – après, on peut l’interpréter de plusieurs manières – c’est actuel, je pense. Si on ne s’occupe pas trop de la mort, on devient tellement plus vivant. Il faut vivre l’instant ». Et donc, si la Bible n’est plus toujours appréciée, Jacques Besson s’écrie : « moi, je la lis ». Certains passages le touchent davantage ; « Ma petite préférence va à l’Évangile de Jean. Dans l’Ancien Testament, j’aime beaucoup le Livre de Job, le malheur de l’innocent… Il y a les psaumes qui sont merveilleux aussi et bien sûr les Évangiles. Septante trois guérisons du Christ. Le Christ est un exorciste. C’est un immense chaman. Le Saint-Esprit, vu par la spiritualité et les neurosciences, c’est le Grand Esprit, c’est l’âme du monde ». Paracelse est cité en évoquant ‘la lumière, l’âme du monde’. « Lisez Paracelse, lisez Jung, lisez la Bible, regardez la biographie de Gandhi ».

Interrogé sur l’esprit qui l’anime, Jacque Besson revient à son enfance : « Quand j’avais quatre ans, mon grand-père est mort dans des conditions assez tristes et ma mère a fait une assez grave dépression ; je me suis mis à avoir peur du noir. C’était assez angoissant. Un jour que ma nourrice s’occupait de moi, elle a remarqué que j’avais peur du noir et elle s’est adressée à moi avec beaucoup de gentillesse et beaucoup d’humanité, elle m’a dit : Jacques, il ne faut pas avoir peur du noir. Non, il ne faut pas avoir peur du noir parce que, dans le monde, il y a une lumière invisible. Oui, c’est une lumière qui éclaire et qui réchauffe le cœur des enfants. C’est un enfant aussi qui la donne. Il s’appelle Jésus. Cela m’a intéressé : il y aurait une lumière invisible et un autre enfant qui la donne. Et il est d’un autre ordre… Donc, à partir de quatre-cinq ans, je me suis intéressé à cette figure. On m’a envoyé à l’école du dimanche. Je me suis passionné pour les personnages de la Bible : Abraham, Isaac, Jacob, Joseph et les pharaons, Moïse, David, Goliath et puis, après, le Christ. J’ai toujours eu cette intuition qu’il y a du visible dans l’invisible. Et plus tard, j’ai découvert, avec les Pères du premier millénaire chrétien ce qu’ils appellent l’intelligible, non pas au sens de l’intelligence, mais au sens que dans l’invisible, il y a des choses qu’on peut comprendre, auxquelles on peut accéder, c’est une grâce divine. Alors, toute ma vie a été éclairée, d’un côté par mon intérêt sincère et rigoureux pour la science et mon intérêt sincère et rigoureux pour la spiritualité. Et, un jour j’ai découvert, je crois que c’est Jean Calvin qui l’a dit, « la science permet l’émerveillement ». J’avais une passerelle….

Cette contribution de Jacques Besson nous parait particulièrement éclairante et innovante. Elle reconnait et prend en compte des réalités émergentes comme par exemple les résultats de l’imagerie cérébrale, les synchronicités et le chamanisme. Des courants de pensée et de recherche, encore minoritaires sont pris en compte. Un nouveau paysage apparait.

Cette contribution nous parait doublement précieuse. A l’encontre d’un matérialisme encore puissant, elle instaure une nouvelle compréhension de la nature humaine et de l’ordre du monde d’autant qu’en plus des phénomènes mentionnés dans cet interview, on peut en ajouter d’autres comme les expériences de mort imminente présentées par l’auteur dans une autre vidéo. En même temps, elle installe la spiritualité dans la préservation et le recouvrement de la santé.

On peut ajouter un autre apport qui nous parait précieux dans la configuration religieuse actuelle où certains courants fondamentalistes manifestent une étroitesse d’esprit en considérant négativement des phénomènes émergeants jusqu’à les condamner et à les rejeter avec violence au nom d’une interprétation littérale de la Bible. Or, ici, Jacques Besson conjugue la reconnaissance de ces phénomènes avec un témoignage de foi chrétienne et une lecture de la Bible à la fois instruite et enthousiaste.

Ainsi, à tous égards, cette contribution nous parait appeler une particulière attention.

Rapporté par J H

 

1.Jacques Besson. Addiction et spiritualité. Spiritus contre spiritum. Erès, 2017. « L’auteur propose un voyage depuis l’aube de l’humanité en compagnie des substances psycho-actives jusqu’à l’épidémie addictive contemporaine. Il montre comment l’addiction représente une pathologie du lien et du sens. Les relations entre addiction et spiritualité sont explorées par les dernières recherches neuroscientifiques sur la méditation et la prière, dans ce qui est devenu une nouvelle science, la neurothéologie »
2. La CONSCIENCE , moteur de la prochaine REVOLUTION : https://www.youtube.com/watch?v=-bA52VG7wZg
Expériences de mort imminente : la science face à une énigme : https://www.youtube.com/watch?v=REoY0EwwnMM
3.Spiritualité et créativité de soi. L’esprit du bonheur : https://www.youtube.com/watch?v=M7C1FXvMzSA

Voir aussi :
The Awakened brain  ( Cerveau et spiritualité) : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
La nouvelle science de la conscience : https://vivreetesperer.com/la-nouvelle-science-de-la-conscience/
Comment nos pensées influencent notre réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
Les expériences spirituelles : https://vivreetesperer.com/les-experiences-spirituelles/
Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’au-delà (Lytta Basset) : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
Jésus le guérisseur (Tobie Nathan) : https://vivreetesperer.com/jesus-le-guerisseur/

 

Sugata Mitra : un nouveau processus pédagogique

Sugata Mitra : un nouveau processus pédagogique

La réussite d’enfants apprenant librement en petit groupe auprès d’un ordinateur en puisant dans le savoir d’internet.

Comment l’expérimentation de Sugata Mitra s’est propagée en Inde et à travers le monde : des environnements d’apprentissage auto-organisés, une école dans le nuage (school in the cloud).

Il y a une dizaine d’années, le nouveau processus pédagogique initié et propagé par un ingénieur indien, Sugata Mitra, à partir d’une expérience initiale en 1999 : la réussite d‘un groupe d’enfants d’un bidonville indien à utiliser un ordinateur mis à leur portée ‘The hole in the wall’, était reconnue par le dispositif Ted qui diffuse les idées nouvelles dans l’univers anglophone à travers des ‘talks’, courtes interventions en vidéo ; en 2013, Ted lui décerne un prix accompagné d’un crédit qui va lui permettre d’engager une expérimentation à grande échelle en créant sept espaces propices à cette pédagogie : 2 en Grande-Bretagne et 5 en Inde. Nous avons rendu compte de la première étape du parcours de Sugata Mitra, celle des grandes innovations qui, durant la première décennie du XXIe siècle, ont engendré un nouveau processus pédagogique (1). Or en 2019, Sugata Mitra publie un livre qui dresse le bilan de l’ensemble de l’innovation et trace des perspectives d’avenir : « The school in the cloud. The emerging future of learning » (2). « L’Éducation a essayé d’exploiter la “promesse” de la technologie de l’éducation pendant des décennies pour aucun profit, mais nous avons appris que des enfants en groupe – quand l’accès à internet leur est donné – peuvent apprendre par eux-mêmes n’importe quoi (learn anything by themselves)… » En 1999, Suga Mitra a mené la fameuse expérience du ‘trou dans le mur’ qui a donné matière à trois causeries TED et lui a permis de gagner le premier prix TED d’un million de dollars pour la recherche. Depuis lors, il a mené une nouvelle recherche à propos des environnements d’apprentissage auto-organisés (self-organized learning environments, SOLE), construisant des ‘Écoles dans le Nuage’ (Schools in the Cloud) à travers le monde. Ce nouveau livre partage les résultats de cette recherche… Dans ce livre révolutionnaire, vous  apercevrez le futur émergent de l’apprentissage avec la technologie. Il en ressort que la promesse n’est pas dans la technologie elle-même. Elle est dans « un apprentissage dirigé par les enfants eux-mêmes utilisant la technologie » (page de couverture).

Cet ouvrage se déroule en trois grandes parties : Qu’est ce qui arrive quand les enfants rencontrent internet ? – Les écoles dans le nuage – Aperçus sur le futur de l’apprentissage.

 

Internet peut être un fabuleux moyen d’apprentissage pour les enfants

Avec son esprit curieux, en mettant un ordinateur en accès à des enfants d’un bidonville indien, l’ingénieur Sugata Mitra a fait apparaitre un phénomène insoupçonné : la capacité d’enfants défavorisés et sans instruction, mais s’entraidant les uns les autres de découvrir le fonctionnement d’un ordinateur et d’apprendre à partir d‘internet. A l’entrée de son premier chapitre intitulé : ‘Self–organizing systems in learning’ (les systèmes d’apprentissage s’organisant eux-mêmes), Sugata Mitra résume en ces termes le nouvel horizon : « Quand on leur donne l’accès à internet en groupe, les enfants peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls » (p 3). Il décline ensuite ce constat à travers les résultats d’expérimentation auprès d’enfants d’âge divers en des lieux différents et dans des conditions variées. En Inde, dans les régions rurales ou les faubourgs misérables, puis dans d’autres pays, au Bhutan, au Cambodge et en Afrique du sud, « les résultats ont toujours été les mêmes : la capacité digitale a jailli de ce qui paraissait de nulle part » (Digital literacy sprang out of seemingly nowhere) (p 4). Sugata Mitra en précise les conditions : « Au cours des années, nos expériences ont montré que des groupes d’enfants, se voyant donner accès à internet dans des espaces publics et sûrs apprendrons à utiliser les ordinateurs et internet sans instruction venant des adultes. Nos expériences montrent que les enfants en groupe apprennent à des vitesses beaucoup plus grandes que des enfants travaillant individuellement par eux-mêmes. La mentalité de la ruche collective se montre un enseignant efficace. Il m’a fallu des années pour réaliser que cette situation collective d’apprentissage était un exemple d’un système s’auto-organisant… » (p 7).

 

Des environnements d’apprentissage auto-organisés

Nommé professeur de technologie de l’éducation à l’université de Newcastle en novembre 2006, Sugata Mitra arrive en Angleterre. En 2009, un film indien célébrant un effet de promotion sociale de l’expérience, ‘The hole in the wall’, le rend célèbre et il est contacté par une institutrice anglaise d’une petite école élémentaire Saint-Alban à Gateshead. Il engage la conversation avec des élèves de huit ans et leur propose d’essayer une expérience d’apprentissage avec des ordinateurs. Le 6 juillet 2009, les 24 élèves enthousiastes, âgés de huit ans, se voient proposés cinq questions concernant les avantages de l’adaptation pour la survie, questions correspondant à un niveau supérieur de quatre années. « Les enfants ont accès à un ordinateur par groupe de quatre en toute liberté. Au bout de trente minutes, les enfants reviennent avec leurs réponses sur un bout de papier. Puis, on demanda à chaque groupe de poser sa propre question. Il fut demandé à l’institutrice de retenir les réponse et de reposer individuellement et sans recours à l’ordinateur, les mêmes questions deux mois après (p11). Les résultats furent remarquables : « Les groupes peuvent répondre aux questions de l’examen classique, avec des années d’avance. Et, après avoir appris en groupe, beaucoup d’entre eux peuvent assimiler leur réponse dans une compréhension personnelle. Et deux mois après, ils ont retenu les résultats » (p 12). Ce fut là une nouvelle ouverture pour la recherche. L’expérience a ensuite été de nombreuses fois répétées montrant que les enfants pouvaient répondre à des questions encore plus difficiles correspondant à un niveau d’âge plus élevé. Sugata Mitra a trouvé un nouveau nom pour désigner cette méthode. Dans ces classes, l’ordre avait été remplacé par un doux chaos dans l’espoir d’un ordre émergeant spontanément. J’ai trouvé un nouveau nom pour ce que nous avions réalisé : nous avions découvert le « Self-organized learning environment » (SOLE) (Environnement d’apprentissage auto-organisé )» (p 14).

A partir de là, Sugata Mitra a développé quelques environnements expérimentaux en Inde.

En récapitulant les résultats obtenus par les enfants durant plusieurs années, Sugata Mitra peut mettre en évidence des gains remarquables :

  • Devenir un bon usager autonome d’internet
  • Apprendre assez d’anglais pour utiliser les moteurs de recherche ou un chat en mail
  • Apprendre à chercher sur internet pour répondre aux questions
  • Améliorer sa prononciation anglaise
  • Améliorer ses scores en mathématiques et en sciences à l’école
  • Évaluer les opinions et détecter l’endoctrinement et la propagande (p 15)

 

Les enfants à qui on donne accès à internet en groupe peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls

 Dès lors, Sugata Mitra s’est posé la question : « Y a-t-il une limite à ce que les enfants peuvent comprendre en utilisant internet ? ».

Pour répondre à cette nouvelle question, une nouvelle expérience a été entreprise à kalikuppam, un village de l’Inde du sud. « Nous avons posé une question dont nous pensions que les enfants ne parviendraient pas à y répondre : quel est le processus de réplication de l’ADN ? Est-ce que des enfants Tamil âgés de 12 ans à Kalikuppan peuvent apprendre et comprendre le processus de réplication de l’ADN en anglais à partir d‘un ordinateur, trou-dans-le-mur, sans guidance d’un adulte ? A ma stupéfaction la réponse a été : oui » (p 15) ». Un matériel universitaire de biotechnologie avait été déchargé sur l’ordinateur. Au bout de deux mois, ces enfants qui comprenaient à peine ce langage sur un sujet bien en avance de ce qui leur était enseigné à leur âge, sont parvenus tout seuls à un score de 30%. Puisqu’on ne pouvait trouver un professeur de biochimie pour cette école, Sugata Mitra a eu l’idée de chercher une ‘médiatrice’. « Cette personne était juste une figure adulte amicale qui encouragerait les enfants à aller plus loin, simplement à travers des expressions chaleureuses comme : ‘Formidable. Comment tu as pu comprendre cela ?’ ou ‘Je n’aurais jamais pu comprendre cela tout seul’… pareil à la manière dont une grand-mère admire ses petits-enfants. La médiatrice n’avait aucune connaissance du sujet. Elle avait de l’affection pour les enfants et elle les admirait. J’ai appelé cela la ‘méthode de la grand-mère’. En quelques semaines, la ‘méthode de la grand-mère’ a mené les enfants de Kalikuppan au même niveau que des enfants plus âgées qui recevaient l’enseignement d’un professeur formé de biochimie dans un école urbaine de Delhi ».

Cette expérience de Kakikuppan a appris deux grandes leçons à partir desquelles Sugata Mitra a pu déclarer : « Les enfants à qui on donne accès à internet en groupes peuvent apprendre n’importe quoi tout seuls ». Dès lors, les déclarations de Sugata Mitra ne sont plus apparues comme naïves, mais comme dangereuses. Cette expérience a également montré que l’admiration est un puissant outil d’apprentissage. L’apprentissage auto-organisé est tout au long aidé par l’admiration. J’ai appelé cette méthode : ‘Une éducation envahissante au minimum’ (minimally invasive education) » (p 16).

 

Comment des grands-mères viennent encourager les enfants sur skype

A partir de là, Sugata Mitra s’est dit que la ‘méthode des grands-méres’ était efficace et il a décidé d’essayer à nouveau. Est-ce que cette pratique pourrait se réaliser avec skype ? En 2009, comme Sugata Mitra est interviewé par le ‘Guardian’, il fait savoir que son dispositif est associé à un service de téléphone skype à Hyderabad comme près de Newcastle. Et il raconte : « Quand je suis allé en Inde récemment, j’ai demandé aux enfants comment ils aimeraient utiliser skype au mieux et ils m’ont répondu qu’ils souhaiteraient que des grands-mères anglaises leur lisent des contes de fée ». L’intervieweur en a fait part dans le Guardian et du coup des mails sont arrivés. Sugata Mitra s’est adressé aux volontaires pour leur donner les principes de la ‘méthode des grands-mères’ : ne pas enseigner, entrer en conversation, poser des questions et demander aux enfants d’éventuelles réponses. En d’autres mots, elles peuvent conduire une session SOLE sur skype. Nous décidâmes d’appeler ce groupe de volontaires ‘The Granny Cloud’ (le nuage de la grand-mère). Parmi ces volontaires, certaines personnalités se sont révélées particulièrement ajustées. Aujourd’hui, des ‘grannies’ opèrent à l’échelle mondiale (p 17-18). Cette intervention a eu notamment un effet bénéfique sur le langage des enfants (p 32).

 

Les Écoles dans le Nuage

Dans ce livre, Sugatra Mitra nous rapporte comment l’expérimentation s’est poursuivie à travers l’implantation d’ ‘environnements d’apprentissage auto-organisés’ (SOLE) à travers le monde ; effectivement, des expériences sont apparues dans de nombreux pays : Australie, Argentine, Uruguay, Chili, Etats-Unis. Et bien sûr, elle a continué à s’étendre en Angleterre et surtout en Inde. L’Inde a été le grand champ d’expérimentation des ‘Schools in the Cloud’. Ce livre nous rapporte, par le menu, l’histoire de chaque innovation dans son environnement spécifique : les atouts, les oppositions, les difficultés, les gains qui, à chaque fois, viennent confirmer la réussite de cette nouvelle approche.

Au total, Sugata Mitra peut dresser un bilan : « Qu’est-ce que nous avons appris des écoles dans le nuage ? » (p 125-140). « Nous savons maintenant que les enfants peuvent apprendre à se servir des appareils tout seuls. Ils peuvent même apprendre plus vite dans des groupes non supervisés… Ils peuvent aussi enseigner aux adultes les usages de la nouvelle technologie. Nous voyons là une génération qui peut utiliser n’importe quelle technologie digitale pour résoudre des problèmes… Ils peuvent calculer (compute) des solutions aux problèmes. Calculer est la nouvelle arithmétique (Computing is the new arithmetic). On constate également une amélioration de la ‘compréhension de lecture’ lorsque les enfants utilisent l’Ecole dans le Nuage. « Il est important de noter que la ‘compréhension de lecture’ est seulement un des aspects de la compréhension des contenus. En plus des textes imprimés, les enfants ont affaire à beaucoup d’autres genres de médias incluant des représentations visuelles, audio et vidéo ». « Ainsi il vaudrait mieux parler de ‘compréhension de multimédias’. Dans les ‘Écoles dans le Nuage’, cette compréhension s’améliore à des niveaux au-dessus de celle qui prévaut dans l’éducation standard ». Au total, les enfants apprennent à lire mieux et plus vite dans l’École du Cloud. Il est peut-être possible de commencer avec des enfants aussi jeunes que cinq ans. Voici une génération qui peut comprendre le monde à partir du nuage massif de données qui les entoure ».

« Nous savons que des groupes d’enfants cherchant sur internet réussissent mieux dans leur recherche et habituellement détectent les erreurs dans l’information ou dans leur perception. A la différence des écoles traditionnelles, dans les Ecoles dans le Nuage, les enfants apprennent à chercher en groupe, se corrigent les uns les autres, et discutent entre eux quelle découverte est la plus authentique. En se comportant ainsi, les enfants apprennent à communiquer avec le réseau, à répondre aux bonnes questions de la bonne manière, et expliquer et discuter leurs découvertes les uns avec les autres. Communiquer est la nouvelle écriture.

Quand les enfants recherchent sur internet et sont complimentés sur leurs découvertes, il est naturel de s’attendre à ce que la confiance en eux-mêmes s’accroisse… Voilà une génération qui a confiance dans ses capacités digitales.

Les enfants n’ont pas peur de la technologie moderne. Ils ont seulement besoin d’y avoir accès. C’est une vision d’espoir.

Finalement, ‘le Trou dans le Mur’ et ‘l’École dans le Nuage’ nous montrent qu’il y a un changement fondamental dans les capacités dont les enfants ont besoin pour la nouvelle époque dans laquelle ils sont en train de grandir. Une transition se produit : un mouvement de la lecture, l’écriture, l’arithmétique à la compréhension, la communication et le calcul ».

 

Une réflexion prospective

Dans un dernier chapitre, Sugata Mitra s’engage dans une réflexion prospective ‘Looking for the future’. Sugata Mitra est impressionné par la rapidité du changement technologique. « Nous sommes dans une trajectoire technologique pour le développement humain qui est maintenant dans une phase exponentielle » (p 166). Son attention se porte sur l’organisation des réseaux et de leur évolution. Comme physicien, il envisage les ‘systèmes dynamiques complexes’ et il rapporte des changements où on passe spontanément d’une situation chaotique à un ordre supérieur. « Quand des systèmes complexes passent du chaos à l’ordre, nous les appelons des systèmes s’auto-organisant » (p XXXVIII). Sugata Mitra entrevoit cette réalité dans la nature et il la perçoit dans son expérimentation pédagogique dans un processus où on passe du brouhaha à une construction collective. Il aperçoit un phénomène analogue dans l’émergence d’internet aujourd’hui. « Cette époque est caractérisée par un ordre spontané dans un réseau global de gens » (p 173). Nous ne le suivons pas dans des extrapolations qui apparaissent aujourd’hui dans le courant transhumaniste. Nous ne nous arrêtons donc pas à ce court épilogue, car il ne rapporte en rien l’apport majeur de ce livre : l’invention d’une pédagogie nouvelle fondée sur la créativité des enfants dans des petits groupes en phase avec internet. La recherche et l’innovation menées par Sugata Mitra nous paraissent à la fois spectaculaires et révolutionnaires.

Dans cette innovation épique, le nouveau processus pédagogique initié par Sugata Mitra s’appuie sur l’élan créatif des enfants et, à cet égard, on peut y voir une parenté avec d’autres formes d’éducation nouvelle, comme l’invention montessorienne (3). Cependant, comme les innovations précédentes, celle-ci s’est heurtée et se heurte encore à un système scolaire marqué par la hiérarchie, la compétition, l’individualisme. Certes, ce système est de plus en plus contesté dans l’aire anglophone comme dans l’aire francophone. En l’occurrence, Sir Ken Robinson, qui remit le prix TED à Sugata Mitra, auteur et conférencier anglais, expert dans le domaine de l’éducation artistique, a fréquemment dénoncé les effets pervers des systèmes scolaires forgés à l’image de la production industrielle (4). Il déclarait ainsi : « L’école nous introduit dans une voie standardisée et annihile la créativité que chaque enfant porte en lui à la naissance ». Ken Robinson montrait comment le système scolaire actuel est le produit d’une autre époque où un intellectualisme individualiste issu du XVIIIe siècle s’est combiné à une organisation industrielle associant uniformisation, standardisation et division du travail. Aujourd’hui, nous avons besoin de passer d’un « processus mécanique » à un « processus organique ». Les nouveaux modes de communication changent la donne et permettent le changement. Sans doute, percevons-nous aujourd’hui davantage non seulement les bienfaits d’internet, mais également les risques potentiels. Cependant, cette analyse nous permet de comprendre en quoi l’innovation de Sugata Mitra s’est heurtée au conservatisme de l’institution scolaire. Cette opposition apparait bien dans le commentaire d’un chercheur anglais, James Nottingham : « Ce livre met en question une représentation conventionnelle et vous pousse à entrer dans une nouvelle manière de penser au sujet du comment apprendre. Par exemple, pensez aux millions dépensés pour fournir un ordinateur à chaque étudiant alors que Sugar Mitra montre que les enfants apprennent mieux lorsqu‘ils se rassemblent auprès d’un grand écran… » Et de même, cet auteur fait ressortir la vanité du bachotage des tests au regard des résultats durables obtenus dans les ‘environnements d’apprentissage auto-organisés’. Une caractéristique majeure de cette innovation éducative est l’apprentissage en petits groupes. C’est aussi un élément majeur de sa réussite. Ainsi la rupture avec le système traditionnel n’est pas seulement technique, elle est aussi sociale.

J H

 

  1. Sugata Mitra , un avenir pédagogique prometteur https://vivreetesperer.com/sugata-mitra-un-avenir-pedagogique-prometteur-a-partir-dune-experience-dauto-apprentissage-denfants-indiens-en-contact-avec-un-ordinateur/
  2. Sugata Mitra. The School in the Cloud. The emerging future of learning. Corwin, 2020. On pourra voir parallèlement un film documentaire réalisé par Jerry Rothwell : https://www.platform-mag.com/film/the-school-in-the-cloud.html
  3. L’invention montessorienne : https://vivreetesperer.com/linvention-montessorienne-2/
  4. Une révolution en éducation : https://vivreetesperer.com/une-revolution-en-education/
Dans la communion du  Saint Esprit

Dans la communion du  Saint Esprit

In the fellowship of the Holy Spirit

« In the fellowship of the Holy Spirit », c’est le titre d’un chapitre du livre de Jürgen Moltmann : « The source of life. The Holy Spirit and the theology of life » (1). A la suite d’un premier ouvrage de Moltmann : « The Spirit of life » (1992) traduit en français et publié en 1999 sous le titre : « L’Esprit qui donne la vie », ce livre, inédit en français, se propose d’apporter une théologie du Saint Esprit à l’intention d’un vaste public. Dans ce chapitre, Jürgen Moltmann nous introduit dans la personnalité du Saint Esprit à travers une caractéristique majeure : la « fellowship », ce terme évoquant par ailleurs le potentiel chaleureux de la vie associative, et pouvant dans ce cas, se traduire en français par toute une gamme de termes : amitié, fraternité, communion… « Dans la communion d’un Dieu trinitaire, Père, Fils et Saint Esprit, le Saint Esprit vient à notre rencontre et il communique avec nous, comme nous avec lui. De fait, il nous permet d’entrer en communion avec Dieu (« fellowship with God »). Avec lui, la vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Ce qui advient ainsi dans la manifestation de l’Esprit, n’est rien moins qu’une communion avec Dieu (« fellowship with God ») (p 190). Cette lecture nous est précieuse parce qu’elle nous permet d’apprendre à vivre aves le Dieu vivant (« The living God ») en nous, pour nous, avec nous (2).

 

La communion : une caractéristique de l’Esprit

 « Que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ et l’amour de Dieu et la communion (« fellowship ») de l’Esprit soient avec vous tous ». Ainsi s’énonce une ancienne bénédiction chrétienne (II Corinthiens 13.13). Jürgen Moltmann s’interroge. « Pourquoi le don particulier de l’Esprit est-il perçu comme la communion (fellowship), alors que la grâce est attribuée à Christ et l’amour à Dieu le Père ? ». Cette caractéristique a des conséquences considérables.  « Dans cette communion, l’Esprit est davantage qu’une force vitale neutre. L’Esprit est Dieu lui-même en personne. Il entre en communion avec les croyants et les attire en communion avec lui. Il est capable de communion et désire la communion » (p 89).

 

Les vertus de la communion fraternelle

 Le terme « fellowship » est difficile à traduire ici, car, dans la vie courante, il s’applique aussi à l’esprit associatif et on peut l’évoquer en terme de fraternité ; nous utiliserons ici le terme : communion fraternelle. « La communion fraternelle ne s’impose pas par la force et par la possession. Elle libère. Nous offrons une part de nous-même et nous partageons la vie d’une autre personne. La communion fraternelle se vit dans une participation réciproque et une acceptation mutuelle. La communion fraternelle surgit quand des gens qui sont différents, trouvent quelque chose en commun, et, que ce quelque chose en commun est partagé par différentes personnes… Il y a communion fraternelle dans une relation mutuelle : des fraternités engendrées par une vie partagée. Dans la plupart des fraternités humaines, les objectifs et les relations personnelles sont liés » (p 89). Et la communion fraternelle peut s’établir entre gens semblables, mais aussi entre gens différents.

 

La communion de Saint Esprit : un phénomène original

Si on considère ainsi la communion fraternelle, la fraternité dans le genre humain, qu’en est-il dans la communion fraternelle, telle qu’elle se manifeste à travers le Saint Esprit ? «  Si nous nous rappelons les différentes connotations et les différents significations de la fraternité humaines, alors la communion du Saint Esprit avec nous tous, devient un phénomène tout à fait étonnant. Dans l’Esprit, Dieu rentre en communion avec les hommes et les femmes : La vie divine nous est communiquée et Dieu participe à notre vie humaine. Dieu agit sur nous à travers sa proximité éveillante et vivifiante et nous agissons sur Dieu à travers nos vies, nos joies et nos souffrances. Ce qui advient en étant dans l’Esprit de vie n’est rien moins que la « fellowship », la communion fraternelle avec Dieu. Dieu est impliqué en nous, nous répond et nous lui répondons. C’est pourquoi l’Esprit peut porter de bons fruits en nous et c’est pourquoi nous pouvons aussi peiner et éteindre l’Esprit. En l’Esprit, Dieu est comme un mari, une épouse, un partenaire. Il nous accompagne et partage nos souffrances. Le Saint Esprit ne se comporte pas avec nous d’une manière dominatrice, mais avec tendresse et prévenance. De fait dans un esprit de communion fraternelle » (p 90).

 

Avec le Saint Esprit, entrer dans la communion de Dieu trinitaire.

Cependant, nous devons envisager la communion fraternelle de l’Esprit avec nous dans un paysage bien plus vaste. « Le Saint Esprit n’entre pas seulement en communion avec nous et ne nous attire pas simplement en communion avec lui. L’Esprit lui-même – elle-même – existe en communion avec le Père et le Fils, « d’éternité en éternité », et est adoré et glorifié ensemble avec le Père et le Fils comme le dit le credo de Nicée. Ainsi, la communion de l’Esprit avec nous se cache dans la communion éternelle avec Christ et le Père de Jésus – Christ. La communion du Saint Esprit avec nous correspond à sa communion divine éternelle. Elle ne correspond pas seulement à cette communion, elle est elle-même cette communion. Ainsi dans la communion de l’Esprit, nous sommes liés au Dieu trinitaire, pas seulement extérieurement, mais intérieurement. A travers l’Esprit, nous sommes attirés dans la symbiose éternelle ou la communion vivante du Père, du Fils et de l’Esprit, et nos vies humaines limitées participent au mouvement circulaire éternel de la vie divine. Ainsi, dans la communion du Saint Esprit avec nous tous, nous faisons l’expérience de la proximité de la vie divine et aussi l’expérience de notre vie mortelle comme une vie qui est éternelle. Nous sommes en Dieu et Dieu est en nous… Dans la communion du Saint Esprit, la Trinité divine est si grande ouverte que la création entière peut y demeurer. C’est une communion qui invite : « Qu’ils puissent tous être en nous », telle est la prière de Jésus dans l’Evangile de Jean ( Jean 17.21) » (p 90-91).

 

Une unité respectueuse de la diversité

Cette description de la place et du rôle du Saint Esprit dans la communion trinitaire peut-elle nous apprendre quelque chose sur le genre d’unité que les croyants vont développer dans la communion de l’Esprit ? Est-ce que l’Esprit se manifeste essentiellement dans l’animation de la communauté ou bien particulièrement dans la vie individuelle des croyants ? Jürgen Moltmann récuse cette alternative tranchée. « La communion du Saint Esprit ne renforce ni l’individualisme protestant dans la foi, ni le collectivisme ecclésial catholique. L’expérience de la riche variété des dons de l’Esprit est aussi primordiale que l’expérience de la communion dans l’Esprit. « Il y a une variété de dons, mais c’est le même Esprit » (I Cor 12.4)… L’expérience de la liberté qui donne à chacun ce qui lui est propre (I Cor 12.11) est inséparable de l’expérience de l’amour qui unit les gens ensemble dans l’Esprit. La vraie unité des croyants dans la communion de l’Esprit est une image et un reflet de la Trinité de Dieu et de la communion de Dieu dans des relations personnelles différentes. Ni une conscience collective qui réprime l’individualité des personnes, ni une conscience individuelle qui néglige ce qui est commun, ne peuvent exprimer cela. Dans l’Esprit, personnalité et socialité viennent ensemble et sont complémentaires » (p 92).

 

Le chapitre : « In the fellowship of th Spirit » se poursuit en deux autres séquences : « L’Église dans la communion de l’Esprit », et « La communion fraternelle entre les générations et les sexes ».

 La pensée théologique de Moltmann est entrée dans une nouvelle étape créative au début des années 1990 à travers sa théologie de la création, sa nouvelle théologie trinitaire et sa théologie de l’Esprit (2). Ce livre : « La source de vie » s’inscrit dans ce mouvement. Nous avons été inspiré par ce passage qui évoque pour nous la présence divine en terme de communion, dans un rapport à l’expérience de la communion fraternelle.

Rapporté par J H

  1. Jürgen Moltmann. The source of life. The Holy Spirit and the theology of life. Fortress Press, 1997
  2. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/

 

Ecothéologie et pentecôtisme

Ecothéologie  et pentecôtisme

Dans la prise de conscience écologique, une nouvelle vision théologique est apparue au point de porter un nom : écothéologie. Michel Maxime Egger nous en a montré les différents visages (1). Nous savons aussi comment le théologien Jürgen Moltmann a sous-titré son livre : « Dieu dans la création » paru dès 1988 : « Traité écologique de la création » et  poursuivi ensuite constamment son œuvre en ce domaine (2). En 2015, le pape François publie dans ce domaine une encyclique retentissante : « Laudato si’ » (3). Dans la dernière décennie, ce mouvement est également apparu dans le champs pentecôtiste, du moins chez certains théologiens anglophones. Sachant l’expansion actuelle du pentecôtisme dans le monde, ce fait est important d’autant que certaines manifestations politiques du pentecôtisme dans certains pays ont pu être contestées. A J Swoboda est pasteur et professeur de théologie, notamment à la faculté Fuller (4). Il se déclare un environnementaliste pentecôtiste : « Le soin porté à la création est un aspect intégral de l’œuvre relationnelle du Saint Esprit dans le monde » (5). A J Swoboda a écrit sur cette questions plusieurs livres qui font référence : « Tongues and trees. Towards a Pentcostal Ecological Theology » (6) ; « Introducing Evangelical Ecotheology. Foundations in Scripture, Theology, History and Praxis ». Aussi a-t-il édité un recueil d’écrits théologiques : « Blood cries out. Pentecostals, Ecology and the Groans of Creation » (Pentecostals, Peacemaking and Social Justice) (7).

Le ‘Jour de la Terre’

L’instauration d’un ‘Jour de la Terre’ aux Etats-Unis en 1970, initiative suivie internationalement, témoigne d’une éclosion de la prise de conscience écologique. C’était un jour de méditation et d’action pour restaurer la relation humaine avec la terre. Le fondateur et le visionnaire du ‘jour de la Terre’ fut John McConnell Jr. Dans son livre : « Blood cries out », (7) A J Swoboda nous décrit cette personnalité dans son parcours spirituel, nous signifiant par là que la préoccupation écologique a pu être présente en quelqu’un fortement marquée par une inscription familiale pentecôtiste. Les parents de McConnell ont été membres fondateurs de la charte des assemblées de Dieu en 1914. Son propre grand-père fut même un participant au grand réveil de la Rue Azuza à Los Angeles en 1906. Ainsi le ‘Jour de la Terre’ a commencé avec de fortes convictions religieuses. McConnell ,voyant la crise écologique à travers sa culture religieuse, « envisageait un jour où les chrétiens pourraient montrer la puissance de la prière, la valeur de leur charité et leur préoccupation pratique pour la vie et les gens de la terre ». Ce rappel historique est une entrée en matière qui légitime une approche théologique pentecôtiste de l’écologie.

 

Univers écologique et univers pentecôtiste : tout est relation

Brandon Rhodes était étudiant à l’université d’Oregon (Etats-Unis) et il y fréquentait deux univers : l’écologie et le pentecôtisme (6). Dans la communauté pentecôtiste, il se voit proclamer l’importance de la relation : « Le Royaume de Dieu porte entièrement sur les relations ». A travers leur vie ensemble, les étudiants pentecôtistes « apprenaient à voir et à nommer l’œuvre de l’Esprit dans leur vie et dans leurs relations quotidiennes ». Cependant, dans ses études en écologie, Brandon Rhodes s’éveillait à « l’interconnexion de toutes choses, comme les champignons qui s’emploient à constituer un réseau relai entre les arbres de la forêt. Quand un feu, une sécheresse ou une tronçonneuse frappe un arbre, la forêt entière en frisonne de conscience. En écologie, la relation, c’est tout. Cette prise de conscience a profondément influencé la manière dont je voyais la terre ». « La Création brille de vie, de relation et déborde d’un saint mystère ». « Avec le temps, cette résonance entre l’écologie et le pentecôtisme me devint tout-à-fait évidente. Le Royaume de Dieu porte entièrement sur la relation et il en va de même pour l’écologie. Le royaume de Dieu dans l’Esprit est écologique et vice versa. Je le ressentais d’une manière palpable dans cet environnement verdoyant des montagnes de l’Oregon ».

 

A la recherche d’une rencontre entre la réflexion théologique et l’expérience

Brandon Rhodes constata pourtant que le pastorat pentecôtiste percevait rarement la connexion entre les deux approches, et plus généralement la valeur de l’écologie. Ce fut donc avec joie qu’il accueillit la parution du livre de A J Swoboda, un ouvrage qui établissait un pont par dessus la division entre écologie et pentecôtisme. Et, encore mieux, il rencontra l’auteur  habitant dans le même voisinage. Le livre de Swoboda : « Tongues and trees : toward a pentecostal ecological theology » formule sa thèse de doctorat pour un public plus large. Cependant, Brandon Rhodes s’interroge sur le format académique qui peut donner l’impression que le message descend d’en haut vers des réalités sociales qui montent d’en bas. « Le défi majeur pour Swoboda est de transmettre des idées académiques de haut en bas vers une tribu à la base, celle de l’église pentecôtiste. A J Swoboda trace bien quelques pistes comme « imposer les mains à la terre pour sa guérison, ou bien prêcher des eschatologies créationnelles ». Mais Brandon Rhodes reste en partie sur sa faim.

« Un épilogue plus développé en terme de pratiques pentecôtistes, expériences écologiques, incursions liturgiques, comportements mystiques à l’intention de l’église locale aurait idéalement arrondi ce travail ».

 

Un témoignage et un parcours de recherche

 Brandon Rhodes partage avec nous sa vision de foi. « Le pentecôtisme, ce n’est pas seulement une manière de prêcher, chanter, se rassembler et prier. C’est fondamentalement développer des cœurs ouverts à l’activité de l’Esprit. C’est une imagination active se demandant où Jésus peut être à l’œuvre à travers l’Esprit ».

« Cependant ce comportement pentecôtiste tourné vers l’Esprit refuse d’être commodément institutionnalisé, planifié, préemballé pour une consommation ecclésiale ».

« Swoboda semble appeler l’écothéologie à nourrir notre capacité de voir la création comme une arène où se montre la vie de Dieu. Si je le lis fidèlement en pentecôtiste, il désire nous amener à devenir des magiciens verts plutôt que des écothéologiens – des guides mystiques à même de nous faire voir la magie dont ce monde est abreuvé par le Saint Esprit. L’Esprit holistique, baptisant la création, vers où « Tongues and Trees » dirige le pentecôtisme, est vivant et actif dans le monde ». Brandon Rhodes nous appelle « à avoir des yeux pour le voir et à répondre dans la repentance ».

 

Aperçus

 Suite à son analyse, Brandon Rhodes présente un résumé détaillé du livre : « Tongues and Trees ». En voici quelques extraits.

Swoboda présente les apports des différentes dénominations à l’écothéologie. En ce qui concerne le pentecôtisme, il perçoit certaines dispositions favorables. « D’abord, le pentecôtisme met l’accent sur ce que Miroslav Wolf appelle : « la matérialité du salut » ce qui historiquement s’est prêté à une attention pour des questions de justice sociale – une disposition qui s’ouvre tout naturellement à honorer le monde matériel et, dans de nombreux cas, là où la dégradation écologique accroit les injustices existantes. Deuxièmement, l’accent pentecôtiste sur l’Esprit se prête au témoignage biblique de l’Esprit de Dieu vivifiant et même baptisant toute la création. Ainsi nous devons attendre les charismes non seulement de l’église charismatique, mais du reste du royaume de la création.

Swoboda résume son bilan des écothéologies charismatiques en deux points majeurs : « D’abord si l’Esprit de Dieu crée et vit dans la création et le peuple de Dieu, les deux sont en voie de restauration à la relationalité. La relationalité est la force même de la théologie et de la pratique pentecôtiste. Ultimement, c’est la force des théologies Esprit/création. L’accent pentecôtiste sur une église interconnectée – par – l’Esprit, nous enjoint de joindre la ‘conversation’. J’ai trouvé dans mon enseignement de l’écologie l’interconnexion de la terre elle-même. Deuxièmement, Swoboda conclut de cette recherche que notre tâche future est de nourrir une imagination pneumatologique concernant le « care » écologique.

Le développement de l’approche écologique transforme notre vision du monde. Elle nous incite à considérer qu’il y plus grand que nous et que nous nous inscrivons dans un tissu de relations. Cette vision nous invite à entrer dans une vision spirituelle où la Pentecôte apparaît comme une figure privilégiée. On comprend qu’un théologien pentecôtiste assume l’approche écologique en espérant que cette attitude se répande dans sa dénomination comme elle s’étend dans d’autres églises.

Rapporté par J H

 

  1. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/
  2. Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  3. Convergences écologiques :Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François et Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/
  4. A J Swoboda Ph D : https://www.bushnell.edu/faculty/a-j-swoboda/
  5. A J Swoboda : I am a pentecostal environmentalist : https://faithandleadership.com/aj-swoboda-im-pentecostal-environmentalist
  6. Book Review, Tongues and trees. Toward a pentecostal ecological theology : https://christandcascadia.com/2014/08/01/book-review-tongues-and-trees-toward-a-pentecostal-ecological-theology/
  7. A J Swoboda. Blood cries out : https://www.amazon.com/Blood-Cries-Out-Pentecostals-Peacemaking/dp/1625644620

La nouvelle science de la conscience

Pour une science post-matérialiste

Le terme matérialisme évoque des sens différents selon le contexte auquel on l’applique. Ainsi, dans la vie quotidienne, on peut désigner comme « matérialiste », « une personne qui cherche des jouissance et des biens matériels » (définition google). Ainsi, beaucoup de gens dans notre société ont pu être perçus à la fois comme individualistes et matérialistes. Aujourd’hui, on peut constater, au plan social, le développement d’attitudes et de comportements en réaction contre ce matérialisme pratique. En ce sens, le sociologue américain Ronald Inglehart désigne, en terme de post-matérialiste, une évolution culturelle dans les pays économiquement avancés dans laquelle les gens cherchent moins à satisfaire des besoins physiques élémentaires et davantage des besoins immatériels tels que l’estime, l’épanouissement de la personne ou les satisfactions esthétiques.

Cependant, sur un autre registre, le matérialisme désigne une philosophie d’après laquelle « il n’existe d’autre substance que la matière », « une doctrine qui rejetant l’existence d’un principe spirituel ramène toute la réalité à la matière et à ses modifications » (Google). L’origine de cette philosophie remonte à l’antiquité où elle figurait en regard d’autres écoles philosophiques. Cependant, dans la foulée du progrès scientifique, une métaphysique matérialiste a influé sur l’activité scientifique si bien qu’on peut évoquer un « matérialisme scientifique ». Dans le chapitre d’un livre qui œuvre en faveur du développement d’un paradigme post-matérialiste, ‘La nouvelle science de la conscience’ (1), Mario Beauregard répond à une question préalable : Qu’est-ce que le matérialisme scientifique aujourd’hui ? : « Peu de scientifiques sont conscients que ce que l’on appelle « la vision scientifique du monde » repose sur un certain nombre de postulats métaphysiques – c’est-à-dire des hypothèses sur la nature de la réalité – qui ont été proposées pour la première fois par certains philosophes présocratiques. Ces postulats comprennent le matérialisme – l’idée selon laquelle tout ce qui existe est constitué exclusivement de particules et de champs matériels / physiques (les termes « matérialisme » et « physicalisme » peuvent être utilisés de manière interchangeable dans ce chapitre) – et le réductionnisme, le concept selon lequel les choses complexes ne peuvent être appréhendées qu’en les réduisant aux interactions des parties qui les constituent, ou à des choses plus simples et plus fondamentales telles que de minuscules particules matérielles. Le « mécanisme », l’idée que le monde fonctionne comme une machine, représente un autre de ces postulats. Au cours du XXe siècle, ces postulats se sont durcis, puis transformés en dogmes et en un système de croyances connus sous le nom de « matérialisme scientifique » (p 18). Cette idéologie exerce une influence dans le domaine des neurosciences. « Selon ce système de croyances, l’esprit et la conscience – et tout ce que nous vivons subjectivement (par exemple, nos souvenirs, nos émotions, nos objectifs et nos épiphanies spirituelles)… ne sont rien de plus que des processus électriques et chimiques dans le cerveau : ces processus cérébraux étant en définitive réductibles à l’interaction entre des éléments physiques fondamentaux. Une autre implication de ce système de croyances est que nos pensées et nos intentions ne peuvent avoir aucun effet sur nos cerveaux et nos corps, sur nos actions et le monde physique, puisque l’esprit ne peut impacter directement les systèmes physiques et biologiques. En d’autres termes, nous les êtres humains, ne sommes rien d’autres que des machines biophysiques complexes. En conséquence, notre conscience et notre spiritualité disparaissent automatiquement lorsque nous mourrons » (p 18).

Cependant, aujourd’hui, de plus en plus de découvertes viennent contredire les théories matérialistes. On peut envisager « une vague d’éveil pour une science et une société post-matérialiste » (p 63). « La science connaît actuellement un changement fondamental. Le matérialisme sur lequel elle s’est appuyée pendant plusieurs siècles fait aujourd’hui place à un nouveau paradigme dans lequel la conscience est considérée comme étant causale et fondamentale » (page de couverture).

 

Un mouvement pour une science post-matérialiste

De nombreux scientifiques se conjuguent aujourd’hui pour promouvoir un paradigme post-matérialiste. « L’Académie pour l’avancement des sciences post-matérialistes » a organisé en février 2014 en Arizona, un « Sommet international sur la science, la spiritualité et la société post-matérialiste ». Des scientifiques couvrant des domaines d’expertise allant de la biologie et des neurosciences à la psychologie, la médecine et la recherche psi ont participé à cet événement déterminant. Il en est résulté « un manifeste pour une science post-matérialiste » (2) auquel plus de 300 scientifiques et philosophes du monde entier ont apporté leur soutien » (p 14). Pendant le sommet, plusieurs participants ont décidé de réaliser « une anthologie des perspectives et des preuves relative à la science post-matérialiste », ouvrage publié en français sous le titre : « La nouvelle science de la conscience » (1). « Coordonné par Mario Beauregard et Guy E Schwartz, cet ouvrage appréhende les concepts post-matérialistes relatifs à l’esprit, au corps et à la santé. En s’appuyant sur de nombreuses preuves, il aborde l’organisation et les fonctions spécifiques des phénomènes non physiques, ouvrant la voie à la possibilité de considérer leur nature et leur influence dans le cadre d’une future science globale » (page de couverture).

 

Une recherche pionnière : Mario Beauregard

Dans un premier chapitre, Mario Beauregard nous introduit à une « prochaine grande révolution scientifique ». Ce chercheur travaille depuis longtemps en ce sens et nous avions rapporté une de ses conférences dans un article : « Comment nos pensées influencent la réalité » (3) et présenté un de ses livres : « Brain wars » (4).

En s’inscrivant dans la perspective du changement des paradigmes énoncée par Thomas S Kuhn, Mario Beauregard écrit : « Les scientifiques qui travaillent actuellement dans le domaine de la recherche sur la conscience et qui s’intéressent au problème : « esprit-cerveau », se trouvent dans une situation similaire à celle des physiciens au début du XXe siècle. Ils sont indéniablement confrontés à une quantité croissante de preuves d’anomalies qui ne peuvent être élucidées par les théories de la pensée matérialiste » (p 21). Mario Beauregard nous présente ensuite quelques unes de ces preuves.

« Les différentes preuves examinées ici sont regroupées en deux catégories. La catégorie I comprend les preuves comme quoi une explication matérialiste, bien que couramment présentée, est moins appropriée qu’une explication post-matérialiste. Cette catégorie comprend les phénomènes suggérant que l’esprit ne soit limité ni par l’espace, ni par le temps. La catégorie II comprend des preuves qui sont rejetées d’emblée par les théories de la pensée matérialiste, mais qui viennent soutenir une perspective post-matérialiste, celle-ci étant incompatible avec la perspective matérialiste selon laquelle l’esprit et la conscience sont produits uniquement par le cerveau » (p 22). Ces différents éléments de preuve apparaissent dans la complexité de leur nature et de leur mise en œuvre, aussi notre compte-rendu sera sommaire en renvoyant le lecteur à la description formulée dans ce chapitre.

 

L’esprit au delà de l’espace et du temps

« L’un des éléments de preuve concerne les phénomènes dit « psi » qui comprennent la perception extra-sensorielle (PES), et la psychokinésie (PK). La perception extra-sensorielle désigne l’acquisition d’informations sur des événements ou des objets extérieurs par des moyens autres que la médiation d’un vecteur de communication sensorielle connu. Cela comprend la télépathie – l’accès aux pensées d’une autre personne sans l’utilisation d’aucun de nos vecteurs sensoriels connus, la clairvoyance – la perception d’évènements ou d’objets qui ne peuvent être perçus par les sens connus, et la précognition – la connaissance d’un événement futur qui ne peut être déduit à partir d’informations connues dans le présent. La psychokinésie (PK) se réfère à l’influence de l’esprit sur un système physique qui ne peut être totalement expliqué par la médiation d’un moyen physique connu » (p 22). Depuis plusieurs décennies, des expériences répétées à travers des dispositifs sophistiqués ont prouvé la réalité de ces phénomènes.

 

L’esprit au delà du cerveau

 D’autres phénomènes concernent « l’esprit au delà du cerveau » : les expériences de la mort imminente pendant un arrêt cardiaque et la mort clinique ; recherches sur la réincarnation et les vies antérieures ; recherches sur la médiumnité ; communications sur le lit de mort ». « Les expériences de mort imminente (EMI) sont des expériences intenses et réalistes qui transforment généralement profondément la vie des personnes qui ont été proches de la mort psychologiquement et physiologiquement. Les principales caractéristiques des EMI  sont un souvenir clair de l’expérience, une activité mentale décuplée, et la conviction que l’expérience vécue est plus réelle que celle de la conscience ordinaire à l’état de veille. L’expérience hors du corps (EHC) est une autre caractéristique typique des EMI ; la personne a l’impression réelle d’être sortie de son corps et d’observer les évènements qui se déroulent autour d’elle, ou parfois dans un lieu éloigné. Les EMI sont fréquemment évoquées lors d’un arrêt cardiaque… Étant donné que les structures cérébrales qui soutiennent l’expérience consciente et les fonctions mentales supérieures ( par exemple la perception, la mémoire et la conscience) sont gravement endommagées, on ne s’attend pas à ce que les survivants d’un arrêt cardiaque aient des expériences mentales claires et lucides dont ils se souviendront… Il convient de noter que les personnes ayant vécu une EMI déclarent avoir perçu des choses qui coïncident avec la réalité alors qu’elles étaient cliniquement mortes » (p 25). Un autre chapitre du livre, sous la plume de Pim Van Lommel, médecin cardiologue réputé, est consacré aux expériences de mort imminente, « une forte indication en faveur de la conscience non locale » (p 191-209).

L’auteur évoque également le cas de « jeunes enfants ayant rapporté des vies antérieures ». « Au cours des cinquante dernières années, plus de 2500 cas de ce genre ont été étudiés ». « La plupart de ces enfants ont des souvenirs de vie antérieure entre deux et cinq ans… Environ 80% des supposés souvenirs de vie antérieure des enfants évoquent des morts violentes… Beaucoup d’enfants ont des marques de naissance qui coïncident avec des blessures qui seraient associées à leur vie antérieure… il arrive souvent que l’on parvienne à identifier la personne à laquelle l’enfant fait référence… » (p 26-27). L’auteur propose des interprétations : « Il est possible que ces enfants se souviennent de vies antérieures qu’ils ont vécues comme ils le suggèrent ou qu’ils accèdent aux informations d’un individu décédé par des moyens inconnus (c’est-à-dire la théorie du super-psi appelée également « super ESP », la récupération d’informations par le canal psychique » (p 28).

Une autre approche de recherche est engagée auprès de médiums, « personnes déclarant pouvoir communiquer avec les personnes décédées », en présumant la bonne de foi de certains d’entre eux. Des protocoles sophistiqués ont été utilisés par certains chercheurs comme le Dr Gary E Schwartz, auteur d’un chapitre technique sur ce thème dans ce même livre. « Les résultats montrent qu’avec des essais réalisés en triple aveugle dans des conditions rigoureuse, certains médiums peuvent recevoir des informations justes et précises sur des personnes décédées. » (p 29).

Mario Beauregard mentionne également « les communications sur le lit de mort ou DBC (Deathbed communication) », une autre source de preuve suggérant que la conscience et la personnalité peuvent perdurer après la mort physique. Il s’agit de toute communication entre le patient et des amis ou des parents décédés… Ce type d’expériences a été rapporté dans diverses cultures à travers l’histoire. Les DBC incluent des aspects auditifs, visuels et kinesthésiques et se manifestent souvent pat des processus communicatifs non verbaux… Un type fréquent de DBC inclue des rencontre avec des présumés esprits de personnes décédées qui semblent accueillir l’expérienceur dans l’au-delà et converser avec lui/elle d’une façon interactive… Des recherches menées auprès d’infirmières et de médecins en soins palliatifs suggèrent que ces expériences sont relativement courantes… Il existe des cas de DBC qui ne peuvent être expliqués comme de simples hallucinations… : dans de tels cas, la personne mourante semble voir une personne qu’elle croyait vivante, mais qui est en fait décédée récemment, et exprime de la surprise » (p 30).

 

Une nouvelle vision postmatérialiste

 « Prises ensemble, les différentes preuves empiriques montrent clairement que l’idée que l’esprit et la conscience sont produits par le cerveau est erronée et obsolète… Vers la fin du XIXe siècle, le psychologue américain, William James a suggéré que le cerveau pouvait jouer un rôle permissif et transmissif concernant les fonctions mentales et la conscience. Il a en outre émis l’hypothèse que le cerveau pouvait agir comme un filtre qui limite / contraint / restreint l’accès à des formes de conscience élargie. Cette hypothèse a également été défendue par les philosophes Ferdinand Schiller et Henri Bergson… » (p 31). « Cette hypothèse de la transmission apporte un cadre théorique utile… ».

« Le moment est venu de nous libérer des chaines et des œillères de l’ancien paradigme matérialiste et d’élargir notre vision de l’Univers et du vivant. Même si nous n’avons pas encore toutes les réponses, il est toutefois possible d’esquisser les grandes lignes d’un paradigme post-matérialiste » (p 31). Mario Beauregard nous présente, de son point de vue, quelques éléments clés de ce nouveau paradigme.

1° « L’esprit est irréductible et son statut ontologique est aussi primordial que celui de la matière, de l’énergie et de l’espace-temps. De plus, l’esprit ne peut être issu de la matière et réduit à quelque chose de plus élémentaire. A ce propos, le philosophe David Chalmers et le cosmologiste, Andrei Linde ont tous deux soutenu que la conscience est un constituant fondamental de l’univers. Il semble plausible que les processus / phénomènes mentaux, y compris l’intériorité subjective, existent à des degrés divers et à tous les niveaux d’organisation de l’univers… A ce sujet, le physicien Freeman Dyson suggère que puisque les atomes se comportent en laboratoire comme des agents actifs et non comme de la matière inanimée… ils doivent posséder la capacité réflexive de faire des choix… au niveau moléculaire, il est prouvé que les molécules composées de quelques protéines simples ont la capacité d’interagir de manière complexe, comme si elles possédaient leur propre intelligence… Dans cette perspective, chaque niveau d’organisation comprend un aspect physique (extérieur) et un aspect mental/ expérientiel (intérieur) (p 32-33).

2° « Comme le révèlent les phénomènes psi, il existe une profonde interaction entre le monde mental (psyché) et le monde physique (physis) qui ne sont pas vraiment séparés – ils ne le sont qu’en apparence. En fait, la psyché et la physis sont profondément interconnectées, car elles sont des aspects (ou des manifestations) complémentaires issus d’une base commune. On peut concevoir que cette base représente un niveau transcendant de l’esprit / conscience qui constitue le principe fondamental qui sous-tend l’ensemble de la réalité… » (p 33).

3° « L’esprit / volonté agit comme une force, c’est-à-dire qu’il peut impacter l’état du monde physique et agir de manière non locale. Cela implique qu’il n’est pas limité à des points spécifiques dans l’espace tels que les cerveaux et les corps, ni à des points spécifiques dans le temps comme le moment présent. Les preuves présentées dans ce chapitre de façon succincte indiquent également que les phénomènes mentaux exercent une influence sur le fonctionnement du cerveau et du corps ainsi que sur le comportement… » (p 34).

4° « Le cerveau agit comme un émetteur récepteur de l’activité mentale, c’est-à-dire que l’esprit fonctionne grâce au cerveau mais n’est pas produit par lui. Le fait que les fonctions mentales soient perturbées lorsque le cerveau est endommagé ne prouvent pas que l’esprit et la conscience soient produits par le cerveau… Dans l’idée que le cerveau puisse être une interface pour l’esprit, cet organe peut être comparé à un poste de télévision qui reçoit des signaux de diffusion et les convertit en images et en sons ». Si il est endommagé, il y a des perturbations dans la réception. « De même, une lésion dans une région spécifique du cerveau peut perturber les processus mentaux médiés par cette structure cérébrale, cependant cette perturbation n’implique pas que ces processus soient réductibles à l’activité neuronale dans cette région du cerveau » (p 34-35).

 

Pour une science post-matérialiste

Mario Beauregard a participé à la rédaction du manifeste pour une science post-matérialiste (2). Une bonne partie de son argumentation se retrouve dans ce manifeste. La perspective est vaste Elle s’inspire également de la révolution intervenue en physique dans le surgissement de la mécanique quantique : « A la fin du XIXe siècle, les physiciens découvrirent des phénomènes empiriques qui ne pouvaient être expliqués par la physique classique. Durant les années 1920 et au début des années 1930, cela a conduit au développement d’une nouvelle branche révolutionnaire de la physique, appelée : mécanique quantique. La mécanique quantique a mis en question les fondations matérielles de l’univers en montrant que les atomes et les particules subatomiques n’étaient pas des objets réellement solides – ils n’existent pas avec certitude à des emplacements spatiaux définis et à des moments définis. Plus important, la mécanique quantique a introduit notre esprit dans sa structure conceptuelle de base puisqu’il a été trouvé que les particules étant observées et l’observateur –le physicien et la méthode utilisée pour l’observation – sont liés. Suivant une interprétation de la mécanique quantique, ce phénomène implique que la conscience de l’observateur est décisive pour l’existence des évènements physiques observés et que les évènements mentaux peuvent affecter le monde physique. Les résultats d’expériences récentes soutiennent cette interprétation. Ces résultats suggèrent que le monde physique n’est plus la première ou la seule composante de la réalité et que celle-ci ne peut être pleinement comprise sans faire référence à l’esprit ». Le manifeste se poursuit en mettant l’accent sur l’influence que la pensée peut exercer sur le comportement et la santé. Et il poursuit l’argumentation apportée ici par Mario Beauregard. Au total, le manifeste proclame que l’adoption du paradigme post-matérialiste aura des effets bénéfiques pour l’ensemble de la civilisation humaine. C’est dans la même perspective que s’achève le chapitre de Mario Beauregard.

«  Individuellement et collectivement, le paradigme post-matérialiste a des implications d’une portée considérable. Ce paradigme réenchante le monde et modifie profondément notre vision de nous-mêmes en nous rendant notre dignité et notre pouvoir en tant qu’êtres humains. Le paradigme post-matérialiste favorise également des valeurs positives telles que la compassion, le respect, la bienveillance, l’amour et la paix, car il nous fait prendre conscience que les frontières entre nous-mêmes et les autres sont perméables. Ce faisant, ce paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous au sens large, y compris tous les niveaux d’organisation de l’univers. Ces niveaux peuvent englober des domaines non physiques et spirituels. A ce sujet, il convient de rappeler que le paradigme post-matérialiste reconnaît les expériences spirituelles qui se réfèrent à une dimension fondamentale de l’expérience humaine et qui sont fréquemment rapportées dans toutes les cultures… Et enfin, ce paradigme favorise également une prise de conscience concernant  les questions environnementales et la nécessité de préserver notre biosphère, en mettant l’accent sur le lien profond qui nous unit à la nature » (p 35).

 

Une ouverture

Ce livre nous présente différentes approches du nouveau paradigme scientifique post-matérialiste. Dans sa présentation des phénomènes qui permettent d’envisager l’esprit au delà du cerveau, on constate l’universalité de ces phénomènes répandus dans toutes les cultures. Il en découle une universalité de la réalité spirituelle dont ils témoignent. Cette universalité peut embarrasser certains groupes religieux voulant s’approprier un monopole de « la vie après la vie ». En regard, un récent livre de la théologienne chrétienne Lytta Basset nous offre une approche inclusive dans son livre : « Cet Au-delà qui nous fait signe ». (5). Cette approche de l’Au-delà apparaît comme une révolution spirituelle. Le paradigme post-matérialiste nous présente une réalité interconnectée. Ainsi, « il existe une profonde interaction entre le monde mental et le monde physique qui ne sont pas vraiment séparés ». « La conscience apparaît comme un constituant fondamental de l’univers ». « Le nouveau paradigme favorise une prise de conscience de la profonde interconnexion entre la nature et nous, au sens large, y compris tous le niveaux d’organisation de l’univers » « C’est dans une perspective analogue que, selon le théologien Jürgen Moltmann, nous envisageons l’œuvre de Dieu dans la création (6). Ici, la création apparaît comme une « communauté dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu ». Mario Beauregard envisage les incidences considérables de l’approche scientifique post-matérialiste sur notre culture. Sur le plan conceptuel, le matérialisme scientifique s’opposait à l’approche religieuse et à la perspective du salut. Ici cet obstacle est levé. « Le paradigme post-matérialiste reconnait les expériences spirituelles qui se réfèrent à un dimension fondamentale de l’expérience humaine ». Le nouveau paradigme « réenchante le monde ». C’est une perspective dans laquelle peut s’inscrire Michel Maxime Egger dans son livre : « Réenchanter notre relation au vivant » (7). Ce livre nous apporte une grande ouverture

J H

 

  1. Mario Beauregard, Gary R Schwartz, Natalie L Dyer, Marjorie Woollacott. La nouvelle science de la conscience. Visions d’un paradigme, post-matérialiste. Guy Trédaniel, 2021
  2. Manifesto for a post-materialist science : https://opensciences.org/files/pdfs/Manifesto-for-a-Post-Materialist-Science.pdf
  3. Mario Beauregard . Comment nos pensées influencent la réalité : https://vivreetesperer.com/comment-nos-pensees-influencent-la-realite/
  4. Potentiel de l’esprit humain et dynamique de la conscience : https://vivreetesperer.com/potentiel-de-lesprit-humain-et-dynamique-de-la-conscience/
  5. Une révolution spirituelle. Une nouvelle approche de l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
  6. Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/
  7. Réenchanter notre relation au vivant : https://vivreetesperer.com/reenchanter-notre-relation-au-vivant/

La pensée espérante est la pensée des possibles

Le mouvement de l’utopie

Selon Jürgen Moltmann

Apparue dans les années 1960, la théologie de l’espérance de Jürgen Moltmann a répondu à une grande aspiration et suscité une dynamique qui s’est poursuivie à travers le temps (1). Cette dynamique se poursuit et garde toute son actualité comme en témoigne un petit livre publié chez Labor et Fides et intitulé : « Utopie » (2). Cet ouvrage reprend quelques textes fondateurs de Moltmann en les introduisant par un avant-propos de Marion Muller-Colard et en les accompagnant des éclairages de quelques théologiens. Nous présentons ici le premier des trois chapitres de Moltmann : « Utopie et pensée utopique ». La tonalité du chapitre nous apparaît dans cette profonde pensée : « La pensée espérante est la pensée des possibles » (p 17).

Du passé, du présent et du futur

Jürgen Moltmann nous appelle à réfléchir sur notre rapport avec le passé et avec le futur en passant par notre vécu du temps présent.

« La vie humaine est le temps de l’histoire. Elle est en tension entre le futur et le passé. Le futur est le domaine du possible, le passé, celui du réel ; quant au présent, c’est la ligne de front sur laquelle des possibilités peuvent être réalisées ».

Mais comment entrons-nous en rapport avec notre passé ? Comment notre mémoire s’exerce-t-elle et quel est son rôle ?

«  Par le souvenir, nous rendons présentes les expériences passées, et par la mémoire, nous relions la réalité présente à la réalité passée » (p 13) ; Ainsi s’établit une « continuité rétrospective ». C’est la mémoire qui engendre également l’identité. « Aussi bien individuellement que collectivement, nous trouvons et confirmons notre identité grâce à une identification remémorant notre passé » (p 13). Notre ressenti de ces souvenirs peut être bien différent. Cependant, « ce passé peut influencer notre présent et notre futur, de telle façon que nous revenons toujours à ces évènements dont nous reconnaissons qu’ils font partie de notre histoire ».

Notre regard sur le futur est moins contraint. « Au regard de l’avenir, nous rendons présentes des expériences futures possibles par l’attente » (p 14). Là aussi, notre regard peut être différent. Ainsi la peur nous rend inquiet, mais peut-être aussi pré-voyant. « Nous devenons « pré-voyant » ». Autrement, « dans nos espoirs, nous anticipons également le futur et nous imaginons ce que serait le devenir des choses si nos désirs et nos attentes étaient exaucés. Par l’espérance, nous nous figurons un avenir désirable et concevons plans et projets pour le réaliser. Sans espoirs, ni plans, ni projets, nous passerions, aussi bien individuellement que collectivement, à coté de nos meilleures possibilités, pour la simple raison que nous ne les percevrions même pas » (p 15).

 

En mouvement

« Selon la forme que prend l’anticipation d’une expérience future possible, nous la nommons rêve, vision, utopie, projet ou planification ». C’est une ouverture. « Aux modes temporels du passé et du futur, correspondent les modes d’être du réel et du possible ». Certes, il n’est facile de prendre du large par rapport à des situations bien installées et à leurs effets, mais il y a des marges : « A la différence du passé, ces possibilités ne sont pas fixées ; en tant que possibilités futures, elles comportent toujours un facteur de hasard, de contingence, de surprise ou de déception.

« Pour l’expérience du présent comme tel, il est tout aussi important de se représenter un futur que de se souvenir du passé. Les attentes futures marquent l’expérience du présent autant que l’agir actuel… Qui envisage le futur avec sérénité y investira… Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance vitale. C’est la raison pour laquelle nous connaissons une grande variété de modalités selon lesquelles nous regardons vers le futur : de la peur à l’espoir, de l’attente à la planification » (p 16-17). Nous dépendons de cet horizon. « Si il ne se passe « rien de neuf sous le soleil, nous n’avons plus qu’à nous résigner ». Alors dans quelles conditions et comment pouvons nous embrasser l’espérance ? « Tant que les systèmes politiques et économiques dans lesquels nous vivons sont « des systèmes ouverts », l’espérance nous fait vivre. Dans des « systèmes clos », il ne reste que la mort. Notre espérance subjective dépend de l’ouverture du monde objectif pour lequel elle s’engage en prenant soin. La pensée espérante est une pensée des possibles » (p 17).

 

L’approche planificatrice

« Nous pratiquons la pensée des possibles par la planification et par l’utopie ». Jürgen Moltmann décrit et analyse l’activité planificatrice courante et parfois centrale dans nos sociétés. « Sous le terme de « planification », nous comprenons une disposition anticipante pour l’avenir. La croissance de la masse des possibilités dans la société scientifique et technique ainsi que le nombre croissant des changements sociaux en jeu rendent plus signifiante une planification à moyen et long terme, destinée à éviter « les mauvaises surprises » (p 17). On entend procéder à partir des causes et de leurs effets.

« Mais si des prévisions causales sont effectivement possibles pour des phénomènes isolés, elles ne peuvent être appliquées à des « systèmes ouverts » dont le futur est encore partiellement indéterminé. Pour intervenir dans les systèmes ouverts, on doit faire appel aux calculs des probabilités. Par ailleurs, « référées à des réalités plus complexes et à des possibilités multiples, les planifications se trouvent toujours dans un rapport dialectique avec l’histoire faite et vécue » (p 19). Elles interfèrent avec le cours des évènements.

La planification implique et engage un choix de valeurs. « D’année en année, nous sommes mieux équipés pour atteindre ce que nous voulons, mais que voulons-nous au juste ? Il n’existe pas de planification indépendante de choix de valeurs » (p 20).

La planification est mise en œuvre par ceux qui disposent du pouvoir de l’entreprendre. « Dans notre société, les planifications d’envergure présupposent le pouvoir économique et politique, et servent à élargir et consolider le pouvoir. Le futur doit être réalisé comme progrès du présent… Ces planifications sont au service d’une image du futur dégagée à partir des tendances et des faits, du statu quo. La mentalité planificatrice est de part en part articulée à la conservation du pouvoir. Elle ne perçoit pas le futur comme l’arrivée de nouvelles possibilités, mais comme la continuation du présent. Il ne s’agit pas de rendre réel le futur, mais d’étendre le présent » (p 20).

 

La pensée utopique

« Par le terme « utopie », nous désignons des images d’un avenir souhaitable qui n’a pas encore trouvé d’autres lieux de réalisation que les rêves ou les désirs des hommes ». Jürgen Moltmann évoque des œuvres écrites dans le passé et décrivant des sociétés imaginées idéales comme « La Cité de Dieu » de Saint Augustin, « l’Utopie » de Thomas More ; « L’Abbaye de Thélème » de François Rabelais, « La Cité du soleil » de Tommaso Campanelle. « On peut enfin dire que la «  Réforme Radicale » vit foncièrement d’une pensée ou d’une quête utopique ». « Depuis la Révolution française et par delà les Lumières européennes, l’Utopie… apparaît dans le futur de l’histoire dans un avenir à accomplir » (p 21-22). Dans les criss actuelles, « la pensée utopique est devenue pertinente pour l’avenir, prenant la forme d’un rapport révolutionnaire au statu quo… On projette ses espoirs sur une vie dans l’avenir et on les confronte à un présent porteur de mort ou lourd d’aliénations. Les utopies du bonheur et de la liberté deviennent l’espoir d’avenir de ceux qui souffrent et sont prisonniers ; elles les mobilisent dans la réalisation de leurs buts » (p 22).

« On peut distinguer les buts réellement possibles et les facteurs d’espérance qui nécessairement les dépassent ». Jürgen Moltmann rappelle de grandes luttes où l’espérance a joué un grand rôle. « Sans le « rêve » de liberté et d’égalité, les noirs opprimés des Etats-Unis ne seraient pas descendus dans la rue avec le Mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King. Sans le rêve d’une dignité propre, bien des peuples ne se seraient pas soulevés contre la dictature qui les opprimait, ni Nelson Mandela contre le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud ».

Dans les Temps modernes européens, les utopies se sont mobilisées, soit pour l’égalité, soit pour la liberté, utopies socialistes ou utopies démocratiques. Mais l’un ne va pas sans l’autre. « Pas de liberté sans justice, pas de justice sans égalité » (p 24). Ainsi, l’utopie socialiste de l’Union soviétique s’est effondrée. Aujourd’hui, « l’utopie capitaliste de la marchandisation globale de toutes choses et de la démocratie libérale a pris sa place. Selon Francis Fukuyama, la société du marché global doit être « la fin de l’histoire ». Mais tant que le libre marché récompensera les forts et pénalisera les faibles, il y aura des utopies opposées qui maintiendrons vivante l’espérance du peuple. Car cette « utopie universelle du statu quo » n’est souhaitable que pour le premier monde. A long terme, elle détruit l’humanité et la planète » (p 25).

 

Le Royaume de Dieu : nouvel avenir de l’humanité

Jusqu’ici, ce sont des utopies partielles qui ont été présentées. « La forme ultime du désir humain a toujours été appelée le « Bien Suprême » et identifiée à une réalité totalement nouvelle qui supprimerait cette réalité temporelle infirme et endommagée. Ce furent les religions, et, parmi elles, avant tout les religions d’espérance abrahamiques – judaïsme, christianisme, islam – qui attendent de l’avenir de l’histoire cette alternative totale ». Là où il y a espérance, elle tient lieu de religion, et la vérité de la religion est la lumière de cette utopie alternative et totale, « espérance en finalité et totalité » (p 25).

Au chapitre suivant, Jürgen Molmann abordera la pensée eschatologique. En christianisme, le Royaume de Dieu est une réalité primordiale. « L’utopie totale du « Royaume de Dieu » n’apporte pas un nouvel avenir historiquement situé, mais un nouvel avenir de l’histoire toute entière. Avec lui prend fin le temps historique et s’ouvre l’éternité. C’est pourquoi, dans ce « Royaume de Dieu », non seulement prennent fin famine et esclavage, mais avec eux disparaît tout le « schème » de ce monde à l’envers : péché, mort et diable ». (p 26). Cette nouvelle réalité est appelée à s’étendre au monde entier. « Cet accomplissement n’est pas seulement attendu par le monde humain n’ayant pas encore été racheté, mais également par « la création gémissant dans les douleurs de l’enfantement » (Rom 8.19). Il figure le dépassement de toute détresse et l’exaucement de tous les désirs. Puisque tout agir humain produit de nouvelles détresses, cette utopie totale a été liée à l’expérience religieuse et rapportée à la présence de la transcendance, c’est-à-dire à Dieu » (p 26-27).

Dans un avant-propos, l’écrivaine et théologienne protestante Marion Muller-Colard nous dit « l’actualité » du texte de Jürgen Moltmann qui date pourtant des années 1990 (p 7). Avec elle, nous pouvons considérer l’utopie en terme de « dynamique » et « c’est dans cette perspective que Jürgen Moltmann nous offre une perspective inspirante ». Nous retrouvons ici quelques paroles décisives de Moltmann comme : « Pour la vie dans l’histoire, l’orientation vers le futur est d’importance capitale ». Et, dans cette démarche, elle aussi reprend l’affirmation : « La pensée espérante est la pensée des possibles » (p 8).

J H

 

  1. Quelle vision de Dieu, du monde et de l’humanité en phase avec les aspirations et les questionnements de notre époque ? : https://vivreetesperer.com/quelle-vision-de-dieu-du-monde-de-lhumanite-en-phase-avec-les-aspirations-et-les-questionnements-de-notre-epoque/
  2. Jürgen Moltmann. L’Utopie. Avant-propos de Marion Muller-Colard. Labor et Fides, 2023 (Dossier de l’encyclopédie du protestantisme N° 10)

Comment la reconnaissance et la manifestation de l’admiration et de l’émerveillement exprimées par le terme : « awe », peut transformer nos vies

A certains moments, dans certaines circonstances, nous ressentons une irruption de beauté, un passage où nous sommes subjugués par un sentiment d’admiration et d’émerveillement, la manifestation d’une réalité qui nous dépasse. Dans la langue anglaise, il y a un terme qui désigne cette situation et l’émotion qui l’accompagne : « awe ». Certes, ce terme vient de loin et il véhicule des connotations différentes, mais, dans cette histoire, il s’est dégagé des ombres qui l’accompagnaient. Et aujourd’hui, cette « awe » attire l’attention des chercheurs en psychologie soucieux de contribuer au « Greater good », au meilleur bien. Il évoque aussi un ressenti de transcendance qui s’inscrit dans une histoire religieuse et qui, aujourd’hui, se manifeste dans un champ plus vaste jusqu’à une reconnaissance possible dans la quotidienneté. Dans ce contexte, vient de paraître un livre écrit par Dacher Keltner, professeur de psychologie à l’université de Berkeley (Californie), également directeur au « Greater Good Centre » (1) ; cet ouvrage nous rapporte une avancée de la recherche en ce domaine : « Awe. The new science of everyday wonder and how it can transform your life » (L’admiration. La nouvelle science du merveilleux au quotidien et comment elle peut transformer votre vie ») (2).

 

« Awe » : des significations en évolution

« Awe » est un terme apparu en vieil anglais au Moyen Age. A l’époque, il traduit un sentiment de crainte et même de peur, voire de terreur par rapport à une manifestation de puissance et d’étrangeté. On peut imaginer de telles réactions dans un contexte marqué par un climat de violence et un manque de savoir. A titre d’exemple, la foudre n’est plus perçue aujourd’hui comme hier. Comme l’a écrit le chercheur Rudolf Otto, l’expression du sacré peut être redoutée. Cependant, l’emploi du terme « awe » dans le vocabulaire chrétien a porté une signification différente, celle d’une admiration respectueuse vis à vis de la grandeur de Dieu, parfois décrite comme « une crainte révérencielle, manifestation de transcendance, un ressenti d’un dépassement ». Aussi, la traduction de « awe » en français manifeste toute une gamme de sens : admiration, émerveillement, ébahissement, extase, crainte révérencielle… Le phénomène varie en intensité. Il peut se manifester d’une manière bouleversante comme dans les « peak experiences » (les expériences de sommet ) décrites dès les années 1960 par Abraham Maslow, ou bien selon une autre terminologie par « un sentiment océanique ». Mais si ces expériences sont toujours remarquables, elles peuvent se manifester sur un mode beaucoup plus courant et familier comme le livre de Dacher Keltner vient nous le montrer abondamment.

 

L’évolution de la recherche en psychologie

Si la recherche concernant les expériences religieuses et spirituelles est marquée aux Etats-Unis par la personnalité du philosophe et psychologue américain Williams James au  début du XXe siècle, et si elle a été poursuivie par des personnalités comme Alister Hardy (3) en Angleterre dans les années 1970, la recherche concernant le phénomène de la « awe » est beaucoup plus tardive et s’inscrit dans un autre contexte. Dacher Keltner nous en présente le développement.

Dans les années 1980, la psychologie était dominée par la « révolution cognitive ». Dans ce contexte, chaque expérience humaine, du jugement moral à la manifestation des préjugés, était abordée dans une manière où notre pensée, comme un programme d’ordinateur, traitait les unités d’information dans un processus dépourvu d’émotions. Les émotions n’étaient pas prises en compte dans la compréhension de la nature humaine. Longtemps, les émotions ont été perçues comme inférieures et venant troubler notre raison, la part élevée de notre nature, considérée comme la plus haute manifestation de notre humanité. Les émotions fugaces et subjectives ne pouvaient être observées en laboratoire. C’est alors qu’un article de l’anthropologue Paul Eckman a renversé la vapeur en mettant en évidence l’importance des émotions et la nécessité ainsi que la possibilité de les étudier. Il avait auparavant parcouru la planète et démontré qu’il existait des émotions universelles, six au total : la colère, la peur, le dégoût, la joie, la tristesse, la surprise. Elles sont reconnaissables par des mimiques caractéristiques. De jeunes chercheurs s’engagèrent sur cette piste et ils élargirent le champ des émotions étudiées, y ajoutant l’amusement, la gratitude, l’amour et l’orgueil. Dans son laboratoire, Dacher Keltner a lui-même travaillé sur le rire, la gratitude, l’amour, le désir et la sympathie. En réaction par rapport à la révolution cognitive, une révolution de l’émotion était en cours. On a ainsi mis en avant l’étude d’une intelligence émotionnelle.

Ici Dacher Keltner s’interroge. Pourquoi l’étude de la « awe » ne s’est-elle pas inscrite dans ce grand mouvement de recherche alors que l’« awe » est une émotion qui est à la source de tant de choses humaines : « musique, art, religion, science, politique et intuitions transformatrices au sujet de la vie ». Les raisons de cette omission sont pour une part méthodologiques. La « awe » ne se prête pas à la mesure. Comment l’étudier dan un laboratoire ? Il y avait aussi une barrière théorique. Quand la science des émotions s’est développée, c’était dans le contexte de l’esprit du temps qui envisageait les émotions comme tournées vers la protection de soi, réduisant les dangers et accroissant les gains compétitifs pour les individus. En contraste, la « awe » semble nous orienter vers un dévouement porté au delà de soi, vers un service et un sacrifice. C’est le sentiment que les frontières entre nos mois individuels et les autres peuvent se dissoudre facilement, que notre vraie nature est collective. Ces qualités ne correspondaient pas à la conception de la nature humaine hyper individualiste, matérialiste, qui dominait à l’époque. Et de plus, certains craignaient d’engager leur pratique scientifique dans un domaine où les expériences peuvent s’exprimer en termes religieux.

 

Développement de la recherche sur la « awe »

Lorsque la recherche sur les émotions a commencé à aborder le champ des émotions positives, en 2003, Dacher Keltner et un de ses collègues, Jonathan Haig ont commencé à travailler pour élaborer une définition de la « awe ». A l’époque, il y avait seulement quelques articles concernant ce sujet. Il manquait une définition. Dave Keltner rapporte comment ils ont étudié une vaste littérature, de mystiques à des anthropologues et à un sociologue comme Max Weber. Et il en est résulté la définition suivante : la « Awe » est le sentiment de la présence de quelque chose d’immense qui transcende votre compréhension habituelle du monde ». L’immensité (« vastness ») peut être perçue tant dans l’espace que dans le temps ou bien encore dans le monde des idées « lorsqu’une épiphanie intègre des croyances dispersées en une thèse cohérente ». L’immensité peut être déstabilisante. Elle entraine la recherche de nouvelles formes de compréhension. La « awe » porte sur les grands mystères de la vie. Il y a des variations innombrables. Comment change-t-elle d’une culture à une autre, ou d’une période de l’histoire à une autre, ou d’une personne à un autre ? Ou bien même d’un moment de votre vie à un autre ? Le sens change selon les contextes, et ces contextes sont extrêmement divers.

Lorsqu’au début du XXe siècle, le grand psychologue américain William James s’engagea dans une recherche pour comprendre la « awe » mystique, il ne procéda pas à des expérimentations ou à des mesures. Il rassembla des récits : des récits personnels, à la première personne, de rencontres avec le divin, des récits de conversions religieuses, d’épiphanies spirituelles… Et en découvrant des configurations dans ces récits, il mit en lumière « le cœur de la religion dans son rapport avec la « awe » mystique, une expérience émotionnelle ineffable d’être en relation avec ce que nous considérons divin ».

Dacher Keltner s’est donc engagé avec le professeur Yang Bai dans une grande enquête internationale à l’échelle mondiale en vue de rassembler des récits de personnes décrivant une expérience de « awe » selon la définition choisie : « Etre en présence de quelque chose de vaste et de mystérieux qui transcende votre compréhension habituelle du monde ». Les participant venaient de toutes les religions ou de sans-religions. Ils appartenaient à des cultures différentes avec une grande diversité de conditions sociales et de conditions d’éducation. 2600 récits ont été traduits à partir de vingt langues.

(Ce chapitre et le précédent sont écrits à partir des pages du livre 4 à 12).

 

Les huit merveilles de la vie

Qu’est-ce qui allait ressortir de cette moisson ? Dacher Keltner a été heureusement surpris de pouvoir classer ces récits en huit groupes aboutissant à une taxonomie en huit merveilles. De fait, le champ des expériences de « awe » est très vaste et ne se réduit pas à des situations privilégiées comme l’admiration de la nature. Qu’est ce qui amène le plus communément les gens à ressentir de l’admiration ? C’est la beauté morale qui s’exprime dans des actions où se marquent une pureté et une bonté de l’intention. Une attention particulière est accordée au courage.

Une seconde merveille de la vie est l’effervescence collective, un terme introduit par le sociologue français Emile Durkheim dans son analyse du cœur de la religion. Il y aurait une force de vie qui porterait les gens dans une conscience collective, un sens océanique du « nous ». Les récits portent sur des évènements familiaux, religieux, sportifs, politiques…

La troisième merveille de la vie, c’est la nature. Les phénomènes naturels impressionnent. « Les expériences dans les montagnes, la vue des canyons, la marche parmi des arbres majestueux, une course à travers des dunes de sable, une première rencontre avec l’océan suscitent de la « awe ». Ces expériences s’accompagnent fréquemment du sentiment que les plantes et les animaux sont conscients, une idée répandue dans les traditions indigènes.

La musique apparaît comme la quatrième merveille de la vie, car elle transporte les gens dans de nouvelles dimensions de signification symbolique à travers l’expérience de concerts, de l’écoute tranquille d’un morceau de musique, du chant dans des temps religieux ou tout simplement avec d’autres. On connait l’importance de la musique dans la culture actuelle.

Les réalisations visuelles (« visual design ») apparaissent comme la cinquième merveille de la vie. L’auteur cite des constructions, de grands barrages, de belles peintures.

Des récits de « awe » spirituelle et religieuse manifestent la sixième merveille de la vie. On y trouve bien sûr des récits de  conversion.

L’auteur mentionne des récits de vie et de mort en y voyant une septième merveille de la vie. Le passage de la mort est évidemment un moment particulièrement crucial.

La huitième merveille de la vie se manifeste en terme d’épiphanies, c’est à dire de moments où nous comprenons soudainement des vérités essentielles sur la vie. A travers le monde, des gens ont été remplis d’« awe » par des intuitions philosophiques, des découvertes scientifiques, des idées métaphysiques, des équations mathématiques… Dans chaque cas, l’épiphanie unit des faits, des croyances, des intuitions et des images en un nouveau système de compréhension.

Toutes ces expériences de « awe » «  interviennent dans un royaume différent du monde banal du matérialisme, de l’argent, de la cupidité, et de la recherche de statut, un royaume au delà du profane que beaucoup appellent le sacré » (p 19) (p 10-19).

 

La spécificité de l’émotion de « awe »

Dacher Keltner revient sur le parcours du terme : « awe » et nous montre que la signification correspondante est désormais tout à fait distincte des significations qui lui ont été associées au départ. En effet, le terme « awe » remonte à un mot anglais apparu il y a 800 ans et qui renvoyait à la peur, la crainte, la terreur. Le contexte de l’époque était menaçant. Depuis la signification a évolué, mais qu’en est-il d’un héritage de peur ? La recherche sur les émotions permet de répondre aujourd’hui à cette question. Parmi les autres émotions, l’émotion de « awe » est spécifique. Dacher Keltner peut s’appuyer sur une analyse mathématique d’une nouvelle approche quantitative d’un ensemble d’expériences émotionnelles. Dans cette étude, son auteur, Alan Cowen, a pris en compte 27 espèces d’émotion. Ici, l’émotion de « awe » apparaît comme très éloignée de la peur et de l’anxiété. Au contraire, elle est proche de l’admiration, de l’intérêt, de l’appréciation esthétique ou du sentiment de beauté. « L’émotion de « awe » paraît intrinsèquement bonne ». Cette émotion se distingue d’un sentiment classique de beauté qui ne comporte pas une impression d’immensité et de mystère. L’émotion de « awe » s’accompagne de réactions du corps spécifiques, par exemple de l’expression faciale. « Notre expérience de la « awe » prend place dans un espace spécifique très loin de la peur et distincte du sentiment plaisant et familier de la beauté » (p 23) (p 19-23).

 

L’émotion de « awe » au quotidien

A partir de ces constats, Dacher Keltner s’est interrogé sur la fréquence des émotions de « awe ». L’enquête internationale avait collecté des récits témoignant d’une grande intensité de « awe ». L’expérience de « awe » est-elle beaucoup plus répandue ? Apparaît-elle dans nos vies quotidiennes ? Des recherches nouvelles, à partir de l’analyse de journaux personnels tenus au quotidien, apportent une réponse positive. « Dans nos vies quotidiennes, nous ressentons fréquemment des émotions de « awe » dans nos rencontres avec la beauté morale, et en second, la nature, et dans des expériences avec la musique, l’art et le cinéma « (p 25). La culture influence ces ressentis. Ainsi, aux Etats-Unis, ils sont beaucoup plus fréquents dans des contextes individualistes. Certains éprouvent, quelque part chaque semaine, un ressenti de « awe », en « reconnaissant l’extraordinaire dans l’ordinaire », une générosité, la senteur d’une fleur, la lumière dans un arbre, un chant. « De grands penseurs de Walt Whitman à Rachel Carson… nous appellent à prendre conscience combien une bonne part de notre vie peut apporter une émotion de « awe » (p 26).

 

Les contours de la « awe » ?

Après ces différentes approches de recherche, une enquête internationale, une cartographie des émotions et l’expression des gens sur leur expérience quotidienne, Dave Keltner peut nous répondre à la question : « Qu’est-ce que la « awe » ? « La « awe » commence avec les huit merveilles de la vie. Cette expérience se déroule dans un espace spécifique et diffère des sentiments de peur et de beauté. Notre expérience quotidienne nous en offre de multiples occasions ».

L’auteur nous parle des émotions « qui nous transportent hors d’un état focalisé sur nous-même, centré sur la menace et soucieux du statu quo, vers un royaume où nous sommes connectés à quelque chose de plus grand que nous-même » (p 28). Parmi les émotions qui nous décentrent de nous-même, l’auteur cite la joie, l’extase (où nous nous sentons nous dissoudre complètement alors que dans la « awe » nous restons conscients de notre moi, bien que faiblement), l’amusement

Cette « awe » nous tourne vers « quelque chose de plus grand que le soi » (« Something larger than the self » (p 31). Dacher Keltner relit le cours de l’histoire. Pendant des centaines d’années, la « awe » a inspiré la manière d’écrire sur la rencontre avec le divin. Avec Emerson et Thoreau, elle était au cœur d’une écriture sur la rencontre émerveillée de la nature. Elle a amené des chercheurs comme Herschel à la recherche astronomique. Albert Einstein a ainsi écrit : « la plus belle expérience que nous pouvions faire est celle du mystérieux. C’est l’émotion fondamentale qui se tient au berceau de l’art et de la science » (p 29). C’est aussi une émotion qui inspire la communion humaine. « Dans les moments de « awe », nous nous éloignons de l’impression que nous sommes seuls en charge de notre propre destin pour parvenir au sentiment de faire partie d’une communauté interdépendante et collaborante. Cette « awe » élargit ce que le philosophe Pete Singer appelle le cercle du soin (circle of care)… William James appelle les actions qui donnent naissance au cercle du soin ‘les saintes tendances de la « awe » mystique’… Cette « awe » éveille les meilleurs anges de notre nature » (p 40-41).

 

Comment la « awe » peut rendre la vie meilleure

Dave Keltner nous a montré que l’émotion de « awe » n’est pas un phénomène exceptionnel, mais que cette émotion peut apparaître à certains moments de la vie quotidienne avec des effets bénéfiques. Si il y a toujours un risque d’instrumentalisation, on peut donc imaginer des évènements et des processus favorisant cette émotion. C’est dans ce sens que travaille le centre du « Greater Good » à Berkeley. Le site correspondant publie de nombreux articles sur le thème de la « awe » et notamment cet article : « Huit raisons pour laquelle la « awe » rend la vie plus heureuse, en meilleure santé, plus humble et plus connectée aux gens autour de vous » (4).

« Un ensemble croissant de recherches suggère que faire l’expérience de la « awe » peut engendrer une vaste gamme de bienfaits, même davantage de générosité, d’humilité et d’esprit critique… Nous pouvons sous-estimer cette opportunité ». Une simple prescription peut avoir des effets transformateurs. Envisagez davantage d’expériences journalières de « awe », déclare Dacher Keltner.

Cet article énumère les bienfaits d’une expérience de « awe » en accompagnant d’exemples et de données chaque proposition :

° La « awe » peut améliorer votre humeur et vous rendre plus satisfait de votre vie.

° La « awe » peut être bonne pour votre santé.

° La « awe » peut vous aider à penser d’une manière plus critique.

° la « awe » peut réduire le matérialisme.

° La « awe » peut vous rendre plus petit et plus humble.

° La « awe » peut vous donner l’impression que vous avez plus de temps.

° La « awe » peut vous rendre plus généreux et plus coopératif.

° La « awe » peut vous rendre plus connecté aux autres gens et à l’humanité.

Cependant, précise cet article publié en 2018, la recherche sur ce thème n’est en fait qu’à son début et beaucoup de points restent à préciser ou à étudier. Paru en 2022, le livre de Dacher Keltner est un grand pas en avant.

 

Une vision nouvelle

A l’échelle internationale, des personnes ont donc été appelées à décrire une expérience de « awe » selon la définition : « Etre en présence de quelque chose de vaste et de mystérieux qui transcende notre compréhension habituelle du monde ». De fait, pour Dacher Keltner, la « awe » nous tourne vers quelque chose de plus grand que nous (something larger than the self). Et il relit ainsi le cours de l’histoire : « Pendant des centaines d’années, la « awe » a inspiré la manière d’écrire sur la rencontre avec le divin. Avec Emerson et Thoreau, elle était au cœur d’une écriture sur la rencontre émerveillée avec la nature ». Il reprend une citation d’Einstein : « La plus belle expérience que vous puissiez faire est celle du mystérieux. C’est l’émotion fondamentale qui se tient au berceau de l’art et de la science ».

Si il y a un lien entre « awe » et transcendance, il est significatif que le retard dans la recherche psychologique sur la « awe » puisse être attribuée pour une part à une conception de la nature humaine hyper individualiste et matérialiste qui dominait encore à la fin du XXe siècle et également à une crainte de compromission avec la religion. On notera que la psychologue américaine Lise Miller a dû également s’imposer dans sa recherche sur l’activité du cerveau et la spiritualité (5) comme dans celle sur la spiritualité de l’enfant (6). La reconnaissance nouvelle de ces recherches marque un tournant dans l’état d’esprit du milieu de la recherche. C’est un tournant significatif.

Le terme anglais : « awe » est polysémique et sa traduction en français est donc difficile. Dans notre texte, nous avons gardé le mot original. Une des significations correspondantes en français est l’émerveillement. Philosophe et théologien, Bertrand Vergely a montré en quoi l’émerveillement joue un rôle majeur dans notre vision du monde (7). « Qui s’émerveille n’est pas indifférent. Il est ouvert au monde, à l’humanité, à l’existence. Il rend possible un lien à ceux-ci ». Ce constat nous rappelle la manière dont la « awe » est perçue comme décentrement de soi pour une ouverture au monde et notamment aux autres humains. « Dans les moments de « awe », nous nous éloignons de l’impression que nous sommes seuls en charge de notre propre destin pour parvenir au sentiment de faire partie d’une communauté interdépendante et collaborante ».

Les résultats de l’enquête internationale manifestent, à travers leur diversité, des tendances communes, des expressions d’une spiritualité universelle. Cette universalité se constate également dans un tout autre domaine, celui des expériences de mort imminente (8).   Quoiqu’il en soit, en regard, nous exposons ici des tendances universalisantes dans le monde chrétien. Ainsi, l’historienne et théologienne américaine, Diana Butler Bass, dans son livre : « Grounded. Finding God in the world. A spiritual revolution » (9), écrit : « Ce qui apparaît comme un déclin de la religion indique en réalité une transformation majeure dans la manière où les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement, d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne… ». Si le glissement de sens dans le terme « awe » est plus ancien, il s’inscrit aussi dans ce contexte. Dans son livre : « Grounded », Diana Butler Bass nous révèle la manière dont les gens trouvent un nouvel environnement spirituel dans un Dieu qui réside avec nous dans le monde : dans le sol, l’eau, le ciel, dans nos maisons et nos voisinages et dans nos espaces communs.

Pour interpréter l’évolution en cours et esquisser une réponse chrétienne, nous trouvons un éclairage théologique dans la pensée de Jürgen Molmann (10). « Dieu, le créateur du ciel et de la terre est présent par son Esprit cosmique dans chacune de ses créature et dans leur communauté créée… Grâce aux forces et aux possibilités de l’Esprit, le créateur demeure auprès de ses créatures, les vivifie et les mène vers son royaume futur… Dieu est à la fois transcendant et immanent ». Dieu est communion.

Comme Jürgen Moltmann, Richard Rohr partage cette vision (11) « La révolution trinitaire, en cours, révèle Dieu avec nous dans toute notre vie… Elle redit la grâce inhérente à la création, et non comme un additif additionnel que quelques personnes méritent… Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le flux (flow) qui passe à travers toute chose… Toute chose est sainte pour ceux qui ont appris à la voir ainsi… Toute impulsion vitale, toute force orientée vers le futur, toute poussée d’amour, tout élan vers la beauté, tout ce qui tend vers la vérité, tout émerveillement devant une expression de bonté, tout bond d’élan vital… tout bout d’ambition pour l’humanité et la terre, est éternellement un flux de vie du Dieu trinitaire… ».

« Cet élan vers la beauté, cet émerveillement devant une expression de bonté » ne sont-ils pas souvent propices à une émotion de « awe » ? Et si la « awe » est « le sentiment de la présence de quelque chose d’immense qui transcende notre compréhension habituelle du monde », si ce sentiment peut se manifester et se manifeste dans des vécus extérieurs à toute empreinte religieuse, il peut également être éclairé par l’approche théologique que nous venons de proposer. Et cette approche éclaire notre regard chrétien sur ces réalités.

Dans la tourmente qui se manifeste aujourd’hui dans le déchainement d’une violence patriarcale, il serait bon que nous ne perdions pas de vue les signes d’évolution positive qui sont apparus dans les toutes dernières décennies. Et, parmi ce signes, la mise en valeur de la gratitude (12) et de la « awe » dans le champ psychologique. Cette mise en évidence apparaît à la fois comme un progrès dans la civilisation humaine et comme un fait spirituel.

J H

 

  1. Greater Good Center : https://greatergood.berkeley.edu
  2. Dacher Keltner. Awe. The new Science of everyday wonder and how it can transform your life. Penguin Press, 2023
  3. L’œuvre d’Alister Hardy, dans : Participation des expériences spirituelles à la conscience écologique : https://vivreetesperer.com/la-participation-des-experiences-spirituelles-a-la-conscience-ecologique/
  4. Eight reasons why awe makes your life better : https://greatergood.berkeley.edu/article/item/eight_reasons_why_awe_makes_your_life_better?fbclid=IwAR3PMEJYCYR4hNPBOxfJhd1aMLDE-gtAUVQ_dquAsu25VZxS8GeT4GCB-70
  5. Lisa Miller. The awakaned brain : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
  6. Lisa Miller. L’enfant spirituel : https://vivreetesperer.com/lenfant-un-etre-spirituel/
  7. Bertrand Vergely. Avant toute chose, la vie est bonne : https://vivreetesperer.com/avant-toute-chose-la-vie-est-bonne/
  8. Lytta Basset. Une révolution spirituelle. Une nouvelle approche d l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
  9. Diana Butler Bass. Une nouvelle manière de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/
  10. Deux approches convergentes : Diana Butler Bass et Jürgen Moltmann : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/
  11. Richard Rohr. La danse divine : https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
  12. La gratitude. Un mouvement de vie : https://vivreetesperer.com/la-gratitude-un-mouvement-de-vie/

Sortir de l’obsession de l’efficience pour entrer dans un nouveau rapport avec la nature.

De l’âge mythique du progrès incarné par l’ère industrielle à un âge de la résilience.

L’âge de la résilience selon Jérémie Rifkin

« Jérémie Rifkin est l’un des penseurs de la société les plus populaires de notre temps. Il est l’auteur d’une vingtaine de best-sellers ». On peut ajouter à cette présentation du livre de Jérémie Rifkin : « L’âge de la résilience» (1) que l’auteur n’est pas seulement un chercheur qui ouvre des voies nouvelles, mais un conseiller influent qui intervient auprès de nombreuses instances de décision. Ses livres nous font entrer dans de nouvelles manières de voir et de penser. Ainsi, sur ce blog, nous avons présenté « La troisième révolution industrielle » (2) et le « New Deal vert mondial » (3). Jérémie Rifkin est également l’auteur de grandes synthèses qui éclairent notre marche. Ainsi, sur le site de Témoins, nous avons présenté son livre sur l’empathie (4), une fresque historique très engageante. En général, comme dans ce livre ‘l’âge de la résilience’, Jérémie Rifkin développe son regard prospectif à partir d’une analyse et d’un bilan du passé. Il nous a habitué à une démarche dynamique. C’est avec d’autant plus d’attention que nous entendons ici son cri d’alarme sur l’héritage du passé et la menace du présent. Tout est à repenser. « Il ne s’agit plus de courir après l’efficacité, mais de faire grandir notre capacité de résilience. Nous devons tout repenser : notre vision du monde, notre compréhension de l’économie, nos formes de gouvernement, nos conception de l’espace et du temps, nos pulsions les plus fondamentales et, bien sûr, notre relation à la planète » (page de couverture).

 

Un chemin pour changer de vision et de paradigme

 Dans l’introduction du livre, Jérémie Rifkin esquisse un chemin pour dépasser l’héritage du passé et nous engager dans une nouvelle manière de vivre.

L’auteur nous invite donc à revisiter notre histoire. Il commence par remettre en cause le mythe du progrès. Ainsi rappelle-t-il les propos du philosophe Condorcet guillotiné en 1794 : « La perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie. Les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toutes puissances qui voudrait les arrêter, n’ont d’autres termes que la durée du globe où la nature nous a jeté » (p 10). « Aujourd’hui, sa conception du futur nous semble naïve. Pourtant le concept de progrès n’est que la dernière itération d’une vieille croyance : les humains seraient fondamentalement différents des autres êtres vivants avec qui ils se partagent la terre » (p 10). Aujourd’hui, l’humanité est assaillie de menaces et de peurs. En regard, un peu partout, le terme de résilience est évoqué. « L’âge du progrès cède la place à l’âge de la résilience ». « Ce grand basculement de l’âge du progrès à l’âge de la résilience requiert un vaste ajustement philosophique et psychologique dans la perception qu’a l’humanité du monde qui l’entoure. A la racine de la transition, il y a un changement total de notre rapport à l’espace et au temps » (p 11).

Jérémie Rifkin raconte comment la vie ordonnée des moines bénédictins au Moyen Age a suscité une nouvelle appréhension du temps ponctué par leurs activités. C’est la naissance de l’horloge mécanique qui s’est répandue ensuite dans la civilisation urbaine. Finalement, le temps va « être perçu comme une suite d’unités standard mesurables, fonctionnant dans un univers parallèle, qui ne doit plus rien aux rythmes de la terre » (p 84). Cette nouvelle temporalité va déboucher sur une recherche d’efficacité accrue dans le temps disponible. Cette temporalité a régi de bout en bout l’âge du progrès et sa conception de l’efficience. L’efficience a cherché à « optimiser l’expropriation, la consommation et la mise au rebut des ressources naturelles, et, ce faisant, à accroitre l’opulence matérielle de la société dans des temps toujours plus courts, mais au prix de l’épuisement de la nature. Notre temporalité personnelle et le pouls temporel de notre société obéissent à l’impératif de l’efficience » (p 12).

« Dans cet ouvrage, le terme « efficiency » employé dans l’édition originale, ne signifie pas « efficacité (capacité d’atteindre un objectif), mais « efficience » (capacité d’obtenir les résultats ou les profits maximaux avec le minimum de moyens et de frais dans le minimum de temps) » (p 12). « L’âge du progrès marchait au pas de l’efficience ». « Passer du temps de l’efficience à celui de l’adaptativité : tel est le visa de réadaptation qui permettra à l’espèce humaine de sortir d’un rapport de séparation et d’exploitation avec le monde naturel pour être rapatrié parmi la multitude des forces environnementales qui animent la Terre » (p 12)… Remplacer l’efficience par l’adaptativité implique des changements radicaux dans l’économie et dans la société : elles vont passer de la productivité à la régénérativité, de la croissance à l’épanouissement, de la propriété à l’accès, des marchés avec leurs vendeurs et leurs acheteurs aux réseaux avec leurs fournisseurs et leurs utilisateurs, des processus linéaires aux processus cybernétiques, des économies d’échelle de l’intégration verticale à celles de l’intégration latérale… des conglomérats capitalistes aux petites et moyennes coopératives opérant en blockchain sur des communs fluides… de la globalisation à la glocalisation, du consumérisme à l’intendance des écosystèmes, du produit national brut (PNB) aux indicateurs de qualité de vie… (p 12-13). Déjà expert de la « troisième révolution industrielle », Jérémie Rifkin voit là un mouvement en voie de « réinsérer l’humanité dans les infrastructures indigènes de la planète : l’hydrosphère, la lithosphére, l’atmosphère et la biosphère. La nouvelle infrastructure emporte l’humanité au delà de l’ère industrielle… » (p 13).

« Sans surprise, la nouvelle temporalité s’accompagne d’une réorientation fondamentale à l’égard de l’espace ». Notre appréhension de l’espace varie dans le temps, comme l’auteur nous le fait remarquer en mettant en lumière l’avènement de la perspective dans la peinture de la Renaissance italienne et ses incidences révolutionnaires (p 86-87). Bien sûr, dans l’âge qui vient, les ressources naturelles seront perçues et gérées autrement. Mais le changement de mentalité va plus loin encore. Nous prenons conscience d’appartenir à un ensemble vivant et nous ne nous regardons plus comme des êtres à part séparés de l’extérieur. L’auteur nous fait part de découvertes importantes qui nous situent en interaction avec le vivant. « Nous commençons à comprendre que notre vie et celle des autres êtres vivants est faite de processus, de modèles et de flux… Tous les êtres vivants sont des extensions des sphères terrestres. Les minéraux et les nutriments de la lithosphère, l’eau de l’hydrosphère, l’air de l’atmosphère nous parcourent continuellement sous forme d’atomes et de molécules, s’installent dans nos cellules… et y sont remplacées régulièrement, à différents intervalles, au cours de notre vie. La majorité des tissus et organes qui constituent notre corps se renouvellent sans cesse au fil de nos existences… ». Et, par ailleurs, « Notre corps n’est pas uniquement à nous. Nous le partageons avec de nombreuses autres formes de vie – des bactéries, des virus, des protéines, des archées et des champignons… Plus de la moitié des cellules de notre corps ne sont pas humaines… elles appartiennent aux autre êtres qui vivent dans chaque coin de notre anatomie (p 179-190)… Ainsi, nous sommes tous des écosytèmes… Et, de plus, nous sommes faits de multiples horloges biologiques qui adaptent continuellement nos rythmes corporels internes à ceux que marquent les rotations de la terre… rythmes circadien et lunaire, rythme des saisons, rythmes annuels… » (p 13-14).

Ainsi, « nous faisons partie de la terre, au plus profond de notre être… » L’auteur en déduit que « cela nous inspire des idées neuves sur la nature de la gouvernance et sur notre fonctionnement en tant qu’organisme social. A l’âge de la résilience, gouverner, c’est assurer l’intendance de écosystèmes régionaux. Et cette gouvernance biorégionale est beaucoup plus partagée, distribuée… » (p 15)

Cependant, on ne peut manquer de se poser une question fondamentale. Quel est le sens de ce parcours ? « Que cherche l’humanité ? Pas seulement sa simple subsistance. Quelque chose de plus profond, de plus tourmenté bouillonne en nous – un sentiment qu’aucun autre être vivant ne possède… Nous sommes en quête continuelle du sens de nos existences. » (p 16). C’est là que Jérémie Rifkin en revient à mettre en évidence la vertu qu’il a déjà appréciée dans l’humanité : son potentiel d’empathie (4). « Cet atout rare et précieux croit, décroit et ne cesse de réapparaitre ». « Ces dernières années, la nouvelle génération a commencé à étendre son empathie au delà de notre espèce pour y inclure les autres vivants qui font tous partie de notre famille évolutionnaire. C’est ce que les biologistes appellent la « conscience biophile ». Voilà un signe encourageant ».

 

L’approche de la résilience

Dans son livre, Jérémie Rifkin nous introduit dans une histoire, celle qui analyse le pesant héritage du passé pour baliser ensuite les voies d’un avenir viable, plus précisément d’un âge de la résilience. Ce parcours s’opère en quatre parties : « Efficience contre entropie. La dialectique de la modernité ; L’appropriation de la Terre et la paupérisation des travailleurs ; Comment nous en sommes arrivés là. Repenser l’évolution sur Terre ; L’âge de la résilience : la fin de l’ère industrielle ». Aujourd’hui, le regard scientifique est en train de changer, une nouvelle manière d’approcher les réalités en terme de « socio-écosystèmes adaptatifs complexes » (p 217).

Après avoir rappelé les principes de la science classique dans la foulée de Francis Bacon, l’auteur met en lumière une nouvelle approche, l’apport d’un écologue canadien : Crawford Stanley Holling. En 1973, dans un article intitulé : « Résilience et stabilité des systèmes écologiques », il a exposé une nouvelle théorie sur l’émergence et les modes de fonctionnement de l’environnement naturel. Holling a introduit les concepts de gestion « adaptative » et de « résilience » dans la théorie des systèmes écologiques ; avec d’autres pionniers, il a posé les bases d’une méthode scientifique radicalement neuve qui, en fusionnant l’écologique et le social, allait défier les principes directeurs, tant théoriques que pratiques de l’économie admise. Il s’agit de la théorie des « socio- écosystèmes adaptatifs complexes » (p 217).

Pour Holling, « le comportement des systèmes écologiques pourrait être défini par deux propriétés distinctes : la résilience et la stabilité »… La théorie de la résilience de Holling a ensuite été importée dans la quasi-totalité des disciplines : la psychologie, la sociologie, les sciences politiques, l’anthropologie, la physique, la chimie, la biologie et les sciences de l’ingénieur. Différents secteurs économiques ont commencé à s’y intéresser… Mais le plus important est que l’épicentre de la nouvelle Grande Disruption se trouve à l’intersection de l’économie et de l’écologie. Holling précise : la résilience est la propriété du système et la persistance ou la probabilité d’extinction est le résultat. Une des principales stratégies retenues par la sélection n’a donc pas pour but de maximiser l’efficience ou un avantage particulier, mais de permettre la persistance en maintenant d’abord et avant tout la flexibilité » (p 217-218). En ce sens, la diversité est un atout. « Une méthode de gestion fondée sur la résilience… insistera sur la nécessité de garder une multiplicité d’options ouvertes, d’observer les évènements dans le contexte régional et non local et de privilégier l’hétérogénéité » (p 218). Et, dans la même perspective, il nous faut reconnaître notre ignorance et accepter l’imprévisibilité. « Dans les trente ans qui ont suivi, Holling a vu sa première esquisse de théorie de la résilience et de l’adaptation modifiée, améliorée et nuancée par d’autres et ces apports n’ont cessé d’affiner et d’enrichir sa thèse. En 2004, il a coécrit un nouvelle version de la résilience et des cycles adaptatifs ». Ici, on y exprime que « le système peut être incapable de se maintenir, ce qui l’oblige de se transformer en un nouveau système auto-organisé » (p 218-219).

L’auteur met l’accent sur les transformations qui adviennent ainsi. « Quand des forces interagissent  dans la nature, la société et l’univers, elles ne reviennent jamais à leur point de départ, car leurs interactions, si minimes soientelles, changent la dynamique (p 220). Et donc, « résilience n’a jamais voulu dire des restaurations parfaites du statu quo ante… On ne doit jamais considérer la résilience comme un état, une manière d’être dans le monde, mais comme une manière d’agir sur le monde » (p 221).

Et, si on envisage la résilience en terme de démarche thérapeutique, « elle n’est jamais un retour. On ne peut jamais revenir en arrière, mais seulement aller de l’avant vers un sens nouveau de sa capacité d’action » (p 221).

La science économique actuelle est remise en cause par la mutation en cours. « La rénovation imposera une réévaluation partielle de certains de ses fondements : la théorie de l’équilibre général, les analyses coûts-avantages, la définitions étroite des externalités et les concepts trompeurs de productivité et de PIB. Et d’abord, il faudra modérer et même remettre en cause l’obsession de l’efficience. Par dessus tout, les milieux d’affaires vont devoir renoncer complètement à leur conception du monde naturel et à leur rapport avec lui» (p 222). « Pour commencer à remodeler la théorie économique, le mieux n’est-il pas de suivre la démarche de l’âge de la résilience ? Celle qui est en train de sortir les autres discipline académiques du marasme de la recherche scientifique traditionnelle essentielle à l’âge du progrès ? ». L’auteur préconise donc l’approche des éco-systèmes adaptatifs complexes qui «  conçoit la recherche de façon fondamentalement différente de la méthode scientifique traditionnelle. Premièrement, parce que cette dernière procède souvent en isolant un seul et unique phénomène… Deuxièmement, parce que la conception admise de la recherche scientifique est… en fait complètement biaisée… Le préjugé implicite, c’est d’examiner le monde comme s’il était fait d’un assortiment d’objets passifs et même inertes par nature, dont la capacité d’action est faible ou nulle. Troisièmement, la nature est souvent perçue comme un ensemble de « ressources » à exploiter au profit de la société » (p 223-224). A la différence de la recherche classique, dans la recherche sur les socio-systèmes adaptatifs, on passe : « des caractéristiques des parties aux propriétés systémiques ; de systèmes fermés aux systèmes ouverts ; de la mesure à la détection et à l’évaluation de la complexité ; de l’observation à l’intervention » (p 225). « Pour avancer, il faut que la visée de la recherche scientifique passe, du moins en partie, de la prédiction à l’adaptation » (p 227).

L’auteur évoque la pensée du philosophe américain : John Dewey, fondateur du pragmatisme. Il fut « l’un des premiers penseurs à attirer l’attention sur les mérites de l’adaptativité en tant que méthode de recherche scientifique et de résolution de problèmes… Pour Dewey, celui ou celle qui veut comprendre une situation commence toujours son enquête en y participant activement, en faisant expérience directe du problème qu’elle pose et en subissant personnellement ses effets » (p 227). « L’adaptativité acquit un certaine influence au début du XXe siècle, mais elle a ensuite été submergé par la croisade pour l’efficience » (p 228). Mais aujourd’hui, cette obsession de l’efficience est remise en cause. « Sur cette terre qui se réensauvage, il n’est plus question de profiter (opportunités infinies) mais de limiter les risques, et l’efficience commence à céder sa place à l’adaptativité » (p 228). L’auteur examine ensuite les manifestations de ce courant visant à l’adaptativité. C’est un nouvel état d’esprit. « La science économique traditionnelle et les mécanismes du capitalisme, en théorie comme en pratique, ne survivront pas sous leur forme actuelle à la transformation induite par le passage à la pensée des systèmes adaptatifs complexes… La pensée des systèmes adaptatifs complexes va également nécessiter une réforme du monde universitaire… Il n’existe qu’une seule façon de comprendre ce qui se passe : adopter une approche interdisciplinaire du savoir… » (p 231-232). L’esprit humain se prête à ce changement. C’est ici que l’auteur met en évidence une découverte récente des anthropologues : « De nouvelles séries de données environnementales indiquent qu’homo a évolué sur fond de longues périodes d’imprévisibilité de son habitat… ». Et ils précisent : « Les facteurs essentiels au succès et à l’expansion du genre homo ont eu pour fondement la flexibilité de son système alimentaire dans des environnements imprévisibles, car c’est elle, avec la reproduction alimentaire et la flexibilité du développement, qui a permis l’élargissement géographique et réduit les risques de mortalité ». Ainsi, un de ces chercheurs a pu écrire : « L’origine du genre humain se caractérise par des formes d’adaptabilité » (p 253-254). On peut parler « d’ingéniosité de l’espèce humaine ». Jérémie Rifkin voit là un encouragement. Comment faire face au réchauffement climatique ? « C’est la question fondamentale de notre époque. L’adaptabilité humaine aux changements brutaux du régime climatique est notre point fort. C’est ce qui a fait de nous une des espèces les plus résilientes de la planète. Au seuil de l’âge de la résilience, voilà peut-être la nouvelle la plus encourageante du moment » (p 235).

 

L’âge de la résilience : la fin de l’ère industrielle

Jérémie Rifkin consacre la quatrième partie du livre aux grands axes de changement qui forment la trame du nouvel âge : l’infrastructure de la révolution résiliente ; la montée en puissance de la gouvernance biorégionale ; une place croissante de la pairocratie distribuée dans la démocratie représentative ; l’essor de la conscience biophile. Ces chapitres, à nouveau, sont riches et denses en informations et idées. Chacun de nous a conscience de ces grands mouvements. C’est pourquoi nous nous bornerons ici à un bref aperçu en renvoyant à une lecture approfondie du livre.

 

Une nouvelle infrastructure. Un nouveau paradigme économique

Jérémie Rifkin nous a déjà entretenu dans un livre précédent ‘Le New Deal vert mondial’, des transformations structurelles en train de se préparer (3). Il met ici l’accent sur l’importance des infrastructures. Elles sont « bien plus qu’un simple échafaudage qui sert à réunir un grand nombre d’êtres humains au sein d’une vie collective ». Elles associent en effet trois facteurs majeurs : « de nouvelles formes de communication, de nouvelles sources d’énergie et de nouveaux moyens de transport et de logistique ». « Quand ces trois avancées techniques apparaissent et fusionnent en une seule et même dynamique, elles changent radicalement la façon dont on communique » (p 239). Et l’auteur ajoute qu’elles ont elles-mêmes une influence sur l’ensemble de la vie collective. « On assimile très justement ces structures à de vastes « organismes sociaux ». Ce sont des systèmes auto-organisés qui agissent comme une totalité unique ».   « Les grandes révolutions infrastructurelles changent la nature de l’activité économique, la vie sociale, et les formes de gouvernement… » (p 240). Ainsi après les infrastructure du XIXe siècle (charbon, machine à vapeur, réseau ferré, télégraphe), puis du XXe siècle (réseau électrique centralisé, téléphone, radio et télévision, voitures, avions, réseaux routiers, aérodromes), « aujourd’hui, nous sommes au cœur d’une troisième révolution industrielle. L’Internet numérisé de communication haut débit converge avec un Internet numérisé continental de l’électricité, alimenté par les énergies solaire et éolienne ». Une énergie verte est revendue à l’internet continental. « Actuellement, ces deux internets numérisés convergent avec un troisième : l’Internet numérisé de la mobilité et de la logistique ». C’est la part des véhicules électriques. « Ces trois Internets vont progressivement partager un flux continu de données et d’analyses de ces données… A l’ère qui vient, on va rénover les immeubles à des fins d’énergie et de résilience climatique… ». Ce seront des « immeubles intelligents » (p 241-242).

« Les infrastructures des deux premières révolutions industrielles ont été conçues pour opérer en pyramide, de haut en bas, et pour fonctionner au mieux lorsqu’elles étaient enveloppées par plusieurs couches de droits de propriété matérielle et intellectuelle ». Les infrastructures des deux premières révolutions industrielles ont été propulsées, pour l’essentiel, par des énergies fossiles. Elles ont donné lieu à des engagements militaires. Au contraire, l’infrastructure de la nouvelle révolution industrielle est conçue pour être distribuée et non centralisée. Elle fonctionne mieux quand elle reste ouverte et transparente… ». « Elle est conçue pour s’étendre latéralement et non verticalement ». (p 244). L’auteur reconnait la présence actuelle d’oligopoles mondiaux dans ce champ. Cependant il estime que l’évolution à venir ne va pas dans le sens de la centralisation (p 245).

Des transformations majeures adviennent. « Bien qu’elle soit encore dans sa petite enfance, l’économie du partage distribuée et interconnectée par le numérique constitue un nouveau système économique. C’est le premier à entrer en scène depuis le capitalisme au XVIIIe siècle et le socialisme au XIXe siècle – encore un signe qui montre à quel point le nouvel ordre économique émergent se distingue de ce que nous avons connu sous le capitalisme industriel » (p 250). Le PIB, par exemple, perd de plus en plus son rôle d’indicateur de la performance économique. Le monde entier est concerné. « En 2020, des milliards d’êtres humains avaient un smartphone, et chacun de ses appareils possédait une puissance de calcul supérieure à celle qui avait envoyé des astronomes sur la Lune… L’humanité se connecte à un multitude de plateformes pour jouer, travailler, entretenir des relations » (p 251).

Dans ce chapitre, Jérémie Rifkin nous ouvre sans cesse de nouveaux horizons. Nous entrons dans un nouvel univers économique et social. « Quand nous dressons la liste de tous les changements induits par le passage à une infrastructure numérique intelligente de troisième révolution industrielle, l’énormité de ce qui se profile suggère une transformation radicale de notre idée de la vie économique. Elle va passer de la propriété à l’accès, des marchés « acheteurs-vendeurs » aux réseaux « fournisseurs-utilisateurs » ; des bureaucraties analogiques aux plateformes numériques… ; du capital financier au capital naturel ; de la productivité à la régénérativité ; de processus linéaires aux processus cybernétiques ; des externalités négatives à la circularité ; des économies d’échelle de l’intégration verticale à celles de l’intégration latérale ; des chaines de valeur centralisées aux chaines de valeurs distribuées ; du produit intérieur brut aux indicateurs de qualité de vie ; de la globalisation à la glocalisation ; des conglomérats de sociétés transnationales aux agiles PME opérant sur de simples réseaux blockchains glocaux et de la géopolitique à la politique de la biosphère ». Ces réalités nouvelles s’expriment souvent dans des termes techniques, un nouveau langage et une nouvelle réalité à découvrir dans ce chapitre.

Dans une conjoncture qui nous paraît si menaçante, Jérémy Rifkin introduit un nouveau regard : « Nous assistons à un saut extraordinaire dans un nouveau paradigme économique. Au début de la décennie 2040, il ne sera probablement plus perçu comme une troisième révolution industrielle fonctionnant sur un modèle économique strictement capitaliste. Notre société mondiale commence à sortir des deux cent cinquante années de révolution industrielle et à se tourner vers une ère nouvelle. Le mieux est de la nommer : « révolution résiliente » » (p 255).

 

Nouvelles formes de gouvernance

Les transformations nécessitées par la politique écologique requiert également de nouvelles formes de gouvernance. L’auteur envisage ainsi la montée en puissance d’une gouvernance biorégionale. Les accidents climatiques appellent des « mobilisations en terme de ‘gouvernance des communs’ où l’investissement personnel est bien plus fort » (p 267). Certes des fractures apparaissent actuellement dans les sociétés. Mais l’auteur développe une approche prospective.

Les régions rurales longtemps dévalorisées vont ré-émerger. Elles ont souvent des atouts en termes de potentiel solaire et éolien. Mais surtout, elles sont à même d’accueillir la nouvelle économie de partage distribuée et interconnectée par le numérique. « Les start up technologiques intelligentes peuvent opérer dans les bourgs et petites villes des zones rurales où les prix de l’immobilier et les frais généraux sont moins élevés, tout en restant compétitives sur les marchés « glocaux » (p 270). On observe par ailleurs une migration dans laquelle certains quittent les grandes villes pour s’installer dans les campagnes dans un mode de vie plus naturel ».

Récemment, « la communauté scientifique a posé le cadre d’une gouvernance biorégionale en appelant à « réensauvager » ou « reruraliser » la moitié de la terre » (p 276) en vue notamment de lutter contre la disparition des espèces et des écosytèmes. L’accent est mis sur l’importance des forêts naturelles dans le maintien de la biodiversité et la rétention et le stockage du carbone. L’auteur identifie des « bio régions » qu’on peut envisager « en termes sociaux, psychologiques et biologiques », avec l’idée de « vivre en un lieu » et en entendant par là : « une société vivant en équilibre avec la région qui la soutient à travers les liens entre les vies humaines, les autres êtres vivants et les processus de la planète – les saisons, le climat, les cycles de l’eau » (p 280). L’auteur en donne des exemples aux Etats-Unis et il met en lumière l’avènement d’une « gouvernance biorégionale » (p 176).

 

Participation et association

Nous observons aujourd’hui un « délitement de la cohésion sociale » (p 295). Le mécontentement monte et la méfiance s’accroît . Une enquête menée en 2020 dans 28 pays constate que 66% de citoyens n’ont pas confiance dans leur gouvernement actuel (p 295). Des remous, de grands changements mal interprétés suscitent l’inquiétude. La violence monte. Ces menaces appellent un renouvellement de la gouvernance à travers une participation accrue des citoyens. Ainsi un chapitre est intitulé : « La démocratie représentative fait une place à la pairocratie (le rôle des pairs) dans la démocratie représentative » (p 289). « Une jeune génération commence à tempérer la démocratie représentative avec ses succès, ses espoirs déçus et ses insuffisances en y mêlant une forme d’action politique horizontale, latérale, plus large, plus inclusive, qui insère les communautés locales au sein des écosystèmes… ». « Cette nouvelle identité politique émergente s’accompagne d’un engagement militant direct dans la gouvernance… Chaque citoyen devient partie intégrante du processus de gouvernement… Des assemblées citoyennes apparaissent. Leurs membres se réunissent entre égaux, entre pairs, travaillant parallèlement aux autorités en donnant des avis, conseils et recommandations… Ces assemblées de pairs horizontalisent la prise de décision en assurant l’engagement actif des citoyens dans la gouvernance. La démocratie représentative fait une place à une « pairocratie » distribuée comme la gouvernance locale fait une place à une gouvernance biorégionale en ces temps où les citoyens se regroupent pour réagir aux défis comme aux opportunités de sauvegarde de leur biorégion » (p 289-290). De nombreuses expériences apparaissent : budget participatif, contrôle local sur les écoles ou sur la police ».

Jérémie Rifkin inscrit son étude dans une réflexion historique sur la conception et la pratique de la liberté dans la période moderne en Occident et la vision de nouvelles générations pour lesquelles «  la liberté est affaire d’accès et d’inclusivité et non d’autonomie et d’exclusivité. Ils mesurent leur liberté au degré auquel ils peuvent accéder et participer aux plateformes qui prolifèrent sur toute la planète. L’inclusivité qu’ils ont à l’esprit est latérale et très étendue : elle englobe souvent le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle et même le lien avec les autres êtres vivants sur une planète en vie » (p 292). L’auteur note « l’arrivée à maturité des organisations de la société civile… Ces organisations sont des mouvements sociaux, des entreprise économiques et aussi de nouvelles formes de proto-gouvernance qui font entrer les citoyens sur la scène politique » (p 300-301).

 

Conscience biophile 

Selon Jérémy Rifkin, la grande dynamique à l’œuvre pour promouvoir l’âge de la résilience s’inscrit dans le développement d’une « conscience biophile ». Ce chapitre mériterait une analyse spécifique qui ne peut être engagée dans le cadre de cette présentation.

L’auteur commence par exposer les recherches de John Bowlby sur l’attachement. Privés de tendresse, de jeunes enfants dépérissent. Depuis l’intuition initiale de Bowlby sur le rôle que joue le comportement d’attachement, des  chercheurs ont examiné de plus près notre constitution biologique en cherchant à comprendre les mécanismes de la pulsion empathique profondément intégrés à nos circuits neuronaux. Ils ont ainsi découvert qu’au cœur même de notre être – et c’est ce qui rend notre espèce si spéciale – un élan biologique inné nous pousse à avoir de l’empathie pour « l’autre » (p 322). Comme il l’a déjà étudié dans un livre précédent sur l’empathie (4), l’auteur revient ici sur ce thème. Dans une rétrospective historique, il inscrit l’empathie dans une dimension sociale. « L’élan empathique n’est pas seulement lié aux pratiques éducatives vécues par l’enfant,… l’empathie change aussi au cours de l’histoire, elle est étroitement mêlée à l’évolution de la société ». « L’infrastructure de chaque civilisation apporte un paradigme économique qui lui est propre, un nouvel ordre social. Elle s’accompagne aussi d’une vision du monde, d’un grand récit auquel la population peut prêter allégeance. Elle permet, à chaque fois, d’élargir la solidarité empathique, qui peut englober et unir émotionnellement les diverses populations… » (p 326). L’auteur évoque ainsi des civilisations successives. Il y voit des « expansions de l’empathie » sans méconnaitre « les reculs et les retours au passé, ce grand fléau de l’histoire de l’humanité » (p 331).

Il perçoit aujourd’hui l’apparition dans la jeune génération d’« une nouvelle famille biologique plus inclusive. La conscience biophile émerge à peine. Elle sera probablement le grand récit qui va définir l’Age de la résilience en un temps où débute l’entrée de l’humanité en empathie avec les autres vivants » (p 332). Aujourd’hui, l’humanité a besoin de se « réaffilier à la nature » (p 332). Les urbains ont besoin de se reconnecter avec le vivant de telle manière que Anne-Sophie Novel nous en indique le chemin (5). Et l’auteur décrit les initiatives pour permettre aux enfants de se familiariser avec le monde naturel, comme, par exemple, les classes de nature. Au total, nous sommes appelés à un changement de perspective ; « L’universalisation de la biophilie fait passer le récit humain d’une obsession de l’autonomie à un attachement au relationnel. La formule classique de René Descartes, « Je pense, donc je suis », est déjà du passé, car la jeune génération qui grandit dans des mondes virtuels… structurés par des couches d’interconnexion horizontale lui préfère une autre maxime : « Je participe, donc j’existe » (p 352). « L’interprétation interactive de la nature, comme de celle de la nature humaine, impose de repenser radicalement le discours philosophique et politique qui a fondé l’âge du progrès » (p 353). « Deux siècles avant que le concept de conscience biophile soit introduit par E O Wilson, le grand philosophe et savant allemand Johan Wolfgang von Goethe propose de faire de la conscience biophile un contre-récit opposable à l’univers mort, rationnel, mécanique que décrit la vision stérile de Newton. Goethe est persuadé que la personnalité de chacun, de chacune – et sa résilience – est un matériau composite, fait des relations qui la tissent ou le tissent à l’intérieur même de l’étoffe de la vie ». Il envisage la nature comme « toujours changeante, en flux continuel. » (p 355). « Goethe ressent et vit l’expérience empathique avant que ce sentiment reçoive un nom. « Me mettre dans la situation des autres, comprendre toute espèce d’individualité humaine et m’y intéresser, écrit-il, c’est affirmer l’unité de la vie. Être « dans l’ensemble » : pour Goethe, cet élan ne s’arrêtait pas aux limites de notre espèce, mais s’étendait à la totalité de la nature » (p 356).

Face aux menaces qui nous inquiètent et nous embrouillent, dans une réalité complexe qui rend difficile notre discernement, nous recherchons éclairages et chemins. La vision de Jérémie Rifkin nous apporte un éclairage auquel nous ajouterons pour notre part une dimension spirituelle telle que nous la découvrons dans le livre de Michel Maxime Egger : « Ecospiritualité » (6). Jérémie Rifkin nous propose aussi un chemin. La prise de conscience des méfaits de l’héritage de l’âge du progrès débouche sur la mise en œuvre de nouveaux atouts en terme de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques et de nouvelles valeurs. Dans ce livre comme dans ses précédents, Jérémy Rifkin nous ouvre une nouvelle manière de voir.

J H

 

  1. Jérémy Rifkin. L’âge de la résilience. La terre se réensauvage. Il faut nous réinventer. Les liens qui libèrent, 2022
  2. La Troisième révolution industrielle : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l%e2%80%99economie/
  3. Le New Deal Vert : https://vivreetesperer.com/le-new-deal-vert/
  4. Vers une civilisation de l’empathie : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/
  5. Comment nous reconnecter au vivant, à la nature ? : https://vivreetesperer.com/comment-nous-reconnecter-au-vivant-a-la-nature/
  6. Ecospiritualité : https://vivreetesperer.com/ecospiritualite/

Unis dans la continuité du temps

La continuité de la vie

Selon Barbara Holmes

Du 30 octobre au 5 novembre 2022, sur le site du Center for action and contemplation, Richard Rohr a publié une séquence de méditations intitulée : « Garder la foi dans nos ancêtres » (« Keeping faith in our ancestors ») (1). Dans l’esprit du thème annuel : « Nothing stands alone » : « Rien n’est isolé ; tout se tient », cette séquence envisage la « communion des saints » : « A travers l’histoire, les humains ont souvent manifesté fortement leur appréciation d’une connexion avec leurs ancêtres », écrit Richard Rohr en poursuivant : « Je pense que cette notion collective de l’unité est ce que les chrétiens ont essayé de verbaliser lorsqu’ils ont ajouté tardivement à l’ancienne déclaration de foi des apôtres : « Je crois à la communion des saints ». Ils nous offrait l’idée que les morts en unité avec les vivants, qu’ils soient nos ancêtres directs, les saints en gloire ou même, ainsi appelées, les âmes du purgatoire » (« Partie d’un corps », mardi 1er novembre 2025). Sur ce blog, nous avons évoqué à de nombreuses reprises, la communion des vivants et des morts en évoquant notamment la théologie de Jürgen Moltmann (2). Nous abordons ce thème ici en rapportant la contribution de Barbara Holmes dans cette séquence : « The continuum of life » (La continuité de la vie » (3).

Barbara Holmes intervient à deux reprises dans cette séquence, l’une d’elle rapportant une expérience spirituelle vécue personnellement sur le registre du thème évoqué. Elle s’inscrit par ailleurs dans le réseau communautaire du « Center for action and contemplation ». C’est une personnalité qui a acquis une compétence dans de nombreux domaines : art, sociologie, sciences de l’éducation et, bien sur, théologie. A partir de son expérience spirituelle, elle a écrit plusieurs livres, et notamment : « « Une  joie inexprimable. Pratiques contemplatives dans une Eglise noire », « Cosmos et libération ». Elle déclare : « Ma vie est engagée dans la lutte pour la justice, la guérison de l’esprit humain et l’art dans un mouvement de créativité radicale en recherche de pertinence ». Elle est décrite comme « une enseignante en spiritualité, une activiste et une chercheuse centrée sur la spiritualité afro-américaine, la mystique, la cosmologie et la culture » (4). C’est une théologienne et une écrivaine.

Barbara Holmes s’exprime ainsi : « Un monde sans ancêtres est solitaire. Je suis pleine de gratitude envers les anciens de ma famille qui m’ont introduit dans le continuum de la vie. Il est important de savoir comment nous comprenons notre séjour dans cette réalité. Si nous considérons nos vies comme des segments séparés par un trait qui englobe les dates de la naissance et de la mort, nous serons inconsolables quand un traumatisme tronquera nos réalités et retardera nos destinations. Mais si nous nous considérons nous-même comme une partie du continuum de la vie qui ne se termine pas à la mort, mais transite jusqu’à la vie après la vie, nos perspectives peuvent changer ».

Barbara Holmes porte ensuite son regard sur les relations entre le monde présent et l’au delà. « La communauté des ancêtres qui habite déjà la vie au delà de la vie se tient en contact constant avec nous. Ils envoient des messages et interviennent lorsque nécessaire. Ils prient avec nous et murmurent des avertissements. Que nous les appelions ancêtres ou anciens, seules ces femmes et ces hommes qui ont mené de bonnes vies dans leur vie physique, sont considérés comme étant des guides avisés dans le royaume spirituel. Dans certaines cultures africaines, ils sont appelés les ainés, les anciens. Chaque ancien représente l’entière autorité mystique et légale de la lignée. Pour moi, les ancêtres, les ainés vivants et morts, m’ont imposé le respect et ont toujours été présents, me soutenant et me guidant ».

Richard Rohr apporte ensuite un témoignage personnel. Après le décès de sa mère, il a fait l’expérience de la connexion ou d’un « pont » à la vie après la mort. « Je crois qu’un des évènements essentiels est l’expérience de la passion et de la mort, en relation avec quelqu’un que nous aimons, avec quelqu’un auquel nous sommes lié.

Quand ma mère est décédée, je n’ait pas douté qu’elle construisait un pont – je ne vois pas quel autre mot utiliser – qu’elle bâtissait un pont et prenait quelque chose de moi avec elle et qu’elle me renvoyait quelque chose d’elle. Je comprends maintenant à un niveau plus profond ce que Jésus voulait dire : « A moins que je m’en aille, l’Esprit ne viendra pas ». (Jean 16.7). Je pense que le cours normal de l’histoire est pour chaque génération de passer et de bâtir des ponts d’amour et de confiance pour la génération suivante… Tout ce que Jésus est venu nous enseigner et avait seulement besoin de nous enseigner, c’était comment avancer à travers le grand mystère, ne pas être confondu et d’avoir confiance que Dieu est de l’autre côté ».

Les formes de notre conscience des rapports entre les vivants et les morts sont certes en relation avec la culture dans laquelle nous vivons. Les accents peuvent varier, mais, avec Jürgen Moltmann, nous croyons en la communion entre les vivants et les morts.

« L’être humain est un être en relation ». Cette réalité se manifeste également dans la continuité des générations. « Les êtres humains participent à une continuité des générations même s’ils n’en ont pas toujours conscience ». Dans les sociétés modernes occidentales, l’individualisme fait obstacle à cette conscience collective. Cela réduit la conscience de la communion entre les vivants et les morts. A cet égard, les sociétés traditionnelles, en particulier celles d’Extrême Orient, ont quelque chose à nous rappeler, car elles vivent actuellement cette communion entre les vivants et les morts. Dans le monde occidental, nous avons besoin d’une culture nouvelle du souvenir, « de manière à ne pas vivre seulement comme individus pour nous-mêmes, mais en vue de regarder au delà de nous-mêmes ». C’est seulement si nous percevons notre durée de vie dans le cadre plus vaste de la succession des générations que nous pouvons entrer « dans la mémoire du passé et dans l’avenir en espérance de ce qui est à venir ». Pour réaliser cette communion entre les vivants et les morts, une transcendance de la vie et de la mort est requise… La foi chrétienne envisage la communion des vivants et des morts dans le Christ qui est mort dans une mort humaine et a été ressuscité dans une vie divine. En conséquence, la communauté chrétienne est une communauté non seulement des vivants, mais des morts. « Le Christ est ressuscité pour qu’il puisse être le Seigneur à la fois des morts et des vivants » ( Romains 14.9) (5).

J H

 

  1. Keeping faith in our ancestors : https://cac.org/themes/keeping-faith-with-our-ancestors/
  2. Sur la Terre comme au Ciel : https://vivreetesperer.com/sur-la-terre-comme-au-ciel/ Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/ Une révolution spirituelle. Une approche nouvelle de l’Au-delà : https://vivreetesperer.com/une-revolution-spirituelle-une-approche-nouvelle-de-lau-dela/
  3. The continuum of life : https://cac.org/daily-meditations/the-continuum-of-life-2022-10-30/
  4. Barbara Holmes : https://www.drbarbaraholmes.com/bio
  5. Le Dieu vivant et la plénitude de vie : https://vivreetesperer.com/le-dieu-vivant-et-la-plenitude-de-vie-2/

Comment une démocratie multiethnique peut-elle se développer en surmontant les obstacles?

La grande expérience

Selon Yascha Mounk

Nous vivons dans un régime démocratique, certes imparfait, mais qui nous assure des bénéfices inestimables, une participation à l’autorité politique, à la puissance publique à travers des élections libres, une garantie des droits fondamentaux tels qu’ils ont été proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à travers un état de droit. Bref, si il y a des frustrations, il y aussi un espace où nous pouvons nous mouvoir pour susciter des changements et des améliorations. Nous vivons dans une république qui dépend de l’expression de chacun et est, en principe, l’affaire de tous. Mais avons-nous conscience de ce privilège ?

Cependant, la propagation d’une agitation à consonance autoritaire, se parant d’une référence au peuple, les divers populismes qui se sont répandus dans les dernières années sous des formes variées viennent nous interpeller et sonner l’alarme. En regard, il importe de comprendre le phénomène avec l’aide des sciences sociales. Ainsi, en 2018, un chercheur en sciences politiques Yascha Mounk a écrit un livre : « Le peuple contre la démocratie » (1).

Pourquoi des mouvements populistes en viennent-ils à mettre en cause le bon fonctionnement des institutions démocratiques ? On peut en distinguer quelques raisons comme la stagnation du niveau de vie depuis les années 1980, l’arrivée des migrants qui compromettent l’entre-soi national, ou bien l’emballement de la communication à travers les réseaux. Cependant, un des plus grands dangers est la montée d’un sentiment nationaliste et xénophobe dans une part de population qui se sent abandonnée, privée de son privilège national et sans espoir de promotion. Dans beaucoup de pays, en regard de la diversification de la population, on peut effectivement observer des phénomènes de rejet et une montée des tensions et des conflits. Le pouvoir politique devient alors un enjeu. Des forces contraires veulent se l’approprier pour neutraliser l’adversaire. Le débat politique, et tout ce qu’il implique et requiert : respect et compréhension, est alors compromis.

Or, effectivement, dans de nombreux pays occidentaux, de l’Angleterre à la Suède, de la France à l’Allemagne, une forte immigration est intervenue et la composition de la population a fortement changé. Aux Etats-Unis, si la diversité est constitutive, la diversification se poursuit autrement, avec une correction relative, mais positive des rapports de domination traditionnels. Comment les transformations démographiques en cours vont-elles modifier la vie politique ? L’enjeu est la réalisation d’une démocratie multiethnique. Chercheur en sciences politiques, d’origine allemande et aujourd’hui installé aux États-Unis, Yascha Mounk a intitulé son dernier livre : « la grande expérience » (2). Les démocraties occidentales vont-elles parvenir à un nouveau stade, celui d’une démocratie multiethnique ? Et comment ?

Yascha Mounk est bien qualifié pour aborder cette question. Car lui-même a grandi dans une famille polonaise, juive de confession, immigrée en Allemagne. Par expérience, il est sensible aux relations interculturelles. Yascha Mounk a fait ses études universitaires en Angleterre à Cambridge, puis il est devenu chercheur aux Etats-Unis. Il est maintenant professeur de politique internationale à l’Université John Hopkins. Il écrit dans de nombreuses revues et s’exprime dans de nombreuse conférences.

 

La transformation des sociétés et la question démocratique

 Yascha Mounk part d’abord d’un constat. C’est la diversification considérable de la population des démocraties au cours des dernières décennies. « A la fin de la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni, moins d’une personne sur vingt-cinq était née à l’étranger. Aujourd’hui, c’est une personne sur sept. Il y a quelques décennies de cela, la Suède était l’un des pays les plus homogènes du monde. Aujourd’hui, un habitant sur cinq a des origines étrangères » (p 16). La France et l’Allemagne vont dans le même sens. La différence des européens, le Canada et les Etats-Unis se sont pensés comme des nations d’immigrés dès leur conception. « Et pourtant, à leur manière, les deux grandes démocraties du Nouveau Monde ont été profondément excluantes durant la majeure partie de leur existence » (p 17). Aux Etats-Unis, la jeune république a composé avec l’esclavage et refusé aux noirs les droits les plus élémentaires. L’abolition de l’esclavage en 1865 a marqué un grand tournant, mais les discriminations affectant les afro-américains sont revenus ensuite. Elles s’effritent aujourd’hui.

Dans ces différents pays où s’opère la transformation démographique, des tensions sont apparues et affectent la vie démocratique.

Yascha Mounk s’interroge à partir de l’histoire. La démocratie multiethnique ne va pas de soi. Ainsi, dans le passé, « les citoyens des démocraties les plus respectées du monde ont porté leur pureté ethnique en étendard. D’Athènes à Rome, de Venise à Genève, les tentatives pré-modernes d’auto-gouvernance ont toutes été restreintes au groupe ethnique concerné » (p 14). A contrario, on a pu observer la réussite de sociétés multiethniques au sein d’empires où le pouvoir échappait à toute compétition entre des groupes. Ainsi, l’élargissement des démocraties rencontre des obstacles. Pour que la grande transformation s’effectue, « le récit qu’elles se font d’elles-mêmes, leur roman national, repose encore trop sur la fiction de leur homogénéité » (p 19). L’histoire d’une domination brutale exerce toujours son ombre dans telle société marquée par l’esclavage. Dans de  nombreuses sociétés apparait un risque de fragmentation culturelle. « Certains groupes d’immigrés forment aujourd’hui une classe socio-économique défavorisée » (p 20). En regard des faits, Yascha Mounk observe une « ascension des pessimistes », mais son analyse porte réponse au « besoin d’optimisme » (p 22-34).

 

Avancer vers une démocratie multiethnique, c’est possible

Le terme de « démocratie multiethnique » peut donner lieu à des malentendus. En fait, l’ampleur est plus vaste. D’autres qualificatifs l’accompagnent : démocratie multiculturelle et multiconfessionnelle. (p 11). L’évolution vers cette nouvelle forme de démocratie est une traversée semée d’embuches, mais cette « grande expérience » n’est pas vouée à l’échec. Elle est possible et d’autant plus possible qu’on en perçoit les différents aspects et qu’on croit à sa réussite. « Si nous voulons que la ‘grande expérience’ réussisse, il nous faudra développer une vision optimiste » (p 27). Le livre aborde les différents aspects de la question en trois parties : Quand les sociétés multiethniques tournent mal ; de l’avenir souhaitable des démocraties multiethniques ; comment les démocraties multiethniques pourraient-elles s’épanouir ?

De fait, des recherches sur l’intégration en Europe montrent qu’à moyen terme, l’intégration en pays d’accueil se réalise. « L’intégration linguistique aussi bien que culturelle paraît plus lente en Europe qu’en Amérique du Nord, mais les tendances sont les mêmes. Il existe bien quelques exemples d’immigrés de deuxième ou même de troisième génération parlant mal la langue locale, mais, en général, les enfants nés en Italie, en France, en Suède ou en Grèce la parlent avec beaucoup plus de facilité que la langue de leurs ancêtres » (p 254).

Mais qu’en est-il du gouffre économique qui sépare encore la majorité historiquement dominante et les groupes minoritaires ? En fait, là aussi, il faut du temps selon les générations. « Ceux qui sont curieux de l’état actuel de nos démocraties multiethniques feraient bien de regarder les statistiques sur le parcours d’immigrés de très longue date afin de déterminer si leurs conditions de vie s’améliorent » (p 260). Et, dans l’ensemble, les conclusions sont positives. « Ainsi, aux Etats-Unis, les immigrés s’en sont très bien sortis, augmentant rapidement leurs revenus d’une génération à la suivante. Par ailleurs, la vitesse de cette progression dépend à peine de leur pays d’origine. Les enfants d’immigrés de presque tous les pays d’origine améliorent plus rapidement leurs conditions économiques que les enfants de parents nés aux États-Unis» (p 261).

Par ailleurs, à partir de différentes recherches, l’auteur tempère nos inquiétudes concernant une insécurité potentielle. « La plupart des immigrés partagent les valeurs de leur société d’accueil » (p 270). Si la menace terroriste est redoutable, elle n’a qu’une petite minorité pour origine.

« La démographie n’est pas un destin ». L’auteur prend en exemple les Etats-Unis. Une partie de la population blanche redoute de devenir une minorité brimée à l’avenir. Mais il y a de grandes différences dans l’évolution des groupes en croissance : les latinos, les asiatiques américains et les métis. L’auteur montre par exemple le caractère spécifique de la réussite intellectuelle des asiatiques américains. « Les asiatique américains ne représentent qu’un dixième de la population des Etats-Unis, mais un quart des élèves qui rentrent à l’Université Harvard. A l’Université Berkeley, presque la moitié des étudiants américains entrés en 2020 étaient des asiatiques américains ». La réussite économique va de pair (p 288). L’auteur montre également un développement rapide du groupe des métis. Il y a quelques décennies, le métissage rencontrait beaucoup d’hostilité. En 1980, seuls 3% des nouveau-nés étaient métis. A la fin des années 2010, un enfant sur sept était métis (p 284). Ainsi, les trajectoires de ces groupes sont différentes. Elles permettent une évolution des attitudes politiques. Elles vont à l’encontre d’une fatale confrontation entre « blancs » et « gens de couleur ».

Yascha Mounk estime que l’exemple américain est instructif et que les tendances qui y sont observées peuvent l’être également dans d’autres pays. « Des groupes qui nous semblent aujourd’hui soudés se fractureront sans prévenir. La démographie n’est pas un destin. Les habitants des démocraties multiethniques, dans leur grande diversité, sont embarqués sur le même bateau. Ceux d’entre nous qui pensons que la grande expérience peut réussir, devons remplir une tâche clé dans les décennies à venir : nous battre pour un avenir dans lequel le plus de personnes possibles se penseront non comme les membres de tribus mutuellement hostiles, mais comme citoyennes de démocraties multiethniques fières et optimistes » (p 304). Yascha Mounk , conscient des dangers du nationalisme, préconise en regard un patriotisme civique, inclusif et capable de rassembler les divers composantes de la population.

Dans quelle mesure les politiques publiques peuvent-elles aider à hâter cet avenir ?

 

Quelles politiques mettre en œuvre ?

Dans ce livre, Yascha Mounk ne se contente pas de proposer des analyses et des diagnostics ; en fin de parcours, il esquisse des orientations. « Quelles politiques publiques (aussi modestes soient-elles) pourraient contribuer à la réussite des démocraties multiethniques ? ».

Il importe d’abord d’identifier les obstacles majeurs.

« D’abord, de nombreuses personnes n’ont connu quasiment aucun progrès dans leurs conditions de vie ces dernières années. Elles s’inquiètent même d’une future dégradation. Comme l’a montré une étude sociologique, cela les rend beaucoup plus enclines à regarder avec peur ou dédain les membres des autres groupes démographiques.

Deuxièmement, certains groupes ethniques ou religieux subissent encore des conditions socio-économiques dégradées…

Troisièmement, les institutions des démocraties multiethniques peinent aujourd’hui à prendre des décisions efficaces. Elles sont insuffisamment réactives aux yeux de l’opinion ou elles excluent des minorités des processus de décision. En conséquence, les citoyens n’ont plus le sentiment d’être maitres de leur destin collectif, ce qui augmente le risque de tensions intergroupes.

Enfin, la polarisation croissant empêche les citoyens des démocraties multiethniques de considérer leurs opposants politiques avec bienveillance… » (p 307-308).

Dès lors, Yascha Mounk propose quelques orientations politiques majeures.

« Les démocraties doivent offrir à leurs citoyens une ‘prospérité garantie’ : encourager la croissance économique et s’assurer que ses gains finiront dans la poche des citoyens ordinaires. Elles doivent accentuer encore la ‘solidarité universelle’ : construire un État-providence généreux qui évitera la course à échalote entre groupes ethniques » (les avantages accordés à certains groupes peuvent susciter la jalousie et finalement s’avérer contre-productifs). Elles doivent bâtir des institutions efficaces et inclusives : donner à chaque citoyen le sentiment que ses préférences seront prises en compte. Enfin, elles doivent fonder une culture de respect mutuel… » (p 308).

Traduit de l’anglais, très fondé sociologiquement, comme en témoigne une annexe volumineuse de notes bibliographiques, ce livre se lit agréablement en couvrant une question majeure puisqu’il s’agit de l’avenir des démocraties multiethniques à l’échelle internationale. Et, en France, nous sommes directement concernés. Nous découvrons dans ce livre la pensée éclairante d’un chercheur engagé dans l’étude de problèmes politiques majeurs.

J H

 

  1. Yascha Mounk. Le peuple contre la démocratie. L’Observatoire, 2018
  2. Yascha Mounk. La grande expérience. La démocratie à l’épreuve de la diversité. L’Observatoire, 2022

Interview de l’auteur https://www.youtube.com/watch?v=3aLoeIWTTUk

https://www.youtube.com/watch?v=lqhxrUdUiPU

Ecospiritualité

Une nouvelle approche spirituelle

Écospiritualité par [Michel Maxime Egger]

Porteuse de grandes menaces, ponctuée par des épisodes alarmants, la crise écologique vient remettre en cause nos représentations et nos comportements, la manière dont nous envisageons le monde et notre mode de vie quotidien. L’ampleur du défi requiert un changement à grande échelle, une véritable révolution culturelle, économique, sociale. Nous voici engagé dans un changement de civilisation. Un tel bouleversement induit des craintes, des peurs. Il suscite des réactions de déni, des résistances, des fuites, des replis, des abandons. Alors, des questions essentielles apparaissent et viennent au devant de la scène. Quel est le sens de notre existence ? Comment nous situons- nous dans le monde qui nous entoure ? En quoi et comment entrons-nous dans un réseau de relations ? Qu’est-ce qui peut nous inspirer et nous encourager ? Ces questions essentielles appellent des réponses spirituelles. Aussi dans le changement en train d’advenir, ce passage vers une civilisation nouvelle, cette grande, transition, une nouvelle approche spirituelle est en train d’émerger. Parce qu’elle répond aux questions nouvelles engendrées par la prise de conscience écologique, on peut l’appeler une « écospiritualité ».      « Ecospiritualité », c’est le titre d’un livre écrit par Michel Maxime Egger et publié en 2018 par les éditions Jouvence (1). L’auteur est bien connu et apprécié sur ce blog où nous avons fait déjà part de ses interventions et de ses publications (2). « Michel Maxime Egger est un sociologue, écothéologien et acteur engagé de la société civile. Il anime le réseau www.trilogies.org pour mettre en dialogue cheminements spirituels et engagements écocitoyens. Il est l’auteur d’essais sur l’écospiritualité et l’écopsychologie : « Ecopsychologie » (2017), « La Terre comme soi-même » (2012), « Soigner l’esprit, guérir la Terre » (2015)… » (p 125).

Quelles sont les intentions de l’auteur dans ce livre sur l’écospiritualité ? « Selon Michel Maxime Egger, une double dynamique est en cours où convergent quête spirituelle et aspiration à des relations plus harmonieuses avec la Terre. Ainsi, il nous invite à redécouvrir la sacralité de la nature, à transformer votre cosmos intérieur et à développer des vertus écologiques comme la sobriété, la gratitude ou encore l’espérance. Avec à la clé une nouvelle manière de s’engager : le méditant-militant » (page de couverture).

Le livre est ainsi présenté : « S’ouvrir à la conscience d’une dimension du mystère qui échappe à notre compréhension, qui habite la nature et qui nous unit à la Terre. Telle est la perspective défendue dans cet ouvrage pour construire un monde véritablement écologique, juste et résilient ». « L’écospiritualité affirme que l’écologie et la spiritualité forment un tout parce que sans une nouvelle conscience et un sens du sacré, il ne sera pas possible de faire la paix avec la Terre » (page de couverture).

Ce livre est original par son sujet. Il l’est également par son approche. Michel Maxime Egger, dans un esprit d’ouverture, couvre un champ très vaste dans une approche progressive, de la prise de conscience à l’engagement, comme l’indiquent  les têtes de chapitre du livre :

1 Relier écologie, sciences et religions
2 Réenchanter la nature
3 Redécouvrir la sacralité de la terre
4 Etre un pont entre Terre et Ciel
5 Transformer son cosmos intérieur
6 Devenir un méditant militant

Ce livre, riche en contenu, est également très dense puisqu’il se développe en un petit nombre de pages (125p). Le pari est tenu parce que le talent pédagogique de l’auteur s’allie à l’intention de la collection : concept Jouvence. « Cette collection a pour ambition d’expliquer « des concepts » afin de donner des repères et d’aider à l’action dans le quotidien. Comprendre les concepts nous aide à retrouver du sens, à se poser la question du « pourquoi ? », tellement nous sommes submergés par le « comment ». La présentation du livre est commandée par une exigence d’accessibilité. Ainsi les termes importants sont expliqués dans des encadrés. L’intention pédagogique de la collection s’allie à la qualité d’exposition de l’auteur.

 

Relier écologie, sciences et religion

 La prise de conscience écologique appelle une nouvelle conscience spirituelle, mais aussi un renouvellement des héritages religieux. Effectivement, « double dynamique est en cours où convergent quête spirituelle et aspirations à des relations plus harmonieuses avec la nature : un verdissement des religions et une spiritualisation de l’écologie » (p 22). Michel Maxime Egger fait le point sur la relation entre la prise de conscience écologique et les religions.

Ainsi, en ce qui concerne le christianisme, il rappelle le procès de l’historien Lynn White à son encontre dans un article célèbre de la revue Science paru en 1967 (p 25). « Il est important que les Eglises et leurs fidèles reconnaissent les faiblesses de leur tradition en matière écologique ». Cependant, « le problème vient surtout d’une interprétation particulière – cartésienne – de la Genèse. Une approche liée au fait que le christianisme occidental est devenu « a-cosmique » et a contribué au désenchantement du monde par la modernité » (p 26). Ce même christianisme occidental est appelé aujourd’hui à une transformation profonde de son approche théologique. Ainsi, dans un livre récent : « Spirit of hope », Jürgen Moltmann y décrit « un avenir écologique pour la théologie chrétienne ». Cet avenir écologique est lié à une transformation profonde des représentations de Dieu et de sa relation avec la terre. « La création est en Dieu et Dieu dans la création. Selon la doctrine chrétienne originale, l’acte de création est trinitaire ». Ce qui ressort d’une vision trinitaire, c’est l’importance du rôle de l’Esprit. « Dans la puissance de l’Esprit, Dieu est en toute chose et toute chose est en Dieu » (3). Dans son livre : « La Terre comme soi-même » (4), Michel Maxime Egger se réfère à l’approche de la théologie orthodoxe qui a échappé aux dérives engendrées par le changement de vision intervenu à l’époque moderne. Les lignes sont aujourd’hui en mouvement comme le montre le bon accueil de l’encyclique novatrice du pape François : Laudato si’ » (5).

Michel Maxime Egger fait également le point sur l’attitude des autres religions plus ou moins propices à l’écologie. Mais aujourd’hui, « malgré ses ambiguïtés, le rôle écologique des religions est souligné de manière croissante par une grande diversité d’acteurs qui collaborent avec elles » (p 27). L’auteur les appelle à « revisiter leurs traditions de manière critique et créative à la lumière des enjeux écologiques et des découvertes de la science contemporaine. On rejoint là une autre étymologie du mot religion (du latin religere : « relire »). Il s’agit de valoriser les ressources et les potentialités écologiques –souvent ignorées et difficiles d’accès – à travers une réflexion de fond, en faisant évoluer les doctrines, l’interprétation des textes et les rites » (p 28).

La montée des aspirations spirituelles s’affirme globalement. Ainsi l’auteur peut évoquer « la spiritualisation des écologies » (p 29-35). C’est un esprit d’ouverture. « Le préfixe « trans » est un mot latin qui signifie : par delà. Il sied bien à l’écospiritualité. Celle-ci est transcendante… transreligieuse… transdisciplinaire… transmoderne… Pour accomplir son potentiel de fécondité, cette vertu écologique de l’ouverture doit être sous-tendue par un enracinement… » (p 33). Cette spiritualisation de l’écologie se manifeste de différentes manières : reprise d’une tradition ancienne (Henri David Thoreau), sensibilisation d’organisations internationales, réinvestissement de la  personne et de son intériorité comme foyer de transformation plus globale selon la formule célèbre de Gandhi : « Deviens le changement que tu veux voir advenir dans le monde ».

« Plusieurs recherches le montrent : nombre de militants ancrent leur engagement dans un travail intérieur, une expérience profonde, voire mystique de la nature et des ressources symboliques associées au spirituel… Certains lieux non religieux conjuguent écologie et spiritualité (6) » (p 31).

« L’écospiritualité se nourrit également des apports de la science postmoderne, vulgarisés par des figures comme Frank Capra et Rupert Sheldrake. Ce vaste chantier a été ouvert au XXè siècle par de nouvelles approches qui se sont développées au XXè siècle entre l’infiniment grand et l’infiniment petit » (p31).

Au total, « l’écospiritualité qui s’exprime dans ces espaces, est le plus souvent laïque et autonome par rapport au religieux institutionnalisé » (p 32).

 

Redécouvrir la sacralité de la Terre

Il y a donc aujourd’hui un grand mouvement pour « réenchanter la nature » (p 36-51). Ainsi la Création est envisagée comme « don », la Terre comme « mère », le cosmos comme « organisme vivant ». L’auteur nous engage à redécouvrir la sacralité de la nature. « Il convient de mettre un terme au divorce entre le sacré et la Terre, non pour diviniser la nature, mais pour lui redonner son mystère, source de respect » (p 52). Encore faut-il s’entendre sur la définition du sacré, notion complexe, lourde d’héritages divers ». Etymologiquement, il désigne ce qui est (mis) à part. Aujourd’hui, le sacré change de visage dans une nouvelle conscience. Il ne sépare plus, mais relie. Il vient moins de l’extérieur et par le haut (le Ciel) que de l’intérieur et par le bas (la Terre). Il n’existe plus en soi, mais à travers une relation. Il n’est plus réductible au religieux institué qui n’en est qu’une des expressions » (p 56). « Selon l’écothéologien Thomas Berry, le sacré évoque les profondeurs du merveilleux ».

 

Immanence et transcendance divine : les voies du pananthéisme.

Comme son étymologie l’indique, le panenthéisme est une doctrine du tout en Dieu et de Dieu en tout. C’est l’approche de Jürgen Moltmann en regard de la conception d’un Dieu lointain et dominant. Le panenthéisme est la voie des théologiens orthodoxes, mais aussi de nombreux théologiens très divers de Teilhard de Chardin à Leonardo Boff. Michel Maxime Egger envisage aussi le panenthéisme comme la voie de l’écospiritualité. « Ce dernier permet d’aller au delà de deux modèles qui enferment souvent la question écologique : le matérialisme et le panthéisme… Le panenthéisme unit le divin et la nature sans les confondre.

Dans la version faible du panenthéisme, la nature est le miroir du divin… Les hommes, les animaux, les oiseaux, les arbres, les fleurs sont des manifestations de Dieu, des signes de son amour, de sa sagesse, de sa bonté. Dans sa version forte, le panenthéisme n’est pas que le reflet du divin, mais le lieu de sa présence. « En toute créature, habite son Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec lui, écrit le pape François » (p 58). Michel Maxime Egger décrit ensuite « trois modalités du panenthéisme fort qui résonnent à travers diverses traditions religieuses : Les empreintes du divin, les énergies divines et  les esprits invisibles » (p58).

« Le premier mode de la présence de Dieu dans la nature est l’empreinte divine que chaque être humain et autre qu’humain, porte dans son être profond… ». L’auteur nous rapporte la tradition chrétienne à ce sujet. « Selon le Nouveau Testament, le Logos ou le Verbe divin est le « Principe » en qui, pour qui et par qui tout existe… Chaque créature porte en elle comme une information divine… C’est un ensemble de potentialités à réaliser en synergie avec la grâce de l’Esprit » (p 59).

« Le deuxième mode de présence de Dieu dans la nature se traduit par ses énergies qui rayonnent sur toute la terre » (p 64). Nous nous rencontrons ici à nouveau avec la pensée théologique de Jürgen Moltmann telle qu’elle se manifeste dans ses deux livres : « Dieu dans la création » et « L’Esprit qui donne la vie » (7).

« Une troisième modalité de la présence du divin dans la nature est constituée par les esprits qui peuplent le monde invisible « (p 64). Des théologiens pentecôtistes comme Amos Yong s’interrogent sur le discernement des esprits. Kirsteen Kim évoque ce sujet dans son œuvre sur l’Esprit saint dans le monde et particulièrement en Corée (8).

Au total, quelque soit la forme du panenthéisme, la nature est plus qu’une réalité matérielle obéissant à des lois physiques et chimiques. Elle est un mystère habité d’une conscience et d’une Présence » (p 67).

 

Quelle est la mission de l’homme ?

Si notre regard sur la nature en terme de sacralité se renouvelle, quel est maintenant le rôle de l’homme ? Les derniers chapitres balisent une voie . L’homme a pour mission d’être « un pont entre la terre et le ciel ». Il est appelé à transformer son « cosmos intérieur ». Et, à l’exemple de l’auteur, il devient un méditant-militant.

Cependant, tous ces chapitres sont denses. En voici seulement quelques aperçus. « Faire la paix avec la Terre demande de changer notre regard sur l’être humain pour lui redonner sa place dans la nature. L’enjeu est de sortir tant de l’anthropocentrisme que du biocentrisme pour élaborer une troisième voie fondée sur une relation dynamique et équilibrée entre l’humain, le cosmique et le divin. Trois réalités à unir sans les confondre et à les distinguer sans les séparer, le divin étant le centre caché de toutes choses » (p 70). Sortir d’un « anthropocentrisme dévié », selon l’expression du pape François, suppose « une série de passages : d’une approche hiérarchique à une vision holistique, de l’indépendance à l’interdépendance… » (p 74).      « Pour opérer cette transformation, quatre postures ressortent des différentes traditions comme autant de pistes de réflexion » (p 74).

L’homme peut être considéré comme intendant ou jardinier de la Création, à l’inspiration du passage de la Genèse (2.15) où Dieu enjoint à l’être humain de garder et conserver le sol. Cependant, cette posture n’est pas sans risque. Elle peut induire une relation managériale, utilitariste et instrumentale avec la nature (p 75).

Une deuxième posture est celle de  « citoyen de la communauté du vivant », « citoyen de l’univers et membre de la fratrie cosmique » (p 74). Ainsi que l’affirme un théologien, Thomas Berry, « la terre n’est pas une collection d’objets, mais une communauté de sujets ». « Selon les traditions, tous sont enfants du même père… ou de la même mère… Par cette origine partagée, tous les êtres vivants sont unis « par des liens invisibles » et « forment une sorte de famille universelle » (Laudato si’). (p 76).

« Une troisième posture respectueuse de la toile du vivant consiste à nous re-naturer (Jean-Marie Pelt) et à restaurer notre lien ontologique avec la nature. « Dans « humain », il y a « humus », la terre. La même racine se trouve dans « humilité… La terre n’est pas que notre milieu de vie, mais notre matrice originelle… » (p 78) ». Nous ne sommes pas seulement partie intégrante de la nature, mais celle-ci est inscrite au plus profond de notre corps et de notre psyché » (p 79). Avec Michel Maxime Egger, nous pouvons nous reconnaître comme un « microcosme interdépendant ».

Enfin, une quatrième posture nous est proposée, celle de médiateur entre la nature et le divin. « Selon la métaphore de Grégoire de Naziance, nous sommes des « êtres-frontières ». Nous appartenons à deux ordres de réalité entre lesquelles nous sommes appelés à être des médiateurs, le visible et l’invisible, le matériel et le spirituel… la Terre et les Cieux » (p 80). Certes, « ainsi que le montre une foule de travaux scientifiques, nous avons beaucoup en commun avec d’autres espèces… mais, en même temps, nous possédons des facultés en propre qui nous distinguent du reste de la nature » (p 81). « Microcosme, l’être humain est aussi un « microtheos », disent les Pères de l’Eglise. Créé corps, âme, esprit, cette troisième faculté, l’esprit, est ce qui rend l’être humain capable de transcender la matière, saisir les choses dans leur essence spirituelle, percevoir, au delà des apparences, la Présence qui habite la Création et qui en est la source » (p 81). « Elle définit une vocation particulière couplée à une grande responsabilité : participer à l’accomplissement spirituel de la Création » (p 82). Ici l’auteur nous parle de célébration.

Dans cet exposé, Michel Maxime Egger fait appel à une grande diversité de pensées, des Pères de l’Eglise à des philosophes comme Martin Buber ou Emmanuel Levinas, du pape François à des personnalités spirituelles de différentes traditions.

Dans un dernier chapitre : « Devenir un méditant- militant », l’auteur nous invite à ne pas nous perdre dans une spiritualité hors-sol, mais à nous  engager dans la société au quotidien. « Ancrés dans l’être, l’engagement et les gestes écologiques ne relèvent plus d’une obligation morale (« il faut ») ou d’un idéal extérieur auquel se conformer, mais sont le fruit quasi-organique d’une nécessité intérieure liée à une reconnexion en profondeur avec la terre » (p 104). Cet engagement a besoin d’être enraciné, nourri. C’est une invitation à la cohérence. « L’horizon est l’alignement entre l’être et le faire, la parole et l’action, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité » (p 112). « Une figure incarne ce nouveau mode d’engagement écocitoyen, joyeux et non sacrificiel : le méditant-militant » (p 112). L’auteur nous décrit en plusieurs points les caractéristiques de cette nouvelle forme d’engagement. C’est encore là un passage à lire et à méditer (p 112-113)

 

Une révolution silencieuse

 Dans ce monde où les menaces abondent, il est important de voir qu’il y a bien au sein même de cette crise, des pistes positives. Aujourd’hui, Michel Maxime Egger nous montre une révolution silencieuse en cours. « Au sein même du chaos planétaire et des menaces d’effondrement, une nouvelle conscience est en train d’émerger. Ce qui se passe et qui nous échappe en bonne partie, ressemble à la genèse d’un papillon… Le spécialiste de l’intelligence collective Ivan Maltcheff voit dans ce processus une métaphore inspirante pour la situation actuelle. Aux quatre coins du globe, à différents niveaux de la société, des personnes et des groupes en transition se connectent à la nature et au divin pour cocréer le monde de demain, nourrir un devenir vers d’autres champs du possible, d’autres modes de vie compatibles avec les lois du vivant » (p 116).

L’écospiritualité est une bonne nouvelle !

J H

  1. Michel Maxime Egger. Ecospiritualité. Réenchanter notre relation avec la nature. Jouvence, 2018
  2. Un chemin spirituel vers un nouveau monde : https://vivreetesperer.com/un-chemin-spirituel-vers-un-nouveau-monde/ L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/
  3. Un avenir écologique pour la théologie moderne : https://vivreetesperer.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie-moderne/
  4. Michel Maxime Egger : La Terre comme soi-même. Repères pour une écospiritualité. Labor et Fides, 2012
  5. Convergences écologiques : Jean Bastaire, Jürgen Moltmann, pape François, Edgar Morin : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/
  6. Une approche spirituelle de l’écologie. Sur la Terre comme au Ciel : https://vivreetesperer.com/une-approche-spirituelle-de-lecologie/
  7. Voir le blog : L’Esprit qui donne la vie : https://lire-moltmann.com/
  8. Pour une vision holistique de l’Esprit : https://vivreetesperer.com/pour-une-vision-holistique-de-lesprit/

Jane Goodall : une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique

Nous vivons aujourd’hui dans une période critique. La nature est en danger en raison de l’avidité humaine. Mais, en même temps, des transformations en profondeur s’opèrent. C’est, par exemple, la découverte de formes de conscience dans le monde animal. Et, plus généralement, l’humanité commence à accéder à une relation dimensionnelle qui la dépasse, un mouvement qui peut se décrire en terme d’écospiritualité. Une personne comme Jane Goodall s’inscrit dans ce paysage à travers son histoire de vie, une recherche pionnière sur les chimpanzés, une ouverture spirituelle, un engagement écologique.

Notre attention la concernant a été attirée par son obtention du prix Templeton en 2021. En effet, le prix Templeton (1) se veut l’équivalant en excellence au prix Nobel dans le domaine des réalisations ayant une portée spirituelle. Décerné pour la première fois en 1973, il a d’abord concerné « le progrès en religion ». Aujourd’hui, le prix Templeton  est un prix « pour le progrès de la recherche et des découvertes concernant les réalités spirituelles ». Un intérêt tout particulier est porté aux personnes travaillant à « l’intersection de la science et de la religion ». « Comment exploiter le potentiel de la science pour explorer les questions les plus profondes concernant l’univers et, en celui-ci, la place et le but de l’humanité ?». En recevant le prix Templeton, Jane Goodall s’inscrit dans un ensemble de personnalités remarquables parmi lesquelles le Dalaï Lama et l’archevêque Desmond Tutu. Mais, plus précisément, dans le champ de la science, elle succède à Francis Collins, généticien américain connu pour son œuvre marquante dans la découverte de l’ADN et titulaire du prix Templeton en 2020.

A de nombreuses reprises, Jane Goodall a été amenée à s’exprimer sur son expérience de vie et ses convictions. Nous nous inspirons ici particulièrement de son livre : « Reason for hope. A spiritual journey » (2), initialement publié en 1999 et ensuite traduit en français. Ainsi, nous évoquons son histoire de vie, comment d’une enfance en Angleterre, dans la fraicheur d’une relation avec les animaux et l’encouragement de sa mère, elle est partie en Afrique, et, dans un contexte de recherche, a pu y découvrir une forme de conscience chez les chimpanzés. A l’époque, ce fut une découverte révolutionnaire. Dans son chemin qui fut difficile, elle a été portée par une foi chrétienne et une sensibilité spirituelle. Enfin, constatant les destructions en cours dans le monde vivant, elle s’est engagée dans une grande mission de conscientisation écologique.

 

Une histoire de vie

 Si on peut accéder à de courtes biographies de Jane Goodall (3), le livre : « Reason for hope », relate de grandes étapes de sa vie. Comment une jeune anglaise est attirée par l’Afrique à une époque où cela n’allait pas de soi, comment elle fait l’apprentissage de la méthode scientifique et développe une approche originale dans l’observation des chimpanzés en devenant ainsi une personnalité scientifique reconnue, comment, à travers les aléas de la vie, elle est portée par une démarche de foi, une ouverture spirituelle qu’elle manifeste dans le titre de son ouvrage : « Reason for hope. A spiritual journey » (Raison d’espoir. Un voyage spirituel).
Jane Goodall est née en 1934 en Angleterre. Elle a vécu son enfance dans un pays en guerre, mais dans un lieu relativement privilégié, et dans un environnement familial où sa mère a joué un rôle marquant. Une des caractéristiques majeures de son enfance a été l’amour des animaux. Ainsi raconte-t-elle, dans son livre, des souvenirs précis, par exemple comment, à quatre ans, elle a découvert la manière dont une poule pondait un œuf. Elle nous décrit son attachement pour son chien et le plaisir de vivre dans un jardin.
Elles nous raconte également son éducation chrétienne, avec, dans l’adolescence à quinze ans, un poussée de ferveur au contact d’un pasteur dont elle apprécie l’enseignement. Ainsi évoque-t-elle la foi chrétienne vivante qu’elle a vécue à cet âge.
A 19 ans, elle s’oriente vers des études de secrétariat, un métier qui lui permet de travailler n’importe où. Et effectivement, elle nourrit un désir de se rendre en Afrique. Ce désir se réalise en 1957 lorsqu’elle peut se rendre au Kenya grâce à l’invitation d’une amie d’école.
Ainsi, de l’enfance à la jeunesse, on voit un fil conducteur dans la vie de Jane : « J’ai une mère qui n’a pas seulement toléré, mais encouragé ma passion pour la nature et les animaux, et qui, encore plus important, m’a appris à croire en moi. Tout a conduit, de la manière la plus naturelle, semble-t-il aujourd’hui, à l’invitation magique à me rendre en Afrique où je rencontrerai le docteur Louis Leakey (un paléontologue) qui me conduira sur le chemin de Gombé et des chimpanzés » (p 4).

A 23 ans, en 1957, Jane est donc partie en bateau pour l’Afrique. En faisant le point sur sa jeunesse, elle écrit : « Je pouvais entrer dans cette nouvelle vie sans peur, car j’étais équipée par ma famille et mon éducation, par de saines valeurs morales et par un esprit indépendant, pensant librement ». Au Kenya, elle est mise en relation avec le célèbre anthropologue, Louis Leakey qui lui offre un emploi comme sa secrétaire personnelle. Elle participe donc avec lui à ses campagnes de fouilles. Et c’est le docteur Leakey qui va l’inviter à s’engager dans une recherche de longue haleine sur les chimpanzés, car, bien que Jane ait été alors dépourvue de diplôme, il croyait en elle « un esprit ouvert avec la passion du savoir, avec l’amour des animaux et une grande patience » (p 55). A l’époque, on ne savait presque rien sur le comportement des chimpanzés dans un environnement naturel. Tout était à découvrir. Le docteur Leakey a trouvé un financement pour mener cette recherche. Jane s’est installée, en compagnie de sa mère, à Gombé, un espace de collines forestières en Tanzanie.

Et là, peu à peu, Jane a commencé à explorer les lieux. Tous les jours, de bonne heure, elle partait dans la forêt. Au départ, les chimpanzés fuyaient dès qu’ils la voyaient. Et puis, ils se sont habitués à elle et la découverte a commencé. Ainsi, elle a su mettre en évidence que les chimpanzés utilisaient des outils. « Ce fut une découverte majeure. A partir de là, on a commencé à redéfinir l’homme d’une façon plus complexe qu’auparavant ». Peu à peu, Jane est entrée « dans un monde magique qu’aucun humain n’avait exploré avant, le monde des chimpanzés sauvages » (p 71). Elle y découvre de mieux en mieux la personnalité des chimpanzés, mais elle entre aussi dans une harmonie. Animaux, arbres, étoiles « formaient un grand tout ». « Tout faisait partie d’un grand mystère et j’en faisais partie aussi ». « Un sentiment de paix descendait sur moi ».

Dans les années qui suivirent, Jane passa à l’Université de Cambridge et y obtint un doctorat. Si le séjour dans le centre de recherche qui s’était installé à Gombé connut des épisodes d’insécurité, la recherche sur les chimpanzés s’y est poursuivie. Le « noble singe » s’est révélé un mythe. La communauté des chimpanzés observée jusque là s’était séparée et ayant donné naissance à une autre communauté, un conflit entre les deux est apparu. « Notre monde paisible et idyllique, notre petit paradis a été bouleversé » (p 177). Des tueries ont été observées. « Soudain, nous avons trouvé que les chimpanzés pouvaient être brutaux » (p 177). Il a fallu en rendre compte scientifiquement, bien que dans ces années là, ce sujet se prêtait à des controverses idéologiques.

La recherche de Jane Goodall était désormais reconnue dans le monde scientifique. Elle publie un livre sur « les chimpanzés de Gombé ». C’est alors qu’elle fut invitée en 1986 à une grande conférence sur les chimpanzés. A cette occasion, elle prit conscience de la destruction du milieu naturel en Afrique. La vie des chimpanzés était menacée de toutes parts, notamment dans la maltraitance des expériences médicales en laboratoire. Face à tous ces dangers, Jane Goodhall s’est sentie appelée à s’engager pour la protection de la nature et pour l’éducation. Elle va parcourir le monde dans le cadre de la fondation qu’elle a créé : le « Jane Goodall Institute ». En 2002, elle est institué « ambassadrice de la paix » par le Secrétaire Général des Nations Unies.

Dans son livre, Jane Goodall nous fait part également de sa vie privée. Un premier mariage en 1964 avec un photographe et réalisateur. Après une décennie passée ensemble, le couple divorce. En 1975, Jane se remarie avec Derek Bryceson, un membre du parlement de Tanzanie et directeur des parcs nationaux du pays. Son mari est atteint d’un cancer et décède en 1980. Ce fut un événement très douloureux dans la vie de Jane.

 

Une recherche pionnière

En participant à la recherche de Louis Leakey, à ses fouilles paléontologiques, Jane a été initiée à la méthode scientifique. Et Louis Leakey était à l’avant-garde de la recherche sur les origines de l’homme. N’était-il pas nécessaire d’aller au delà de la reconstitution du passé et de s’interroger sur « les descendants vivants des créatures préhistoriques ? « Louis Leakey était intéressé par les grands singes, parce qu’ils sont les plus proches et parce qu’il était important pour lui de comprendre que leurs comportements dans un état sauvage pouvait l’aider à mieux envisager comment nos ancêtres se comportaient »(p 52). Ainsi Leakey projetait une recherche sur les chimpanzés. Cette étude de terrain n’avait pas de précédent. Elle était difficile. Au total, Leakey pensait que Jane était la meilleure personne qui pouvait entreprendre une telle tâche. Et il trouva un financement pour cette entreprise. Ainsi, Jane alla s’installer à Gombé, un coin de forêt tropicale au Tanganyka.

Au départ, les chimpanzés présents dans ce lieu la fuyaient. Et ce n’est que peu à peu qu’elle réussit à entrer en contact avec eux. Dans cette approche et cette attente, Jane aimait cette vie dans la forêt. Le temps passait et finalement, elle fit une grande découverte. C’était l’utilisation d’un outil par un chimpanzé. Et comme, à cette époque, l’homme était défini comme « le fabricant d’outil », les observations de Jane mettaient en question cette spécificité (p 67). Leakey obtint un crédit de la  National Geographic Society pour poursuivre cette recherche. Ainsi, « Jane pouvait pénétrer, de plus en plus, dans un univers magique qu’aucun humain n’avait exploré avant elle : l’univers des chimpanzés sauvages » (p 71). Elle entra dans un dialogue familier avec les êtres vivants qui peuplaient la forêt. Et elle approcha de plus en plus des chimpanzés, reconnaissant en chacun une personnalité contrairement à une pensée scientifique « réductionniste et mécaniste » (p 74) dominante à l’époque. Elle put et elle sut entrevoir les émotions des chimpanzés. « Il était abondamment clair que ces animaux avaient une personnalité, pouvaient raisonner et résoudre des problèmes, avoir des émotions » (p 74). Peu à peu, elle apprit à reconnaître les liens affectifs et de soutien à long terme entre les membres d’une famille et les « proches amis » (p 76). Si, à l’époque, il était recommandé aux chercheurs d’éviter toute empathie, Jane ignorait cette recommandation. « Une grande partie de ma connaissance de ces êtres intelligents s’est construite justement parce que je nourrissais de l’empathie à leur égard « (p 77).

Un centre de recherche s’est installé à Gombé. L’étude a pu ainsi se poursuivre pendant des années. Un tournant est intervenu dans les années 70, car on a découvert alors une ombre dans la vie des chimpanzés. Le groupe central, bien connu de Jane, s’était séparé. Des conflits éclatèrent entre deux groupes devenus rivaux. On put observer des actes meurtriers, jusque dans la dévoration de jeunes chimpanzés par des congénères plus âgés. Ce fut un choc pour Jane et il ne fut pas facile d’en rendre compte dans la communauté scientifique, car des arguments furent opposés sur une possible instrumentalisation idéologique de ces résultats. Jane chercha à regarder la situation en face dans toute sa complexité.

 

Une ouverture spirituelle.

Dans son enfance et particulièrement dans son adolescence, Jane a vécu la foi chrétienne. Dans son livre, elle nous en décrit concrètement les expériences. Enfant, chez elle, le sentiment religieux s’étend à la nature comme il en sera de même par la suite. « Dieu était aussi réel pour moi que le vent qui passait à travers les arbres de notre jardin. D’une certaine manière, Dieu prenait soin d’un monde magique plein d’animaux fascinants et de gens qui, pour la plupart, étaient amicaux et bons. C’était pour moi un monde enchanté, plein de joie et de merveille et je me sentais beaucoup en faire partie » (p 10).

Dans son adolescence, la venue d’un nouveau pasteur dont l’enseignement était attirant, l’amena à fréquenter l’église congrégationnelle. « Le pasteur était hautement intelligent et les prédications étaient puissantes et suscitaient la réflexion » (p 21). « Soudainement, personne n’eut plus à m’encourager d’aller à l’église ». « Sans aucun doute, ce pasteur a eu une influence majeure sur ma vie. Comme j’écoutais ses prédications, la religion chrétienne devint vivante et, de nouveau, je permis aux idées de Dieu d’imprégner ma vie » (p 24). Jane nous raconte le contenu de sa foi et, entre autres, la manière dont elle lisait la Bible. Cette période a été marquante. « Clairement, à ce moment, je commençais à me sentir partie d’une grande puissance unificatrice ». Jane évoque l’émerveillement suscité par un magnifique coucher de soleil. Il y a des moments où « elle sentait profondément qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une grande puissance spirituelle – Dieu ». « Comme j’ai évolué dans la vie, j’ai appris progressivement comment chercher de la force dans cette puissance, cette source de toute énergie pour fortifier mon esprit troublé et mon corps épuisé en cas de besoin » (p 30). Dans les épreuves qu’elle a connu, Jane a eu des passages de doute. Devant la souffrance de son mari en train de mourir, « ma foi en Dieu vacilla. Durant un moment, j’ai cru qu’elle s’était éteinte » (p 159). Mais elle a gardé le cap. Et son histoire de vie a été ponctuée par des expériences spirituelles.

A Gombé, dans la forêt tropicale, elle a ressenti un grand émerveillement. Elle nous en parle abondamment. « Plus je passais de temps dans la forêt, plus je devenais un avec ce monde magique qui était maintenant mon habitat (p 73). Elle vit à l’unisson des éléments, des arbres, des animaux. Plus tard, dans son parcours à Gombé, elle vivra un jour dans la forêt un temps d’extase, un profonde expérience spirituelle. Dans un autre cadre, à un moment précédent de sa vie, elle avait vécu un moment de transcendance. C’était en visitant la cathédrale Notre-Dame à Paris. A l’époque, elle avait déjà perçu un lien entre cette expérience, le vécu chrétien de son adolescence et l’émerveillement dans le monde de la forêt tropicale (p 94). Là, à nouveau dans la forêt de Gombé, « Perdue dans l’émerveillement face à beauté autour de moi, j’ai du glisser dans un état de conscience élevée. C’est difficile – impossible en réalité – de mettre en mots le moment de vérité qui descendit sur moi… En luttant ensuite pour me rappeler l’expérience, il m’a semblé que le moi tourné vers lui-même (self) s’était absenté. Les chimpanzés, la terre, les arbres, l’air et moi, nous semblions devenir un avec la puissance de l’esprit de vie lui-même… J’ai entendu de nouvelles fréquences dans la musique des oiseaux… Jamais je n’avais été aussi consciente de la forme et de la couleur des feuilles… Les senteurs elles aussi étaient présentes » (p 173-174). Par la suite, elle a continué à penser à cette expérience. « Il y a beaucoup de fenêtres à travers lesquelles, nous les humains, qui cherchons du sens, pouvons voir le monde autour de nous ». La science est une de ces fenêtres, mais il y en a d’autres. « Les fenêtres à travers les mystiques et les saints hommes de l’Orient et les fondateurs des grandes religions du monde… ont contemplé les vérités qu’ils voyaient non seulement avec leurs esprits, mais aussi avec leurs cœurs et avec leurs âmes. Pour moi, cette après-midi là dans la forêt, c’est comme si une main invisible avait tiré le rideau, et que, pendant un bref moment, j’avais pu voir à travers une telle fenêtre. Dans un flash de vision, j’avais connu une extase où le temps avait disparu et ressenti une vérité à laquelle la science n’ouvre qu’une petite partie. Je savais que cette vérité serait avec moi tout le reste de ma vie, mémorisée imparfaitement et cependant toujours là à l’intérieur. Une source de force dans laquelle je pourrais puiser quand la vie paraitrait dure, cruelle ou désespérée » (p 175). Jane Goodall refuse qu’on oppose science et religion. « Albert Einstein, indéniablement un des plus grands savants et penseurs de notre temps, proposait une approche mystique au sujet de la vie qui était, selon lui, constamment renouvelée par l’émerveillement et par l’humilité qui l’emplissait quand il contemplait les étoiles » (p 177).

La vision de Jane Goodall est unifiante. « La forêt et la puissance spirituelle qui est si grande en elle, m’a donné la paix qui dépasse toute intelligence » (p 181).

 

Un engagement au service du vivant

Parce qu’elle aime, parce qu’elle vit pleinement, Jane Goodall est aussi sensible. Elle ressent les souffrances de ses proches. Elle ressent les maux qui affectent le vivant sur toute la terre. Qu’est-ce qui importe aujourd’hui pour notre avenir ? « Allons-nous continuer à détruire la création de Dieu, nous battons-nous les uns contre les autres, et faisons-nous du mal aux autres créatures de cette planète ? Ou allons-nous trouver les moyens de vivre en plus grande harmonie les uns avec les autres et avec le monde naturel ? » (p 172). En 1986, Jane Goodall a été invitée à un congres scientifique venant à la suite de la publication de son livre : « Les chimpanzés à Gombé ». La participation à ce congrès a eu un effet inattendu. Elle y arrive comme une chercheuse scientifique. Elle en est ressortie comme une militante décidée à s’engager dans la protection de la nature et dans l’éducation. Ainsi parle-t-elle de cet événement comme son « chemin de Damas » (p 206). En effet au cours d’une session sur la protection de la nature, elle a pris conscience de la manière dont l’espèce des chimpanzés était menacée dans toute l’Afrique (p 106). Et elle a entendu combien les chimpanzés étaient souvent torturés dans les conditions éprouvantes de leur détention en vue d’expériences de laboratoire. « j’ai vu qu’un des grands défis du futur est de trouver des alternatives à l’usage des animaux de toutes espèces dans des expérimentations, avec le but d’y mettre fin » (p 221). Et puis, bien entendu, Jane Goodall participe à la prise de conscience écologique qui grandit actuellement. Elle met en évidence la disparition des forets et la disparition ou le recul des espèces menacées. Ainsi, dans le cadre de sa fondation, le « Jane Goodall Institute », elle s’adresse à un vaste public (4) et parcourt le monde pour étendre la prise de conscience écologique, notamment auprès de la jeunesse. « Encourager les jeunes et leur donner du pouvoir est ma contribution à leur avenir et donc à l’avenir de la planète » (p 243). Elle a récemment pris part au film : « Animal » de Cyril Dion (5).  Elle porte un message : « Ensemble, nous devons rétablir nos connections avec le monde naturel et avec la Puissance Spirituelle qui est autour de nous… » (p 267).

Jane Goodall participe à une émergence de conscience, la montée de la conscience du vivant, la reconnaissance de la conscience animale (6). Et, en même temps apparait une ouverture au Divin (7).

Jane exprime tout cela parfaitement. C’est son histoire de vie et, en même temps, c’est un moment de l’histoire de l’humanité, un moment où nous sommes appelés à un changement majeur qui est aussi un tournant de la conscience. Et, comme quelques autres, Jane Goodall nous invite à y entrer dans l’espérance (8).

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(1) Le prix Templeton : https://www.templetonprize.org/

Sur Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Templeton_Prize

(2) Jane Goodall (with Phillip Berman). Reason for hope. A spiritual journey. Grand Central Publishing, 1999 (édition 2003). En français : Jane Goodall (avec Phillip Berman). Le cri de l’espoir. Stanké, 2001. Jane Goodall est également l’auteur de plusieurs livres parus en français. En octobre 2021, est paru un entretien avec Jane Goodhall qui témoigne de sa force de vie et de ses « raisons d’espérer » au cours d’une existence riche en découvertes, en expériences et en engagements : Jane Goodhall. Le livre de l’espoir. Pour un nouveau contrat social. Entretien avec Douglas Abrams. Flammarion, 2021.

(3) La vie de Jane Goodall : https://janegoodall.fr/biographie-jane-goodall/

(4) Actions de Jane Goodall : https://www.youtube.com/watch?v=ji5tdtz5AMg

(5) Le film : « Animal » est accompagné par le livre de Cyril Dion : « Animal » présenté sur ce blog. Dans les deux cas, Jane Goodhall est très présente : https://vivreetesperer.com/animal-de-cyril-dion/

(6) Jane Goodall a été pionnière dans la reconnaissance d’une conscience animale qui est l’objet aujourd’hui de nombreuses recherches. Dans la revue : Théologiques, en 2002, la sociologue Nicole Laurin a publié un excellent article : « Les animaux dans la conscience humaine. Questions d’aujourd’hui et de toujours ». Nicole Laurin cite, entre autres, le théologien Jean-François Roussel : « L’hominisation ne peut être définie sur le « mode différenciatoire, c’est à dire visant à désigner la différence humaine, mais plutôt sous « le mode inclusif et ouvert », car elle recouvre des processus repérables au delà de notre espèce… Cela signifie, pour la théologie, que l’histoire du salut doit devenir celle de la nature et non seulement de l’humanité, le salut de l’humanité participant d’un salut plus originel. La théologie doit s’efforcer de penser l’émergence de l’esprit dans l’animalité… ».

https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2002-v10-n1-theologi714/008154ar/

(7) Dieu est toujours agissant et présent dans la création, comme l’œuvre du théologien Jürgen Moltmann le met en évidence : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/ La présence de Dieu dans la création est bien mise en valeur par Richard Rohr sur son site : Center for action and contemplation : plusieurs séquences récemment : « Contemplating creation » et « Francis and the animals » : https://cac.org/francis-and-the-animals-weekly-summary-2021-10-09/ et https://cac.org/themes/contemplating-creation/

(8) Nous rejoignons ici la théologie de l’espérance : « Jürgen Moltmann. Hope in these troubled times » qui prend en compte l’avenir écologique : https://vivreetesperer.com/un-avenir-ecologique-pour-la-theologie-moderne/

 

Contempler la création

Louez l’Eternel du bas de la terre, Monstres marins et vous tous abimes :
Feu et grêle, neiges et brouillards ;
Vents impétueux qui exécutez ses ordres ;
Montagnes et toutes les collines ;
Arbres fruitiers et tous les cèdres ;
Animaux et tout le bétail ;
Reptiles et oiseaux ailés ;

Qu’ils louent le nom de l’Eternel
Car son nom seul est élevé ;
Sa majesté est au dessus de la terre et des cieux

Psaume 148 7-10,13

Dans cette séquence (1), frère Richard Rohr partage sur la manière de « voir » et de percevoir Dieu dans les formes de la nature sur la base d’une spiritualité incarnée.

10 octobre 2021
Contempler la création

 La spiritualité de la création a ses origines dans les Écrits hébraïques tels que les psaumes 104 et 148. C’est une spiritualité qui est enracinée, en premier, dans la nature, dans l’expérience, et dans le monde tel qu’il est. La riche spiritualité hébraïque a formé l’esprit et le cœur de Jésus ».

Richard Rohr fait remarquer alors combien nous sommes habitués à penser la religion en terme d’idées, de concepts et de formules trouvés dans des livres. « Ce n’est pas là où la religion commence. Ce n’est pas la spiritualité biblique. Celle-ci commence en observant ce qui est ».

Paul écrit : « Déjà depuis la création du monde, l’essence invisible de Dieu et sa puissance éternelle ont été vues clairement par la compréhension de l’esprit des choses créées » (Rom 1.20). Nous connaissons Dieu à travers les choses que Dieu a faites. La première fondation de toute vraie vision religieuse est tout à fait simplement d’apprendre à voir et à comprendre ce qui est ».

Or, selon Richard Rohr, « la contemplation, c’est rencontrer la réalité dans sa forme la plus simple et la plus directe, sans jugement, sans explication et sans contrôle ».

Richard Rohr nous appelle à voir dans le monde les « vestigia Dei », ce qui signifie les empreintes de Dieu. Apprendre à aimer pour voir. « Nous devons commencer avec une pierre. Puis nous passons de la pierre au monde végétal et nous apprenons à apprécier les choses qui grandissent et à voir Dieu en elles. Peut-être, une fois que nous pourrons voir Dieu dans les plantes et les animaux, nous pourrons voir Dieu dans nos prochains. Et puis, nous pourrons apprendre à aimer le monde. Et puis quand tout cet amour aura pris place, quand ce regard sera advenu, quand de telles personnes viendront à moi et me diront qu’elles aiment Jésus, j’y croirais. Elles sont capables d’aimer Jésus. Leur esprit est préparé. Leur esprit est libéré et il a appris à voir et à recevoir, comment rentrer en soi et en sortir. De telles personnes pourraient bien comprendre comment aimer Dieu ».

 

La dance de la vie

Richard Rohr voit en François d’Assise comme un premier exemple de quelqu’un qui a découvert en lui-même la connexion universelle de la création. Il nous fait part d’un apport de Sherri Mitchell sur la sagesse de s’accorder dans l’harmonie de la réalité.

« Chaque chose vivante a son propre chant de la création, son propre langage et sa propre histoire. En vue de vivre harmonieusement avec le reste de la création, nous devons vouloir écouter et respecter toutes les harmonies en mouvement autour de nous ». C’est faire appel à tous nos sens pour envisager le monde. « Quand nous vivons comme des êtres disposant de plusieurs sens, nous découvrons que nous sommes capables de comprendre le langage de chaque chose vivante. Nous entendons la voix des arbres et nous comprenons le bourdonnement des abeilles. Alors nous commençons à réaliser que c’est la substance inter-tissée de ces rythmes flottants qui nous tient dans un équilibre délicat avec toute vie. Alors notre vie et notre place dans la création commencent à faire sens d’une manière complètement nouvelle.

Sherri Mitchell nous raconte ensuite une expérience de cet ordre.

Dans une chaude journée d’été, dans un état méditatif, elle a remarqué le minuscule rampement d’une fourmi près d’un brin d’herbe.

« Comme j’observais la fourmi en train de bouger, son petit corps a commencé à s’illuminer. Puis le brin d’herbe sur lequel il marchait s’est lui aussi éclairé. Comme j’étais là et j’observais, tout l’endroit qui m’entourait a commencé à s’éclairer. J’étais assise, m’émerveillant tranquillement devant cette vue nouvelle, sans bouger de peur de la perdre. Pendant que j’étais assise là, respirant avec le monde autour de moi, les fermes lignes de mon être ont commencé à s’estomper. Je me suis sentie en expansion et en train de me fondre avec tout ce que j’observais. Soudain, il n’y avait plus de séparation entre moi, la fourmi, l’herbe, les arbres et les oiseaux. Nous respirions avec la même respiration. J’étais envahie par ce sens de parenté tellement beau et complet avec toute la création… ».

 

Sentir la nature

Richard Rohr nous convie à expérimenter une vie en pleine nature.

A l’exemple de François d’Assise, il a lui-même vécu quelques moments d’ermitage dans la nature. Il raconte comment il a découvert ce qui se passait chez les animaux et dans les arbres. Combien nous perdons lorsque nous sommes coupés de la nature… « Mes temps d’ermitage m’ont resitué dans l’univers de Dieu, dans la providence et dans le plan de Dieu. J’ai eu le sentiment d’être réaligné avec ce qui est. J’appartenais et donc j’étais sauvé… »

« Quand nous sommes en paix et que nous ne y opposons pas, quand nous ne sommes pas en train de fixer et de contrôler le monde, quand nous ne sommes pas remplis de colère, tout ce que nous pouvons faire est de commencer à aimer et pardonner. Rien d’autre ne fait sens lorsque nous sommes seuls avec Dieu. Il n’y a rien qui vaille de retenir parce qu’il n’y a rien d’autre dont nous ayons besoin. Je pense que c’est dans cet espace de liberté que le réalignement advient. François vivait un tel alignement… ».

 

Les cercles sacrés

Richard Rohr voit la Trinité comme un « cercle de danse » d’amour et de communion mutuelle. « Ceux d’entre nous qui ont grandi avec la notion trinitaire de Dieu communément répandue, voient la réalité consciemment ou inconsciemment, comme un univers en forme de pyramide, avec Dieu au sommet d’un triangle et tout le reste en dessous. Mais c’est exactement ce que la Trinité n’est pas. Les premiers Pères de l’Eglise disaient que la métaphore la plus proche pour envisager Dieu, c’était un cercle de danse de communion. Ce n’était pas une situation hiérarchique, monarchique ou une pyramide.

Richard Rohr cite alors Randy Woodley, un théologien d’origine Cherokee (tribu indienne). « Notre modèle de la relation à toute chose est un simple symbole utilisé par les autochtones américains : le cercle. L’harmonie dans le genre de vie est souvent entendue en terme symbolique de cercle ou de cerceau ». Rassemblons-nous… faisons un cercle… Le cercle n’a ni début, ni fin et on peut y entrer n’importe où et n’importe quand. « Quand nous nous rassemblons dans un cercle, la prière a déjà commencé… Nous nous rassemblons l’un avec l’autre et avec le Grand Mystère même sans qu’un mot ait été dit ».

Randy Woodley nous introduit dans le symbolisme pour les peuples autochtones et pour la terre elle-même.

« Dans presque toutes les tribus autochtones d’Amérique du Nord, le cercle ou le cerceau est considéré comme un symbole de la vie. Ce symbole est une puissante représentation de la terre, de la vie, des saisons, des cycles de maturité etc… ».

 

Une prière centrée sur la création

« La nature spirituelle de la Création a toujours été là depuis le Big Bang… L’Esprit et la matière ont été un depuis que Dieu a décidé de se manifester ».

« Le Christ est partout. La planète entière est ointe et messianique. Tout porte le mystère du ChristQuand nous apprenons cela, nous sommes en communion. ». Nous sommes en communion lorsque nous allons à l’église… Nous  sommes en communion dans la pause de la salle de bain. Nous sommes en communion quand  nous sommes dans la nature.

Richard Rohr convie une sœur franciscaine, José Hobday à s‘exprimer. Elle écrit comment elle a appris à « prier sans cesse » à partir de la spiritualité autochtone de sa mère qui honorait le sens d’être en communion, en harmonie constante, d’être avec Dieu en toutes choses. « Ma mère priait comme une américaine autochtone. Cela signifie qu’elle se voyait priant en vivant et vivant en priant. Elle essayait de prier sa vie. Elle exprimait, par exemple sa prière de gratitude dans la manière dont elle faisait les choses : Quand vous remuez les flacons d’avoine, faites le lentement de manière à ne pas oublier que les flacons d’avoine sont un don et qu’il ne faut pas les prendre pour acquis. Elle faisait les choses en priant. Elle priait même en marchant… Elle m’enseignait à marcher doucement sur la terre parce que la terre est notre mère. Quand nous marchons, disait-elle, nous devrions être prêts à entrer dans chaque mouvement de beauté que nous rencontrons ».

Qu’est-ce que Richard Rohr a appris de la spiritualité américaine autochtone ? « D’abord à faire que ma prière soit centrée sur la création. Les indiens prient comme étant en famille avec la création. Dans notre prière, nous pourrions penser aux créatures… et à leur relation avec la création. C’est ce que les américains autochtones ont fait. Cela ne les a pas seulement gardés en contact avec la création, mais aussi bien avec le Créateur.

 

Révérer la création et le Créateur

Pour Richard Rohr et la tradition franciscaine, l’incarnation est au cœur d’une spiritualité affirmant la création. Nous rencontrons Dieu dans la création parce que nous rencontrons Dieu partout. Au lieu d’être une barrière à la vie spirituelle, la création est une porte. Les gens qui vivent en relation profonde et harmonieuse avec la nature ont toujours su cela. Richard Rohr a trouvé, dans ses conversations avec des anciens autochtones, une perspective sur la nature de la réalité qui commence avec un éclairage sur la nature du Créateur. Et il cite à ce sujet, un verset de l’épitre aux romains (1. 19-20) : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil, depuis la création du monde, étant considérées dans ses ouvrages… ». « L’Ecriture est cohérente avec la vision du monde indigène que la nature du Créateur est visible dans la création. Qu’est- ce que la création nous dit de la nature de Dieu ? Les peuples indigènes ont été accusés d’animisme, c’est à dire d’adorer la création plutôt que le Créateur. Mais, en réalité, le fondement de la spiritualité indigène, c’est la révérence… La révérence, c’est un profond respect. Le Créateur est évident dans la création qui nous entoure. Je puis voir cela et en faire l’expérience avec mes sens… L’humilité, c’est reconnaître que je ne suis pas séparé de la création. Je fais partie du tissu de la vie. J’ai appris que cette dépendance mutuelle est un don. La vie est un don ».

J H

  1. Center for action and contemplation. Contemplating creation : https://cac.org/contemplating-creation-2021-10-10/

Voir aussi sur ce blog:
L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/
Enlever le voile: https://vivreetesperer.com/enlever-le-voile/
La grande connexion : https://vivreetesperer.com/la-grande-connexion/

Et la présentation du livre de Richard Rohr: The divine dance:
https://vivreetesperer.com/la-danse-divine-the-divine-dance-par-richard-rohr/
https://vivreetesperer.com/reconnaitre-et-vivre-la-presence-dun-dieu-relationnel/

 

Éducation et spiritualité

L’enfant spirituel
Par Lisa Miller

Comment envisageons-nous la spiritualité ? Qu’est-ce qu’une démarche spirituelle ? Comment la spiritualité peut-elle inspirer l’éducation ? Comment les parents peuvent-ils reconnaître les aspirations spirituelles de leurs enfants et de leurs adolescents et leurs mouvements en ce sens ? En quoi la vie spirituelle des enfants et des adolescents contribue à leur permettre d’accéder à une vie plus pleine et plus saine ? Est-ce que la recherche scientifique nous apporte des données sur cette réalité ? Et, très concrètement, dans ce domaine complexe, quel éclairage peut-on apporter aux parents pour qu’ils puissent comprendre l’importance de cette dimension et encourager leurs enfants et leurs adolescents ?

La chercheuse américaine en psychologie, Lisa Miller vient de publier un livre sur le cerveau éveillé : « The awakened brain » qui nous montre le rôle important de la spiritualité dans la vie des adultes et le fonctionnement du cerveau. Nous avons présenté cet ouvrage (1). Mais quelques années auparavant, en 2105, Lisa Miller avait  publié un autre livre sur l’enfant spirituel : « The spiritual child. The new science on parenting for health and lifelong striving » (2). Le sous-titre précise l’intention de l’ouvrage. Il n’expose pas seulement la nature spirituelle de l’enfant. Il apporte une vision nouvelle à même d’éclairer les parents en les conseillant dans leurs pratiques d’éducation. Nous présentons ici brièvement cet ouvrage dont la richesse exigerait une très longue description. Nous pourrons donc y revenir par la suite.

 

Qu’est ce que la spiritualité ?

Comme les manifestations de la spiritualité sont l’objet des recherches de Lisa Miller, celle-ci a été amenée à définir ce qu’elle entendait par spiritualité. « La recherche montre une claire différence entre la stricte adhésion à une religion particulière et une spiritualité personnelle. Cette spiritualité personnelle est entendue comme « un sens intérieur  d’une relation vivante avec une puissance supérieure (Dieu, la nature, l’esprit, l’univers, ou , quelque soit le mot, une force de vie ultime, aimante, et guidante » (p 6-7). Dans une autre recherche menée en Angleterre et rapportée dans un livre : « Something there » (3), David Hay, accompagné par Rebecca Nye, était arrivé à la définition suivante : une « conscience relationnelle ». « Les analyses de conversations avec les enfants montraient comme ils se sentaient reliés à la nature, aux autres personnes, à eux-mêmes et à Dieu ».

Lisa Miller précise ainsi sa pensée : « Tandis que les religions organisées peuvent effectivement jouer un rôle dans le développement spirituel, le moteur premier qui suscite la spiritualité naturelle, est une faculté innée, biologique et en développement : d’abord une faculté innée pour une connection transcendante, puis un élan de développement pour rendre sienne cette connection, et, en conséquence, une relation personnelle profonde avec le transcendant à travers la nature, Dieu, ou la force universelle » (p 9).

 

Une recherche scientifique

Lisa Miller se présente comme psychologue clinique, directrice de la clinique de psychologie clinique de l’université Columbia. Dans son laboratoire, elle a conduit de multiples recherches et publié de nombreux articles validés scientifiquement sur le développement spirituel des enfants, des adolescents et des familles (p 1). Devenue une personnalité majeure dans le champ en pleine expansion du rapport entre psychologie, spiritualité et santé mentale, elle a joué un rôle pionnier dans ce domaine. En effet, il  y a deux décennies, comme chercheuse centrée sur la spiritualité et la santé, elle rencontrait un énorme scepticisme et un véritable rejet. « Au début du XXIè siècle,  dans les sciences sociales et médicales, il existait encore une forte opposition envers la recherche sur la spiritualité et la religion, de fait, des concepts distincts dans mon esprit » (p 2) . Cependant, des recherches ont ouvert la voie et ce fut une avancée décisive à travers « la compréhension de la science du cerveau et les découvertes de l’imagerie cérébrale, de longs entretiens avec des centaines d’enfants et de parents, des études de cas, et un riche matériel d’anecdotes » (p 2). Lisa Miller énonce les grandes idées nouvelles qui s’imposent aujourd’hui dans la psychologie : la psychologie positive, l’intelligence émotionnelle.. Et elle y ajoute la reconnaissance scientifique d’une faculté humaine : la spiritualité naturelle qui concerne tout particulièrement l’éducation familiale.

 

Reconnaître la spiritualité des enfants

Lisa Miller parcourt le pays à la rencontre des parents pour les entretenir de sa recherche. Elle nous raconte combien de nombreux parents lui parlent alors de leurs enfants  : « des enfants qui prennent soin de leurs frères et sœurs plus petits ou de leurs grands-parents, qui parlent aux animaux ou chantent en prière ». « Les enfants sont si spirituels », me disent-ils (p 1). Souvent, dans des moments de crise familiale, des enfants font preuve de sagesse et de compréhension.  Comme chercheuse scientifique, je sais que la spiritualité de l’enfance est une vérité puissante qui est irréfutable et cependant étrangement absente de la culture dominante ». « Que les enfants soient « si spirituels », n’est pas simplement une anecdote ou une opinion, que ce soit la mienne ou celle d’un autre. C’est un fait scientifique établi » (p 2).

 

La spiritualité, une faculté naturelle des enfants

« Biologiquement, nous sommes cablés pour une connection spirituelle. Le développement spirituel est pour notre espèce, un impératif biologique et psychologique depuis la naissance. L’harmonisation spirituelle innée des jeunes enfants, à la différence d’autres lignes de développement comme le langage et la cognition, commence entière et est mise en forme par la nature pour préparer l’enfance en vue des décennies à venir, y compris le passage critique de l’adolescence » (p 3). Lisa Miller décrit ensuite l’évolution du jeune enfant. « Dans la première décennie de sa vie, l’enfant avance à travers un processus d’intégration de sa « connaissance » spirituelle avec ses autres capacités en développement cognitif, physique, social, émotionnel, tous ces développements étant modelés à travers des interactions avec les parents, la famille, les pairs et la communauté »  (p 3-4). Cependant, « si l’enfant manque de soutien et d’encouragement pour développer cette part de lui-même, son branchement spirituel s’érode et en vient à se désagréger sous la pression d’une culture strictement matérielle » (p 4).

 

Convergence avec la recherche de Rebecca Nye sur la spiritualité des enfants

En 2009, une chercheuse anglais, Rebecca Nye a publié un livre : « Children’s spirituality. What it is and why it matters » (4) rapportant les conclusions de ses recherches avec David Hay. Rebecca Nye décrit ainsi la spiritualité des enfants : « La spiritualité des enfants est une capacité initialement naturelle pour une conscience de ce qui est sacré dans les expériences de vie…. Dans l’enfance, la spiritualité porte particulièrement sur le fait d’être en relation, de répondre à un appel, de se relier à plus que moi seul, c’est à dire aux autres, à Dieu, à la création ou à un profond sens de l’être intérieur (inner sense of being). Cette rencontre avec la transcendance peut advenir dans des moments ou des expériences spécifiques aussi bien qu’à travers une activité imaginative ou réflexive ».

La recherche de Rebecca Nye converge avec celle de Lisa Miller : « la spiritualité des enfants est plus naturelle qu’apprise. Peut-être, le terrain le plus fertile pour la spiritualité se situe dans l’enfance. La spiritualité de l’enfance se répercute sur l’âge adulte. La spiritualité est profondément relationnelle… ».

 

La spiritualité, un guide pour l’adolescence

Un développement harmonieux de la spiritualité  de l’enfant  va lui permettre de mieux affronter les difficultés de l’adolescence. « La conscience du développement spirituel crée des opportunités pour préparer les jeunes à un important travail intérieur d’intériorisation qui est nécessaire  pour une individualisation, le développement de l’identité, une résilience émotionnelle… et des relations saines. La spiritualité est un principe majeur d’organisation de la vie intérieure dans la seconde décennie de la vie, poussant les jeunes vers un âge adulte porteur de sens, de projet, de conscience, d’accomplissement » (p 3).  En même temps que les changements physiques et émotionnels en cours dans l’adolescence, on y observe le surgissement d’un éveil spirituel. Quelles réponses les adultes apportent aux jeunes en ce domaine ? On sait par ailleurs les effets protecteurs d’une spiritualité harmonieuse par rapport à la dépression, aux conduites à risque et aux drogues.

 

Une vision nouvelle

Bien évidemment, cette présentation du livre de Lisa Miller n’est qu’une première esquisse . Dans ce livre de plus de 300 pages, Lisa Miller nous entraine dans la connaissance de ses découvertes révolutionnaires qui appellent un ajustement ou un changement de notre regard sur l’enfance et sur l’adolescence et, en conséquence, les exigences de celles-ci pour l’éducation parentale. En convergence avec les recherches engagées en Angleterre par David Hay et Rebecca Nye, Lisa Miller nous entraine dans la découverte  de la spiritualité comme une faculté naturelle dont la prise en compte est particulièrement cruciale pour l’enfance et pour l’adolescence. C’est une vision nouvelle dont nous savons bien qu’elle doit encore se frayer un chemin, notamment en France. Cette vision nous concerne tous. « Nous pouvons laisser nos enfants nous toucher, nous changer en nous rappelant qui nous sommes réellement. En tant que société, nous pouvons développer notre spiritualité collective en sachant que c’est vraiment une réalité importante. En étant ouvert à ces idées, ces valeurs et en étant conscient de la manière dont nous les vivons, nous pouvons changer notre monde. Cela commence avec chaque enfant et son droit de naissance : l’enfant spirituel » (p 348). C’est « une culture de l’amour ». Ensemble, nous pouvons créer « une culture inspirée » (p 348).

J H

  1. Lisa Miller. The awakened brain. Random House, 2021 . Présentation : https://vivreetesperer.com/the-awakened-brain/
  2. Lisa Miller. The spiritual child. The new science on parenting for health and lifelong thriving. St Martin’s Press, 2015. 374p
  3. David Hay. Something there. The biology of the human spirit. Longman, Darton and Todd, 2006. Présentation : « La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui » : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/
  4. Rebecca Nye. Children’s spirituality. What it is and why it matters. Church House publishing, 2009. Ce livre a été traduit et publié en français : Rebecca Nye. La spiritualité de l’enfant Empreinte, 2015. Présentation : L’enfant. Un être spirituel : https://vivreetesperer.com/lenfant-un-etre-spirituel/

 

 

Libérée d’une emprise religieuse

Avec Diana Butler Bass, auteure du livre : « Freing Jesus » (Libérer Jésus)

Growing with Jesus

Peut-être avons nous vécu un moment, et, en tout cas, pouvons nous l’imaginer, un enfermement religieux ou idéologique ? Peut-être aujourd’hui même ressentons-nous une insatisfaction dans une situation où nous ne trouvons pas à l’aise, mais dont nous ne savons pas comment sortir parce que nous sommes attachés à des idées reçues ? Il est bon alors de pouvoir nous rendre compte qu’il y a d’autres situations d’enfermement, et, en regard, des processus de libération.

Bien sur, les contextes sociaux et culturels sont très différents. Ici, nous présentons un exemple issu du livre de Diana Butler Bass : « Freing Jésus » : Libérer Jésus (1). Dans le contexte américain, dans certains milieux, il y a, on le sait, des pulsions religieuses avec toutes leur conséquences psychologiques et théologiques. A travers son livre, Diana Butler Bass nous montre combien le visage et le message de Jésus peuvent être défigurés. Alors, regardant sa vie et son parcours, Diana partage « dans sa prose la plus intime et la plus incisive, comment son expérience de Jésus a changé à travers les années, en le voyant, à différents moments, comme ami, enseignant, sauveur, seigneur, voie (way) et présence » (page de couverture). C’est un guide pour embrasser tous « les prismes de la nature de Jésus et renouveler notre espérance en lui ».

Naturellement, l’expérience de Diana Butler Bass s’inscrit dans une culture différente de la notre, mais ce livre nous aide à mieux approcher la personne de Jésus à travers l’expérience et la théologie. Cependant, nous avons choisi ici un angle de vue particulier, car, principalement dans le chapitre : la voie, Diana Butler Bass nous raconte comment, dans sa jeunesse, elle a été soumise à une emprise religieuse mortifère et comment elle en est sortie.

 

Une enfance et une adolescence contrastée

Le livre de Diana Butler Bass prend appui sur son histoire de vie. Et celle-ci s’enracine dans une enfance et une adolescence contrastée. Ainsi elle raconte une enfance heureuse et pieuse dans un environnement méthodiste. Dans cette église, pas de fondamentalisme. Jésus est présenté comme un  « enseignant modèle » (p 57). L’accent est mis sur « la règle d’or, le commandement de l’amour, les paraboles, le Nouveau Testament ».

Cependant, quand elle a treize ans, en 1972, sa famille déménage quittant le Maryland pour l’Arizona. C’est un grand dépaysement. Les églises sont très diverses. Les parents de Diana s’éloignent de la pratique religieuse. Elle éprouve un besoin de sécurité. Ainsi, peu à peu, elle rejoint une église évangélique. C’est une nouvelle mentalité qui s’impose. « Dans le cercle des jeunes évangéliques, Jésus n’était plus un tendre ami ou un enseignant moral, il était leur Sauveur et le Sauveur du monde, celui qui les récompenserait par le ciel et punirait tous ceux qui ne croient pas en lui. Il était mort sur la croix pour les purifier de leurs péchés, pour prendre leur place quand Dieu jugerait justement les pécheurs. Ils lui faisaient confiance. Ils croyaient en lui. Ils mettaient leur vie entre ses mains. Et ils seraient avec lui pour toujours dans le ciel, échappant au néant éternel » (p 49). Dans cette église, la clé de tout était le péché. « Cette église aimait parler du péché, s’inquiéter du péché, lutter contre le péché, confesser le péché et pardonner le péché » (p 80). Certes, Diana était réticente à confesser ses péchés, car elle n’en percevait pas l’importance. Ce qui était important pour elle, c’était son désarroi : « Disloquée, séparée de tout ce qu’elle connaissait et aimait, coupée de ses racines… » (p 75), Diana trouva dans ce nouvel entourage et ce nouveau message, la sécurité dont elle avait besoin. « Perdue, trouvée, sauvée, je passais d’une adolescence triste et solitaire, d’un foyer manquant, à une condition nouvelle : être une fille de Jésus (« A Jesus girl ») (p 78). A partir de ces années d’adolescence, Diana va ensuite s’engager dans des études supérieures, au collège d’abord, puis à l’université.

 

Inclusion ou exclusion

A la sortie du collège, Diana va s’engager dans des études théologiques. « Le but était d’obtenir un diplôme en théologie et en histoire et ensuite de chercher un poste d’enseignante dans une école chrétienne outre mer ». Elle est donc entrée au séminaire théologique de Gordon-Conwell au nord de Boston. Et « c’est là que j’ai commencé à me sentir perdue » (p 171). Dans son chapitre sur « la voie » (way), Diana nous décrit comment elle est tombée dans une ambiance mortifère, et puis comment elle est parvenue à échapper à cette emprise.

Elle commente d’abord le verset : « Je suis la voie, la vérité, la vie » (Jean 14.6) (2). A travers le Nouveau Testament, Jésus invite les gens à le suivre, à entreprendre un voyage (a journey) avec lui. Et là, il va plus loin puisqu’il se dit le chemin, la route vers la libération. Cependant, dans certains milieux, l’accent est déplacé sur le passage suivant : « Nul ne vient au Père que par moi ». Ce verset est interprété par certains comme une parole d’exclusion vis à vis de ceux qui n’adhérent pas au Christ aveuglément. Alors comme le dit Diana, « Le chemin n’est pas un chemin du tout. C’est un chemin dedans (in). L’autre chemin au dehors (out), c’est l’enfer » (p 106). Et ensuite, Diana nous explique comment éviter le piège de l’enfermement. Ce verset doit être entendu en termes relationnels et en aboutissement des quatre précédents chapitres de cet évangile où Jésus prépare ses amis à son départ. C’est l’expérience de la relation avec Jésus qui va les garder.

Ce début de chapitre nous introduit ainsi à la mentalité d’exclusion telle qu’elle va être décrite dans la suite du chapitre. Cette mentalité va être de plus en plus ressentie par Diana comme un enfermement au point que cela va se répercuter jusque dans sa santé.

 

Une emprise mortifère

Dans le séminaire fréquentée par Diana, il y avait deux groupes : le premier ouvert au changement dans la culture américaine et se posant des questions nouvelles, le second inquiet de cette menace de sécularisation et redoutant une compromission avec le péché. Tous étaient cultivés, mais, pour le second groupe, les véritables héros étaient des théologiens protestants du XIXè siècle et des penseurs du Sud qui, avant la guerre civile, défendaient l’esclavage » (p 173). Les deux groupes s’opposaient, mais finalement, les réformés calvinistes orthodoxes ont pris le dessus (p 173). Durant ces années, il y a plus généralement, un remontée conservatrice.

A l’époque, on pouvait s’y méprendre. Il pouvait y avoir « quelque chose d’exaltant à faire partie d’une nouvelle réforme pour faire revenir le christianisme occidental à son grand âge de foi et de vérité théologique » (p 174). « J’avais obtenu des résultats brillants au séminaire et je disparaissais dans l’ordre et dans l’orthodoxie en trouvant mon rôle comme une femme théologiquement conservatrice dans un monde d’autorités mâles ».

Diana nous décrit le climat dominant. « C’est l’enseignement d’une orthodoxie vigoureusement calviniste ». On ne nous enseignait « pas seulement la soumission et les hiérarchies, mais nous étions formatés en ce sens si nous désirions des emplois »… Finalement, la tonalité principale était une vision de plus en plus sombre de l’humanité. Les humains étaient considérés comme de misérables pécheurs. Il y avait désormais « un fossé entre la dépravation de l’humanité et la sainteté divine » (p 182). Le culte devenait un exercice « de réaffirmer le péché et d’implorer le pardon. J’entendais un sermon doctrinalement correct et on chantait des cantique à un Dieu tout puissant daignant vous sauver ». « Je m’effondrais dans l’obscurité, intellectuellement convaincue que l’humanité était mauvaise, tombée si bas qu’il ne restait plus rien de bien en nous, entièrement dépendant d’un Dieu qui pouvait, dans sa sagesse, choisir de sauver quelques uns parmi lesquels je priais ave ferveur de figurer » (p 181). Diana avait épousé un homme baignant dans cette orthodoxie presbytérienne (p 180). Mais au bout de quelques mois de mariage, elle s’est sentie misérable. Ce mariage ne dura pas plus de trois ans.

 

Un profond malaise

Diana étouffait. Une mémoire remontait à l’encontre de la théologie dominante. Elle se souvenait des derniers mots d’Anne Franck : « En dépit de tout, je crois que les gens sont bons au fond » (p 181). Et elle avait toujours envisagé la vie chrétienne comme un voyage. (« journey »). Ainsi elle se souvenait du livre de Louisa Mary Alcott : « Little women », un plaidoyer pour que les filles comprennent leur vie comme « un voyage vers la bonté et vers Dieu ». Elle avait lu ensuite de nombreux livres envisageant la vie comme un voyage spirituel.

Oui, mais aujourd’hui, « plus ma doctrine se resserrait, plus mon cœur se sentait contraint » (p 182). Diana était constamment déprimée. « La petite fille dans les bois, qui avait connu Jésus comme ami, avait été domestiquée par des dogmes et règles imposés de l’extérieur et renforcés par ses propres peurs « (p 186).

 

Un chemin de libération

Finalement dans ses études, Diana a opté pour l’histoire de l’église. Elle percevait les historiens comme plus sages et iréniques. C’était une voie plus sure. « Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’étudier le passé pourrait bouleverser le présent ». En écoutant une historienne, elle a découvert l’extraordinaire diversité du christianisme dans l’empire romain. Cette diversité théologique lui enseignait un nouveau regard au delà de « vrai et de faux » (p 196). L’histoire lui apprenait comment les doctrines s’étaient formées et le rôle du pouvoir politique dans l’histoire de ces doctrines. Cet enseignement permettait à Diana de déconstruire une « certitude théologique ».

Diana a pu reconnaître alors que la voie de Jésus était l’amour. « Le christianisme n’est  pas une série d’enseignement, mais un chemin de vie « a way of life ». L’amour de Dieu est toujours présent, toujours actif. Rentrant en Californie, après ses études universitaires, le mouvement de libération s’est poursuivi. Ayant un poste d’enseignement, Diana a accepté de donner un cours sur la théologie féministe dans un collège évangélique. Cela l’a amené à des nouvelles lectures. Cet enseignement a été comme un déclic. « Là où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté ». (Corinthiens 3.17).

 

Un vécu de crise et une vie nouvelle.

Ainsi, Diana a connu une crise sévère. « Elle se sentait si malheureuse, allant son chemin sans plus d’espoir. Elle ne pouvait plus manger. Elle avait perdu  trente livres » (p 193). Elle s’était beaucoup interrogée. Comment en était-elle arrivée là ? Oui, en parlant avec un conseiller, elle s’était dit enfermée dans une prison, dans une cage (p 161). Et ce conseiller l’avait interpellé « Oui, peut être avez vous construit une case, mais qu’est-ce qui vous y retient ? Sortez en. La porte est ouverte » (p 164). Une prise de conscience s’était effectuée. « J’avais intériorisé une sombre histoire de l’humanité, me jugeant ainsi sans valeur et indigne d’être aimée » (p 204). Cette image négative de l’histoire du monde s’était associée à des évènements malheureux et à une dépréciation de la condition féminine.

Diana a été conduite par une recherche spirituelle. « Le péché comme échec de l’amour, cela faisait sens pour moi. Jésus est venu ouvrir une voie d’amour. Cela m’aidait à comprendre que je n’étais pas réellement sans valeur » (p 207). Diana raconte comment elle a peu à peu émergé. « Lentement, mois après mois, j’ai avancé, sauvée par les choses les plus inattendues ». Citant  Norman Wirba : « Le désir de l’amour est toujours que toutes les créatures soient bien et atteignent la plénitude de leur être… C’est pourquoi quand les créatures sont blessées, l’amour s’active pour leur apporter la guérison » (p 211). En regard de ce qui est mort, quelque chose de nouveau arrive à l’existence. « La résurrection commença à être réelle » (p 211). « Si le grain de blé tombé en terre, ne meurt après qu’on l’y a jeté, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean 12.24). L’activité de Diana reprit. Elle se mit à écrire, trouva une église qui prenait au sérieux l’amour de Dieu pour guérir et renouveler le monde. Elle lut de nouveaux livres et trouva de nouveaux amis. « J’étais libre. Et plus, je sortais de la cage, plus je savais que Jésus était avec moi ». En février 1996, elle rencontra, en pleine affinité, un homme avec lequel elle s’est marié, onze mois plus tard. « Le chemin se fait en marchant ». « Quelque soit ce qui s’était conjugué pour créer ma cage, j’ai choisi différemment. J’ai perdu beaucoup. J’ai gagné davantage. Et Jésus était avec moi. Le chemin nous a amené ici » (p 214).

Cette histoire d’emprise, puis de libération, n’est qu’une facette du livre : « Freing Jesus ». L’image de Jésus est souvent déformée par des interprétations sociales et religieuses. « Libérer Jésus » est un service bienvenu. Certes, dans un contexte culturel particulier, elle allie une expérience personnelle, une inspiration spirituelle, un savoir théologique et historique et un talent d’écrivain.

Si nous avons choisi de n’en retenir qu’un aspect, la manière dont on peut être entrainé dans une emprise religieuse, puis en être libéré, c’est parce que ce récit nous aide à comprendre et ainsi aider ceux qui y sont confrontés. Ce phénomène d’emprise peut se manifester dans différents domaines de la religion et de la politique. Il prospère dans des situations d’insécurité (3) où telle idéologie apparaît comme un refuge. Il apparaît, bien sur, dans les « dérives sectaires ».

Ce récit montre comment des certitudes peuvent déboucher sur un univers mental qui vous sépare du monde extérieur et vous enferme. Pour faire face à l’emprise, si les émotions jouent un rôle majeur, il faut prendre en compte les idées auxquelles les gens adhèrent et répondre à leurs questionnements souvent inavoués et souterrains. C’est à travers une évolution des idées et des représentations qu’un chemin de libération peut s’ouvrir. Diana se sentait mal à l’aise. Elle disposait d’une ressource intérieure, celle de sa mémoire d’un autre vécu. Elle a trouvé une ouverture dans la réflexion historique. Elle a été aidée par des accompagnements.

Certaines croyances sont directement mortifères. On le voit dans ce récit. S’attacher à la perception du mal engendre le mal. Le remède, c’est l’amour comme Jésus nous y invite. L’amour libère des exclusions et des séparations. « Le chemin de Jésus est le chemin de l’amour », écrit Diana Butler Bass.

J H

  1. Diana Butler Bass. Freing Jesus. Rediscovering Jesus as Friend, Teacher, Saviour, Lord and Presence. Harper One, 2021
  2. Ce verset : « Je suis la voie, le vérité et la vie » porte une libération spirituelle. Comme le montre Monique Hébrard, il résonne chez beaucoup de nos contemporains : https://www.la-croix.com/Archives/1995-10-11/Je-suis-la-voie-la-verite-la-vie-_NP_-1995-10-11-398498
  3. L’insécurité abrite également le ressentiment qui se traduit par des enfermements et des emprises. Le livre De Cynthia Fleury : « Ci-git l’amer », nous éclaire à ce sujet : https://vivreetesperer.com/face-au-ressentiment-un-mal-individuel-et-collectif-aujourdhui-repandu/

Diana Butler Bass est l’auteur de plusieurs livres innovants et éclairants sur l’évolution du christianisme et la recherche spirituelle aujourd’hui.
Voir ici :
Une nouvelle manière de croire. Selon Diana Butler Bass dans son livre : Grounded : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/
Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

The Awakened Brain

Comment une pratique spirituelle fait barrage à la dépression, apparaît positivement dans l’activité du cerveau et engendre une vie pleine
The Awakened Brain by Lisa MillerPar Lisa Miller

Il arrive qu’un long cheminement personnel et intellectuel débouche sur la publication d’un livre qui ouvre un nouvel horizon. Ce livre résulte d’un nouveau regard. Il récapitule une recherche de longue haleine et il débouche sur des conclusions qui renouvellent notre entendement. Ainsi vient de paraître aux Etats-Unis un livre qui ouvre un nouvel horizon pour la psychothérapie et qui, en même temps nous appelle à une nouvelle manière de voir et de vivre. Il met en évidence l’importance de la spiritualité dans la reconnaissance de ses apports. C’est un livre qui se fonde sur une approche scientifique rigoureuse, en particulier des recherches portant sur le fonctionnement du cerveau. Le titre rend compte de l’ambition de la démarche : « The awakened brain. The new science of spirituality and our quest for an inspired life » (Le cerveau éveillé. La nouvelle science de la spiritualité et la quête d’une vie inspirée) (1).

« Le livre de Lisa Miller révèle que les humains sont universellement équipés d’une capacité pour la spiritualité et qu’en résultat, nos cerveaux deviennent plus robustes et plus résilients. Le « Awakened brain » combine une science en pointe (de « l’imagerie par résonance magnétique » à l’épidémiologie) à une application sur le terrain pour des gens de tous les âges et de tous les genres de vie, en éclairant la science surprenante de la spiritualité et comment mettre celle-ci en œuvre dans nos propres vies » (page de couverture).

Ce livre est le fruit d’un parcours scientifique de longue haleine. Lisa Miller est professeur de psychologie clinique à l’Université Columbia et travaille dans le département de psychiatrie de cette université.

 

Un parcours de vie. Un itinéraire professionnel

Dans ce livre, Lisa Miller nous entretient à la fois de son parcours de vie et de son itinéraire professionnel. Il y a là en effet un mouvement commun de prise de conscience de la dimension spirituelle.
Etudiante, Lisa a rencontré Phil en 1985. Ils se sont mariés et ils ont vécu dans leur milieu. En l’absence d’une naissance d’enfant, ils ont adopté un petit garçon en Russie. Et finalement, des naissances de deux petites filles sont advenues. Dans cet itinéraire, ils ont quitté le milieu urbain pour vivre à la campagne. Ce parcours témoigne de choix de vie qui ponctuent une évolution spirituelle.

Et, de même Lisa nous raconte son entrée au travail en 1994 et ses premières années de pratique professionnelle comme psychologue dans une clinique psychiatrique attachée à un hôpital new-yorkais. Cette clinique n’était pas retardataire et elle alliait médicaments et psychothérapie. « Notre modèle de traitement psychologique était essentiellement psychodynamique. Nous avions été entrainés à aider nos patients à fouiller dans leur passé pour une conscience et un éclairage permettant d’alléger leurs souffrances présentes… La voie pour sortir de la souffrance était d’y faire face en gagnant en compétence. C’était explorer les souvenirs pénibles et les expériences difficiles pour gagner en conscience » (p 13-14). Les limites de cette approche sont rapidement apparues à Lisa. De fait, les patients étaient amenés à se répéter et ils tournaient souvent en rond. Lisa a commencé à leur poser des questions nouvelles qui ne portaient pas seulement sur leur passé, mais sur leur présent. Et elle a perçu, chez certains, un besoin de reconnaissance. Souvent le psychologue garde une distance. « Le modèle thérapeutique peut aider à améliorer le contrôle des impulsions, mais il n’attire pas toujours, ni ne guide le meilleur et authentique soi-même du patient. Il m’est apparu que la guérison ne pouvait arriver à distance et que l’attention personnelle et la relation devaient faire partie du processus. Aussi, je différais avec un programme strictement psychanalytique » (p 17-18).

Un jour, dans une réunion, un patient demanda : « A-t-on prévu quelque chose pour célébrer le Yom Kippour ? ». Le Yom Kippour est la fête juive du pardon. On pouvait voir dans cette demande une recherche de sens. Dans ce quartier de New York, la clinique recevait de nombreuses personnes juives. Et il y en avait également dans le personnel. Lisa elle-même a une ascendance juive. Or la réponse fut négative comme si cela était hors de propos. En s’appuyant sur sa mémoire personnelle, Lisa prit alors l’initiative d’organiser une célébration avec quelques patients concernés. Et là elle constata chez eux de grands changements dans leurs comportements. « Les patients s’animèrent spectaculairement tandis que la célébration progressait, leurs yeux brillant comme ils lisaient et chantaient » (p 31). « Il y eut des expressions de foi. La salle paraissait  fraiche et purifiée. Et ceux d’entre nous autour de la table, nous nous sentions plus connectés les uns aux autres et à quelque chose de plus grand » (p 32). Ces changements de comportement allaient-ils se poursuivre ? Or Lisa a constaté qu’il y avait bien une transformation profonde. « Non seulement ces patients paraissaient élevés (uplifted) par la cérémonie, mais chacun paraissait plus connecté et restauré à l’endroit même où ils étaient habituellement séparés ou enfermés » (p 33). Cette célébration avait été une initiative personnelle de Lisa. Elle chercha donc à mieux comprendre ce qui s’était exactement passé. Elle s’en entretint avec la collègue qui la supervisait. Celle-ci écouta et sa réponse fut décevante. « Le fond du problème, c’est que ces patients sont très malades. Nous sommes dans un hôpital ». « Son implication était claire. La spiritualité était extérieure à notre profession. J’avais dérogé à une règle non écrite et je m’étais discréditée en participant à un système de croyance qui n’était pas en lien avec la rigueur médicale. La conversation était terminée » (p 34).

Cependant, la question du sens habitait Lisa qui gardait mémoire d’une brève période de sa première jeunesse où elle avait frôlé la dépression. En travaillant par la suite dans une clinique destinée à des étudiants, elle s’interrogea à nouveau. Elle se rendait compte qu’une petite minorité seulement avait besoin d’un traitement psychiatrique. « Les autres étaient déprimés, mais leurs problèmes étaient davantage existentiels » (p 42). « Ce qu’ils éprouvaient, c’était plutôt de la tristesse et de la désorientation accompagnées de questions sur le sens et le but de la vie » (p 42). A 19 ans, Lisa s’était posé aussi ces questions. Elle se demandait si Dieu existait et quelle était sa raison de vivre. « Est-ce que l’amour est possible ? Est-ce que je retrouverai la joie ? » (p 42). Elle entreprit de suivre des consultations psychiatriques. Mais, à chaque fois, elle se sentait plus déprimée. Les psychologues lui posaient des questions sur ce qui avait pu l’affecter dans son enfance. « Mes questions n’étaient pas considérées comme des questions valides montrant une croissance authentique et un désir ardent de connaître la nature du monde » (p 43). Les psychologues « cherchaient des blessures d’enfance » et elle, recherchait un sens à la vie. On aurait pu lui poser la question : Est-ce qu’il y a une part de vous qui a ressenti profondément une réponse ? Est-ce qu’il y a un moment dans le passé où vous avez accéder à une connaissance intérieure ? Mais rien ne vint et elle perdit pied. Quand l’été vint et qu’elle rencontra Phil , son futur mari, elle revint à la vie.

Après ces premières années de pratique professionnelle, en 1995, elle reçut une bourse pour une recherche durant trois ans. Désormais, elle pouvait étudier sans contrainte. Dès lors, elle a pu prendre en compte le questionnement sur la question du sens dont on a vu comment elle s’était développée à la fois personnellement et professionnellement. Au contact avec les réalités de terrain, Lisa s’était de plus en plus interrogée sur les enfermements induits par certaines approches. Elle a pu exploiter les données d’une collègue pour y découvrir quelques configurations dans les facteurs en mesure d’atténuer la dépression. Ainsi elle va essayer d’établir des corrélations entre certaines variables. A cette occasion, elle a donc cherché quelles variables qu’elle pourrait prendre en compte pour envisager le rapport entre la dépression et l’expérience spirituelle. Elle a découvert deux questions qui pouvaient s’appliquer à cette étude. Ainsi « La religion ou la spiritualité sont-elles importantes pour vous personnellement ? ». Une rencontre incita Lisa à s’interroger sur la transmission intergénérationnelle de la spiritualité. Elle travailla donc en ce sens sur ces données et elle put mettre en évidence un lien important. « Il y a cinq fois moins de chance pour un enfant de tomber en dépression lorsqu’il partage une vie spirituelle avec sa mère » (p 52). Cet effet de protection était impressionnant. Lisa a donc publié un article relatant les résultats de sa recherche.

La réception par ses collègues psychologues fut mitigée. Mais, quelques mois plus tard en 1997, un autre article parut, lui aussi avançant dans la reconnaissance d’un lien entre santé mentale et spiritualité. Cet article du Docteur Kenneth Kendler, personnalité éminente en psychiatrie épidémiologie était intitulé : « Religion, psychopathologie et usage de drogue… ». L’auteur distinguait clairement spiritualité personnelle et stricte adhésion à une règle religieuse. Parfois, les deux allaient de pair, mais ce n’était pas le cas pour la majorité. « La recherche du docteur Kendler était la première étude empirique mettant en évidence cette importante distinction entre les gens qui peuvent être spirituels en étant ou pas religieux, et ceux religieux en étant ou pas spirituels » (p 56). Et par ailleurs, cette recherche montrait qu’un bas niveau de symptômes dépressifs était associé à un haut niveau de spiritualité. Au total, une religiosité personnelle jouait un rôle protecteur par rapport à différentes formes d’évènements stressants de la vie (p 57).

« Cette nouvelle recherche a ouvert la possibilité que juste comme nous sommes des êtres cognitifs, physiques, émotionnels, nous sommes des êtres spirituels… Cette recherche révolutionnaire a suggéré que la spiritualité n’est pas juste une croyance, mais quelque chose avec lequel chacun de nous est né avec la capacité d’en faire l’expérience » (p 58).

 

The awakened brain  (Le cerveau éveillé) : une découverte révolutionnaire.

Au cours des années suivantes, la quête personnelle et professionnelle de Lisa Miller s’est poursuivie. Et une quinzaine d’années après sa première recherche, en 2012, un nouveau projet de recherche a abouti en apportant des conclusions spectaculaires.

Lisa Miller nous raconte cet épisode Au départ, elle nous rappelle le contexte. « Nous vivons à une époque d’anxiété mentale sans précédent » (p 4). Alors Lisa attendait beaucoup de cette recherche. « La spiritualité pouvait-elle jouer un rôle dans la prévention et la protection à l’encontre de la dépression ? » (p 3). Cependant, même autour d’elle, parmi ses proches collègues, le scepticisme l’emportait. Alors on attendait avec impatience les données provenant de l’imagerie à résonnance magnétique. La recherche portait sur des gens à haut ou bas risque génétique de dépression pour voir si il y avait une configuration particulière  dans les structures du cerveau des participants déprimés ou non déprimés en vue d’envisager des traitements plus efficaces (p 6). Lisa avait ajouté une question controversée : « Nous avons demandé aux participants de répondre à la question : La religion ou la spiritualité sont-elles importantes pour vous ? ». « En plus de comparer les structures de cerveau de participants déprimés et non déprimés, nous désirions savoir comment la spiritualité était associée à la structure du cerveau et comment elle était corrélée avec le risque de dépression » (p 6).

C’était un grand enjeu, or les résultats qui sont apparus, étaient convaincants et sans appel. Il y avait un différence éclatante entre le cerveau associé à une faible spiritualité et le cerveau associée à une spiritualité élevée. « Le cerveau haute spiritualité était plus sain et plus robuste  que le cerveau basse spiritualité. Et le cerveau haute spiritualité était plus fort et plus épais exactement dans les mêmes régions qui s’affaiblissaient dans le cerveau déprimé » (p 7).

Devant ces résultats inattendus, les collègues étaient stupéfaits. La quête persévérante de Lisa était récompensée.

 

The awakened brain : Le cerveau éveillé

C’est à partir de cette découverte que Lisa peut nous expliquer ce qu’est « le cerveau éveillé » (awakened brain) et comment

il se comporte. « Chacun de nous est doté d’une capacité naturelle de percevoir une réalité plus grande et de se connecter consciemment à la force de vie qui se meut à l’intérieur de nous, à travers nous et autour de nous »… » (p 8). Notre cerveau a une inclination naturelle pour accueillir une conscience spirituelle. Quand nous accueillons cette conscience spirituelle, nous nous sentons davantage en plénitude et à l’aise dans le monde. Nous entrons en relation et prenons des décisions à partir d’une vision plus large. « Nous passons de la solitude et de l’isolement à la connexion, de la compétition et de la division à la compassion et à l’altruisme, d’une focalisation sur nos blessures, nos problèmes et nos pertes à une grande attention pour notre voyage de vie » (p 8). D’un modèle d’identité en pièces et en morceaux, nous en venons à cultiver un genre de vie qui se fonde sur l’amour et la connexion.

Qu’est ce que la spiritualité ? Lisa Miller nous dit qu’elle ne s’est pas engagée dans cette recherche pour étudier la spiritualité, mais parce qu’elle y a été poussée par le désir de comprendre la résilience des humains et de les y aider. Peu à peu, à partir de ses expériences cliniques et de ses recherches, elle a découvert combien la spiritualité était une composante vitale de la guérison. Lisa Miller énonce des expériences qui évoquent la spiritualité : un moment de connexion profonde ave un autre être ou dans la nature,  un sentiment d’émerveillement, de respect, de transcendance, une expérience de synchronicité, un moment où vous vous êtes senti inspiré ou sauvé par quelque chose de plus grand que vous (p 8).

Lisa Miller précise qu’elle est une scientifique et non pas une théologienne. C’est aussi une psychologue qui œuvre pour la santé mentale. « Quand nous faisons un plein usage de la manière dont nous sommes construits, nos cerveaux deviennent plus sains et plus connectés. et nous en tirons des bénéfices insurpassables… » (p 9). Mais, au delà de la santé mentale, le « cerveau éveillé » apporte un nouveau paradigme pour notre manière d’être, de nous diriger de nous relier, qui peut nous aider à agir avec une plus grande clarté et capacité face aux défis actuels auxquels l’humanité est confrontée.

Le cerveau éveillé est accessible à chacun d’entre nous, ici dans nos circuits neuronaux. Mais il nous revient de choisir de l’activer. On peut comparer cette situation à un muscle que nous pouvons fortifier ou bien le laisser s’atrophier (p 9). « Chacun d’entre nous a la capacité de développer pleinement son potentiel inné à travers une capacité d’amour, d’interconnexion et d’appréciation du déroulement de la vie. Au delà de la croyance, au delà du récit cognitif que nous nous disons à nous-même, le cerveau éveillé est la lunette intérieure à travers laquelle nous avons accès à la réalité la plus vraie, que notre vie est sacrée, que nous ne marchons jamais seul » . « Nos cerveaux sont branchés pour percevoir et recevoir ce qui élève, illumine et guérit » (p 10).

 

Etats d’être et fonctionnement du cerveau

Après cette découverte, Lisa Miller a engagé des recherches sur la manière dont les états d’être se manifestaient dans le fonctionnement du cerveau et comment ce fonctionnement pouvait avoir des conséquences à son tour. Ainsi a-t-on demandé à tous les participants d’exprimer oralement trois expériences personnelles, respectivement à un moment stressant, un moment relaxant et une expérience spirituelle tandis qu’ils étaient en même temps examinés au scanner (p 156). A partir de là, Lisa Mller expose les différents fonctionnements observés. A nouveau s’affirme l’originalité du fonctionnement en fonction de l’expérience spirituelle. « Les moments d’expérience spirituelle étaient biologiquement identiques qu’ils aient ou non un caractère explicitement religieux, qu’ils adviennent dans une maison de prière ou dans la cathédrale de la nature. Ils avaient le même niveau d’intensité ressentie et les mêmes chemins d’activation… Cela prouve que chacun d’entre nous a une part spirituelle du cerveau qui peut s’engager n’importe où et à n’importe quel moment » (p162).

Lisa Miller en arrive ainsi à distinguer deux processus différents d’activation de la conscience : « achieving awareness » (une conscience de réalisation) et « awakened awareness » (une conscience éveillée) (p 163-166). « Les études utilisant l’imagerie à résonance magnétique mettent en lumière que nous avons deux modes de conscience à notre disposition à tous moments : la conscience de réalisation et la conscience éveillée. C’est à nous de savoir dans laquelle nous voulons nous engager » (p 163).

La conscience de réalisation est la perception que nous avons d’organiser et de contrôler nos vies. Quand nous vivons à travers notre conscience de réalisation, le souci fondamental est : « Comment puis-je obtenir et garder ce que je désire » (p 163). Ce mode de conscience est utile et souvent nécessaire. Il nous donne une attention focalisée et souvent nécessaire pour atteindre des buts et nous permet de diriger notre attention et notre énergie sur une tâche particulière. Cependant quand la conscience de réalisation est sur-employée ou exclusivement employée, elle déborde et change la structure de nos cerveaux, entrainant des pathologies de dépression, d’anxiété et de stress.

D’autre part, « si nous poursuivons notre vie avec seulement la conscience de réalisation, nous sommes souvent frustrés et blessés lorsque les choses ne tournent pas aussi bien qu’elles sont planifiées et espérées » (p 164). Nous pouvons également ressentir de l’isolement et verser dans la rumination. Si nous vivons uniquement dans la conscience de réalisation, nous développons un sens excessif du contrôle. « Nous tombons dans une manière d’être solitaire et intrinsèquement vide ». La perception d’un vide nous amène à en vouloir plus.
Quand nous nous engageons dans la conscience éveillée, nous utilisons des parties différentes de notre cerveau et littéralement « nous voyons plus », intégrant de l’information de sources multiples.
La conscience éveillée nous permet de voir davantage de choses et d’opportunités. Nous ne nous agrippons pas à un but.
« Nous comprenons que la vie est une force dynamique avec laquelle nous pouvons nous harmoniser et interagir » « Ce n’est plus moi contre le monde, mais moi entendant ce que la vie a à me dire » (p 165). « Je m’appuie sur le flot de la vie, attentif aux portes qui s’ouvrent et qui se ferment ». « Je deviens attentif aux évènements significatifs. Nous inscrivant dans le courant de la vie, nous ressentons que nous ne sommes pas vraiment seuls ».

Cependant, nous avons également besoin de la conscience de réalisation pour la mise en œuvre de nos projets. Mais les décisions les plus importantes ne peuvent être prises à partir de la seule conscience de réalisation. Nous ne pouvons percevoir la réalité correctement que si nous allions les deux consciences. Ainsi, écrit Lise Miller, si la conscience éveillée nous est ainsi indispensable, elle nous est également accessible, car c’est un choix que nous pouvons faire. « La conscience éveillée est un choix que nous pouvons faire à chaque moment, un choix de la manière de percevoir le monde et nous-même ». (p 166). Au total, écrit Lisa Miller, l’intégration des deux modes de conscience est nécessaire. Et elle part ici de son exemple personnel : « Mes voyages pour trouver Isaiah, mon fils adoptif et la découverte du cerveau éveillé ont requis à la fois la conscience de réalisation et la conscience éveillée » (p 167). « Une interaction créative, dynamique entre la conscience de réalisation et la conscience éveillée ont changé mon chemin » (p 167).

Dans les derniers chapitres du livre, Lisa Muller nous décrit la manière dont le cerveau se manifeste dans « une attention éveillée », « une connexion éveillée » et « un cœur éveillé »… des textes riches en aperçus et en exemples.

Ce livre nous apporte une vision nouvelle. C’est une contribution essentielle. « Quand nous vivons avec un cerveau éveillé, en utilisant le mode de réalisation et le mode éveillé, en équilibre, nous utilisons la plénitude de ce que nous sommes et la manière dont nous sommes branchés pour percevoir. Le cerveau éveillé est fondateur dans la connaissance humaine et l’histoire. L’appel à la conscience éveillée se manifeste à travers les différentes religions et les traditions éthiques. à travers les arts et la musique, à travers les actions humanitaires et l’altruisme. Le cerveau éveillé est le siège de la perception de la transcendance et de l’immanence. Le cerveau éveillé ouvre notre sensibilité au ressenti d’une présence qui nous guide et à la sacralité dans la vie quotidienne » (p 242). Et, bien sûr, cette prise de conscience a un impact sur la société.

 

Une nouvelle perspective

Dans ce livre : « The awakened brain », Lisa Miller nous ouvre un nouvel horizon tant dans le domaine de la santé mentale que dans notre manière d’envisager la vie. Ce livre magistral est, en même temps, le récit d’une découverte scientifique révolutionnaire et un témoignage qui nous apporte un nouveau regard sur la vie. Nous accueillons cette vision innovante dans une approche théologique qui nous permet de reconnaître la présence de Dieu avec nous et en nous. « Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » (2). C’est le titre d’un article exprimant les approches convergentes de Jürgen Moltmann et de Diana Butler Bass. « Dieu, le créateur du Ciel et de la Terre est présent par son Esprit cosmique dans chacune de ses créatures et dans leur communauté créée » écrit le théologien Jürgen Moltmann. Et Diana Butler Bass, historienne et théologienne américaine écrit : « Ce glissement d’un Dieu vertical vers un Dieu qui se trouve à travers la nature et la communauté humaine est le cœur de la révolution spirituelle qui nous environne ». La disposition spirituelle de Lisa Miller peut également être accueillie dans l’approche du théologien franciscain américain, fondateur et animateur d’un Centre pour l’action et la méditation, Richard Rohr. Dans son livre, « la Danse divine », Richard Rohr écrit : « Dieu est celui que nous avons nommé Trinité, le flux (« flow ») qui passe à travers toute chose sans exception et qui fait cela depuis le début… Toute implication vitale, toute force orientée vers le futur, toute pensée d’amour, tout élan vers la beauté, tout ce qui tend vers la vérité, tout émerveillement devant une expression de bonté, tout bond d’élan vital comme diraient les français, tout bout d’ambition pour l’humanité et la terre, est éternellement un flux du Dieu Trinitaire ». Voici une invitation à être « paisiblement joyeux et coopératif avec la générosité divine qui connecte tout à tout ».

« Le don de Dieu trinitaire et l’expérience pratique, ressentie, de recevoir ce don, nous offre une reconnexion bien fondée avec Dieu, nous même, les autres et le monde ».

Dans l’horizon ouvert par ces théologiens (4), nous aimons relire la conclusion de Lisa Miller : « Nous pouvons nous éveiller à la vraie trame du monde, une tapisserie en évolution que nous pouvons à la fois contempler et aider à la création, dans laquelle chaque fil importe et aucun brin n’est seul. Nous pouvons vivre dans l’isolement ou nous pouvons nous éveiller à une connaissance commune, à une communication avec tous les êtres vivants et à un alignement profond et ressenti avec la source de la conscience » (p 242).

J H

  1. Lisa Miller. The awakened brain. The science of spirituality and our quest for an inspired life. Random House, 2021 Lisa Miller est également l’auteur du livre: The spiritual child. A new science on parenting for health and lifelong thriving
  2. Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/?s=dieu+vivant%2C+Dieu&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  3. La Danse divine (The Divine dance) par Richard Rohr : https://vivreetesperer.com/?s=danse+divine&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes
  4. En dehors des théologiens, voir aussi la contribution de chercheurs sur la spiritualité : Une vie pleine de sens, c’est une vie qui a du sens (Emily Esfahani Smith) https://vivreetesperer.com/une-vie-pleine-cest-une-vie-qui-a-du-sens/ La vie spirituelle comme une conscience relationnelle. Une recherche de David Hay sur la spiritualité d’aujourd’hui : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

Tout se tient

https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/41konamFXZS._SX327_BO1,204,203,200_.jpgRelions-nous ! : un livre et un mouvement de pensée

 Les temps modernes se caractérisent par l’émancipation et l’autonomie de l’individu. Mais aujourd’hui, on ressent également les excès de l’individualisme. C’est ainsi qu’on appelle à plus de convivialité et plus de fraternité (1). Et de même, on prend conscience des méfaits de la domination de l’homme sur la nature à la suite de l’affirmation cartésienne. L’homme s’est extrait de la nature pour la dominer. Cette séparation produit aujourd’hui des fruits amers. Elle s’inscrit dans le développement d’une civilisation mécaniste. Mais aujourd’hui apparaît un mouvement en faveur d’un changement de paradigme. Face à une approche purement analytique qui débouche, en fin de compte sur un éclatement et un compartimentage des savoirs, une approche holistique se développe et on cherche actuellement une intégration dans la reconnaissance des interrelations. C’est l’avènement de l’écologie. Il y a aujourd’hui une nouvelle manière de connaître bien mise en évidence par de grands penseurs comme Michel Serres (2) et Edgar Morin (3). C’est la prise en compte de la complexité (3). Aujourd’hui, face au malaise engendré par la division, la séparation dans la vie sociale comme dans la vie intellectuelle, des mouvements se dessinent pour une nouvelle reliance. Ainsi un livre vient de paraître avec un titre significatif : « Relions nous ! » (4).

Ce livre se présente ainsi :

« Nous vivons une vraie crise de la représentation et donc une crise politique. Nous continuons à interpréter le monde selon des concepts dépassés… Aujourd’hui, le cœur des savoirs n’est plus la séparabilité, mais à l’inverse, les liens, les interdépendances, les cohabitations.

Cinquante des plus éminents philosophes, scientifiques, économistes, historiens, anthropologues, médecins, juristes, écrivains… chacun dans leur domaine, éclairent magistralement cette transition à l’œuvre et émettent des propositions pour mieux la conforter ou l’émanciper. Cette constitution dessine, à la lumière des liens, un nouveau paysage de la pensée et donc, d’une certaine manière, un nouveau corps politique… » (page de couverture).

 

En transition vers une nouvelle vision du monde

Cofondateurs des éditions : « Les liens qui libèrent », Henri Trubert et Sophie Marinopoulos, dans le prologue de cet ouvrage, nous disent comment ils envisagent le changement profond qui est en voie de transformer notre vision du monde et de susciter l’émergence d’un nouveau paradigme : « Nous continuons à penser le monde selon des conceptions dépassées issues des temps modernes. Aujourd’hui, le cœur des savoirs, son mouvement infus n’est plus la séparabilité et ses différents attributs : séparation homme/nature, homme considéré comme maitre et possesseur de lui-même ; les diverses notions de propriété, temps linéaire, objectivité, chosification, causalité locale, identité, déterminisme, verticalité… ainsi que leurs conséquences sociales et politiques, à savoir l’imaginaire du progrès infini, l’économisme, le réductionnisme, le rationalisme, l’individualisme, le productivisme… Ce serait plutôt l’interdépendance ou mieux la transdépendance (chaque domaine étant lui-même traversé par un dehors) (p7-8). En termes plus accessibles, les auteurs décrivent ainsi la transition : « Nous passons d’une société constituée d’objets distincts gouvernés par des forces extérieures à une société de relations, de compositions ou d’interactions » (p 8). Ce mouvement ne date pas d’hier. « Il est un long processus, mais qui n’a pas encore réellement infusé notre société… autant que nos manières d’éprouver et d’habiter le monde » (p 8).

 

Un milieu émergent

Comment le courant de pensée qui a pris conscience de la nécessité de cette transition se manifeste-t-il aujourd’hui ?

Ce recueil de textes s’accompagne d’une initiative de rencontre entre les participants. Les propositions des uns et des autres pour une nouvelle civilisation sont appelées à se présenter dans un «  parlement » pour faire une « constitution des liens ». « La « constitution des liens »… a pour ambition de partager un nouveau paysage… » « Il s’agit d’ouvrir un nouvel horizon »… « Cette constitution est une matière vive à délibérer, amender ou enrichir… Il est urgent collectivement d’expérimenter, de faire vivre cette transition qui touche à la fois nos savoirs, mais également nos perceptions et nos émotions » (p 9). Il y a aussi un effort de diffusion vers le grand public. Début juin 2021, les participants ont été appelés à participer à une conversation au Centre Beaubourg.

Les auteurs de ce recueil sont cofondateurs des éditions : Les liens que libèrent. Ce mouvement s’inscrit dans l’orientation engagée de longue date par cette maison d’édition telle qu’elle se présente sur son site (5) : « La maison d’édition LLL, Les Liens qui Libèrent, créée en association avec Actes Sud, se propose d’interroger la question de la crise des liens dans les sociétés occidentales. Depuis la fin du XIXè siècle, les liens sont reconnus constitutifs de toute expression de la réalité. Toute entité ou système se construit, se développe, se diversifie par les interactions qu’il entretient avec son milieu… Que ce soit en biologie… en physique… en psychologie… en ethnologie, dans les domaines de l’économie, sociaux… ou bien entendu environnementaux. Or nos sociétés occidentales sont marquées du sceau de la déliaison… C’est cette véritable crise de la déliaison de nos sociétés que nous nous efforcerons de questionner… ». Si nous envisageons différemment les auteurs de catalogue des éditions LLB, nous apprécions particulièrement les livres de deux d’entre eux : Jérémy Rifkin (6) et Pablo Servigne (7).

 

Des intervenants nombreux et bienvenus

Ce livre aborde un champ très vaste puisqu’il traite de plus de trente domaines de savoir. On passe de l’agriculture à l’architecture, de l’art à la biologie, de la croissance et du bien être à la démocratie, de l’éducation à la langue et aux médias. Rien n’échappe à cette table des matières où apparaissent le monde végétal et le monde animal, les sciences du vivant, les neurosciences et la physique quantique, l’économie, la santé mais aussi la religion…

Parmi les intervenants, on découvre des personnalité reconnues comme Patrick Viveret, acteur pour le développement de la convivialité, Pablo Servigne, auteur d’un livre pionnier sur l’entraide (7), Philippe Meirieu, réputé pour son œuvre en éducation, Baptiste Morizot, inventeur d’une nouvelle manière de communiquer avec le monde animal, Delphine Horvilleur, une femme rabbin à la parole qui porte, Abdennour Bidar, connaisseur de l’Islam et artisan d’une spiritualité ouverte et relationnelle. Il y a au total 54 intervenants.

Les contributions sont courtes et denses et s’accompagnent de propositions. Pour certaines, elles s’expriment dans un vocabulaire spécialisé et requièrent un effort du lecteur. C’est une observation qui a été également formulée par un(e) des journalistes en discussion avec Abdennour Bidar dans un dialogue sur France Inter à propos d’un colloque organisé à Beaubourg sur ce livre (8). Au total, nous dit Abdennour Bidar, il y a là un effort pour mettre en dialogue les uns et les autres. Si les participants participent à une culture commune, il peut y avoir également des différends entre eux. Le but de la conversation est de « construire des désaccords » et de « trouver des terrains d’entente ». Comment développer une espérance commune ? Il nous faut « construire une manière commune de résister au risque de l’effondrement intérieur lorsqu’on ressent la menace d’un effondrement de civilisation ». Cet appel au dialogue est au cœur du chapitre écrit par Abdennour Bidar et Delphine Horvilleur sur la religion. Comment favoriser le dialogue  entre athées, agnostiques, croyants ?

 

En regard de ce changement civilisationnel, une transformation spirituelle

Ce livre : « Relions-nous » témoigne d’une transformation profonde, intellectuelle et sociale. C’est un processus qui s’amplifie.

En regard, nous pouvons voir aussi une transformation spirituelle en cours aujourd’hui. Il y a dix ans déjà, dans son livre : « La guérison du monde » (2012) (9), Frédéric Lenoir évoquait une contestation de la vision « mécaniste » du monde, en faveur d’une vision « organique ». Et il observait une évolution dans les attitudes. « Si l’affirmation de l’individu est au cœur de la société moderne, il décrit trois phases successives dans la manifestation de l’autonomie : « L’individu émancipé, l’individu narcissique et l’individu global ». Dans cette troisième phase, un formidable besoin de sens se manifeste.

Cette montée de la spiritualité s’exprime en termes relationnels. Ainsi, au terme d’une remarquable enquête, dans son livre : « Something there » (10), David Hay définit la spiritualité, comme « une conscience relationnelle dans une relation avec soi-même, avec les autres , avec la nature et avec la présence divine ».

 

En regard, une théologie renouvelée

En regard de cette civilisation émergente, apparait une théologie émergente. La théologie pionnière de Jürgen Moltmann ouvre des horizons en phase avec cette civilisation émergente (11). Et justement, elle joue un rôle d’avant garde parce que elle relie les apports de traditions séparées et trop souvent étanches les unes aux autres. C’est le cas dans la théologie de l’espérance qui prend en compte la tradition juive du prophétisme ou la nouvelle théologie trinitaire et la théologie de la création qui accueille une dimension de la tradition orthodoxe (12). En affirmant sa veine écologique et l’œuvre de l’Esprit, Jürgen Moltmann associe sa voix à celles que nous venons d’entendre.

« La pensée moderne s’est développée en un processus d’objectivisation, d’analyse, de particularisation et de réduction. L’intérêt et les méthodes de cette pensée sont orientés vers la maitrise des objets et des états de chose. L’antique règle romaine de gouvernement : « Divide et impera » imprègne ainsi les méthodes modernes de domination de la natureA l’opposé, certaines sciences modernes, notamment la physique nucléaire et la biologie, ont prouvé à présent que ces formes et méthodes de pensée ne rendent pas compte de la réalité et ne font plus guère progresser la connaissance. On comprend au contraire beaucoup mieux les objets et les états de chose quand on les perçoit dans leurs relations avec leur milieu et leur monde environnant… La perception intégrale est nécessairement moins précise que la connaissance fragmentaire, mais plus riche en relations… Si donc on veut comprendre le réel comme réel et le vivant comme vivant, on doit le connaître dans sa communauté originale et propre, dans ses relations, ses rapports, son entourage… Une pensée intégrante et totalisante s’oriente dans cette direction sociale vers la synthèse, d’abord multiple, puis enfin totale… » (13).

Cette approche relationnelle inspire la nouvelle théologie trinitaire. « Dans le passé, on pensait en terme de « substances » plutôt qu’en terme de relations. Dans le nouveau mode de pensée, la Trinité est envisagée en terme de relations et de mouvements… Le renouveau de la pensée trinitaire s’inscrit dans une inspiration profondément biblique et en continuité avec les premiers siècles de l’Eglise… Les personnes divines habitent l’une dans l’autre. Dans cette interrelation, Dieu invite les êtres humains à entrer dans une unité ouverte… Dieu n’est pas un « Dieu solitaire qui soumet ses sujets comme des despotes terrestres l’on fait en son nom ». C’est un Dieu vivant, relationnel dans son être même et dans son rapport avec les créatures » (14).

Et de même, Dieu n’est pas un Dieu lointain qui a créé le monde une fois pour toute et le considère de l’extérieur… « Dieu n’est pas seulement le créateur du monde, mais l’Esprit de l’univers. Grace aux forces et aux possibilités de l’Esprit, le Créateur demeure auprès de ses créatures, les vivifient, les maintient dans l’existence et les mènent dans son royaume futur »… « L’Esprit saint suscite une communauté de la création dans laquelle toutes les créatures communiquent chacune à sa manière entre elles et avec Dieu » (15).

La même approche relationnelle apparaît chez d’autres théologiens présents sur ce site. Ainsi Richard Rohr, franciscain américain, a écrit un livre inspirant : « la Danse Divine » (16) en évocation du Dieu trinitaire. Rappelant qu’Aristote mettait la « substance » » tout en haut de l’échelle et que cette conception a influencé la théologie occidentale, Richard Rohr écrit : « Maintenant nous voyons bien que Dieu n’a pas besoin d’être une « substance », Dieu lui-même est relation… Comme la Trinité, nous vivons intrinsèquement dans la relation. Nous appelons cela l’amour. En dehors de cela, nous mourrons rapidement ».

Bertrand Vergely, philosophe de culture orthodoxe, appelle à la conscience de la Vie dans tout ce qu’elle requiert et entraine. « Quand on vit, il n’y a pas que nous qui vivons. Il y a la Vie qui vit en nous et nous veut vivant. Il y a quelque chose à la base de l’existence… Quand nous rentrons en nous-même, nous découvrons un moi profond porté par la vie avec un grand V » (17).

Aujourd’hui, dans cette nouvelle conscience relationnelle, monte une nouvelle manière de croire.

C’est ce qu’exprime une historienne et théologienne américaine, Diana Butler Bass : « Ce qui apparaît comme un déclin de la religion organisée, indique en réalité une transformation majeure dans la manière dont les gens se représentent Dieu et en font l’expérience. Du Dieu distant de la religion conventionnelle, on passe à un sens plus intime du sacré qui emplit le monde. Ce mouvement d’un Dieu vertical à un Dieu qui s’inscrit dans la nature et dans la communauté humaine, est au cœur de la révolution spirituelle qui nous environne » (18). Nous voyons des convergences entre la pensée de Diana Butler Bass et de Jürgen Moltmann que nous exprimons dans le titre d’un article : « Dieu vivant, Dieu présent, Dieu avec nous dans un monde où tout se tient » (19).

La prise de conscience écologique requiert et suscite une nouvelle approche théologique où la relation est première, une écothéologie. A cet égard, l’œuvre de Michel Maxime Egger nous paraît particulièrement éclairante. Depuis la publication d’un livre fondateur : « La Terre comme soi-même » (Labor et Fides, 2012), Michel Maxime Egger poursuit son engagement comme auteur et militant, comme sociologue, théologien et acteur spirituel (20).

Comment ce changement dans les représentations se manifeste-t-il dans le vécu quotidien ? A ce sujet, le témoignage écrit par Odile Hassenforder en 2008 nous paraît particulièrement significatif : « Assez curieusement, ma foi en notre Dieu qui est puissance de vie s’est développée à travers la découverte de nouvelles approches scientifiques qui transforment notre représentation du monde. Dans une nouvelle perspective, j’ai compris que tout se relie à tout et que chaque chose influence l’ensemble. Tout se tient. Tout se relie. Pour moi, l’action de Dieu s’exerce dans ces interrelations. Dans cette représentation, Dieu reste le même, toujours présent, agissant à travers le temps. Je fais partie de l’univers. Je me sens reliée à toute la création. Alors, dans un tel contexte, je conçois facilement que Jésus- Christ ressuscité relie l’humanité comme l’univers au Dieu Trinitaire… » (21).

Voici un parcours qui nous a mené de la prise de conscience par un milieu d’experts, de l’importance des relations dans tous les domaines de la pensée, des sciences à la philosophie et dans toutes les pratiques humaines, de l’agriculture à l’éducation et à la santé, à un mouvement spirituel et théologique. « Relions nous ! » Cependant le recueil, qui porte ce titre, aborde la religion sous un angle particulier : favoriser le dialogue entre différents interlocuteurs. Et pourtant, il y a bien plus à dire. La prise de conscience des interrelations est un mouvement qui nous concerne tous jusque dans l’essentiel de nos vies. C’est un mouvement qui monte et s’amplifie dans le registre spirituel et dans le champ religieux. « Tout se tient. Tout se relie ». Relions-nous…

J H

 

(1) Appel à la fraternité : https://vivreetesperer.com/appel-a-la-fraternite/ Pour des oasis de fraternité : https://vivreetesperer.com/pour-des-oasis-de-fraternite/

(2) Michel Serres. Petite Poucette : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-detre-et-de-connaitre-3-vers-un-nouvel-usage-et-un-nouveau-visage-du-savoir/

(3) Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(4) Relions nous. La constitution des liens. L’an1. Les liens qui libèrent, 2021

(5) Les liens qui libèrent : http://www.editionslesliensquiliberent.fr/unepage-presentation-presentation-1-1-0-1.html

(6) Vers une civilisation de l’empathie (Jérémie Rifkin) : https://www.temoins.com/vers-une-civilisation-de-lempathie-a-propos-du-livre-de-jeremie-rifkinapports-questionnements-et-enjeux/

Un avenir pour l’économie : La troisième civilisation industrielle (Jérémie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

Le New Deal Vert (Jérémie Rifkin) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-crise-un-avenir-pour-l’economie/

(7) L’entraide. L’autre loi de la jungle. Pablo Servigne : https://vivreetesperer.com/?s=Entraide&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(8) Comment recréer du lien. Un grand face à face sur France inter : https://www.youtube.com/watch?v=E7_eZ-5QMys

(9) Frédéric Lenoir . La guérison du monde : https://vivreetesperer.com/un-chemin-de-guerison-pour-lhumanite-la-fin-dun-monde-laube-dune-renaissance/

(10) David Hay . Something there. La vie spirituelle comme une « conscience relationnelle » : https://www.temoins.com/la-vie-spirituelle-comme-une-l-conscience-relationnelle-r/

(11) Une théologie pour notre temps. L’autobiographie de Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/

(12) L’évolution de la théologie de Moltmann. Une théologie qui relie : D Lyle Dabney : The turn to pneumatology in the theology of Moltmann https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal

(13) Voir : Convergences écologiques : https://vivreetesperer.com/convergences-ecologiques-jean-bastaire-jurgen-moltmann-pape-francois-et-edgar-morin/

(14) Dieu, communion d’amour : https://lire-moltmann.com/dieu-communion-damour/

(15) Dieu dans la création : https://lire-moltmann.com/dieu-dans-la-creation/

(16) Richard Rohr. La danse divine. https://vivreetesperer.com/?s=La+danse+divine&et_pb_searchform_submit=et_search_proccess&et_pb_include_posts=yes&et_pb_include_pages=yes

(17) Bertrand Vergely Prier. Un philosophie https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-rencontrer-une-presence/

(18) Une nouvelle manière de croire : https://vivreetesperer.com/une-nouvelle-maniere-de-croire/

(19) Dieu vivant. Dieu présent. Dieu avec nous dans un monde où tout se tient : https://vivreetesperer.com/dieu-vivant-dieu-present-dieu-avec-nous-dans-un-univers-interrelationnel-holistique-anime/

(20) L’espérance en mouvement : https://vivreetesperer.com/lesperance-en-mouvement/

Un chemin spirituel vers un nouveau monde :  https://vivreetesperer.com/un-chemin-spirituel-vers-un-nouveau-monde/

(21) Odile Hassenforder. Dieu, puissance de vie : https://vivreetesperer.com/dieu-puissance-de-vie/

La couronne et les virus

https://products-images.di-static.com/image/ying-li-la-couronne-et-les-virus/9782889262182-475x500-1.webpUn conte moderne à l’écoute des sagesses du monde

 Ce livre interroge dès le départ par son titre : « La couronne et les virus » (1). Et puis on pressent que la couronne, c’est ce qui est précieux, ce qui est essentiel, ce qui est sacré face aux maux destructeurs engendrés par les virus. La signification se précise en cours de lecture, car l’auteur nous entraine dans le parcours d’une conversation entre des personnes certes fictives, mais qui nous apparaissent dans une consistance de vie. Cette conversation aborde de grandes questions que nous posons à propos de l’existence. Elles sont introduites par l’auteur au cours de cette conversation.

L’auteur de livre : « La couronne et les virus. Et si Einstein avait raison », Shafique Keshavjee a un parcours original. Originaire de l’Inde, il habite aujourd’hui en Suisse et a été professeur à l’Université de Genève. C’est un théologien chrétien, également spécialiste de l’histoire comparée des religions. Ses compétences se sont appliquées à l’écriture de ce livre. En effet, ce sont de grandes sagesses du monde qui sont appelées à répondre à des questions existentielles. Le fil conducteur de ce roman est le dialogue entre l’auteur et une jeune femme médecin chinoise habitant à Paris pendant l’épidémie, Li Ying et, au delà, par son intermédiaire, avec d’autres interlocuteurs représentatifs de courants religieux. Ainsi, sommes-nous introduits dans différentes visions spirituelles en écoutant ce qu’elles ont à nous dire. Cette conversation interculturelle et interreligieuse nous est présentée d’une manière attrayante avec une part de suspens et de rebonds, avec au cœur, une relation qui ne va pas de soi entre une belle jeune femme chinoise et un professeur avec l’expérience de l’âge.

Dans une interview vidéo (2), Shafique Keshavjee nous explique dans quel contexte il a écrit ce livre. Il était en recherche dans le souhait d’exprimer des réponses chrétiennes aux questions existentielles qui se posent aujourd’hui. La pandémie est arrivée. Quel sens cet événement peut-il avoir ? Shafique Kevhavjee a eu un rêve : « Une personne chinoise l’appelait : Et Dieu dans tout cela ? ». Déjà habitué à écrire en terme de fiction, l’imaginaire de Khavique s’est éveillé. A partir de la rencontre avec cette jeune et belle femme chinoise, d’autres personnages imaginaires sont apparus avec des apports substantiels. Dans ce contexte hors du commun, le langage se renouvelle. La Bible est le « Livre des Livres » et Jésus, le « Thérapeuthe des thérapeutes ». Dans la compréhension du langage hébraïque qui sous-tend l’écriture biblique, des clarifications et des éclairages apparaissent. Ainsi, ce livre sort des catégorisations habituelles, et, dans sa veine imaginative, il paraît heureusement accessible à des personnes en recherche. De par son style, de par sa forme, cet ouvrage ne se prête pas à l’écriture d’un compte-rendu linéaire Nous nous bornerons ici à en donner quelques aperçus.

 

La rencontre avec Li Ying

 A la suite de son rêve où une personne chinoise l’appelait à l’aide : « Et Dieu dans tout cela ? », Shafique Keshavjee nous raconte une histoire, celle d’une correspondance par courriel qui s’ouvre entre lui et une jeune femme chinoise, Li Ying. Ce n’est pas sans méfiance que l’auteur réagit aux premiers courriels. Et puis le dialogue s’instaure. La jeune femme se présente comme issue d’une famille taoiste, mais ouverte à une recherche spirituelle plus vaste. « A coté du Tao-Te-King de Lao Tseu que je médite avec délectation, je m’intéresse à toutes les voies qu’elles soient spirituelles ou non. Depuis peu, et sur les conseils de mon cousin Wenliang donnés avant sa mort, je me suis mis à lire ce qu’il appelait le Livre des Livres… » (p 18). Dès lors, elle a commencé à recevoir des « intuitions fortes ». Une des plus centrales serait la suivante : « Seul le meilleur de l’Orient et de l’Occident guérira nos vies » (p 16). Le message que Li Ying adresse à l’auteur, que nous appellerons maintenant ici : le professeur, est surprenant :

« Appel du Vivant

Agapé, Beauté et Bonheur

Courage. Création en crise….

La couronne de Vie est pour les combattants des virus » (p 19).

Ces propos s’éclaireront par la suite.

Li Ying explique pourquoi son message commençait par une lettre hébraïque exprimant « le commencement du commencement » : l’Aleph. Li Ying voit dans l’Aleph « l’origine sans origine de Tout et de tous » (p 22). Son cousin Wenliang a été ébloui par la découverte suivante : « Le Tao, c’est l’Aleph et l’Aleph, c’est l’Agapé » (p 22). « Dans une de mes méditation, j’ai saisi que l’Agape peut être traduit par Affection. J’ai été saisie par cette réalité : « L’Agapé, c’est l’Affection dans l’Infection. C’est dans un monde infecté que l’Affection se rend visible… » (p 23).

Le professeur se dit quelque peu désabusé. En réponse, Li Ying évoque son expérience de l’Aleph : « Dans les traditions asiatiques, le point de départ de l’expérience, ce n’est pas d’abord les mots, ( même s’ils sont vraiment utiles), mais le corps personnel et social et le souffle ». Elle évoque une « chorégraphie intérieure » où le souffle est moteur et où elle décline successivement : amour, beauté et bonheur. « Cette méditation intérieure éveille tous mes sens et m’aide à repérer les petits éclats d’affection, de beauté et de bonheur tout autour de moi » (p 28). Pour li Ying, parmi les valeurs-réalités les plus fondamentales, « c’est la triade amour-beauté-bonheur qui est la plus essentielle » (p 29).

Le professeur apprécie, mais se dit attristé et fatigué. En réponse, on notera un éclaircissement apporté par Li Ying dans une référence à l’hébreu. « Un des mots pour beauté en hébreu est tov lequel peut être aussi traduit par bonté. La beauté est bonne et la bonté est belle. Encore faut-il les voir. Le Livre des Livres affirme que l’Aleph est à l’origine de la lumière. Et tout aussi important, il dit que la lumière est tov » (p 34). « Le regard bienveillant d’autrui nous permet peu à peu de croire et de voir le tov (beautébonté) en soi. Le monde irait tellement mieux si, en tous lieux, nous portions un regard bienveillant les uns sur les autres. Pour ceux qui acceptent la voie de la méditation ou de la prière, c’est le regard bienveillant d’Aleph sur soi qui permet de mettre en lumière, sans peur, nos propres laideurs. Il permet surtout de mettre en lumière nos propres beautés » (p 36-38).

Après plusieurs échanges fondateurs, la conversation s’est poursuivie en introduisant d’autres personnages.

Gamzou, une spiritualité juive

Li Ying introduit dans l conversation la présence de son voisin de palier, Gamzou. C’est l’époque où des personnes confinées commencent à se manifester en solidarité avec ceux qui luttent contre la pandémie. Certains s’expriment à partir de leurs balcons. « Un soir », écrit Li Ying, j’ai entendu quelqu’un qui écoutait de la musique. C’était une version orchestrale et rythmée de John Lennon : « Imagine » J’ai vu un homme qui dansait et qui riait. C’est ainsi que nous avons fait connaissance… » (p 45). Cet homme âgé était inspiré par une spiritualité juive, celle des Hassidim. « Les Hassidim sont mus par la mélodie de tout être dans la création de Dieu. Si cela les fait passer pour des fous pour ceux qui ont des oreilles moins sensibles, devraient-ils pour autant cesser de danser ? » (p 47). Le vieil homme a invité Li Ying à danser et ils ont dansé, chacun sur leur balcon. Gamzou lui a dit finalement : «  N’oubliez pas la bonne humeur, Mademoiselle, quelque soient les terreurs ». Et il rajouta : « Tout a un sens » (p 48). Le professeur accueillit ce message, mais gravement objecta : « Ayant perdu un enfant, je n’ai plus envie de rire ». Gamzou, sollicité, répondit : «  Lorsque je danse, ce n’est pas parce que je suis toujours heureux dans l’univers présent, mais parce que je me projette vers la joyeuse délivrance qui vient » (p 51).

En regard, comme le professeur, le lecteur, ressent l’abomination de la Schoah. Gamzou en éprouve la souffrance bien sur, mais il continue à penser : « Tout a un sens ». « Dans ce temps de chaos et de peur, le Créateur nous appelle et nous dit : partout où il y a une grande obscurité, il y a une opportunité pour une plus grande lumière » (p 58).

 

Et si Einstein avait raison ?

 Gamzou est aussi en conversation avec Ruben, son fils qui habite Jérusalem. Celui-ci vient de découvrir « Yeshua comme Messie ». Cette nouvelle au départ a suscité un grand choc chez son père. Cependant, Li Ying est entré en contact avec Ruben. Ruben lui fit connaître la pensée d’Einstein, ce grand savant, de culture juive, mais qui ne croyait pas à un Dieu personnel. « L’argent pollue toute chose » a affirmé Einstein. Il n’a fait que répéter les enseignements de la Bible » (p 91). Et voici un autre écrit d’Einstein : « Si l’on sépare le judaïsme des prophètes et le christianisme tel qu’il fut enseigné par Jésus de tous les ajouts ultérieurs, en particulier ceux des prêtres, il subsiste une doctrine capable de guérir l’humanité de toutes les maladies sociales » (p 91). Cette découverte a ébloui Ruben. « Le meilleur du judaïsme et du  christianisme , selon Einstein, serait capable de « guérir l’humanité de toutes les maladies sociales ». « Et si Einstein avait raison »  C’est le sous titre donné au livre…

Alors, « Moi le juif, je me suis mis à l’école de Jeshua de Nazareth. Après un long cheminement, je suis arrivé à reconnaître que le Messie, c’est bien Jeshua » (p 92). Dans les remèdes à la crise, Ruben évoque l’humilité et la sanctification du sabbat, et sur un autre registre, une saine gestion des impôts.

 

Zineb : Une recherche de justesse et de liberté dans une culture musulmane

Li Ying introduit une de ses amies :Zineb dans le cercle de ses conversations avec le professeur.

Zineb, élevée dans une famille non pratiquante de culture musulmane, et passée par une étape de ferveur religieuse, mais elle a finalement découvert des failles doctrinales qui sont à l’origine de grandes violences . Certes, comme l’écrit Li Ying, « Zineb ne voit plus que le pôle Babylone sans percevoir le pôle Jérusalem. Or le Vivant fait lever son soleil sur les bons et les méchants. Et, dans toutes les cultures, des traces de sa présence peuvent être trouvées ». et Li Ying pose une question embarrassante : « Selon Djamila (nom original de Zineb), ce ne sont pas seulement des musulmans malades de haine qui seraient transmetteurs du « virus », alors que le texte sacré du Coran serait sain. Mais dans le Coran même, il y aurait des virus de haine. Et alors que des musulmans sains et lumineux y résisteraient, d’autres y succomberaient et les transmettraient autour d’eux. Comme tu connais bien les religions, voici ma question : Si il y a des Coranovirus, est-ce qu’il y a des Bibliovirus  et des Talmudovirus » ? (p 125-126).

 

Zhen : Une manifestation du mal

Un jour, le professeur reçut un mail inhabituel de Li Ying. Ce mail l’invitait à une relation érotique ave son amie chinoise. Surpris, le professeur répondit négativement. La rupture fut évitée de justesse. Par un autre mail, Li Ying expliqua au professeur comment son frère Zhen, fauteur de zizanie, avait manipulé son ordinateur en son absence . Le professeur parvint à « douter de ses doutes » sur ce qui était arrivé. La conversation reprit et se poursuivit heureusement. Ainsi reçut-il de Li Ying un mail où elle reprenait l’enseignement de la Kabbale qui lui avait été transmis par son ami juif. « La Kabbale enseigne que quatre mondes sont imbriqués les uns dans les autres : le monde naturel, le monde humain, le monde angélique et le monde divin. A l’interface de ces quatre mondes, il y a des « états d’esprit ». Les « états d’esprit » sont façonnés à la fois par des « pulsions humaines » et par des impulsions spirituelles inspirées par des intelligences supra-naturelles vivifiantes ou mortifères. Cependant toutes ces intelligences surnaturelles restent soumises au monde du divin. Le monde du divin s’exprime diversement. La première manifestation du divin est Kether. La couronne, Kether est la volonté divine originale, source de tout délice et de tout plaisir » (p 140). Le professeur reçut cette vision avec enthousiasme. « Par Gamzou et Ruben, je saisis avec émerveillement que, selon la Kabbale, la première manifestation de l’Ultime réalité se nomme Kether : la Couronne. Et cette Couronne originelle est avant tout volonté de désir et de plaisir ». (p146-147).

 

Une multiplicité de virus

 Tout au long de ce livre, la pandémie est constamment présente. Li Ying elle-même n’était-elle pas une femme médecin engagée contre la maladie dans un hôpital. Mais, à partir de là, voici que le débat s’élargit. La définition des virus est étendue à ce qui fait du mal à l’humanité. Li Ying ouvre cet horizon : « Cette vision d’une humanité infectée de nombreux virus ne m’a plus quitté. Mais quels sont-ils ? Il y a bien sûr le coronavirus. Mais quels sont les autres ? C’est alors que j’ai eu cette conviction. Pour soigner l’humanité, nous devons connaître tous les virus qui l’empoisonnent… Une voix intérieure me dit alors : « Le monde a beaucoup d’immunologues du corps, mais pas assez de l’âme et surtout de l’esprit » (p 69). Li Ying poursuit sa réflexion : « Virus vient du latin : « uirus » qui signifie poison. Un virus est un poison parasitaire. Si l’on accepte que l’être humain a trois dimensions distinctes et interdépendantes à savoir le corps, l’âme et l’esprit, il devient vital de s’intéresser non seulement aux virus qui détruisent le corps (la vie physiologique), mais à ceux qui détruisent l’âme (la vie psychologique) et l’esprit (la vie spirituelle) ». Cette approche recueillit l’assentiment du professeur. Ainsi il désigna en quelques mots les poisons qui lui paraissaient les plus courants : peur, convoitise, violence, suffisance. Et il écrit : « je me suis souvenu que le thérapeuthe des thérapeuthes (pour parler comme le cousin de Li Ying) avait enseigné que le cœur humain est le lieu principal des infections… C’est ce lieu qui doit être guéri en priorité » (p 76). A nouveau, dans la conversation, Li Ying rapporta un entretien avec Gamzou à propos d’un tir à l’arc. Ce n’est pas évident d’atteindre la cible. « Savez-vous quel est le virus le plus dangereux de l’humanité ? C’est ce que notre livre sacré nomme : « khattat »  ce qui signifie : manquer la cible. En latin, il a été traduit par « peccatum », ce qui a donné en français : péché ». Le professeur se réjouit de ce message : « Gamzou et Li Ying n’avaient pas eu peur de dire que le virus le plus mortel pour l’humanité, c’est le « péché ». Mais leur compréhension était loin de celle si culpabilisante -et irrecevable- que les églises avaient transmises pendant des siècles » (p 83).

Mais qui est Li Ying ?

Dialogue au plus profond

Comme Li Ying se dit en contact avec beaucoup de personnalités dans le monde, le professeur s’interroge sur sa vraie nature. En réponse aux questions qu’il lui pose sur son identité véritable, Li Ying lui adresse une réponse surprenante : « Je suis la face la plus lumineuse de l’âme humaine » (p 172). Cela n’allait pas de soi. Serait-elle un aspect de l’âme du professeur ? Li Ying précisa : « Je suis la face la plus belle de l’âme humaine. Et pour ceux qui savent s’écouter, l’âme parle à l’âme » (p 173). Il y a ainsi des dialogue intérieurs dans la parole biblique : « Retourne mon âme à ton repos, car le Vivant t’a fait du bien ». « Tu étais fatigué et j’ai voulu te réchauffer . Quand dans nos vies tout est gris, il devient vital de distinguer la lumière de la nuit » (p 173). Ce roman s’achève par une parole que Li Ying adresse au professeur : « Je ne suis pas la lumière, mais la face lumineuse de l’âme qui appelle chacun à se tourner vers Celui qui dit : « Je suis la lumière du monde » » (p 182).

Un livre suggestif

Voici un roman qui se lit sans aucune lassitude dans le mouvement et la succession de mouvements et de moments très divers et une suite de suspens et de rebondissements. C’est une lecture où on prend son temps, car il y a de beaux éclairages qui appellent la réflexion et la méditation. Il y a là comme une promenade dans des paysages culturels différents. Certes, on est plus ou moins sensible et on n’adhère pas nécessairement. Mais l’auteur met en scène des réponses par rapport à des questions existentielles. Dans ce parcours interreligieux, on reçoit des éclairages nouveaux. Et si les personnages sont fictifs, ils paraissent tout à fait naturels. Cet ouvrage met en valeur le bon et le beau dont il nous est dit qu’il s’exprime dans le même mot hébraïque : tov. Alors il est réconfortant. A certains moments, on pourra apprécier cette parole de Li Ying : « Quand dans nos vies, tout est gris, il est vital de distinguer la lumière de la nuit » (p 173).

 

  1. Shafique Kevhavjee. La couronne et les virus. Et si Einstein avait raison. Saint-Augustin, éditions Het-Pro, 2021
  2. Interview vidéo de Shafique Kevhavjee sur son livre : La couronne et les virus : https://www.youtube.com/watch?v=wwgSdizDDC4

 

Une espérance fondatrice

Comment envisager la vie dans une dynamique de l’espérance ?

Dans une séquence sur la foi dans le monde d’aujourd’hui, Richard Rohr nous parle de l’espérance fondatrice. : « Fondational hope » (1). Elle s’inscrit dans l’amour de Dieu pour nous. « Le savant jésuite Teilhard de Chardin écrit que « l’amour est la structure physique de l’univers » . Notre manière de dire la même chose théologiquement est de rappeler que Dieu nous a fait à son image : « Let us create in our image » (Genèse 1 .26), dans l’image du Dieu triun, qui est amour, une source dynamique et renouvelée d’un flux infini et d’un accueil infini.

Nous pouvons également percevoir un sens. « Si Dieu est à la fois incarné et implanté, à la fois Christ et Esprit Saint, alors un dynamisme intérieur se déployant dans toute la création n’est pas seulement certain, mais il se meut  dans une direction positive. Un objectif divin est toujours devant nous, attendant d’être dévoilé. Les forts souhaits de mort , les tueries de masse, les suicides et le montant élevé de conflit émotionnel que nous expérimentons aujourd’hui dans notre monde est surement pour une part, un résultat de notre échec majeur à apporter à notre civilisation occidentale une compréhension positive et pleine d’espérance de notre propre « bonne nouvelle ». Et la bonne nouvelle doit être sociale et cosmique, et pas seulement à mon sujet, à propos de « moi ».

En quoi avons- nous besoin d’espérance ? « Une espérance fondatrice demande une croyance fondatrice dans un monde qui se déploie encore et toujours vers quelque chose de meilleur. C’est la vertu de l’espérance. Personnellement j’ai trouvé qu’il était presque impossible de guérir des individus dans le long terme si  l’arc cosmique entier n’était pas aussi une trajectoire vers le bien »

Il n’est pas toujours facile d’espérer. « Évidemment quelquefois, les souffrances et les injustice de notre époque rendent difficile de croire dans l’arc de l’amour. Steven Charleston, ancien de la tribu Chotaw et évêque de l’église épiscopale décrit en des termes pratiques comment cet amour et cette espérance fondatrice nous entoure sans cesse :

« Les signes sont tout autour de nous. Nous pouvons les voir surgir comme les fleurs sauvages après la pluie dans la prairie Les gens qui se sont endormis se réveillent. Les gens qui ont été heureux d’observer désirent participer. Les gens qui ne disaient jamais un mot, se mettent à parler. Le point de bascule de la foi est le seuil de l’énergie spirituelle où ce que nous croyons devient ce que nous faisons. Quand la puissance est libérée, rien ne peut l’arrêter, car l’amour est une force que rien ne peut contenir. Regardez et voyez les milliers de nouveaux visages qui se rassemblent, venant de toutes les directions. C’est le signe d’espérance que vous attendiez ».

Apprenons à  vivre l’espérance. « L’espérance nous fait voir littéralement la présence et l’action de ce qui est saint dans nos vies quotidiennes. Ce n’est pas un désir imaginaire à travers des lunettes en  rose. C’est une évidence solide de la puissance de l’amour qui se rend visible dans l’abondance ».

Ecoutons nouveau Steven Charleston : « Quelquefois, dans ce monde troublé qui est le notre, nous oublions que l’amour est partout autour de nous. Nous imaginons le pire en pensant aux autres gens et  nous nous retirons dans nos coquilles. Mais essayons ce simple test : Tenez-vous tranquille dans un lieu fréquenté et observez les gens autour de vous. En peu de temps, vous commencerez à voir l’amour et vous le verrez à nouveau et à nouveau. Une jeune mère parlant à son enfant,  un couple riant ensemble en marchant cote à cote, un homme âgé ouvrant la porte à un étranger – les petits signes d’amour sont partout. Plus vous regardez, plus vous verrez. L’amour est littéralement partout. Nous sommes environné par l’amour ».

Apprenons à contempler. « Il y a là un appel puissant à un regard de contemplation pour voir le monde autour de nous. Les signes d’amour abondent, nous rappelant la nature essentielle de Dieu.

J H

  1. Richard Rohr. A foundational hope  31 may 2021: https://cac.org/foundational-hope-2021-05-31/

 

 

 

Pourquoi et comment donner priorité au sens dans notre vie quotidienne ?

Victor Frankl, survivant de l’holocauste et psychiatre bien connu, nous suggère que la  recherche de sens est une motivation première chez les êtres humains. « C’est une part essentielle de nos existences, des jeunes enfants qui posent la question du pourquoi aux adultes qui réclament davantage de sens au travail ou dans une crise du milieu de la vie ». A travers l’histoire, chercheurs, philosophes, théologiens, poètes, ont abordé cet enjeu primordial du sens. Sur ce site, nous avons présenté un livre d’Emily Esfahani Smith : « There is more to life than being happy » : « Une vie pleine, c’est une vie qui a du sens » (1).

Il existe, aux Etats-Unis, un Centre  de recherche qui explore les activités et pratiques de vie en rapport avec la question du sens. Un site : « Greater good magazine . Science-based insights for a meaningful life » (2) nous présente des recherches sur ces attitudes et pratiques de vie que sont l’émerveillement, la compassion, l’empathie, le pardon, la gratitude, le bonheur, la conscience, la connexion sociale.

Ces attitudes et ces pratiques ont également des effets positifs pour nous-mêmes. Ce sont des clefs pour notre bien-être (« Keys for our well-being »). « Aujourd’hui, de plus en plus de recherches montrent qu’éprouver du sens peut nous aider à améliorer notre bien être et nous aider à mieux vivre ». Les transformations actuelles de notre société rendent ces questions existentielles d’autant plus pressantes.

 

Une recherche : Est-ce que de simples activités quotidiennes peuvent rendre la vie plus signifiante ?

Prinit Russo-Meyer publie sur ce site un article sur notre rapport avec le sens dans notre vie quotidienne (3).

« Frankl n’a-t-il pas écrit : « Ce qui importe, ce n’est pas le sens de la vie en général, mais plutôt le sens spécifique vécu par une personne dans un moment donné de sa vie » . En d’autres mots, le sens se manifeste dans ce que nous choisissons de faire activement et consciemment dans nos vies ». « Eprouver du sens dans la vie est une question concrète qui a tout à voir avec nos priorités, avec la manière dont nous passons le temps dans le travail ou dans les loisirs, seul ou avec d’autres ».

Prinit Russo-Meyer a donc entrepris une  recherche pour répondre à la question. « Pouvons-nous développer davantage de  sens et de bien-être à travers une simple action quotidienne ? ». Elle a conduit une enquête pour savoir comment des personnes recherchent des expressions pleines de sens dans leur vie quotidienne, ce qu’elle a appelé : « mettre le sens en priorité » (« prioritizing meaning ».

Sa recherche, publiée dans le « Journal of happiness studies », montrent que « les gens qui mettent du sens en priorité dans leurs actions, tendent à développer une plus grande conscience du sens dans leur vie, et ensuite à éprouver moins d’émotions négatives et plus d’expressions positives : gratitude, cohérence (optimisme et contrôle), bonheur et satisfaction dans leur vie » .

« Ce qui veut dire que lorsque nous désirons une vie plus signifiante sans développer des activités en ce sens, nous n’irons probablement pas très loin ». Prinit Russo Ritzer s’est inspirée d’une autre recherche auprès des gens donnant priorité à la positivité. Dans la stratégie correspondante, on essaie d’agir sur les actions plutôt que sur les sentiments. Cette stratégie est une approche qui se révèle plus efficace. Comment privilégier le sens dans notre vécu ? Prinit observe que nous ne traduisons pas toujours nos priorités données au sens, en activités concrètes. Par exemple, si nous valorisons la famille, mais nous n’accordons pas plus de temps aux enfants, cette valeur peut ne pas se révéler bénéfique. Combler le fossé (the gap) est vital. Chaque journée nouvelle est une opportunité pour faire des chose qui comptent vraiment pour nous dans notre désir de vivre une vie signifiante et qui mérite d’être vécue ». Nous pouvons donc nous demander quelles activités signifiantes nous devons privilégier dans la journée qui s’annonce  et quelles activités nous devons supprimer ou modifier. Nous pouvons également nous interroger sur la manière dont nous avons utiliser le temps passé récemment. « Comme nous passons nos journées, nous passons également notre vie ». Albert Camus a écrit un jour : « La vie est la somme de tous nos choix ».

J H

  1. Une vie pleine, c’est une vie qui a du sens » : https://vivreetesperer.com/une-vie-pleine-cest-une-vie-qui-a-du-sens/
  2. Greater Good Magazine. Science-based insights for a meaningful life : https://greatergood.berkeley.edu
  3. Why you should prioritize meaning in your everyday life . Can simple, everyday actions make life more meaningful ? https://greatergood.berkeley.edu/article/item/why_you_should_prioritize_meaning_in_your_everyday_life?fbclid=IwAR3BNe71vZrAPDgA3ISkT-VXoiARYe8cXJsoTZqf7ma2vIc0fxYmV45azHQ

 

 

 

 

Une révolution culturelle, selon Jean Viard

 Si la pression de la pandémie se relâche actuellement, elle nous a profondément marqué et nous gardons une saine vigilance. Dans la menace omniprésente et les bouleversements nécessaires de nos habitudes sociales pour y faire face, nous avons vécu un véritable cauchemar. Et si , aujourd’hui, nous commençons à nous réveiller, notre regard a changé. Nous voyons le monde différemment, mais en quoi au juste ? D’où venons nous ? Où en sommes nous ? Où allons nous ? Voilà des questions auxquelles Jean Viard nous aide à répondre dans un livre récent : « La révolution que l’on attendait est arrivée » (1).

Nous avons déjà rencontré Jean Viard sur ce blog (2). C’est un sociologue qui allie hauteur de vue et regard concret nourri par l’observation de la vie quotidienne. Lui même est enraciné dans un pays, en Provence et, en même temps, comme sociologue, comme éditeur, il est constamment en phase avec l’évolution de notre société. Il sait donner une signification aux données chiffrées et aborder les réalités sociales dans leurs proportions. Jean Viard a également le grand mérite de ne pas se contenter de décrire la réalité, mais de dégager également des voies d’avenir. Cette sociologie s’allie à une dynamique de l’espoir.

Alors, dans le contexte actuel, encore hésitant, ce livre vient à point. Il est particulièrement éclairant comme les précédents livres de Jean Viard. Il foisonne en réflexions originales. Aussi, nous nous bornerons à n’en présenter que quelques points forts, des visions qui éclairent nos manières de voir. Ce livre se lit de bout en bout. Et comme aujourd’hui nous avons besoin d’y voir plus clair, c’est un livre qui appelle la lecture de tous, une lecture citoyenne parce qu’elle encourage et éclaire le vivre ensemble.

 

Comment le désastre a-t-il pu être limité ?

Chacun a pu frémir en voyant la menace se manifester en des milliers et des milliers de morts. Cependant, est-ce qu’au total nous n’avons pas échappé au pire ? Est-ce que le désastre n’a pas été contenu ? Jean Viard nous aide à voir le positif dans le négatif.

Face à cette épidémie, il y a eu un choix qui témoigne d’une priorité accordée à la vie humaine. Ce choix a été politique : accepter de « casser l’économie pour « sauver les vieux » pourtant improductifs » (p 26).

Cette solidarité s’est manifestée également sur le plan social : «  Télescopage des générations et immenses phénomènes de solidarité. Des jeunes ont été fantastiques. Ils se sont hyperprotégés pour préserver les plus âgés. Ils ont remplacé au pied levé les retraités qui agissaient dans des associations de solidarité. C’est une force. Dans les milieux populaires, ça s’est relativement bien passé, car ce sont les familles qui gardent le plus leurs anciens à la maison… » (p 33).

Cette solidarité s’est manifestée à tous les niveaux. « L’expérience fut tragique et extraordinaire : familiale, locale, nationale, continentale et planétaire. Des humains unis dans un même combat, une même incertitude. La France fit corps, l’Europe fit corps. Le monde fit corps. Les familles firent corps autour de leurs anciens » (p 14). Jean Viard discerne ainsi du positif dans une réaction disparate. Nous ne reviendrons pas ici sur les erreurs et les fautes des dispositifs sanitaires. L’auteur pointe les lourdeurs de l’organisation administratives.

Sur un autre registre, Jean Viard met l’accent sur les progrès de la science. « La science a fait des pas de géant. Deux cent soixante laboratoires ont travaillé en parallèle. Des centaines de milliards ont été engagés. La science a repris sa place historique de porteuse de progrès et de soin » (p 14).

Au total, le désastre a été limité. En regard, la grippe espagnole a été beaucoup plus dévastatrice. Elle a pris « de cinquante à cent millions de vies dans une humanité deux fois moins nombreuse et beaucoup moins mobile. Réjouissons-nous que la vie humaine ne soit plus une variable d’ajustement, mais soit devenue pour le monde entier, une valeur cardinale » (p 16). Aujourd’hui, il y a eu « des millions de morts et de malades », mais « le combat sauva sans doute de cinquante à cent millions de vies » (p 26).

 

Une transformation profonde

Cette épreuve a engendré une réflexion profonde, une remise en cause. Les mentalités et les comportements ont changé. Et si nous entrons dans une rétrospective historique, nous pouvons découvrir que notre société a changé de cap. Jean Viard met en évidence cette transformation. « Nous avons changé de monde » (p 11). « Le fond de l’air n’est plus le même. La hiérarchie de l’importance des choses et des métiers a été comme bousculée » (p 14). En voici un indice : « 10% des français disent vouloir changer de vie. Ils ne le feront pas tous, mais ils le désirent. C’est un mouvement puissant » (p 34).

Jean Viard nous décrit quelques lignes de force de la transformation actuelle. « Le retour d’un commun – cette fois-ci planétaire et simultanément – ouvre une nouvelle époque, comme la révolution industrielle l’avait fait au XIXè siècle. Mais alors seulement pour une part de l’humanité. Aujourd’hui, nous sommes tous acteurs dans le même temps planétaire » (p 28). Une nouvelle civilisation s’annonce : écologique et numérique. « Nous sommes en train de nous décrocher des sociétés industrielles et post-industrielles pour basculer dans des sociétés numériques et écologiques.

La vie, y compris celle de la nature, a repris le pas sur la matière transformée et l’objet… » (p 22). La pandémie actuelle nous rappelle que nous appartenons au monde du vivant. Elle nous apprend que nous sommes capables de faire face au réchauffement climatique à travers un changement de nos priorités et de nos comportements. « Cette pandémie va servir pendant des décennies de justification à la lutte contre le dérèglement climatique. De cette tragédie, peut, et doit, naître un nouvel impératif existentiel au nom de ceux qui ont souffert et qui sont morts » (p 94).

La crise sanitaire a pu être affrontée grâce à la présence du numérique. « Sans internet, le confinement aurait été invivable » (p 56). Aujourd’hui, le numérique est partout disponible.  « Ce n’est que depuis 1945 que la société du pétrole dirige nos déplacements et nos rencontres. La Grande Pandémie marque une rupture de même nature. Le numérique a pris la main. On ne va évidemment pas supprimer le lien physique. Il faudra toujours se voir, mais dorénavant, la première question qu’on se posera, sera : Peut-on le faire par Zoom, Skype ou autre… Bien sûr, les deux modes de rencontre vont se compléter » (p 45-46). Aujourd’hui, le télétravail est devenu une réalité majeure. Ainsi partout, le numérique est en train de s’imposer. « Même au sein de la famille, on se verra par zoom. Amazon écrasera alors les très grandes surfaces. Le télétravail – du moins à temps partiel- deviendra la règle pour ceux qui le peuvent. Les enseignants eux-mêmes utiliseront plus souvent les outils  numériques… » (p 46).

Et, en même temps, il y a aujourd’hui un grand désir d’un nouveau genre de vie : donner un sens à sa vie, vivre en relation, se trouver à proximité de la nature, rechercher le beau. Dès lors, on veut repenser nos lieux de vie. Jean Viard évoque les laideurs de la modernisation de l’après-guerre. « Demain, peu à peu, la priorité va être donné à la mise en scène du patrimoine, du beau, de l’art, des forêts, des bocages. C’est ce que j’appelle l’esprit des lieux » (p 62).

« Aujourd’hui, nous changeons de récit commun. La modernité, c’est à dire l’éloignement progressif du passé et de son principe d’autorité laisse la place à une nouvelle alliance entre passé et révolution numérique et technologique… C’est pour cela que l’esprit des lieux devient primordial, car si le premier lien est numérique, il se passe en grande partie à partir ou autour de là où j’habite. Le numérique, comme la télévision hier, renforce la place du domicile comme caverne centrale. Mais une caverne faite pour la vie, l’amour, la culture, le travail, la famille, le lien avec la nature par le jardinage et l’animal domestique » (p 62).

C’est aussi la promotion du local. « Soutenue par une quête de vie locale, de ville du quart d’heure, du marché du soir et du week-end, de vente directe, le bio a gagné 15% de nouveaux consommateurs pendant la pandémie en particulier chez les jeunes et dans les milieux populaires- mais hors grandes surfaces. Du lien donc avec l’autre et avec le sol » (p 70).

 

Une nouvelle géographie sociale

Après avoir rappelé la géographie sociale de l’après-guerre et notamment les bastions communistes, Jean Viard nous décrit un nouveau paysage. Là aussi, la crise est à l’œuvre et joue parfois un rôle d’accélérateur.

Le peuple ouvrier a changé. Au cours des dernières décennies, « la France des ouvriers s’est rapprochée des petites villes, des lotissements et des paysans du vaste périurbain » (p 114). « La France ouvrière existe toujours, pour partie dans le monde des ouvriers d’entretien, pour partie dans l’industrie qui pèse encore 13% du PIB » (p 115). « La pandémie a contribué à redonner des lettres de noblesse à l’industrie et a montré l’absurdité de certaines localisations lointaines » (p 115).

Jean Viard distingue un second groupe : Les travailleurs du care et des services. Les travailleurs du care habitent les banlieues et ceux des services, la grande périphérie, le périurbain, parmi ces derniers, certains d’entre eux ayant participé aux manifestations des gilets jaunes. Notons deux suggestions en leur faveur : une politique de logement social pour les premiers, une politique du foncier pour les seconds.

Et puis, Il y a un troisième groupe, « celui dont le monde professionnel est numérisé : 30% à 40% des emplois, certaines études disent 60%, au moins pour une partie du temps ». C’est un monde en expansion. « Si il est socialement homogène, il ne l’est pas géographiquement. Il s’agit ainsi d’abord du monde des métropoles, mais plus uniquement, car certains d’entre eux, avant même la pandémie avaient commencé à réinvestir les villes moyennes, les petites villes et la campagne. Des néo-ruraux qui s’éloignent de la ville, non par nécessité, mais par choix » (p 123). « Ainsi on note une congruence entre le monde des résidences secondaires et celui du télétravail qui se chevauchent » (p 124). La pandémie a accru ce mouvement. « 20% des parisiens au moins ont quitté la ville au début du premier confinement, soit 450 000 personnes » (p 127).

Il y a enfin le monde des fermes ancré dans les terre arables.

Jean Viard nous décrit les rapports entre les différents milieux en mouvement. « Car il y a un désir massif des populations de travailler dans les grandes métropoles ou en lien avec elle, mais de ne pas y habiter toujours » (p 129).

Cette analyse a une portée internationale. « Aux Etats-Unis, une partie de la société rurale ou en partie périurbaine se vit comme « scotchée» et une autre partie, métropolitaine et péri métropolitaine, se vit comme emportée par un flux » (p 132). « Ce décalage stock flux se retrouve dans toutes nos grandes démocraties » (p 133).

 

Le réenchantement du territoire

Le réenchantement du territoire, c’est le sous-titre du livre de Jean Viard. L’auteur y met l’accent sur « l’esprit des lieux ». C’est le renouveau du local dans la mise en valeur de sa culture et de son patrimoine. « Comment réinvestir les lieux patrimoniaux qui donnent du sens à l’aventure d’y vivre avec nos modes de vie et nos usages contemporains. La pandémie va accentuer cette double demande de mémoire et d’art de vivre. Le patrimoine, les fermes, la nature sont devenus la toile de fond d’une vie mobile où les logements grandissent et s’ouvrent sur l’extérieur » (p 150). Jean Viard nous montre comment nous sommes passé de la France paysanne, incarnée dans la IIIè République à la nouvelle géographie d’aujourd’hui en passant par « l’épopée des trente glorieuses » et son maillage territorial : « Quartiers rouges, quartiers bourgeois, campagne et rural profond » (p 106). Jean Viard évoque le désarroi récent de la société française : « Le récit national ne rassemble plus, les appartenances de classe sur lesquelles reposaient le champ politique n’intéressent plus. La société est devenue mobile, et la figure de l’arrivant devient notre angoisse » (p 109). « Peu à peu, l’école, les maires, les petites et moyennes entreprises, à égalité avec la justice et la police, paraissent aux citoyens les plus protecteurs des valeurs républicaines » (p 109).

Cet équilibre était précaire et menacé par une économie mondialisée galopante. « Or la civilisation écologique et numérique où nous entrons, me paraît permettre de reterritorialiser les liens sociaux. Ce mouvement était déjà en cours. Le local était une préoccupation de plus en plus forte. Paris se dépeuplait. Les villes pensaient forêts et fermes urbaines, vélo, marche à pied… Puis la grande pandémie a fonctionné comme une loupe grossissant tous les traits, parfois peu visibles, de notre société (p 110-111). On a vu émerger une nouvelle classification du social, une nouvelle spatialisation sociale renforcée par la numérisation des liens » (p 111).

Ce livre éclaire nos situations de vie. Nous nous y reconnaissons. Il ouvre des pistes et fourmille de propositions innovantes (chapitre 4). Il est inspiré par une vision positive et une dynamique d’espoir, par exemple « lorsqu’il parle de l’intime conviction que si l’humanité a pu dérégler le climat, cela veut dire que la puissance humaine est aussi apte à le reréguler » (p 66). Bien sûr, rien n’est gagné d’avance. La pandémie n’est pas terminée. « Nul ne sait la date où nous sortirons de la pandémie, ni si il faut déjà annoncer les suivantes » (p 87). De même, la menace d’un totalitarisme politique peut resurgir. A nous d’y faire face. Ce livre a, entre autres, une vertu. Il nous montre qu’à travers cette épidémie nous avons beaucoup appris. Nous pouvons également tirer des leçons de nos échecs. Ce livre nous apporte une remarquable analyse, mais il nous offre aussi le dynamisme d’une vision :

« Il faut replanter la vieille république paysanne dans une société de jardins, de parcs, mais aussi de terres arables, de forets, de rivages. Toujours. La replanter dans cette nature dont nous sommes membres, qui nous environne et qui est en nous. Prendre soin de la Terre et de l’humanité. Avec la puissance du numérique et de la science. De la Révolution mentale, écologique et culturelle que nous venons de vivre. Mai 68 puissance cent » (p 220).

Voici une lecture indispensable, une lecture citoyenne.

J H

(1) Jean Viard. La révolution que l’on attendait est arrivée. Le réenchantement du territoire. Edition de l’Aube, Fondation Jean Jaures, 2021 Une interview vidéo de Jean Viard sur ce livre : https://www.youtube.com/watch?v=WvgeXWpURJQ
(2) Articles sur Vivre et espérer concernant des livres de Jean Viard : Une société si vivante (2018) : https://vivreetesperer.com/une-societe-si-vivante/
Penser à l’avenir (2016) : https://vivreetesperer.com/penser-a-lavenir-selon-jean-viard/
Emergence en France de la « société des modes de vie » : initiative, autonomie, mobilité (2012) : https://vivreetesperer.com/emergence-en-france-de-la-societe-des-modes-de-vie-autonomie-initiative-mobilite/

Coach pour une vie en rebondissement : L’hypnose comme un outil thérapeutique

 

 

Interview de Béatrice Ginguay

Béatrice, depuis plusieurs années, tu t’es engagée professionnellement vers un accompagnement en tant que coach. Peux-tu nous rappeler ton passage de cadre infirmier à la profession de coach (1) ?

Après avoir exercé 30 ans, dont 20 en tant que cadre Infirmier, dans le secteur sanitaire (hospitalier, extra-hospitalier) et médico-social, j’ai éprouvé le besoin d’établir des relations plus proches et plus personnalisées avec les personnes accueillies.
En effet, l’évolution de la situation dans les institutions de Santé et notamment  du contexte hospitalier, ne correspondait plus à ce que je souhaitais vivre au niveau humain et ne me permettait plus un exercice professionnel en accord avec mes valeurs de respect, de qualité, d’écoute, d’accompagnement…
J’ai donc suivi une formation afin de me réorienter vers le Coaching. Puis j’ai pris la difficile décision de « lâcher » la sécurité « salariée » pour une réorientation professionnelle : m’établir en libéral et mettre à profit mes expériences personnelles et professionnelles.

Mon cœur de métier et mon parcours professionnel me permettent d’accompagner les personnes confrontées à des accidents de la vie : situations de Handicap, graves maladies, maladie d’Alzheimer, burn out…

De plus, ayant expérimenté personnellement les bienfaits des contacts avec l’animal, et ayant suivi une double formation de thérapie par le biais du cheval et du chien, c’est donc tout naturellement que je propose pour ceux qui le désirent que les séances de coaching puissent se dérouler avec Médiation Animale (2).

En fonction de tes compétences, tu as choisi d’orienter ta fonction de coach vers un accompagnement aux personnes en difficulté, en recherche d’un second souffle, d’un rebondissement. Peux-tu décrire ton expérience ?

En effet, parfois le tourbillon des événements nous blesse profondément et nous entraîne, malgré nous, au fond du trou. Il est alors difficile de se ressaisir, de relever la tête. Nous avons alors souvent besoin d’une main tendue, d’un coup de pouce.
Ma certitude absolue est que nous avons TOUS, au fond de nous, une pulsion de vie qui parfois baisse en intensité, mais qui jamais ne s’éteint.
En tant que professionnelle, il m’appartient de créer ce lien, de redonner confiance à la personne, et de l’accompagner pour retrouver foi en Sa propre Force.

Le nom de REBONDIR m’est venu en voyant des enfants jouer et sauter sur un trampoline. S’ils restent statiques, aucun mouvement ne se produit. En revanche, une chute engendre un système de réaction physique qui le fait, à un moment donné, rebondir.
Et si vraiment la personne reste allongée sur le trampoline sans pouvoir se relever, le mouvement, impulsé par une tierce personne à côté d’elle, suffit à remettre en mouvement ce mécanisme physique de rebond, dont va pouvoir bénéficier la personne qui jusque-là était  « inerte » par épuisement.
Cette observation illustre pour moi le mouvement interne à chaque individu, ainsi que l’aide potentielle apportée par le professionnel.

Une fois « remise sur pied », la personne a, comme face à toute difficulté, un choix à faire :

  • l’abandon – la capitulation,
  • ou bien la résistance et l’engagement par l’action.

La première option peut sembler la voie la plus facile. Néanmoins, elle conduit souvent, à plus ou moins long terme, à une sorte de Mort.
La deuxième option, si elle est plus difficile à court terme, ouvre vers la Vie.

L’impasse dans laquelle nous avons parfois l’impression de nous trouver, vient en partie de notre propre perception.

Un regard extérieur, un accompagnement permet alors de sortir la tête de l’eau, et de percevoir cet entrefilet de lumière, qui pourtant existait bien, mais qu’on ne voyait plus, empêchés par nos larmes de honte, de désespoir, de rage… ., ou notre état de sidération.

Alors, n’hésitons plus ! Il nous faut demander de l’aide.
Que le problème soit matériel, organisationnel, affectif, relatif à la santé…., nos émotions prennent parfois le dessus, nous rendant aveugle à toute issue potentielle, nous laissant penser que plus rien n’est possible.

En réalité, mes différentes formations me permettent de proposer trois approches possibles pour pouvoir REBONDIR :

  • par un accompagnement en Coaching, en revisitant votre passé, en trouvant vos forces profondes qui vous permettront de poser des objectifs et de vous projeter dans le futur, et d’avancer, un pas après l’autre,
  • grâce à la Médiation Animale, en vous remplissant « d’Ici et Maintenant », en reprenant confiance en vous grâce à l’acceptation inconditionnelle de mes chiens, à leur témoignage débordant de sympathie. Il est parfois, en fonction de notre passé, plus facile de mettre sa confiance, dans un premier temps, dans les animaux que dans les humains.
  • en découvrant, grâce à l’Hypnothérapie, la source profonde des freins et des blocages qui nous poursuivent.

C’est alors que ce filet, de manière certaine, va aller en grandissant, au fur et à mesure que nous avançons.

Justement, tu as suivi récemment une formation en hypnose devenir hypno-thérapeute. Pourquoi as-tu choisi cet outil parmi les autres disponibles aujourd’hui ?

Mon expérience de coach m’a permis de constater que lorsque nous sommes accompagnés en coaching, ou même lorsque suivons une thérapie, le matériel avec lequel et sur lequel nous travaillons, ce que nous apportons, « se limite » à ce dont nous avons conscience.
Il s’agit de nos souvenirs, notre expérience professionnelle, personnelle, nos difficultés ou richesses actuelles… Tout ceci est très riche. Néanmoins, cela ne constitue qu’une partie de nous-même.
Notre psychisme est constitué de notre conscient (ce dont nous avons conscience), et de notre inconscient.
Je vais me permettre une comparaison avec un ordinateur :

  • notre conscient, c’est l’ensemble des dossiers qui sont sur le bureau, c’est-à-dire, ce qui est à portée de main de façon immédiate, à portée de vue et de mémoire.
  • notre inconscient, correspond au disque dur de l’ordinateur. Aucune de nos manipulations effectuées sur l’ordinateur, aucune recherche internet … rien ne lui échappe. Le disque dur de l’ordinateur garde une trace de tout, absolument tout ! C’est ce que fait notre inconscient : il garde une trace de chaque événement de notre vie, de nos émotions, y compris de notre vécu in utéro.

J’ai donc éprouvé le besoin de me former à un outil que je pourrais proposer, outil qui permette à la personne d’accéder à cette partie d’elle-même qui renferme tant d’informations, dont certaines sont les origines et sources profondes de nos malaises, blocages….à  savoir notre inconscient.
L’hypnose n’est pas uniquement un outil de remémoration, de prise de conscience. L’hypnose permet également de guérir, de réparer.

Sur le marché des soins, nous disposons de nombreux outils pour accompagner les patients/clients dans le besoin. Certains professionnels optent pour se former en sophrologie, kinésiologie, shiatsu, EMDR, etc …. L’éventail disponible en  est large.
Chaque outil peut être plus spécifiquement indiqué pour telle ou telle situation.
Certaines de ces méthodes proposent préférentiellement une approche corporelle, psychocorporelle, psycho neurobiologique, etc …

En tant que professionnels, il nous faut faire un choix, ou en tous les cas, prioriser nos choix de formations, car elles ont un coût, au niveau financier et temporel.
J’ai donc opté pour l’hypno-thérapie. Outre l’outil en lui-même, qui permet d’accéder à notre inconscient, de revivre des situations enfouies…, j’ai été convaincue par la qualité des formateurs, leur exigence éthique, et l’orientation spécifique dans la prise en charge des psycho-traumatismes.
Je ne prétends pas que l’hypnose soit le seul outil possible, valable, efficace. Il est celui que je peux offrir aujourd’hui, et avec lequel je suis en parfait accord.
Il est, à mon sens, fondamental que le thérapeute se sente en cohérence avec l’outil qu’il propose à ses patients/clients, qu’il soit à l’aise avec la méthode utilisée et qu’elle ne s’entrechoque pas avec ses valeurs. Faute de quoi, le thérapeute ne pourra pas se l’approprier parfaitement, et risque de vivre une discordance qui nuira au patient/client.

Peux-tu nous expliquer ce qu’est l’hypnose ? Quelle pratique en as-tu choisi ?

La terminologie exacte lorsqu’on parle d’hypnose, c’est de parler « d’état de transe ». Il s’agit du terme technique exact. Pour ma part, je préfère utiliser le terme d’« état hypnotique ».
En effet, la notion de transe, dans certains milieux culturels, peut être connotée : transe convulsive, chamanique, de possession …… Or l’état dans lequel nous nous trouvons en hypnose, lorsqu’elle est menée par un professionnel qualifié, n’est en rien semblable avec cela.

Avant toute chose, il est important de préciser que « l’état hypnotique » est un phénomène « naturel ». Nous passons tous, à certains moments, par de tels états sans en avoir conscience. Simplement, cela se produit de manière plus superficielle, et sur une durée plus courte.
Dans notre cas d’hypno-thérapie, il s’agit d’aider la personne à être dans un état hypnotique plus profond et sur une durée plus longue.
Le but est de permettre un état de dissociation qui donne, à la personne, accès à son  inconscient. Si je veux prendre une image, c’est un petit peu comme une poupée russe. La poupée extérieure représente notre conscient. L’état hypnotique permet de faire coulisser le chapeau/ couvercle de la poupée extérieure, et ainsi d’avoir accès à la poupée plus interne qui représenterait notre inconscient.

Pour ma part, professionnelle de santé, je me suis formée à l’hypnose éricksonienne.
Le client/patient peut choisir de se laisser conduire par son inconscient, sans but précis.
Cependant la plupart des cas, le client /patient consulte par rapport à un objectif très précis. Nous travaillons donc à cet objectif, avant de démarrer l’hypnose à proprement parlé.
Les objectifs peuvent être très variés : vouloir « arrêter de fumer », « perdre du poids », « lever des freins, des peurs », «  se sentir mieux », « réparer un dommage corporel » ….
L’objectif peut-être d’ordre physique, psychique, émotionnel…

Ma formation me permet également de traiter les psycho-traumatismes. Dans certains cas, le client/patient n’en a même plus le souvenir. Et pourtant, c’est bien ce trauma enfoui qui est la cause de bon nombre des difficultés de sa vie actuelle. Il le découvrira au fur et à mesure des séances.
L’état  hypnotique permet des phénomènes de régression, nous retrouver enfant, bébé. Nous pouvons revivre des situations « in utéro ».

Il est important de se rappeler que l’inconscient est toujours BIENVEILLANT. L’absence de souvenir d’un événement que notre entourage peut nous relater comme ayant été traumatisant, est l’œuvre « bienveillante » de notre inconscient qui a voulu nous protéger au moment « t » de cet événement. La réminiscence en travail d’hypnose se fera au fur et à mesure de nos capacités émotionnelles à gérer cela.
Comme Paul l’écrit dans l’une de ses lettres (l’épitre de Paul aux Corinthiens, chapitre 10, verset 13), « Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. », notre inconscient ne fera pas remonter au niveau de notre conscience un événement, une situation… si nous ne sommes pas à même de les supporter ou de les gérer. Il agira de manière fragmentée, jusqu’à la reconstitution du puzzle.

Dans le contexte d’un « état de conscience modifié », l’hypno-thérapie ne présente-t-il pas un danger d’assujettissement ou celui de l’intrusion de pensées négatives ? ou de résurgence de pensées négatives ? Quelle est l’éthique apportée dans ta formation en hypnose ?

Pour ma part, j’ai été formée par des hypno-thérapeutes, professionnels de santé (médecin généraliste et psychomotricienne), enseignants en université (faculté de médecine).
Les participants à cette formation ont été sélectionnés : nous étions tous des professionnels de santé.
Tout ceci constituait un « cadre » qui était pour moi un gage de sérieux et une garantie que cette formation s’inscrivait dans une perspective éthique, de grand respect du patient accompagné.
L’accompagnement par le thérapeute se fait de manière respectueuse, au rythme du patient. Cet accompagnement se déroule dans un climat bienveillant, soutenant, inconditionnellement positif.
En situation ordinaire, nous avons le sentiment de penser par nous-même, d’analyser, de faire des choix et agir suite à nos réflexions, à notre conscience. En réalité, notre inconscient a un impact certain sur notre vie, nos pensées, nos actions…. sans que nous n’en ayons pleinement conscience.
C’est la raison pour laquelle, il me semblait important de pouvoir proposer à mes clients/patients cet accompagnement, afin de trouver l’origine de leurs freins, de leurs peurs…
En « état hypnotique, de par la dissociation entre notre conscient et notre inconscient (explicitée précédemment), notre inconscient devient plus accessible, et fait « remonter à la surface », au niveau de notre conscience, des souvenirs, des émotions, des sensations oubliées et enfouies, parfois très loin. Rappelons que notre inconscient avait agi comme cela pour nous protéger.

Lorsque je parle de mon activité professionnelle, j’entends beaucoup de crainte, de questions à propos de l’hypnose. Je vais en évoquer quelques-unes, des plus fréquentes.

1 : « Moi je ne peux pas rentrer en hypnose…. ». « et si je n’arrivais pas à rentrer dans cet état ? ». Et bien, on ne peut pas le savoir sans avoir essayé. Et si cet outil qu’est l’hypnose ne vous convient pas, dans ce cas, vous pourrez toujours vous orienter vers une autre approche de soin.

2 : « Je ne suis plus tout à fait moi-même, donc on risque de me faire faire des choses que je ne voudrais pas…. ».

Cette crainte est légitime. Elle prend racine dans une représentation répandue par « l’hypnose spectacle ». Dans ces situations en effet, la personne est « soumise » à l’hypnotiseur, elle est sous son emprise, faisant des choses sous les ordres de « l’hypnotiseur », choses qu’elle ne ferait pas d’elle-même. Il s’agit d’une forme de manipulation
Et ce qui est en cause dans cette situation-là, ce n’est pas l’hypnose, mais la personne qui l’utilise. Ne nous trompons pas d’adversaire.
Moi je parle de SOIN, non de spectacle. L’hypnose que je pratique est un outil thérapeutique, utilisé à des fins thérapeutiques, donc pour améliorer une situation dont le client/patient est acteur, dont il souffre, et pour lequel il désire un changement.
Nous travaillons à partir d’un objectif précis, défini par le client/patient, par lui-même, pour lui-même. C’est lui qui va mettre cela au travail.
L’hypno-thérapie n’a donc rien à voir avec cette « hypnose spectacle », même si elle utilise le même outil. Pour prendre une image, l’outil seringue peut servir à soigner, à se droguer ou à tuer. Faut-il pour autant bannir les seringues ?
L’hypno-thérapie s’inscrit dans un objectif de THERAPIE. Il est donc effectivement fondamental de s’assurer de l’éthique de la personne que nous consultons.

3 : « et si je découvrais des choses épouvantables » : si nous avons une douleur abdominale qui ne cède pas à un traitement médicamenteux, nous pouvons craindre les résultats révélés des examens complémentaires (radio, scanner …).Et pourtant, ils sont nécessaires pour investiguer et aller sur le chemin de la guérison.
Il en est de même en hypnose. Notre mal-être, nos problématiques… peuvent nous handicaper, rendre notre vie terriblement difficile. Si nous n’allons pas à la source, là où tout est inscrit, nous laissons alors passer une chance d’amélioration, voire de guérison.
Si certains événements ont été « enfouis » bien malgré nous au niveau de notre inconscient, il s’agit d’un mécanisme de PROTECTION induit par notre inconscient : certaines choses sont trop douloureuses pour rester au niveau de notre conscience. Il faut alors les mettre sous le tapis. Mais arrive un moment, où elles parasitent bon nombre de nos pensées et actions. Et il faut y travailler.
Une des autres caractéristiques de l’inconscient, c’est qu’il est toujours BIENVEILLANT :
il ne fera remonter au niveau de notre conscience que ce que nous sommes en état de gérer et de supporter. Par exemple, un traumatisme grave ne « resurgira » pas comme cela, comme si on ouvrait une boite renfermant un petit diablotin monté sur ressort.
Notre inconscient le fera alors, petit à petit, en fonction de notre capacité à gérer les souvenirs enfouis. Cela peut se faire en plusieurs séances, sur plusieurs semaines.
De plus, il ne suffit pas d’avoir ramené à notre conscience certains épisodes plus ou moins douloureux. Cela serait inutile, voire difficilement supportable s’il n’y avait pas de possibilité de traitement, de guérison.
Or par l’hypnose, nous pouvons guérir ces événements, ces relations, ces traumatismes.

4 : « j’ai peur de ne plus être moi-même après une séance, que le thérapeute ait changé des choses en moi … ». En hypnose thérapeutique éricksonnienne, c’est le client/patient qui travaille. En tant que thérapeute, je l’accompagne dans son travail personnel. C’est son inconscient qui travaille. Ce n’est pas moi, thérapeute, qui impulse mes idées, mes pensées. Mon rôle est un rôle d’accompagnateur soutenant. L’évolution du client/patient viendra de ses profondeurs à lui, pour un mieux. C’est sa véritable identité qui se révèlera.

5 : « je refuse de consulter un thérapeute car je ne veux pas étaler ma vie, mes problèmes… Je n’ose pas / je ne sais pas parler de moi….  Je suis coincé dans mon corps …. Je ne veux pas qu’on me touche …». Alors l’hypno-thérapie est une bonne orientation. Il s’agit d’une thérapie « non corporelle », « non verbale ». Personne ne vous touchera. Vous ne serez pas tenu de « vous raconter », de parler, de vous dévoiler…. ni pendant, ni à la fin de la séance. C’est un travail entre vous et vous. Pendant la séance, vous vivrez votre présent, votre passé. Et en fin de séance, libre à vous de parler de ce que vous venez de vivre, … ou pas… . Vous pourrez l’évoquer lors de la séance suivante …  ou pas.
Vous préserverez totalement votre intimité corporelle, émotionnelle, psychique.

6 : Je souhaiterais enfin à cette occasion, évoquer une question difficile : celle de la Foi. Il s’agit de questions fréquentes et récurrentes dans certains milieux : « je suis chrétien, puis-je utiliser l’hypnose pour me soigner ? ». « Puis-je pratiquer l’hypnose en tant que thérapeute chrétien ? ».
A cela, en tant que chrétienne, je réponds, « OUI ».
Oui, mais pas dans n’importe quelles conditions, et pas avec n’importe qui.
L’hypnose est un outil. Comme tout outil, il ne faut pas le mettre entre les mains de n’importe quelle personne, et il ne faut pas s’y soumettre dans n’importe quelles conditions.

  • j’ai évoqué précédemment la nécessité absolue de se former, l’importance des formateurs et de leur éthique, et notre éthique personnelle.
  • pour franchir le cap et se laisser aller à rentrer dans cet état d’hypnose, la confiance dans le thérapeute est fondamentale. Celle-ci est la conséquence d’un bon lien qui s’est établi entre les deux personnes. Ceci est valable pour toute relation de soin. Encore plus dans le domaine de l’hypnose, compte tenu de l’état dans lequel nous nous trouvons.
  • Le Créateur sait de quoi nous sommes faits. Il connait parfaitement ce qui s’est inscrit sur « notre disque dur », comme évoqué plus haut. Ce qu’Il souhaite, c’est notre bonheur, notre paix intérieure. Les chemins pour y arriver sont multiples. Les professionnels de santé (que ce soit dans le domaine physique, psychologique, médecine parallèle…) peuvent être utilisés par le Seigneur pour participer à notre guérison. En fonction de ce que nous sommes, de notre problématique, de notre personnalité, de nos blocages…. l’outil « Hypnose » et le thérapeute sont,  dans ce cas, au service de la foi, pour aboutir à une amélioration de leur état, voire à leur guérison.  Parler du fait que je sois chrétienne

Peux-tu nous donner quelques exemples de pratiques  ayant entrainé des changements positifs d’attitudes et de comportement ?

1-Une personne est venue me voir suite à des menaces de mort proférées à son encontre dans le cadre d’un conflit. Cela engendrait des peurs, perturbations de son sommeil … En état d’hypnose, elle a revécu une situation de grande détresse alors qu’elle était enfant : elle avait fait une réaction allergique très forte à la suite d’une anesthésie. Dans ce contexte, elle avait frôlé la mort et s’était sentie partir. Je l’ai accompagnée en hypnose pour réparer ce traumatisme d’enfant. Cette démarche l’a aidé à surmonter cette nouvelle angoisse liée à la menace de mort récente.

2-Une personne souffrait de douleur d’épaule. L’hypnose l’a fortement soulagée et elle a recouvré une aisance fonctionnelle.

3-Une personne souffrait d’un mal-être récurrent engendrant des difficultés relationnelles. En état d’hypnose, elle a réussi à revivre des situations in utéro (lorsqu’elle était encore dans le ventre de sa maman). Elle a ressenti, revécu l’angoisse de sa maman qu’elle avait « absorbée » à l’époque en tant que fœtus, bébé en formation. L’accompagnement en hypnose lui a permis de faire le tri et de se détacher de l’angoisse de sa maman lors de sa grossesse, pour devenir plus sereine dans sa vie actuelle.

4-Une dame s’est fracturée plusieurs vertèbres suite à une chute de cheval. L’hypno-thérapie a réduit de moitié le temps de consolidation.

5-Une personne a trouvé grâce à l’hypnose l’origine de son état de mal-être, de ne pas être à sa place, sentiment permanent de vide, de manque: elle a découvert qu’elle avait eu un jumeau décédé prématurément in utéro

6-Une personne a revécu des traumatismes d’enfance (maltraitance et abus) enfouis profondément. La réparation en hypnose lui a permis d’être plus épanouie dans sa vie d’adulte. Elle a retrouvé confiance, et ce travail l’a libérée.

Conclusion

Les différentes parties de notre être (physique, psychique, émotionnel, spirituel …) constituent un tout en interaction. Plusieurs entrées sont donc possibles.
Mon parcours m’a fait rencontrer tellement d’humains en souffrance. Et je sais combien un état intérieur blessé peut constituer un véritable handicap dans la vie quotidienne.
Mon activité professionnelle actuelle me permet d’offrir un accompagnement individualisé, dans le respect de ce que mes clients sont personnellement. J’ai vraiment à cœur de pouvoir les aider en profondeur.
La Thérapie par l’Hypnose répondant à ces objectifs, je suis vraiment heureuse de pouvoir leur proposer et utiliser cet outil qui couvre une multitude de champs d’application,

Béatrice GINGUAY
Hypnothérapeute

  1. De cadre infirmier à coach de vie : https://vivreetesperer.com/de-cadre-infirmier-a-coach-de-vie/
  2. Médiation animale : https://vivreetesperer.com/mediation-animale/

Le courage de la nuance

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021476736/grande/147673_couverture_Hres_0.jpgUne juste expression
Selon Jean Birnbaum

Lorsque l’insécurité prévaut, lorsque l’angoisse qui en résulte suscite une agressivité généralisée, lorsque cette agressivité s’exprime dans une polarisation idéologique et l’affrontement de camps opposés, alors l’expression libre de la pensée est menacée par les pressions sociales, et le débat public est lui-même handicapé. Dans ce contexte, il importe de résister. C’est l’appel lancé par Jean Birnbaum dans un essai : « Le courage de la nuance » (1). « Tout commence par un sentiment d’oppression. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas pour satisfaire un intérêt théorique, mais parce que j’en ai éprouvé la nécessité interne. Il fallait nommer cette évidence. Dans les controverses politiques comme dans les discussions entre amis, chacun est désormais sommé de rejoindre tel ou tel camp, des arguments sont de plus en plus manichéens, la polarisation idéologique annule d’emblée la possibilité même d’une position nuancée ». « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison » disait naguère Albert Camus et nous sommes nombreux à ressentir la même chose aujourd’hui » (p 11).

Jean Birnbaum est en situation d’émettre un jugement sur la conjoncture du débat intellectuel. En effet, depuis 2011, il dirige le Monde des Livres et, lui-même, il a écrit deux  essais : « Un silence religieux. La gauche face au djihadistes » (2), « La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous » dans lesquels il pointe des manques dans la culture actuelle face à un élan religieux extérieur. Et nous dit-il, à deux ans d’intervalle (2016 et 2018), participant, à ce sujet, à de nombreuses rencontres publiques, avoir observé un changement de climat : « Dans la même ville, parfois avec les mêmes personnes, l’atmosphère était beaucoup moins ouverte. On pouvait observer une suspicion latente « avec une accusation qui effectue actuellement un grand retour et qui tient en quatre mots : « faire le jeu de » (p 14). « Vieille antienne. A l’époque du stalinisme déjà, le écrivains qui dénonçaient le goulag étaient accusés de faire le jeu du fascisme ».

En écrivant ce livre, Jean Birnbaum se propose donc de nous offrir  « Un bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique, pour faire pièce à la suspicion. Non seulement parce qu’il célèbre la nuance comme liberté critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce qu’il est nourri par cette conviction que le livre, l’ancienne et fragile tradition du livre constitue pour la nuance le plus sûr des refuges » (p 15). Et il écrit un essai, car c’est un genre de livre où la puissance de la nuance peut s’épanouir au mieux à « la charnière de la littérature et de la pensée » (p 16). Dans cette approche, Jean Birnbaum a eu l’idée de nous montrer combien on peut s’appuyer sur l’exemple « d’intellectuels et d’écrivains qui  illustrent un héroïsme de la mesure ». Il fait appel à « des figures aimées auxquelles il revient souvent et dont il est convaincu qu’en ce temps périlleux, elles peuvent nous aider à tenir bon, à nous tenir bien » (p 17). Ce sont des personnes courageuses : Albert Camus, Georges Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillon ou encore Roland Barthes. Si ces noms nous sont pour la plupart connus, leur parcours ne l’est pas toujours et, avec Jean Birnbaum, il est bon de revisiter leur histoire et d’en apprécier le sens et la portée.

Cet essai n’est pas volumineux, mais il est riche et dense. Il appelle une lecture attentive et même enthousiaste. Dans notre présentation, nous nous bornerons à situer ces auteurs dans l’histoire et, avec Jean Birnbaum, évoquer quelques traits de leurs personnalités.

Le courage de la nuance face aux pressions totalitaires

Si il y a bien aujourd’hui une menace croissante de polarisation idéologique, la situation aujourd’hui ne nous paraît pas aussi tendue et aussi dangereuse qu’elle a pu l’être, durant quelques décennies au XXè siècle, à l’époque où des régimes totalitaires s’étaient installés en Europe et y exerçaient leur pression : Le fascisme, l’hitlérisme et le stalinisme. Les auteurs mis en valeur dans ce livre ont vécu durant cette période.

Georges Bernanos

La menace fasciste s’est révélée durant la guerre d’Espagne dans le putsch de l’armée contre la République espagnole et la guerre civile qui s’en est suivie. C’est là qu’on voit réagir Georges Bernanos dans son livre : « Les grands cimetières sous la lune » : « un témoignage sur la guerre d’Espagne rédigé à chaud par le romancier connus pour engagements royalistes et chrétiens qui n’en proclame pas moins son dégout pour les crimes du Général Franco et ses complices en soutane »   (p 36). L’événement est d’autant plus significatif que Georges Bernanos a longtemps été un militant d’extrême-droite. Or, il refuse de ne pas voir les atrocités en cours et il intervient pour les dénoncer. « Naguère dévoué au puissant mouvement monarchiste, Bernanos vient donc briser le consensus chez ses anciens compagnons et plus généralement chez les soutiens français de Franco » (p 31).

A quoi tient cet engagement ? Georges Bernanos se dit « un homme de foi ». Il refuse le déni du mal et voit dans la médiocrité une réalité spirituelle « qui mêle désinvolture morale, contentement de soi et furieuse cécité… Il en résulte un parti-pris de ne pas voir ce qui crève les yeux » (p 41). Georges Bernanos voit dans l’enfance « une grâce à préserver, un élan qui se met à travers de l’imposture et du fanatisme… Nulle naïveté ici… Sous la lumière de Bernanos, la nuance est un aveuglement surmonté » (p 44-45).

Georges Orwell

La guerre d’Espagne a également mis en évidence le courage d’un autre écrivain : Georges Orwell. Dans les deux camps, la guerre d’Espagne apparaît à beaucoup comme « un combat contre le mal, une lutte finale ». Et dès lors, « la priorité est de serrer les rangs, et dire la vérité devient inopportun, voire criminel si la proclamation de cette vérité sert « objectivement les intérêts de la partie adverse » (p 82). C’est contre ce mécanisme que Georges Orwell s’est élevé en affirmant la primauté de l’humain et de ce qu’il appelle « la décence ordinaire ». (p 86). « Ce qui fonde toute émancipation, c’est la justesse des idées, mais surtout la vérité des sentiments » (p 87). On comprend pourquoi son grand roman antitotalitaire « 1984 » a pour héros un amoureux des mots que le régime prive bientôt de la possibilité non seulement d’écrire, mais de ressentir » (p 87). Et, de même qu’Orwell sait manifester de la sympathie, il aime la franchise. « Chez lui, ce franc parler se conjugue au doute ; Dire son fait à autrui, certes, mais aussi assumer ses propres failles… se montrer « fair play ». La meilleure façon d’être honnête, c’est de renoncer à une illusoire « objectivité »… Si « Hommage à la Catalogne » est un récit bouleversant, c’est parce que l’esprit critique et l’ironie y annulent d’avance toute velléité dogmatique » (p 90). « Refusant de céder au chantage idéologique…, Orwell nous lègue sa conception de la nuance comme franchise obstinée. Avec, pour corollaire ce principe si précieux : jamais une vérité ne devrait être occultée sous prétexte qu’en nommant les choses on risquerait de se mettre à dos telle personne importante ou de « faire le jeu » de telle idéologie funeste » (p 95).

Hannah Arendt

La guerre d’Espagne fut un prélude à l’expansion de l’Allemagne nazie. La philosophe Hannah Arendt a fui cette domination pour se réfugier aux États-Unis en 1941. Elle a éprouvé les effets de la « bêtise », ce qu’elle désigne par : « un certain rapport à soi, une manière de coller à ses propres préjugés jusqu’à devenir sourd aux vues d’autrui » (p 58). « Pas de pensée sans dialogue avec les autres et pour commencer avec soi. Avoir une conscience aux aguets, se sentir capable d’entrer dans une dissidence intérieure, voilà le contraire du mal dans sa banalité ; pour Arendt, la pensée a moins à voir avec l’intelligence qu’avec le courage. C’est un héroïsme ordinaire. D’où son insistance sur « le manque d’imagination » d’Eichman, l’impossibilité qui était la sienne de se mettre à la place des autres. Aussi « cet héroïsme de la pensée se confond-il largement avec le génie de l’amitié. C’est seulement parce que je peux parler avec les autres que je peux parler avec moi-même, c’est à dire penser » (p 59).

Raymond Aron

Le sociologue et philosophe Raymond Aron, lui aussi, a été confronté avec le nazisme. En 1933, nommé à un poste d’assistant de philosophie en Allemagne, il découvre la montée hitlérienne. C’est une épreuve où il va apprendre le caractère précieux de la démocratie. Et dans cette tourmente, il forge un idéal de lucidité. La lucidité est la « première loi de l’esprit », écrit-il dès 1933 dans sa « lettre ouverte d’un jeune français à l’Allemagne » (p 73). Et sa ligne de conduite repose sur le « pluralisme culturel ». Face aux emportements, le choix de Raymond Aron est « une éthique intraitable du doute. « En ce sens, si l’on mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensée, on peut dire qu’Aron fut d’abord un disciple d’Aristote, ce grand philosophe de la prudence » (p 76). Ainsi célèbre-t-il « le suprême courage de la mesure ». C’est dans cet esprit que Raymond Aron a fait face aux totalitarismes, du fascisme au stalinisme.

Germaine Tillon

Au cours des années qui précèdent la guerre 1939-1945, Germaine Tillon est ethnologue, en recherche en Algérie chez les berbères Chaouis (p 105). En 1940, elle choisit la résistance  et « crée, avec d’autres, le célèbre Réseau du Musée de l’Homme, un des premiers réseaux de résistance en territoire occupé » (p 106). Elle est déportée à Ravensbruck en 1943. A sa libération, elle poursuit son œuvre de recherche où elle tient ensemble « enquête serrée et expérience sensible» (p 108). Elle va écrire surtout des « essais », « autrement dit des livres qui avancent à tâtons en assumant leurs propres fragilité » (p 104). Durant la guerre d’Algérie, Germaine Tillon se bat, côté français pour que cessent les exécutions capitales, et, en même temps, elle dialogue avec un des meneurs algériens de la lutte armé » (p 111). « Femme de conviction, elle préservait cependant comme un trésor fragile la nécessité de ne jamais leur sacrifier la vérité et la possibilité de nouer des liens authentiques avec des gens aux idées différentes, voire opposées » (p 111).

Albert Camus

Albert Camus est lui aussi interpellé par la guerre d’Algérie puisqu’il est originaire de ce pays. « Né en Algérie au sein d’une famille modeste, très tôt orphelin de père, élevé par une grand-mère pénible et une mère illettrée, l’auteur de « La Peste » a été atteint par la tuberculose alors qu’il n’avait que 17 ans » (p 24). C’est une dure épreuve. Ce fut une expérience subie, mais « sa patience n’en demeura pas moins active ». Contre les rigidités « d’un rationalisme sans nuance, elle nourrit des engagements ancrés dans la vie sensible. Ainsi, on ne comprend rien aux positions de Camus sur la guerre d’Algérie si on n’a pas en tête le lien si charnel qui a uni ce fils de pied noirs aux êtres et aux paysages de ce pays. Au moment de la guerre d’Algérie, il formule l’impossible rêve d’une formule « fédérale », qui aurait permis à la fois la fin du système colonial et l’invention d’un nouveau « vivre ensemble », mais cela ne l’a pas empêché de défendre très tôt les nationalistes algériens et leur lutte contre la puissance française, ses lois d’exception et ses « codes inhumains » (p 25). Inscrit au parti communiste dans sa première jeunesse, Camus en a été banni. Il formule à son égard deux griefs qu’il « relancera plus tard au fil des années, en direction des intellectuels « progressistes » : d’une part, la prétention à faire entre la réalité sociale dans un carcan théorique, d’autre part, le refus d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison » (p 26)… « Manichéisme politique et mensonge existentiel sont inséparables. La langue de bois est secrétée par un cœur en toc » (p 26).

Albert Camus a suivi un sentier étroit, mais juste. « Comment concilier indignation et lucidité ? Un être humain peut-il donner libre cours à son « goût pour la justice » et, en même temps, « tenir les yeux ouverts ? » (p 26). « Il y a un courage des limites, une radicalité de la mesure » (p 27).

Roland Barthes 

Jean Birnbaum adjoint à cet ensemble de portraits, Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue.

« Barthes s’est fixé cette tâche impossible, non seulement prendre soin des mots, mais encore ne jamais laisser le langage se figer, toujours le maintenir dans cet état de révolution permanente qu’on appelle littérature » (p 118). Roland Barthes distingue une « parole ouverte » en terme de souffle et une « parole fermée », hermétique, comme un bloc de clichés, ce qu’il appelle la « brique » (p 119). Lors d’un voyage dans la Chine Maoïste, Roland Barthes saisit « la tyrannie des stéréotypes » (p 121) et il étouffe. A partir des années 1970, « le sémiologue fait de la nuance un souci constant et une méthode active. Je veux vivre selon la nuance », proclame-t-il » (p 122). Ainsi, « maitresse des nuances, la littérature est une permanente remise en question, une parade face aux dogmatismes » (p 122). Roland Barthes s’établit dans le « refus du surplomb », le « refus de l’arrogance ».

Des attitudes communes

Si le contexte d’une même époque est un dénominateur commun entre les personnalités évoquées dans ce livre, Jean Birnbaum voit chez eux des attitudes voisines. Et il évoque cette perception dans de courts chapitres intermédiaires, des « interludes ». Les titres en sont parlants : « Des mots libres pour des hommes libres » ; « Il faut parler franc » ; « La blague est quelque chose d’essentiel » ; « Vous avez dit : « faire le jeu de » ; « L’inconnu, c’est encore et toujours notre âme » ; « La littérature, maitresse des nuances ». On reconnaitra là les remarques de l’auteur à propos des personnalités évoquées dans ce livre. Jean Birnbaum les a choisis dans une communauté d’attitudes et de démarches : « Les hommes et les femmes que j’ai voulu réunir dans ce livre, ne savaient pas où se mettre. Ils étaient trop nuancés pour s’aligner sur des slogans. Trop libres pour supporter la discipline d’un parti. Trop sincères pour renoncer à la franchise. Trop mobiles pour obéir à une politique de frontières… » (p 129). Ces diverses figures « s’inscrivent dans une même constellation de sensibilité et de vigilance », ce que Hannah Arendt nommait « une tradition cachée » (p 130). Alors, nous dit Jean Birnbaum, « J’ai voulu… entendre cette petite troupe d’esprits hardis, délivrés de tout fanatisme, qui ont accepté de vivre dans la contradiction, et préféré réfléchir que haïr » (p 137).

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » affirme la déclaration universelle des droits de l’homme dans son article 18 et l’article 19 ajoute : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression » (3). Malheureusement, il y a encore certains états où ces libertés sont bafouées. Il y faut du courage pour penser, c’est à dire penser librement. Cependant la menace vis à vis de l’exercice de la pensée ne vient pas seulement des pouvoirs politiques dictatoriaux. D’une façon plus subtile, elle peut aussi s’exercer à partir de pressions sociales et idéologiques dans une imitation servile. Des modèles s’imposent en terme d’oppositions simplistes, d’une pensée en blanc et noir. Ici, le courage de penser, c’est aussi le « courage de la nuance » pour reprendre le beau titre du livre de Jean Birnbaum. Les exemples vivants qu’il nous apporte en ce sens viennent nous accompagner et nous encourager.

J H

  1. Jean Birnbaum. Le courage de la nuance. Seuil, 2021 Interview vidéo de l’auteur : https://www.youtube.com/watch?v=o5fu8S1irZY
  2. Un silence religieux : https://vivreetesperer.com/un-silence-religieux/
  3. Liberté de penser. Liberté d’expression : http://www.francas40.fr/var/francas/storage/original/application/93286c030c46cedd732730e0917a7c13

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Vivre au ciel maintenant, la grande connexionVivre au ciel maintenant
Selon Richard Rohr

Les représentations du Ciel qui nous sont traditionnellement proposées nous renvoient au lointain et au futur, et son accès au conditionnel. Cependant, ce paysage est en voie d’évolution.

Dans une séquence sur « la communion des saints », Richard Rohr nous ouvre une vision évangélique en se fondant sur les paroles de Jésus lors de son dernier repas avec ses disciples. Ici des interrelations s’affirment. Des barrières tombent : « Jésus leur dit toutes ces choses, et levant les yeux au ciel, il dit « Père, je ne demande pas pour ceux là seulement, mais aussi pour ceux qui croient en moi à travers leur parole : qu’ils puissent tous être un, de même que toi Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ils puissent aussi être en nous de manière à ce que le monde puisse croire que tu m’as envoyé » (Jean 17. 1, 20-23).

« On peut voir dans cette prière le plus haut niveau de l’enseignement mystique du Nouveau Testament », écrit Richard Rohr. « Ici Jésus se connecte à tout. Il est dans le Père, le Père en vous, vous en Dieu, Dieu en lui, Dieu dans le monde et vous dans le monde. Tout cela est un ».

Pour Richard Rohr, c’est là le fond des choses. La relation est première. Nous ne vivons pas seuls, mais en relation. « Les saints voient les choses dans leur connexion et leur globalité ; ils ne voient pas les choses séparées. C’es tout un et cependant, comme la Trinité, c’est aussi différent. Ce que vous faites à l’autre, vous vous le faites à vous-même. Comme vous vous aimez vous-même, c’est aussi comme vous aimez votre prochain. Comme vous aimez Dieu, c’est comme vous vous aimez vous même. Comme vous vous aimez vous même, c’est comme vous aimez Dieu. Comme vous faites une chose, c’est comme vous faites toutes les choses ». Nous pouvons nous interroger dans cette perspective sur notre manière de vivre.

De même, cette approche nous appelle à discerner, à voir la réalité en profondeur. « La  foi, ce n’est pas simplement voir les choses en surface, mais à reconnaître leur signification profonde. Etre une personne de foi signifie que nous voyons les choses – les gens, les animaux, les plantes, la terre – comme intrinsèquement connectés à Dieu, connectés à nous-mêmes et donc absolument dignes d’amour et de dignité. C’est pour cela que Jésus a prié : Pour que nous voyons les choses dans leur unité, dans leur connexion ».

Où en sommes nous dans ce regard ? Notre maturité spirituelle est fonction de notre degré d’évolution dans la manière de percevoir notre connexion, nos interrelations. C’est ce que nous dit Richard Rohr : « Plus nous pouvons nous connecter, plus il y a de la sainteté en nous. Moins nous pouvons nous connecter, moins nous sommes transformés. Si nous ne pouvons pas nous connecter avec des gens d’autres religions, d’autres classes, d’autres races, avec nos « ennemis » ou avec ceux qui sont en souffrance, nous ne sommes pas très convertis. Les gens vraiment transformés sont capables d’une reconnaissance universelle… »

Notre manière de voir a des conséquences quant à notre manière de voir le « ciel ». « Nous n’allons pas au ciel, nous apprenons à vivre dans le ciel maintenant », écrit Richard Rohr. « Et personne ne vit seul au ciel. Ou nous apprenons à vivre en communion avec d’autres gens et avec tout ce que Dieu a créé, ou bien, très simplement, nous ne sommes pas prêts pour le ciel… »

Ainsi quel est le chemin ? « Nous avons été invités, même maintenant, même aujourd’hui, même en ce moment, à vivre consciemment dans la communion des saints, dans la Présence, dans le Corps, dans la Vie du Christ éternellement Ressuscité ».

J H

  1. Une méditation de Richard Rohr dans son site : Center for action and meditation : Living in Heaven now Vendredi 12 mars 2021 https://cac.org/living-in-heaven-now-2021-03-12/

Voir aussi ces autres méditations de Richard  Rohr

Enlever le voile : https://vivreetesperer.com/enlever-le-voile/

L’homme, la nature et Dieu : https://vivreetesperer.com/lhomme-la-nature-et-dieu/

 

Créativité et sagesse

https://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021474848/grande/147484_couverture_Hres_0.jpgLe parcours d’Angélique Kidjo du Bénin à une vie internationale

 Un petit livre vient de paraître dans une nouvelle collection : « Je chemine avec Angélique Kidjo » (1). Ainsi, à travers des entretiens avec Sophie Lhullier, nous découvrons le parcours et le témoignage d’une chanteuse réputée internationalement. La collection elle-même mérite attention. Elle est destinée aux jeunes. « Comment trouve-t-on sa voie ? Quand nous demande-t-on ce qui nous anime, ce qui nous donnerait envie de nous lever le matin ? D’ou l’idée de partager l’exemple de possibles, de récits de vie de personnalités très différentes, mais toutes libres et passionnées ». En fait, le public s’étend bien au delà des jeunes, à tous ceux qui se veulent à l’écoute, en mouvement.
Nous avons découvert la personnalité d’Angélique Kidjo à travers le message d’une amie sur facebook . Effectivement, ce livre nous présente un récit de vie particulièrement instructif à double titre : il nous présente un témoignage où nous voyons un fil conducteur ; sagesse et éthique, et, en même temps, il nous permet de mieux comprendre comment un nouveau monde est en train de se construire, un  monde en transformation où chacun d’entre nous compte et est appelé à jouer un rôle constructif. Il y a là une lecture, tonique, encourageante, à partager.

Un parcours international

Le parcours d’Angélique Kidjo nous est présenté dans une introduction (p 8-9) : Elle nait au Bénin en 1960, deux semaines avant l’indépendance. « Elle y vit une enfance entourée de parents ouverts et d’une fratrie de musiciens ». Toute petite fille, elle commence à chanter. Dans une ambiance favorable, elle apparaît très vite sur scène. Et « elle devient une star au Bénin à 19 ans ». « En 1983, ne pouvant plus s’exprimer en tant qu’artiste en raison de la dictature, Angélique Kidjo décide de fuir en France pour continuer à chanter librement. Elle repart à zéro, s’inscrit dans une école de jazz où elle rencontre son futur mari, Jean Hebrail. Depuis, ils n’ont cessé de travailler ensemble. En 1991, elle sort son premier album français : « Logozo » dont le succès est immédiat et international. ». En 1998, Angélique et son mari s’installent aux Etats-Unis où ils vivent depuis lors. La créativité musicale d’Angélique Kidjo s’y déploie brillamment. Elle réalise de nombreux albums « intimement liés à l’histoire de l’Afrique et aux droits humains ». « Elle associe, avec brio, la beauté des musiques traditionnelles d’Afrique à l’énergie et à la vivacité des musiques contemporaines. Par le chant, elle cherche à rassembler les peuples et les cultures, à pacifier les relations… ». Angélique Kidjo est également engagée socialement. « Elle est ambassadrice de bonne volonté de l’Unicef depuis 2002. Pour elle, tant que l’éducation ne sera pas devenus la priorité de tous les adultes, le justice et la paix ne pourront pas régner dans le monde. C’est pourquoi, elle a créé en 2006 sa fondation Batonga qui oeuvre en faveur de l’éducation secondaire des jeunes filles africaines.

Une source inspirante.

L’éducation d’Angélique dans une famille pionnière.

 Au cours de cet entretien, on découvre combien la famille d’Angélique joué un rôle majeur dans sa formation et son orientation.

Non seulement cette famille l’a encouragé dans le développement de ses dons et ses talents, mais elle a participé à l’adoption de valeurs fondatrices. Il y a là un fait original, car cette famille était particulièrement ouverte. Ainsi a-t-elle reçu une éducation « atypique », orientée vers la bienveillance, l’accueil et le respect de la femme. Son père croyait hautement à l’importance de l’éducation scolaire, envoyant à l’école ses nombreux enfants, les filles comme les garçons. Il appelait sa fille à réfléchir par elle-même, mais aussi à tenir compte des autres et à savoir se remettre en cause. « J’ai été éduquée dans cette logique d’associer la tête et le cœur à toute réflexion » (p 12). Et aussi, son père manifestait une attitude de bienveillance et de compréhension.   Un jour qu’Angélique s’était violemment emportée en découvrant la réalité de l’apartheid, son père lui a dit :  Tu as le droit d’être en colère et de ne pas comprendre pourquoi il y a l’apartheid en Afrique du sud, mais jamais je ne te laisserai aller vers la haine et la violence… Que veux-tu ? Comment vois-tu la vie ?  Tu veux un monde de guerre perpétuelle ou tu veux que l’on arrive un jour à comprendre que nos différences sont nos forces et pas nos faiblesses… » (p 31). Angélique a réfléchi et a réécrit la chanson qui faisait problème.  Son père respectait la vocation de sa femme à la tête d’une compagnie de théâtre. Angélique a intégré celle-ci à l’âge de six ans. « La personne que je suis a commencé à se construire là » (p 13). Son père et sa mère étaient féministes. « Sa mère a élevé ses garçons de la même manière que les filles (p 12).

Angélique s’est interrogée sur la personnalité « atypique » de ses deux parents.  Elle y voit l’influence des ses deux grands-mères, veuves très jeunes et qui sont devenues des « femmes fortes » engagées dans une activité marchande.

Un autre élément est intervenu dans la formation d’Angélique : la présence d’une nombreuse fratrie. Ses frères jouaient tous d’un instrument  et ils étaient très engagés dans la musique. Angélique a  chanté depuis la petite enfance et elle a grandi en écoutant beaucoup de musique depuis la musique traditionnelle jusqu’à pratiquement toutes les musiques du monde » (p 13). Ainsi, ce livre nous éclaire sur le contexte dans laquelle la personnalité d’Angélique s’est forgée. Et, de plus, dans la sympathie éveillée par cette lecture, nous apprenons beaucoup  sur la civilisation africaine et sur son évolution.

 

Toute créativité

Un parcours musical exceptionnel

A 23 ans, Angélique arrive en France. Elle réussit une adaptation difficile en s’engageant dans une formation musicale et c’est dans une école de jazz qu’elle rencontre Jean Hebrail, bassiste, compositeur qui devient son mari.  De rencontre en rencontre, elle trouve une reconnaissance et une aide pour s’exprimer. Angélique nous décrit cet univers et rend hommage à ceux qui ont choisi de travailler avec elle. Ses albums rencontrent de grand succès. Ce fut le cas de «  Logozo » en 1991. Des concerts en résultent jusqu’en Australie. Dea tournées s’organisent autour de ces succès comme « Agolo » (terre nourricière). En 1998, Angélique et son mari s’installent aux Etats-Unis où ils vont résider jusqu’à aujourd’hui. Elle y réalise une trilogie musicale sur l’esclavage (p 66). Aujourd’hui, la réputation d’Angélique Kidjo est internationale. Ainsi, on lui a demandé de chanter devant un parterre de chefs d’état lors du centenaire de l’armistice du 11 novembre 2018 (2).

Cette carrière musicale témoigne d’un dynamisme considérable. En effet, il n’y a pas seulement une grande créativité artistique, mais il y a aussi une intense activité relationnelle. Celle-ci se manifeste notamment dans le travail quotidien avec de nombreux collaborateurs. « Choisir le bon manager et le bon producteur, c’est capital dans la profession ». Et pour ses albums, il y a chaque fois un choix de partenaires, de musiciens. « On ne se fait pas tout seul, jamais. Beaucoup de soutiens m’ont ouvert les voies. J’essaie de ne jamais l’oublier. C’est pour cela que je fais le maximum pour aider autour de moi » (p 65). Sur la scène, il y a également une relation intense avec le public. « On n’est jamais artiste seul. Sans public, il n’y a pas d’artiste. Tu crées à partir de ce qui est au fond de toi, de ce que tu as vécu, mais aussi ce que d’autres ont vécu et de ce que tu as vécu à travers eux » (p 102).

Au total, il y a un fil conducteur, c’est l’inspiration. «  Quand on écrit, comme dit Philip Glass, c’est du domaine de l’inconnu. Ce n’est pas toi qui décide du moment où les mots ou la musique doivent sortir.  Et quand ça vient, il faut essayer de préserver tel quel ce qui arrive » (p 102).

 

L’Afrique au cœur

 Angélique vient d’une famille africaine avancée dans l’affirmation du respect des autres, du respect des femmes. Son témoignage nous fait part de l’exemple donné par son père et par sa mère dans l’héritage d’une lignée de grand-mères, « femmes puissantes ». C’est un rappel de l’influence de choix personnels bien au delà du présent immédiat, car Angélique a porté ensuite ces valeurs de respect, ce refus de la haine et de la violence. Et de même, la vocation musicale d’Angélique s’enracine dans sa famille. Elle s’inscrit également dans le contexte de la culture africaine.  C’est au Bénin qu’elle a appris la musique. Et, dans sa réussite de chanteuse, elle a repris l’héritage des rythmes africains et elle a écrit ses chansons dans des langues africaines. Elle nous dit parler quatre langues du Bénin : le fon, le yoruba, le goun et le mina (p 83). L’œuvre d’Angélique Kodjo a porté haut la culture musicale africaine qu’elle retrouve également dans la diaspora et, particulièrement, dans la descendance de l’esclavage présente en Amérique des Etats-Unis au Brésil en passant par les Antilles. Dans ce mouvement, Angélique Kodjo a réalisé une trilogie musicale sur l’esclavage.

Dans cet entretien, elle nous rappelle maintes fois cette histoire douloureuse dont nous méconnaissons trop souvent la charge et l’importance. « la violence de nos sociétés est un héritage de l’esclavage… On commence seulement à se poser la question de savoir pourquoi l’Afrique, un continent riche (en matières premières, en forces  vitales), compte le plus de pauvreté. L’exploitation des richesses de l’Afrique par les pays occidentaux perpétue ce système inégalitaire auquel il faut mettre fin. Et si on commence à examiner l’histoire économique mondiale, on se rend compte que c’est le travail des esclaves qui a financé la richesse des pays occidentaux et a fondé un capitalisme inhumain. Aux Etats-Unis, les esclaves ont travaillé quatre cent ans sans être payés… Tant que cette réalité historique ne sera pas reconnue, nous ne pourrons pas progresser parce que le poison de l’humiliation et de la déshumanisation des africains restera au cœur des sociétés » (p 127-128). « Il faut également se souvenir que jusqu’à la Renaissance, on trouvait en Afrique, des sociétés, des royaumes, de l’architecture d’un niveau comparable à l’Europe. Tout un pan africain de l’histoire de l’humanité a été occulté pendant longtemps (p 128-129).

Angélique Kidjo porte l’Afrique dans son cœur. Déjà décrite, c’est la présence de l’Afrique dans ses chants et sa musique. Ainsi, dans un album comme « Djin Djin », elle a voulu partager sa culture béninoise avec des musiciens béninois actuels. (p 76). Et puis, elle est également engagée socialement au service de l’Afrique à l’Unicef et dans la fondation Batonga qui œuvre pour l’éducation  secondaire des jeunes filles en Afrique.

Une sagesse. Une éthique

Des valeurs vécues au quotidien

Au tout début de l’interview, Angélique Kidjo proclame une vision universaliste de l’être humain : « Avant d’être femme, avant d’être noire, je suis un être humain » (p 12). Et elle rappelle ensuite son vécu familial où elle a appris le respect des autre qui est aussi le respect de la femme et qui se manifeste par une hospitalité ouverte. Elle y a appris également à rejeter la haine et à refuser la violence.

Le respect des autre, c’est aussi le respect de soi-même, et par là même, une hygiène de vie. Cette hygiène de vie lui paraît  indispensable dans son métier de chanteuse. « Les cordes vocales sont comme les muscles » (p 95). Il y a  donc des règles de vie importantes : bien dormir, avoir une alimentation saine, ne pas fumer ou boire de l’alcool. Depuis une dizaine d’années, Angélique pratique la méditation. « Tous les voyages que j’ai fait, m’auraient tué sans la méditation » (p 97).

La sagesse, c’est aussi ne pas s’enorgueuillir : « Savoir rester humble….Tu es au service de ton inspiration. Laisse ta chanson se faire. Cette vulnérabilité te permet de saisir clairement ce dont tu as envie…. Quand l’inspiration se présente, le moment est tellement fugace que si tu n’adoptes pas une posture d’humilité, tu risques de passer à côté » (p 103-104).

Angélique Kidjo trouve des joies intenses dans son métier de chanteuse.  C’est le plaisir de chanter, le bonheur d’être en scène (p 104), mais c’est aussi le travail d’équipe. Angélique est très sensible à l’accueil du public. Il y a des personnes qui se mettent en mouvement parce qu’elles trouvent une énergie, une espérance dans les chansons d’Angélique.

Il y a une dynamique de vie dans ses chansons. Angélique déplore l’individualisme qui règne en France, une attitude très différente de celle qui prévaut en Afrique. « Quand je rencontre quelqu’un chez moi dans ma ville à Cotonou, on se dit bonjour, on se répond… Quand je suis arrivée en France, quand je rencontrais les voisins de l’immeuble dans les escaliers et que je leur disais bonjour, ils se collaient au mur comme si j’allais les agresser..  Ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre, c’est souvent ça pour moi, les pays riches » (p  108-109).

Angélique Kidjo a toujours eu un sens aigu de la justice, mais très jeune, elle a découvert le danger de la violence (p 25). Et elle a adopté le même refus de la haine que celui de ses parents. « Chanter est ma responsabilité. Il ne faut pas la prendre à la légère. Il ne faut pas chanter la haine » (p 117). « Que demande l’amour ? Déjà que l’on s’aime soi-même avec ses défauts et ses qualités, que l’on soit prêt à être vulnérable et rejeté dans cet amour, pour ensuite retrouver la force dans ce rejet. La haine ne demande rien. La haine se nourrit de la haine . La colère, même à toute petite dose, se transforme rapidement en un problème insurmontable. Puis tu commences à haïr et  le temps que tu alimente cette haine, tu ne sais même plus pourquoi elle  est apparue. Tu entres dans le vortex de la haine qui va te broyer parce qu’elle n’apporte que violence et destruction. La haine nait de la peur. De quoi avons nous peur ? (p 131-132).

Angélique et Jean ont une fille, Naima, grande maintenant. Naima a reçu une éducation internationale incluant ses origines béninoises. La manière dont Angélique parle de l’éducation de sa fille témoigne de ses valeurs. « Ce que j’espère lui avoir transmis, c’est cette valeur fondamentale : « Aime-toi, respecte-toi et respecte les autres. Et ne fais jamais subir à autrui ce que tu ne voudrais pas subir toi-même » (p 142).

« Je chemine avec Angélique Kidjo » : La conversation qui se déroule à travers l’interview est très agréable à suivre. Elle suscite de la sympathie et elle est aussi très instructive.

Certes nos goûts musicaux sont différents les uns des autres. On ne se reconnaît pas nécessairement dans telle musique. Mais n’y a-t-il pas là aussi à apprendre du nouveau ?

Voici un livre qui élargit notre vision.

Nous y apprenons la vitalité créative de l’Afrique, la richesse de la civilisation africaine.

Cette richesse s’exprime notamment dans la musique et nous en y voyons ici la dimension internationale.

Ce livre nous rappelle également l’ampleur des méfaits de l’esclavage. C’est une réalité que nous avons trop tendance  à oublier.

Voici également un message tonique. C’est l’importance des choix et des attitudes personnelles. Parce qu’un père et une mère ont choisi le respect des autres et, à une échelle plus vaste, le respect de la femme, un sain féminisme,  leur fille Angélique, a pu trouver là une inspiration et se déployer dans une vie ouverte et créative. Au delà de son pays d’origine, elle nous apporte un message de paix dans une convivialité internationale.

Si il y a aujourd’hui beaucoup d’ombre dans ce monde, il y a aussi de la lumière. Angélique Kidjo nous apporte une dynamique de vie qui vient nous éclairer. Oui, le titre du livre est bien choisi : « Je chemine avec Angélique Kidjo ». Angélique nous accompagne.

J H

  1. Angélique Kidjo. Je chemine avec Angélique Kidjo. Entretiens menés avec Sophie Lhuillier. Seuil, 2021
  2. Angélique Kidjo a écrit précédemment des mémoires : « La voix est le miroir de l’âme » (2017) Elle est interviewée à ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=DDKEr1FLfFs
  3. « Pour le 11 novembre, Angélique Kidjo a ému les spectateurs ave la chanson de « Blewu » : https://www.youtube.com/watch?v=j5jk4sr6Upg

Paul : sa vie et son œuvre, selon NT Wright

https://productimages.worldofbooks.com/0281078750.jpgUne nouvelle vision du monde, une nouvelle manière de croire à la suite de Jésus, mort et ressuscité

 Les grands penseurs du passé nous inspirent encore aujourd’hui. Paul, au départ Saul de Tarse, puis souvent appelé saint Paul ou l’apôtre Paul fait partie de ces penseurs, bien qu’il ait été aussi un homme d’action, pionnier des premières communautés chrétiennes dans le monde gréco-romain.

Mais pourquoi nous intéresser à Paul aujourd’hui ? Dans un contexte ou le christianisme institutionnel décline, non sans rapport avec un ordre patriarcal et hiérarchique, on regarde de plus en plus aujourd’hui vers la dynamique du christianisme dans les deux premiers siècles, la période de l’« invention du christianisme » selon le titre d’un ouvrage collectif consacré à ce thème (1). On y remarque que la référence à Jésus apparaît très tôt après son départ, dès le début des années 50 dans les épitres de Paul, bien avant la rédaction des évangiles. Paul ne crée pas seulement des églises dans le monde gréco-romain, il se fonde sur la mort et la résurrection de Jésus et l’interprète comme un événement déterminant dans l’histoire du monde. Quelle signification pour nous aujourd’hui ? Or, un grand exégète britannique et par ailleurs, auteur de nombreux livres, N T Wright vient d’écrire une biographie de Paul (2) qui répond à nos questions.

 

Un nouveau monde en gestation

Au départ N T Wright dissipe un malentendu. Dans le passé et jusque dans la jeunesse de l’auteur, beaucoup de chrétiens percevaient le christianisme dans une perspective de salut individuel : « aller au ciel au moment de la mort » ; être « sauvé » et être « glorifié », pour reprendre les termes de Paul, signifiait « aller au ciel ». C’était une attente en rapport avec des « questions médiévales ». « Le cadre de la terre et du ciel a été une construction du haut Moyen Age ». Or, « Les chrétiens du premier siècle n’attendaient pas que leurs âmes quittent le monde présent matériel ». Ce qui était premier pour Paul et les nouveaux chrétiens, c’était « la venue conjuguée du ciel et de la terre dans un grand acte de renouveau cosmique dans lequel les corps humains seraient renouvelés pour prendre leur place dans ce nouveau monde » (p 8). Paul a une vision nouvelle de l’histoire. Il parlait de l’histoire comme ce qui arrive dans le monde réel : le monde de l’espace, du temps et de la matière. Il était un juif qui croyait dans la bonté de la création originelle et à l’intention du Créateur de renouveler ce monde. Son évangile de salut portait sur le Messie d’Israël comme cela avait été promis dans les psaumes. Ce que Dieu avait fait en Jésus et à travers lui c’était un mouvement « ciel et terre » et non d’offrir un espace extra-terrestre.

 

Le message de Paul

N T Wright nous rapporte la vie de Paul dans un univers multiculturel. Mais le message de Paul n’est pas une synthèse philosophique. Il se fonde sur un événement, la mort et la résurrection de Jésus, et il s’enracine dans la culture juive, dans une histoire. Cette histoire est « l’histoire d’Israël comme enfants d’Abraham, Israël choisi par Dieu, choisi dans le monde, mais également Israël choisi pour le monde, Israël, le peuple de la Pâques sauvé de l’esclavage, le peuple avec lequel Dieu a fait alliance, le peuple à travers lequel toutes les nations seront bénies » (p 18). A l’époque, des signes donnent à penser que pour beaucoup de juifs, la Bible n’était pas d’abord un ensemble de règles et de prescriptions, mais un grand récit ancré dans la création et dans l’alliance et avançant dans l’ombre de l’inconnu (p 18). Et cette histoire n’était pas terminée. Elle était accompagnée de promesses et débouchait sur une espérance : un nouvel exode, une nouvelle restauration (p 19). Dans la révélation de Jésus, mort et ressuscité, Paul envisage cette histoire dans une perspective universaliste. Ainsi va-t-il appeler les juifs comme les non-juifs à entrer dans le mouvement de Jésus. Ainsi les épitres nous proposent un message à la dimension du monde entier. N T Wright évoque plusieurs textes de la Bible qui inspirent cette approche. Ainsi le psaume 2 : « Tu es mon fils. Aujourd’hui je t’ai engendré. Demande-moi et je te donne les nations en héritage, pour domaine, la terre toute entière ». Paul croit qu’à travers Jésus, sa mort et sa résurrection, le Dieu Un a vaincu toutes les puissances néfastes exerçant une emprise sur le monde. Et le pardon est accordé à tous. Cela signifie que tous les hommes, et pas seulement les juifs, sont libres pour adorer le Dieu Un. « Il n’y a plus de barrières entre juifs et non juifs » (p 79) ;

 

Des communautés nouvelles. Un nouveau genre de vie

 Les nouvelles communautés qui apparaissent rassemblent des juifs et des non-juifs dans un nouveau genre de vie. Elles dépassent et traversent les frontières de « la culture, du genre, de l’ethnie, du milieu social », elles sont contre-culturelles, une réalisation unique à l’époque. (p 91). Ce mouvement est « profondément dépendant de « la présence et de l’inspiration puissante du Saint Esprit », dans le déploiement d’une grande énergie (p 93). Le nouveau genre de vie, qui apparaît ici, sera, dans le long terme, le point de départ d’un changement des mentalités et d’une révolution sociale politique, telle que nous la décrit l’historien britannique, Tom Holland, dans son livre : « les chrétiens. Comment ils ont changé le monde » (4). « La vision de Paul était celle d’une société dans laquelle chacun travaille pour tous et tous pour chacun » (p 427).

 

Genèse d’une théologie

 Cependant l’apport principal de ce livre ne nous parait pas là. Ce livre n’étudie pas seulement la vie de Paul dans les différente étapes de sa vie, la fondation des communautés et la rédaction des lettres qu’il leur adresse : les épitres, mais il analyse l’inspiration de ces épitres dans leur apport retentissant. Ce qu’il nous dit, c’est que la pensée de Paul se fonde sur l’événement de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, qu’elle s’appuie sur le récit biblique en proclamant l’accomplissement du plan divin à long terme (p 119). « Le Créateur du monde a réalisé en Jésus la chose qu’il avait promise, accomplissant le récit ancien qui remonte à Abraham et à David… Les échecs sont maintenant surmontés. La mort du Messie a vaincu les puissances qui asservissaient à la fois les juifs et les gentils et sa résurrection a lancé un nouvel ordre du monde « sur terre comme au ciel ». Il y a maintenant un seul peuple, le peuple du Messie (p 130).

Si ce message a été écrit dans un lointain passé, il nous paraît qu’il demeure actuel aujourd’hui. Il peut être entendu par ceux qui gardent une mémoire malheureuse d’une religion qui se détournerait du monde et trierait les personnes dans leur destinée. Il peut être entendu par nous tous en quête de boussole dans un monde incertain. A partir de la mort de la résurrection de Jésus, c’est une dynamique de vie qui s’exprime là. La théologie de l’espérance que nous apporte par ailleurs Jürgen Moltmann (4) s’appuie sur cette dynamique. Elle s’inscrit dans cette perspective « eschatologique ». Elle met en valeur la « nouvelle création » qui est en route en Christ. Et comme l’exprime Jürgen Moltmann, c’est une religion tournée vers l’avenir. On retrouve ici la vision de Paul : une dynamique de vie.

J H

  1. Sous la direction de Roselyne Dupont-Roc et Antoine Guggenheim. Après Jésus. L’invention du christianisme. Albin Michel, 2020
  2. N T Wright. Paul. A biography. Harper One, 2018
  3. Comment l’esprit de l’Evangile a imprégné les mentalités occidentales et quoiqu’on dise, reste actif aujourd’hui : https://vivreetesperer.com/comment-lesprit-de-levangile-a-impregne-les-mentalites-occidentales-et-quoiquon-dise-reste-actif-aujourdhui/
  4. Jürgen Moltmann est très présent sur ce blog. Un blog : Vivre par l’Esprit, est spécialement dédié à son œuvre théologique : https://lire-moltmann.com

Une émotion à surmonter : la peur

Une approche psycho-spirituelle de Thomas d’Ansembourg

Si on compte sept émotions de base parmi lesquelles la peur, la colère, la tristesse, la joie, la peur est l’une de celles qui est la plus difficile à gérer. Dans une série de courtes vidéos interview chez les « dominicains de Belgique », Thomas d’Ansembourg dont on sait sur ce blog combien son apport (1) est innovant et encourageant, parle de plusieurs émotions et ici de la peur (2). Son enseignement est précieux.

La peur, un indicateur à prendre en compte

 « La peur est une des émotions les plus récurrentes. Elle indique bien sûr un besoin de sécurité. Lorsque nous avons peur, c’est que nous ne nous sentons pas en sécurité. Le besoin de sécurité est fondamental pour tout être vivant et, bien sur, particulièrement pour nous, êtres humains qui sommes assez fragiles et donc, nous avons besoin de savoir comment prendre soin de notre besoin de sécurité qui peut se vivre sur différents plans. Ce peut-être un besoin de sécurité physique, un besoin de sécurité matérielle ou un besoin de sécurité affective et relationnelle ».

Thomas d’Ansembourg envisage la peur comme un clignotant (un clignotant sur un tableau de bord), « un clignotant par rapport à un besoin qui n’est pas satisfait, le besoin de sécurité ». « Pour pouvoir dépasser la peur, cela nous demande de pouvoir l’écouter ». Thomas nous invite à visualiser cette attitude d’écoute par le geste de rapprocher une chaise, « pouvoir nous asseoir à coté de notre peur » et dialoguer avec elle. « Viens ici ma peur. Qu’est ce que tu as à me dire ? C’est quoi ton message ? ». « Et la plupart du temps, si j’écoute, je vais recevoir son message : j’aurais besoin de faire confiance dans la vie, de faire confiance dans les gens, de faire confiance à mon ‘enfant’, de faire confiance à moi ». Elargir notre champ de. discernement… « Assez souvent, la peur renseigne sur un besoin d’estime de soi. L’estime de soi, ce n’est pas un petit besoin. 90% de la population éprouve un besoin d’estime de soi. C’est un besoin que j’ai eu moi-même à travailler en entrant en thérapie : trouver une juste estime de moi. Pour ce qui est d’avoir peur de la pression sociale des jugements, des critiques et d’arriver à trouver sa façon, son autonomie, nous avons besoin d’apprendre ».

La peur peut être apprivoisée à travers des dialogues réguliers. « La peur est comme un chien de garde dans une maison. Elle nous avertit d’un danger. Peut-être que tu vas trop vite, peut-être trop lentement. Fais attention à ceci. Fais attention à cela. On va écouter le message du chien de garde. Cela, c’est le dialogue intérieur. Et ensuite, j’ai compris le message et alors je renvoie la peur parce que j’ai compris.

Ce qui est précieux, ce n’est pas de ne pas avoir peur. C’est ne pas avoir peur d’avoir peur. Nous pouvons acquérir une plus grande capacité de cohabiter avec cette émotion, à la dépasser. Le risque, c’est que le chien de garde prenne toute la place. Beaucoup de gens sont terrorisés par la peur. Ecouter le message, ajuster le comportement, reconnaître la peur pour sa fonction, cela ne tombe pas du ciel. Ce sont des apprentissages à faire petit à petit ».

 

Une confiance à développer

 Thomas d’Ansembourg nous propose une vision positive : « Dans mon expérience d’accompagnement des personnes… je réalise que l’enjeu est de taille : Nous avons à faire confiance dans la beauté et la bonté de la Vie. La maman qui a peur de tout, qui a peur que tout arrive, qui interdit aux enfants de sortir, est bien intentionnée, mais elle est tellement terrorisée qu’elle n’a pas confiance dans la vie. Elle pourrait étouffer ses enfants et casser leur confiance en soi. Elle a donc besoin, pour encourager leur confiance en soi, de retrouver elle-même la confiance en elle. J’ai besoin d’apprendre à faire confiance dans la Vie. La Vie ne veut pas du mal. La Vie veut du bien. Et donc, il y a une dimension spirituelle de la peur. Plus nous entrerons dans une connaissance profonde de nous-même, la dimension du souffle qui nous habite, la dimension d’appartenance à ce projet magnifique qui va bien au delà de nous et qu’on appelle la Vie, plus nous fréquenterons les régions qu’on appelle Dieu, mais qu’on peut appeler l’Infini ou le Tout,  plus nous sentirons que tout cela est soutenant, aimant et nous veut du bien. Inversement, en pensant à ma pratique, quand on n’a pas conscience de cela, quand nous nous sentons seuls, coupés, sans appartenance, alors nous commençons à avoir peur de tout. Il y a donc une dimension d’ouverture psycho-spirituelle qui nous permet… de tabler profondément de tout son être sur le fait que la vie nous veut du bien et d’entrer dans une voie d’expansion de nous-même ».

 

Des chemins différents

 L’interviewer pose alors une question à Thomas d’Ansembourg : « Certains d’entre nous ont plus peur que d’autres . Comment peut-on expliquer cela ? C’est notre histoire personnelle ? Ce sont nos blessures ? ». « Il y a tout un cocktail d’éléments dans ce genre de choses : notre histoire personnelle, la manière dont on a grandi. Il y a les modèles qu’ont donné les parents (plutôt inquiets ou plutôt confiants…). Cela est très impressionnant, cela fait impression ». Les parents peuvent se demander « quels modèles ils donnent à leurs enfants : modèles de peur ou modèles de confiance, d’expansion, d’ouverture »…

« Arrivons-nous complètement indemnes ?… Je trouve intéressant d’ouvrir cette possibilité. Peut-être que je peux observer cela pour le démanteler petit à petit. Nous avons un libre examen. Et si nous prenons conscience de nos peurs, nous pouvons les démanteler » . L’interviewer évoque la psychologie transgénérationnelle. « Effectivement, nous pouvons reproduire des scénarios qui ont été vécu par nos grands-parents, nos arrière grands-parents et même des grands oncles. Donc c’est intéressant de ne pas subir l’avenir, de ne pas dire : je suis comme cela, je ne changerai pas. Non, nous avons un pouvoir de transformation considérable si nous portons les choses à la conscience et c’est cela l’enjeu… »

 

Un message de confiance

« L’idée que je porte chèrement dans mon cœur, c’est que nous avons la capacité de traverser les défis qui nous gênent. J’en suis convaincu. L’image de l’oiseau sur la branche peut nous aider. L’oiseau sur la branche n’a pas tellement confiance dans la branche parce qu’elle pourrait casser à tout moment, car fragile, un peu pourrie… L’oiseau a surtout confiance dans sa capacité de reprendre son envol si jamais la branche tombe. C’est à cela que j’invite les personnes : prendre conscience dans notre capacité à reprendre notre envol, à rouvrir nos ailes à dépasser les risques, si jamais risque il y avait.

Là, il y a vraiment la capacité d’un citoyen beaucoup plus inspiré et donc inspirant, un citoyen beaucoup plus pacifié et donc pacifiant parce qu’il a acquis cette confiance en soi, qu’il n’est plus dans le stress, l’agitation qui génèrent tellement de confusion aujourd’hui. »

La peur s’exprime parfois collectivement. Ainsi l’interviewer évoque le racisme. N’est-ce pas la peur de l’altérité, de la différence ? « Oui, bien sur, c’est une forme de peur : racisme, intégrisme, radicalisme, retour à la lettre du texte, aux traditions du passé… Tout cela c’est la peur de l’ouverture, du cheminement, de l’éveil, de la transformation… C’est une difficulté à accepter la nouveauté, le changement, la vie telle qu’elle et non pas telle qu’on voudrait qu’elle soit, accepter le cours des choses, être joyeux de ce qui est plutôt que de ce qui n’est pas… Donc on voit bien qu’il y a un travail psycho-spirituel de connaissance de soi, d’élargissement du discernement, d’ancrage dans nos valeurs, d’ouverture à la vie spirituelle qui peut nous aider à dépasser la peur sans la nier, mais à la dépasser, pour mieux vivre, une vie plus valide, plus généreuse… ».

Cette interview de Thomas d’Ansembourg est une ressource qui vient nous aider à affronter nos ressentis de peur. Elle est accessible et ouverte à tous. Le message chrétien nous invite également à ne pas craindre et à faire confiance. « Ne crains pas » est un des appels les plus répandus dans la parole biblique. Il est très présent dans l’Évangile. Ainsi parle Jésus : « Ne crains pas. Crois seulement » (Marc 5.36)(3). Ici, le remède à la peur, c’est la confiance, cette dernière étant présente dans l’étymologie du mot croire (4). Sur ce blog, on trouvera un témoignage d’Odile Hassenforder qui raconte, combien, dans une épreuve de santé, elle a été encouragée par quelqu’un qui ne disait pas aux autres : « bon courage », mais « confiance », « Dame confiance »… (5). L’élan de vie dont parle Thomas d’Ansembourg rejoint cette inspiration. Cette interview sur la peur comme émotion nous entraine dans une démarche psycho-spirituelle.

J H

  1. Thomas d’Ansembourg, sur le blog : Vivre et espérer : « Face à la violence, apprendre la paix » (avec des liens aux autres interviews de Thomas d’Ansembourg sur ce blog) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-apprendre-la-paix/
  2. Interview de Thomas d’Ansembourg sur la peur  chez les dominicains de Belgique : https://www.youtube.com/watch?v=ujFSylfXkJA
  3. « Ne crains pas. Crois seulement » Un commentaire : https://passlemot.topchretien.com/ne-crains-pas-crois-seulement-mc-536-la-foi-nechou/
  4. A propos du verbe croire : https://www.rabbin-daniel-farhi.com/ambiguite-du-verbe-croire/1021
  5. « Dame confiance » sur : Vivre et espérer : https://vivreetesperer.com/dame-confiance/ Un écho à cet article : « Un message qui passe à travers les rencontres » : https://vivreetesperer.com/odile-hassenforder-sa-presence-dans-ma-vie-un-temoignage-vivant/

Une pratique de la joie

Selon Thomas d’Ansembourg

Thomas d’Ansembourg, que nous rencontrons fréquemment sur ce blog (1), nous parle des émotions dans plusieurs interviews vidéos chez « les dominicains de Belgique ». Parmi les émotions, il y a la peur (2), la tristesse, la colère, mais il y a aussi la joie (3). Nous pouvons bien rejoindre Thomas d’Ansembourg lorsqu’il déclare qu’il y a « une énergie magnifique dans la joie », mais alors comment la cultiver ?

La joie, est-ce possible ?

A partir de son expérience d’accompagnement de nombreuses personnes, Thomas d’Ansembourg peut estimer que « nous sommes joyeux par nature ». Les enfants ne sont-ils pas naturellement joyeux ? « Pourquoi les adultes ont-ils souvent déserté cette joie là ? ».

Il y a certes des explications en rapport avec la culture. « Les difficultés d’accès à la joie, à la joie durable que l’on peut reproduire et que l’on peut utiliser pour orienter sa vie, cette difficulté d’accès à la joie tient à ce que j’appelle la culture du malheur ». Nous avons grandi dans « une culture ambiante qui est plutôt basée sur les rapports de force » et qui hérite d’une mémoire collective rappelant des guerres, des épidémies, la mortalité infantile… « Tout cela s’est encodé dans notre inconscient ». Thomas d’Ansembourg en voit l’expression dans une inquiétude latente qui implique un repli : « On n’est pas là pour rigoler ». Cela joue comme un « vaccin anti-bonheur ». « On a envie d’être joyeux, mais on n’y accède pas ». Si on est joyeux, ce n’est pas pour longtemps. Car « on a peur d’un retour de manivelle ». « On espère le bonheur, mais on n’y accède pas. On ne s’y autorise pas ». Comme nous avons peur que la joie nous échappe, instinctivement, c’est nous-même qui nous la retirons. Comme cela, nous avons l’impression d’avoir du pouvoir sur notre propre vie. C’est ce qu’on appelle un mécanisme d’auto-sabotage. C’est peu connu. Seulement, si nous savions cela, nous pourrions observer un mécanisme de désamorçage et le réamorcer avant qu’il ne s’enclenche.

J’en parle en connaissance de cause m’étant moi-même retrouvé dans des mécanismes d’auto-sabotage que je n’imaginais pas du tout. Vous m’auriez demandé : « Qu’est-ce que vous cherchez à vivre », j’aurais répondu : j’ai envie d’être joyeux. J’ai envie d’être heureux. Mais je n’avais pas vu que c’était moi qui était en cause. J’attribuais mon problème aux autres, à mon travail, à ma compagne… J’avais du mal à identifier  tout ce qui m’empêchait d’être joyeux ».

 

Apprendre à vivre davantage dans la joie.

Comment apprendre à être dans un état de joie de plus en plus régulier, ce qui n’empêche pas la traversée des difficultés, car nous ne vivons pas dans un monde idéal et nous devons faire face aux contrariétés. « Cependant, je crois que notre intention, notre sentiment profond, c’est de goûter de la joie malgré ces passages difficiles, de conserver de la joue à l’intérieur de soi. Comment apprendre cela ? Thomas d’Ansembourg reprend ici un petit exercice de dialogue avec un sentiment symbolisé par un fauteuil à côté de lui. « Apprendre à côtoyer la joie, à lui faire de la place. Je la goûte, je la savoure, je conjure la culture du malheur… ».

Thomas nous invite à observer les moments de la journée ou nous ressentons de la joie. « Si je suis heureux parce qu’il y a du soleil le matin, parce que le temps est beau, cela veut dire que j’aime la beauté, j’aime la douceur, j’aime la chaleur. Ce ne sont pas là des valeurs négligeables : beauté, douceur, chaleur. Qu’est-ce que je vais faire dans la journée pour reproduire et restaurer cela ?…. »

« Si j’ai partagé un repas avec quelques amis, je vais observer ce qui m’a rendu joyeux : l’amitié, la fidélité, la connivence, la rencontre authentique, la vulnérabilité que chacun accueille chez l’un, chez l’autre… Et j’aime cela. C’est comme cela que je veux vivre. Et donc dans mes rapports, je vais instaurer ou réinstaurer authenticité, intériorité, acceptation de la vulnérabilité, franchise… Je recrée parce que la joie me dit que c’est par là que je veux aller. Je l’instaure. »

Et si, pendant le week-end, j’ai promené les enfants dans la forêt et que je me suis enchanté, je vais décoder ce que me dit ma joie : nature, beauté, silence, présence des enfants… J’ai besoin de garder cela même quand je prends les transports en commun. J’ai besoin de garder le goût de l’émerveillement : regarder les gens, m’intéresser à leur vie… J’ai besoin de goûter le vivant partout où je suis et pas seulement dans une belle forêt, mais aussi dans le métro. Goûter le fait que je suis dans une communauté humaine qui est en marche, qui est en route… ». Ainsi, il est bon de décoder les moments de joie parce qu’ils nous indiquent notre fil rouge, comme une courbe croissante de cette joie que nous voudrions vivre.

« Accompagnant des personnes depuis vingt cinq ans, c’est ma conviction que nous cherchons à vivre cet état de joie profonde que j’appelle toujours un état de paix intérieure, de plus en plus stable, de plus en plus transportable dans les péripéties de la vie, un état de paix intérieure qui se révèle contagieux, généreux. Je pense que c’est notre véritable humanité d’apprendre à trouver cet état de paix intérieure qui permet d’être rayonnant, d’être contagieux dans notre état d’être. Cela ne nie pas les difficultés. Cela ne nie pas les tensions, les moments de désarroi. Mais plus je sais bien traiter ma colère, ma tristesse, ma peur, des parties de moi, pas tout moi, plus je sais écouter ces parties de moi, moins elles m’encombrent. Et plus mon espace qui est la joie prend de la place, s’installe, s’instaure, se stabilise. Pour moi, notre vraie nature, c’est d’être dans un état de plus en plus fréquent de joie intérieure. Et j’observe, dans mes lectures, que la plupart des traditions disent la même chose : être joyeux dans un monde vivant et être contagieux de notre joie ». A ce stade, l’interviewer rappelle la parole de Jésus : « Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance ».

 

Pourquoi un univers médiatique si peu propice à une expression de joie ?

Constatant une avalanche de mauvaises nouvelles dans les médias, une situation peu propice à une expression de joie, l’interviewer questionne Thomas d’Ansembourg sur cet état de chose. « On se plaint de cette offre de mauvaises nouvelles, mais je pense qu’il n’y aurait pas d’offre si il n’y avait pas de demande. Qu’est-ce qui fait qu’on demande cela ? Une des manières de l’expliquer, à partir de mon travail d’accompagnement, si la vie me paraît plate, ennuyeuse, si je ne fais pas les choses que j’aime, si je sens pas le tressaillement de la vie, si tout me paraît morose, quand je rentre le soir et que j’allume mon petit écran, il y a des catastrophes, il y a des éboulements, il y a des guerres, je me sens vivant parce que je ne suis pas mort. Il y a un effet de comparaison. Je ne me sens pas vivant par l’intérieur, mais par différence avec la mort, avec la tragédie. Nous avons besoin de nous rééduquer par rapport à ce phénomène d’être fasciné par l’horreur et d’attendre cela. Il y a ce phénomène de la culture du malheur. Nous savons ce qui ne va pas. Nous savons nous plaindre, nous lamenter, mais nous ne savons pas bien nous réjouir et nous réjouir durablement. C’est un système de pensée ». Thomas nous invite à imaginer des médias qui diffuseraient autant de bonnes nouvelles que de mauvaises, et cela, bien sûr, en rapport avec la réalité. Mais pour un avion qui s’écrase, des milliers et des milliers arrivent normalement à bon port… « Il y a des prodiges de technologie et de savoir faire humain et cela mériterait notre émerveillement, notre admiration » « Si les gens des médias réinstauraient un peu plus d’équité entre bonnes et mauvaises nouvelles, je pense que cela changerait significativement l’énergie du monde ». Et d’ailleurs, nous savons bien que lorsque nous entendons des bonnes nouvelles qui nous concernent, cela nous dynamise. Thomas rappelle les bienfaits de la gratitude (3). Il y a un rapport entre savoir vivre des moments de gratitude et une meilleure santé. « C’est citoyen que d’apprendre à se réjouir profondément pour pouvoir transformer les choses ».

Dans cet entretien, Thomas d’Ansembourg vient nous rejoindre dans les émotions qui abondent dans notre vie quotidienne. Et il y en a une, la joie qui est un tremplin pour une vie heureuse, tournée vers le bon et vers le beau. Cependant , dans le monde où nous vivons, les circonstances auxquelles nous devons faire face, la joie est souvent étouffée par d’autre émotions. Elle est également empêchée par une culture héritée d’un passé douloureux : une « culture du malheur » comme une culture du deuil et du sacrifice. Thomas d’Ansembourg vient nous aider à y voir clair, à lever les obstacles qui font opposition à la joie et à reconnaître celle-ci en désir d’émergence dans notre vie. Comme cet entretien fait référence à l’apport de traditions religieuses en faveur de la joie, rappelons l’appel de Jésus : « Je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et votre joie soit complète » (Jean 15.11). Et, en 2013, le pape François publie un texte sur « la joie de l’Evangile » (4). Si l’on pense que l’être humain est fondamentalement un être en relation, avec lui même, avec les autres humains, avec la nature et avec Dieu, alors on imagine que la joie résulte de la qualité et de l’harmonie de ces relations. Dans les chemins où la joie se découvre, il y a cette levée des obstacles à laquelle nous invite Thomas d’Ansembourg.

 

  1. Face à la violence, apprendre la paix (avec des liens à d’autres articles rapportant sur ce blog la pensée de Thomas d’Ansembourg) : https://vivreetesperer.com/face-a-la-violence-apprendre-la-paix/
  2. Une émotion à surmonter : la peur
  3. Thomas d’Ansembourg : la joie : https://www.youtube.com/watch?v=B5vyHlEDU04
  4. Evangelii Gaudium : http://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_exhortations/documents/papa-francesco_esortazione-ap_20131124_evangelii-gaudium.html

 

Pour une vision holistique de l’Esprit

Avec Jürgen Moltmann et Kirsteen Kim

Selon les chemins que nous avons parcouru, le mot Esprit peut évoquer une résonance différente. Ce peut être l’évocation d’un groupe de prière où l’Esprit porte le désir de vivre en harmonie avec Jésus, avec Dieu et d’entrer dans un mouvement de louange. Pour d’autres, c’est ce qui est dit du Saint Esprit dans la vie d’une église. Et puis, pour ceux qui se disent « spirituels et pas religieux », ce peut être reconnaitre une présence au delà de la surface des choses, une expérience de vie. Quoiqu’il en soit, dans une perspective chrétienne, il y aujourd’hui une attention croissante portée à l’Esprit Saint. Et on sort des sentiers battus. L’Esprit Saint n’est plus seulement  observé dans l’Eglise. On le voit à l’œuvre dans l’humanité, dans la nature, dans toute la création.

Partager le mouvement actuel de la théologie qui dépasse les cloisonnements et les barrières et met en évidence l’œuvre de l’Esprit, c’est nous aider à reconnaître la présence divine dans le monde, dans l’univers, porteuse d’amour, de vie, de libération. Cette prise de conscience d’une présence active de l’Esprit, bien au delà des frontières des églises est relativement récente. Dans cette transformation du regard, un rôle majeur a été exercé par le théologien, Jürgen Moltmann, à travers la publication de son livre : « L’Esprit qui donne la vie » (1). Sa pensée est présente sur ce blog (2). Pourquoi donc revenir ici sur ce thème ? De fait, Moltmann ayant ouvert la porte d’une théologie de l’Esprit (3). Celle-ci se développe aujourd’hui à l’échelle mondiale. Un livre vient à nous informer à ce sujet en mettant en valeur des mouvements significatifs. Là aussi, c’est un dépassement des frontières. Ce livre : « Holy Spirit in the world. Global conversation » (4) est écrit par Kirsteen Kim ; une théologienne dont l’itinéraire est lui-même international puisqu’elle-même, anglaise, s’est mariée à un coréen, a enseigné en Corée et en Inde, et, de retour en Angleterre, a été invitée à enseigner à la faculté Fuller aux Etats-Unis.

Le livre de Moltmann sur l’Esprit est paru d’abord en allemand en 1991 : « Das Geist des lebens. Eine Ganzheiliche pneumatologie », puis en anglais : « Spirit of life. An universal affirmation » (1992), enfin en 1999 en français : « L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale » (1). Le terme : pneumatologie, bizarre à priori pour le non spécialiste, est issu de « pneuma », en grec, esprit. Les différents titres, dans leur spécificité linguistique rendent compte du contenu de l’ouvrage. Nous retenons ici le terme : « ganzheitlich » qui peut être traduit en terme de : « holistique », une approche globale, unifiante. Cette démarche est mise en valeur par Kirsteen Kim lorsqu’elle écrit : « Moltmann élargit la théologie de l’Esprit lorsqu’il associe l’Esprit avec la vie, non pas « la vie contre le corps », mais « la vie qui apporte la libération et la transfiguration du corps » et en considérant le rôle de l’Esprit dans toutes ses dimensions de salut : libération, justification, renaissance, sanctification, puissance charismatique, expérience mystique et fraternité. En reliant tout ceci au politique aussi bien qu’au personnel, au matériel aussi bien qu’au spirituel, il essaie de montrer le caractère holistique de la théologie de l’Esprit, un point qui est mis en valeur par le sous-titre de l’édition allemande originale » (p 61).

 

L’Esprit qui donne la vie

https://m.media-amazon.com/images/I/41Y7SDSBMGL.jpg De fait, cette dimension holistique est également exprimée dans le descriptif du livre : « L’Esprit qui donne la vie ». La pensée de Moltmann est une pensée qui relie. « Se plaçant dans une perspective oecuménique, Moltmann intègre les apports de la théologie orthodoxe, mais également les expériences « pentecostales » des jeunes églises. Il entend honorer l’expérience du sujet et de son expérience à l’époque moderne ainsi que les préoccupations écologiques d’aujourd’hui… L’auteur cherche à élaborer une théologie de l’Esprit Saint susceptible de dépasser la fausse alternative souvent réitérée dans les Eglises, entre la Révélation divine qu’elles ont pour mission de sauvegarder et les expériences humaines de l’Esprit. Il entend mettre ainsi en valeur les dimensions cosmiques et corporelles de l’Esprit « créateur et recréateur » qui transgresse toutes les frontières préétablies ».

Déjà dans la « Théologie de l’espérance », Moltmann avait réalisé une œuvre pionnière en mettant en phase plusieurs courants de pensée. A nouveau, dans « L’Esprit qui donne la vie », il abaisse des frontières et permet de nouvelles synthèses. Ce mouvement est décrit et mis en valeur par D. Lyle Dabney dans un remarquable article : « L’avènement de l’Esprit. Le tournant vers la théologie de l’Esprit dans la Théologie de Jürgen Moltmann » (3). Lyle Dabney nous permet de comprendre le chemin de libération suivi par Moltmann. Jürgen Moltmann a pris progressivement conscience que la théologie occidentale, catholique et protestante, était dans une impasse historique par la méconnaissance de la personnalité propre de l’Esprit. Celui-ci était envisagé en situation de subordination par rapport au Père et au Fils. Dans son livre sur la Trinité et le Royaume (paru en 1980 dans sa version anglophone), Moltmann fait mouvement pour sortir de cette subordination. « Nous voyons une théologie qui s’éloigne de la subordination illégitime de la pneumatologie à la christologie qui a marqué la tradition occidentale » et il en résulte que, pour la première fois, la théologie peut sérieusement considérer l’Esprit comme « un sujet de l’activité divine à coté du Père et du Fils ce qui permet une compréhension nouvelle ». « L’histoire de Jésus est aussi incompréhensible sans l’action de l’Esprit qu’elle ne le serait sans le Dieu qu’il appelle mon Père ». On entre ainsi dans une vraie théologie trinitaire. Cinq ans plus tard dans « La théologie de la création », Moltmann parle de l’Esprit de Dieu présent dans toute la création. Il sort d’une théologie qui met en contradiction Dieu et le monde et oppose la rédemption et la création. « L’Esprit de Dieu n’est pas actif seulement dans la rédemption, mais dans la création ». « Si l’Esprit cosmique est l’Esprit de Dieu, alors l’univers ne peut être conçu comme un système fermé. Il doit être considéré comme un système ouvert, ouvert à Dieu et à son futur ». Dans son livre suivant, « Le chemin de Jésus-Christ », Moltmann met en évidence combien la vie de Jésus-Christ est interconnectée au Père et à l’Esprit. Finalement Moltmann écrit « L’Esprit qui donne la vie », consacrant ainsi un livre entier à la théologie de l’Esprit. C’est une exploration qui récapitule également tous les acquis de l’évolution antérieure.

 

Le Saint Esprit dans le monde

 Si Moltmann a ainsi ouvert la voie à la fin du XXe siècle, le livre de Kirsteen Kim : « The Holy Spirit in the world » (4) paru au début du XXIe témoigne d’une expansion rapide de la théologie de l’Esprit à travers une « conversation » internationale comme le suggère le sous-titre : « A global conversation ». Mais à quoi tient donc l’engagement de Kirsteen Kim ? Elle nous le dit dans sa préface. L’inspiration initiale provient de son expérience du renouveau charismatique dans sa jeunesse : « La première chose que j’ai compris de la théologie de l’Esprit a été celle-ci : quand Dieu nous appelle à suivre Jésus, il n’est pas seulement attendu de nous que nous reproduisions la conduite d’une figure historique lointaine en « étant bon », mais il nous est donné le pouvoir de devenir comme Jésus. L’Esprit me semblait une énergie invisible et un genre de moyen surnaturel qui me connectait à Dieu et à mes amis chrétiens » (p V). Cependant, son entourage a généralement été réfractaire à cette vision. Plus tard, Kirsteen a entendu différentes interprétations de l’Esprit. Puis elle s’est mariée à un coréen, et en Corée dans son église, elle a découvert une grande confiance dans la puissance de l’Esprit. Au cours de son séjour en Inde, elle a rencontré un grand intérêt pour la spiritualité et a pu se référer à des théologiens indiens dont la pensée sur l’Esprit est en phase avec la culture indienne. Puis, de retour en Angleterre, elle a constaté une ouverture nouvelle aux expériences spirituelles de tous genres. Mais, dans l’université, le monde semblait se réduire à la matière et à l’humain. « Ce livre est donc une conséquence de mon effort pour faire apparaître le sens de ces expériences variées de l’Esprit et la signification du concept correspondant. C’est aussi l’expression du désir que, dans l’Occident actuel, nous puissions être capables de porter le message de l’Evangile d’une façon plus significative en nous appuyant sur l’Esprit… N’est-ce pas le rôle de l’Esprit de préparer le monde pour recevoir Christ ?» (p VI).

Ce livre nous entraine donc dans une présentation de la théologie de l’Esprit et de son développement durant la précédente quinzaine d’années. Il expose les fondements exégétiques, la pensée des théologiens, la conversation sur l’Esprit dans le mouvement œcuménique, la manière d’envisager l’Esprit dans la Mission, la théologie de l’Esprit telle qu’elle s’est développée dans deux pays d’Asie, l’Inde et la Corée, en phase avec leur culture. Kirsteen Kim nous invite à une réflexion théologique internationale. A cet égard, la contribution de l’Inde et de la Corée est particulièrement instructive.

 

La théologie de l’Esprit en Corée : diversité et ouverture

 Lorsqu’on apprend à connaitre la théologie en Corée, on en perçoit une grande originalité. Elle apporte des réponses aux questions que nous pouvons nous poser sur la manière dont nous envisageons de rôle du Saint Esprit. Nous avons découvert la théologie coréenne à travers des publications de Kirsteen Kim accessibles sur internet, telle que : « Le passé, le présent, le futur de la théologie coréenne. Perspectives pneumatologiques » (5). Nous nous sommes ensuite reporté à son livre sur « le Saint Esprit dans le monde » et au chapitre correspondant sur la Corée. Ces textes très informés et très denses ne peuvent être résumés ici. Nous chercherons simplement à répondre aux questions suivantes : Quel est le contexte de cette théologie ? Quelle en est l’originalité ? En quoi, nous pouvons y trouver des enseignements fondamentaux ?

Le christianisme a commencé à prendre son essor en Corée au début du XXe siècle. Cependant, le paysage religieux coréen est marqué par des influences historiques. En arrière plan, il y a le chamanisme et sa relation avec les esprits. Venues à travers la Chine, il y a deux grandes civilisations religieuses : le bouddhisme et le confucianisme. On peut reconnaître des influences culturelles de ces pratiques religieuses dans des courants du christianisme coréen. Ainsi on pourra dire que tel courant a un mode paternel parce qu’il se meut socialement et culturellement dans une dimension patriarcale issue du confucianisme et que telle autre a un aspect maternel et féminin en y percevant un héritage du chamanisme. La théologie reflète également ces influences.

Le christianisme coréen s’inscrit dans l’histoire politique et économique de la Corée. Pendant les premières décennies du XXe siècle, la Corée a subi la tutelle dominatrice du Japon. Les chrétiens coréens ont participé activement à la lutte pour l’indépendance nationale. Ce fut le cas lors du « réveil », du mouvement dans l’Esprit en 1907. Aujourd’hui le grand problème est celui de la division entre les deux Corées, la Corée du Nord étant sous une domination communiste totalitaire. Les chrétiens coréens participent activement aux tentatives de dialogue et de réconciliation. Aujourd’hui, la Corée du sud est un des pays du monde les plus développés technologiquement et économiquement. Ce remarquable essor est intervenu dans la seconde moitié du XXe siècle. Tout au long de ce dernier siècle, l’image des chrétiens a été associée à la modernisation.

Il y a eu également une participation importante des chrétiens dans les luttes pour le progrès social, ce dont témoigne la théologie Minjung.

En 2005, 30% de la population coréenne est chrétienne, dans une version protestante ou catholique, la version protestante étant quelque peu majoritaire. Au début du XXe siècle, les chrétiens étaient très peu nombreux. Cet essor rapide du christianisme, exceptionnel en Asie, est donc remarquable. Dans la première moitié du siècle, il s’est opéré à travers de grands mouvements dans l’Esprit, des « réveils ». L’histoire du christianisme coréen est marquée par l’inspiration de l’Esprit et une dimension pentecôtisante. Aujourd’hui, une des plus grandes églises en Corée se réclame directement du pentecôtisme : l’Église Yoido Full Gospel, dont la figure réputée est celle de David Yonggi Cho, une megachurch avec plusieurs centaines de milliers de membres. Mais ce n’est là qu’une des manifestations, dans une expression spécifique, du dynamisme suscité en Corée par l’inspiration de l’Esprit.

Dans ce contexte, la théologie témoigne d’une réflexion riche et diverse qui s’est développée tout au long du XXe siècle. En fonction du rôle joué par l’inspiration de l’Esprit dans la vie des églises en Corée, « la ‘ pneumatologie ’ est centrale dans la théologie coréenne ». C’est ce que nous décrit Kirsteen Kim : « C’est parce que le réveil coréen de 1907, qui est généralement considéré comme le point où le protestantisme est devenu une religion coréenne, est presque toujours interprété comme l’œuvre du Saint Esprit qui a été déversé sur la Corée, une Pentecôte coréenne. Le réveil a doté le protestantisme coréen d’un sens profond du mouvement dynamique de l’Esprit dans l’histoire et le monde matériel qui constitue une matrice pour la réflexion théologique en Corée. Bien plus, les théologiens coréens ont, dans beaucoup de cas, réfléchi au delà des restrictions portant sur l’œuvre de l’Esprit chez leurs homologues occidentaux. Ils ont vu l’importance du développement de la théologie de l’Esprit dans le contexte de la reconnaissance des nombreux esprits des différentes religions et de l’expérience de vivre dans le troisième âge de l’Esprit. Ils apprécient l’importance du discernement de l’Esprit et la pertinence de la pneumatologie dans la vie politique, la subsistance, la culture et le genre » (5) (p 9-10).

Kirsteen Kim nous expose les courants actuels de la théologie en Corée dans une description qui en montre la richesse et la profondeur ; Nous rapportons ici son exposé introductif. «A partir des années 1960, la théologie coréenne a commencé à s’épanouir comme une fleur de lotus et s’est développée en plusieurs courants. Cela incluait une aile conservatrice qui peut être considérée comme la continuation d’un évangélisme « mainstream ». Les nouveaux mouvements ont été une théologie progressiste mettant l’accent sur la libération politique et centrée sur les problèmes socio-historiques qui s’est fait connaître sous l’appellation de la théologie Minjung ; un courant pentecôtiste connu comme le mouvement du plein Évangile ; un courant libéral qui pense chercher à inculturer l’Évangile en Corée en dialogue avec les autres traditions religieuses de la nation ; et une combinaison radicale de théologie féministe et d’éco-théologie ». Kirsteen Kim nous montre comment ces différentes théologies sont fondamentalement pneumatologiques. Chacune d’elles s’appuient sur les différentes significations bibliques de l’Esprit dans la tradition coréenne. Suh a dans l’esprit « Ki », la force de vie (Genèse 1.2) ; Cho est centré sur « shin », Dieu, le Grand Esprit (Actes 2 ; Mathieu 12.28) ; Ryu pense à « ol », l’âme primordiale du peuple (Genèse 2.7) et Chung traite avec le monde de « kuishin », les esprits (Romains 8.19-23)(5) (p 12).

En regardant vers l’avenir, Kirsteen Kim s’interroge sur les apports potentiels de la théologie coréenne à la conversation théologique internationale. Elle identifie quatre domaines dans lesquels la contribution des théologiens coréens serait importante : « la réconciliation, la cyberthéologie, la théologie de la puissance et la théologie du pluralisme » (p 15). On se reportera à ses analyses. A partir de ce qu’on sait maintenant de l’œuvre de l’Esprit en Corée, on imagine combien l’expérience chrétienne coréenne dans une société plurielle et les tensions qu’elle comporte peut nous éclairer dans les voies de la réconciliation. Différents approches se manifestent : humanisation, guérison, harmonisation… C’est un esprit de paix qui se manifeste aussi dans le discernement des esprits, une reconnaissance de ceux-ci qui ne débouche pas sur les confrontations brutales qui sont, un moment, apparues en Occident, dans les proclamations de Peter Wagner et John Wimber. Ici le discernement s’allie à un esprit de paix et à une approche thérapeutique (5) (p 19-20).

Grace à la recherche et à la réflexion de Jürgen Moltmann dans « L’Esprit qui donne la vie », et de Kirsteen Kim dans ses nombreuses publications et particulièrement celles sur la Corée, nous avons maintenant accès à une théologie de l’Esprit. Cette théologie a le grand mérite de nous prémunir contre les tendances sectaires, les enfermements dans un individualisme spirituel, les idéologies fondamentalistes que l’on peut observer dans certains milieux. Mais, plus encore, elle nous ouvre un horizon non seulement par la confiance nourrie en nous par la présence active de l’Esprit, mais aussi par une vision holistique en phase avec une théologie de l’espérance.

J H

  1. Jürgen Moltmann. L’Esprit qui donne la vie. Seuil, 1999
  2. « Un Esprit sans frontières » : https://vivreetesperer.com/un-esprit-sans-frontieres/
  3. « D Lyle Dabney. The advent of the Spirit. The turn to pneumatology in the theology of Jürgen Moltmann (The Ashbury theological journal. Spring 1993) : https://place.asburyseminary.edu/cgi/viewcontent.cgi?referer=https://www.google.fr/&httpsredir=1&article=1474&context=asburyjournal
  4. Kirsteen Kim. The Holy Spirit in the world. A global conversation. SPCK, 2007. Kirsteen Kim est également l’auteure avec son mari, Sebastian Kim du livre : « Christianity as a world religion. Bloomsbury, 2016 (2e éd).
  5. Kitsteen Kim. The Past, Present and Future of Korean Theology. Pneumatological perspectives. 2010 (Kirsten Kim a été coordinatrice de la recherche à la conférence d’Edinbourg, en centième anniversaire de la première conférence mondiale missionnaire en 1910) : http://www.pcts.ac.kr/pctsrss/js_rss/zupload/학술발표3-커스틴김(영어).pdf

Au lever du jour

Au lever du jour, de l’aube à l’aurore, au petit matin, un commencement, ou plutôt un recommencement se manifeste. En contraste avec l’obscurité de la nuit, la lumière apparaît. La vie reprend. En ces moments, bien souvent, la beauté du ciel appelle l’émerveillement.  Alors ce premier épisode de la journée revêt une forte signification. Il est perçu en termes symboliques comme l’annonce d’un jour nouveau. La force de la Vie s ‘y exprime. Ainsi y monte également un désir profond. On trouve dans les Psaumes un appel à la prière matinale. «  Je veux te chanter et te célébrer de tout mon cœur. Levez-vous mon luth et ma harpe. Je me lèverai dès l’aurore » (Psaume 208.3). Emerveillement…. Pour évoquer le lever du  jour, nous présentons ici des photos issues des sites flickr  que nous fréquentons.

J H

« Aurore flamboyante »
Gérard et Françoise

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Lever du soleil en montagne
Michèle Carbone

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« Le jour se lève »
(Aravis Alpes)
Didier Héroux

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« Early Light »
Première lumière dans une campagne anglaise
Pete Quinn

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«Misty sunrise »
Lever de soleil dans la brume
Anthony White

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« Mine is the sunrise »
Un lever de soleil pour moi
Rita Eberle-Wessner

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« Dawn’s rosie fingers »
Les doigts roses de l’aube
Julie Falk (Michigan)

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« Automn sunrise »
Lever de soleil sur une plage en automne
Tony Armstrong-Sly

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« Winterton sunrise »
Lever de soleil sur la plage de Winterton
Lee Acaster

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« Even the darkest night will end and the sun will rise »
Même la nuit la plus sombre prendra fin et le soleil se lévera
Pixelmama

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Canto al amenacer
Chant à l’aube
Gloria Castro (Espagne)

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Voir aussi :

Comme la beauté nous accompagne en hiver
https://vivreetesperer.com/comme-la-beaute-nous-accompagne-en-hiver/

Un regard lumineux dans un pays lumineux
https://vivreetesperer.com/comme-la-beaute-nous-accompagne-en-hiver/

J H